Dans Les guerriers de Dieu, publié en 1990, Denis Crouzet décrivait la Saint-Barthélemy, comme un « massacre populaire »Footnote 1, une irruption de violence collective commise par une foule catholique sans visage, soucieuse d’épuration religieuse, prélude au « désangoissement eschatologique ». Avec Tous ceux qui tombent, Jérémie Foa s’attache à identifier victimes et bourreaux pour décortiquer la mécanique du massacre.
En partant des sources imprimées qui nomment certains meurtriers et l’ont sans doute guidé dans ses investigations au Centre d’accueil et de recherche des Archives nationales (CARAN) – comme le Journal de Pierre de L’Estoile, le martyrologe de Simon Goulart ou les Mémoires de Jacques Gaches sur les guerres de religion – et en les croisant avec des archives manuscrites capables d’éprouver la patience des meilleurs paléographes, l’historien restitue un nom, un visage et une épaisseur sociale aux massacreurs et aux tués. Il décrit ainsi une Saint-Barthélemy au « ras du sang » (p. 7), au plus près des tueurs et de leurs victimes, et retrace la genèse et les logiques du massacre des protestants qui ensanglante Paris entre le 24 et le 30 août 1572 et se prolonge en une « saison » qui touche de nombreuses villes du royaume jusqu’au début du mois d’octobre. L’enquête se fonde sur une masse documentaire considérable largement citée, dans un ouvrage qui doit beaucoup à l’influence, revendiquée, d’Arlette Farge : les registres d’écrou de la Conciergerie, prison parisienne où sont détenus les réformés pendant la décennie de troubles qui précède le massacre, et, surtout, les archives notariales parisiennes, toulousaines, lyonnaises ou rouennaises, amplement dépouillées, permettent de suivre certains protagonistes de ces tueries de masse, décrites comme des massacres de l’interconnaissance, des massacres « de proximité, perpétrés en métrique pédestre par des voisins sur leurs voisins » (p. 8).
Là réside sans doute la thèse centrale de l’ouvrage : la Saint-Barthélemy n’est pas le déchaînement de violence spontanée d’une foule anonyme lynchant des protestants malheureux identifiés par hasard. Non seulement les bourreaux ont des noms, des adresses, une activité professionnelle, mais ils connaissent parfaitement leurs victimes. La tuerie est commise par des voisins, des proches, qui savent qui est hérétique et qui menace, par son existence même, le salut, pensé comme processus collectif. Ces tueurs appartiennent à l’élite bourgeoise de la cité. Membres de puissantes confréries catholiques extrêmement soudées, comme les porteurs de la châsse Sainte-Geneviève, très bien insérés socialement dans le monde des corporations ou de l’office, ils disposent de positions d’autorité et bien souvent de grades dans la milice bourgeoise. Depuis le déclenchement des premiers troubles confessionnels, en 1562, ils ont accumulé, en tant que miliciens impliqués dans la répression quotidienne des protestants parisiens, un précieux savoir, à force d’arrêter et d’inquiéter ceux qu’ils assassinent finalement lors de la Saint-Barthélemy.
Le massacre qui se déroule fin août 1572 a été maintes fois répété, fantasmé, rêvé durant la décennie précédente par les bourreaux. Cet habitus répressif, cette accumulation de tracasseries et d’emprisonnements a permis à ces hommes de construire des listes et des cartes mentales de « ceux de la Religion ». Seuls des voisins pouvaient effectivement savoir qui s’était absenté lors des prises d’armes huguenotes, qui ne fréquentait pas la messe, qui ne respectait pas les interdits alimentaires en plein carême, etc. Cette capacité à identifier les huguenots, qui manquait au pouvoir royal comme aux Grands, confère à ces hommes une importance décisive au moment de passer à l’action. Eux seuls savent exactement à quelle porte frapper pour débusquer l’hérétique et le « traîner à la rivière ». Le lecteur suit ainsi le sillage de sang laissé par les meurtriers qu’il recroise au fil des pages : Thomas Croizier, le tireur d’or de la « Vallée de Misère », son comparse Nicolas Pezou, milicien, « bon bourgeois d’abord mercier puis petit financier » (p. 55), Claude Chenet, un autre massacreur, savent faire tomber les masques et reconnaître l’hérétique qu’aucun signe extérieur ne permet de déceler. À l’heure du massacre, ils mobilisent un savoir policier patiemment construit depuis dix ans. La tuerie est aussi l’occasion pour eux de procéder à une gigantesque spoliation des biens de leurs victimes.
Si les bourreaux tiennent les premiers rôles dans ce livre, nombre de chapitres évoquent longuement les victimes : Mathurin Lussault, l’orfèvre assassiné et dépouillé par son voisin Thomas Croizier, Loys Chesneau, principal du collège de Tours, humaniste hébraïsant, qui après avoir perdu son poste, meurt, précipité sur le pavé, comme son collègue et ami Ramus chez qui il avait trouvé refuge. Dans cette galerie de victimes, les femmes tiennent une place de choix : assassinées, telle Marye Robert, battues, telle Anthoinette de Sesta, spoliées ou volées, comme la Toulousaine Marie Roubert, ou portant plainte, comme Rachel de la Personne. Lorsqu’il ne peut retrouver les noms des victimes, J. Foa mentionne les traces que ces anonymes ont laissées dans les sources imprimées, tel ce « petit enfant au maillot », traîné par le cou avec une ceinture sur le pavé de Paris (p. 213). À l’évocation de tels paroxysmes de violence, le lecteur se trouve emporté dans un torrent émotionnel. L’étonnement de l’auteur devant la continuation, en plein massacre, d’un quotidien fait de contrats de ventes, de baux de location, de baptêmes et de mariages paraît en revanche un peu feint. Sans doute beaucoup de contemporains ont-ils pu effectivement assister à l’événement sur un mode mineur.
Cet ouvrage est un tour de force littéraire : l’auteur réussit le prodige de transformer d’arides archives notariales en un précipité d’émotions qui explique probablement en partie le succès public remporté par l’ouvrage. J. Foa fait ici la démonstration que l’écriture savante peut aussi procurer un plaisir esthétique. De la première à la dernière page, ce livre allie la recherche de la prouesse stylistique à la convocation de références littéraires ou cinématographiques : dès l’introduction, Pierre Michon et ses Vies minuscules, puis, plus loin, René Char, Georges Perec, Victor Hugo, Milan Kundera, Raymond Queneau, Samuel Beckett ou Rithy Panh. J. Foa propose ici un plaidoyer pour une poétique de l’histoire, une expérience de l’écriture historienne qui prenne la forme au sérieux.
Toutefois, ce style enlevé suppose souvent une allusion de connivence, particulièrement perceptible dans la manière dont sont mobilisées l’historiographie et, plus généralement, les sciences sociales : les grands noms, Roland Barthes, Michel de Certeau, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Pierre Bourdieu, Erving Goffman, Michel Foucault, Vladimir Jankélévitch, Maurice Godelier, Luc Boltanski, Bernard Lahire, entre autres, sont évoqués mais rarement expliqués, de sorte que ces références paraissent parfois plus ornementales qu’utiles à la démonstration. D’autant que disparaissent de cette illustre galerie certains spécialistes de la violence, comme Jacques Semelin ou Jan Philipp Reemtsma, plus directement en prise avec l’anthropologie historique du massacre qu’entreprend l’auteur. On déplorera aussi la quasi-invisibilisation, dans le corps du texte, et notamment en introduction, d’une riche historiographie consacrée à la Saint-Barthélemy et aux guerres civiles et religieuses, souvent reléguée dans les notes infrapaginales, sans instauration d’un véritable dialogue entre ce texte et les travaux des spécialistes qui l’ont précédé. Seule ressort la figure tutélaire de D. Crouzet. Bien sûr, les études de Natalie Zemon Davis, d’Arlette Jouanna, de Jean-Louis Bourgeon, de David El Kenz, de Philip Benedict, de Robert Descimon et surtout de Barbara B. Diefendorf, auxquelles ce livre doit tant, figurent dans la bibliographie et l’appareil de notes : mais l’historien le plus cité est peut-être… Jules Michelet. La place accordée à celui qui s’assignait l’objectif de « ressusciter les morts » n’est sans doute pas innocente dans un texte qui s’efforce d’abord de nommer les défunts, à partir d’un immense travail de paléographie.
La distance qu’instaure cette écriture parfois allusive entre l’historien et son lecteur est toutefois contrebalancée par le surgissement presque transgressif du « je », généralement banni de l’écriture historienne universitaire. Sans tomber dans les travers du « Narcisse historien », J. Foa s’inscrit en cela dans une tradition analysée par Enzo Traverso dans son ouvrage Passés singuliers Footnote 2. S’agissant de la Saint-Barthélemy, ce choix d’écriture n’est pas neutre. Cette irruption du « je » casse la distance avec un objet froid, un massacre vieux de 450 ans, et contribue ainsi à actualiser un passé soudainement proche, charnel, incarné. Elle renforce le sentiment de proximité entre l’historien et son lecteur et permet finalement au dispositif historiographique de fonctionner. J. Foa captive ou irrite en évoquant la décapitation de Samuel Paty, le souvenir d’un féminicide commis à Clermont-Ferrand en 1991 ou les difficultés de la paléographie. Ce « je » indigné, qui exprime sa compassion vis-à-vis des victimes dans une écriture hyperempathique, participe encore de cet entraînement du lecteur dans un tourbillon d’affects, face au tragique des destins individuels fracassés par l’irruption des tueurs.
L’actualisation du massacre par ce surgissement de la première personne est encore renforcée par un usage immodéré de l’anachronisme, qui convoque un imaginaire des violences de masse et des génocides du xxe siècle. Certains titres de chapitres, certaines expressions sont à cet égard éloquents : « sans chagrin ni pitié », « au revoir les enfants », « le bruit des bottes », « pogrom » scandent la narration. Cet imaginaire s’accompagne de la mobilisation permanente de l’historiographie des violences paroxystiques du xxe siècle : les travaux sur la Shoah, sur le génocide perpétré par les Khmers rouges au Cambodge ou sur celui des Tutsi du Rwanda irriguent l’ouvrage. Les recherches de Stéphane Audoin-Rouzeau et, plus encore, d’Hélène Dumas qui, dans son Génocide au village, a formulé cette idée d’un massacre de l’interconnaissance, et qui, dans Sans ciel ni terre, paru dans la même collection que Tous ceux qui tombent, a donné la parole aux orphelins du génocide des TutsiFootnote 3, nourrissent la réflexion de J. Foa, comme celles d’Arjun Appadurai, de Jan Tomasz Gross, de Nicolas Mariot ou de Christian Ingrao. Dans l’introduction de Croire et détruire Footnote 4, ce dernier soulignait l’apport, pour son travail consacré aux intellectuels dans la machine de guerre SS, des réflexions de D. Crouzet sur les violences religieuses dans la seconde moitié du xvie siècle. Onze ans plus tard, l’effet de balancier historiographique est saisissant : alors que les violences de masse de l’époque contemporaine étaient étudiées à la lumière des travaux des modernistes, l’histoire de la Saint-Barthélémy est désormais réécrite au prisme des violences paroxystiques du xxe siècle.
Or c’est sans doute dans ce rapprochement implicite entre des objets séparés par quatre siècles que l’entreprise de J. Foa interpelle le plus. À plusieurs reprises, l’auteur souligne son souci de nommer les victimes et les bourreaux, afin d’honorer les premières et de dénoncer les seconds. Mais au contraire de la Shoah, des guerres de conquête coloniale ou d’indépendance, du génocide cambodgien, du génocide des Tutsi du Rwanda ou même de la traite Atlantique et de l’esclavage, la Saint-Barthélemy est un objet froid, artificiellement réchauffé par une écriture extrêmement empathique. Peut-on écrire l’histoire d’un massacre vieux de 450 ans comme d’autres écrivent celle des paroxysmes de violences du xxe siècle, dotés, eux, d’une incontestable actualité ? L’enquête de J. Foa ne répond à aucune demande sociale de réparation : nulle revendication mémorielle des protestants, nulle actualité politique ne justifient d’instruire ce procès de papier à des bourreaux « morts dans leurs lits », couverts d’honneurs. En l’absence totale d’enjeu judiciaire ou mémoriel, cette posture d’historien justicier interroge. L’instruction d’un tel procès à des fantômes est surprenante de la part d’un spécialiste des édits de pacification qui cherchèrent à enrayer la spirale des violences civiles et religieuses dans la seconde moitié du xvie siècle : ces édits reposaient souvent sur des « clauses d’oubliance », qui visaient à refermer la fracture ouverte par les guerres civiles et à refonder une communauté. Sans plaider pour une amnésie-amnistie contestable, voire détestable, la tâche de l’historien est-elle vraiment de nommer les morts pour apaiser les âmes torturées et vouer les bourreaux à la damnation mémorielle ?
Avec cet ouvrage majeur, qui constitue sans nul doute la nouvelle et indispensable référence sur les ressorts de la Saint-Barthélemy analysée comme massacre de l’interconnaissance, J. Foa livre une proposition aussi stimulante qu’iconoclaste sur la manière dont peut s’écrire l’histoire et sur le rôle social de la discipline. En s’affranchissant de certaines conventions de l’écriture académique, en jouant sur l’anachronisme, il réussit le tour de force d’attirer vers l’histoire moderne un lectorat très large. Cette prouesse est d’autant plus remarquable qu’à l’inverse de bien des ouvrages qui connaissent le succès public en invisibilisant les sources, le livre de J. Foa est d’abord un très beau plaidoyer pour le « goût de l’archive ».