Les Colonnes d’Hercule du détroit de Gibraltar, porteuses de l’inscription non plus ultra (« ne va pas au-delà »), étaient considérées comme la frontière naturelle du monde antique et médiéval avant que Francis Bacon (1561-1626) n’y appose une autre lecture, tirée du Livre de Daniel (XII, 4) : Multi pertransibunt & augebitur scientia (« Beaucoup chercheront çà et là, et la connaissance s’accroîtra »). On a souvent interprété cette phrase comme la marque d’un projet séculier et commercial, inscrit dans la science nouvelle de Bacon, qui visait à élargir les frontières du monde connu.
Dans son ouvrage, John J. Martin remet en question cette interprétation commune, en montrant le lien étroit qui existait entre le projet baconien et le Livre de Daniel. Il suggère en effet que la religion a joué un rôle profond dans la formation de la première modernité et dans la préfiguration du monde contemporain. En redonnant une place active au rôle de la Providence dans l’histoire, il place ce qu’il appelle la « modernité providentielle » (providential modernity) et sa composante la plus essentielle, à savoir les espoirs apocalyptiques d’une « belle fin » (beautiful ending), au cœur même de la modernité (p. 10). J. J. Martin affirme que ces espérances étaient répandues, omniprésentes dans les religions abrahamiques et dans toute la Méditerranée de l’époque moderne. Celles et ceux qui ont façonné le monde moderne partageaient cette aspiration.
Le livre se compose de douze chapitres organisés de manière thématique. Il suit un ordre chronologique qui s’achève avec Bacon au milieu du xviie siècle. Dans le premier chapitre, intitulé « La tresse apocalyptique », J. J. Martin souligne les attentes apocalyptiques communes aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans, en abordant des questions telles que les homélies de Savonarole, l’approche du millénaire du calendrier musulman ou encore les espérances des érudits juifs après leur expulsion d’Andalousie en 1492. Dans les chapitres 2 à 5, il examine les conséquences de l’avènement de technologies comme la boussole et la poudre à canon sur l’eschatologie apocalyptique. Le deuxième chapitre explore plus précisément la relation étroite entre l’imprimerie et la diffusion de la littérature apocalyptique (principalement chrétienne et juive) en analysant des documents imprimés tels que le premier poème imprimé de Gutenberg, le Sibyllenbuch, le Livre de Daniel et l’Apocalypse, tout en mettant en évidence le rôle important joué par les prédicateurs soufis et chrétiens. Dans le troisième chapitre, J. J. Martin étudie les voyages de Christophe Colomb, qui se présentait lui-même comme le « porteur du Christ » ou Christoferens (p. 67) et qui considérait son travail comme une « entreprise providentielle » destinée à « convertir les païens » (p. 58-59). Le quatrième chapitre se penche ensuite sur les liens entre les expériences des explorateurs sur les nouvelles terres découvertes et les rêves utopiques et/ou millénaristes qui ont pu mettre certains sur la voie de ces immenses bouleversements. Le cinquième chapitre traite des deux grands empires rivaux du monde méditerranéen au xvie siècle, celui des Ottomans et celui des Habsbourg, dont les ambitions fondées sur des attentes astrologiques ou millénaristes les ont tous deux conduits à projeter l’exercice d’un pouvoir universel sur le monde à la fin des temps.
Les chapitres 6, 7 et 8, s’intéressent aux relations entre les différentes attentes apocalyptiques : notamment, la défaite de l’Antéchrist et le désir d’unification du monde sous une seule foi, d’une part ; la Réforme et l’enracinement des identités confessionnelles, d’autre part. Le sixième chapitre aborde notamment la question de la vision apocalyptique de Luther, dans le contexte d’affrontement entre la vraie religion et les bêtes « à plusieurs cornes » (p. 131), dont les Turcs et la papauté. Il montre comment les attentes apocalyptiques, sources de résistance et d’espoir, ont pu être transformées en action par les anabaptistes avec la guerre des paysans allemands. Le septième chapitre détaille les positions de Michel Servet, de Jean Calvin et d’Ignace de Loyola quant à la possibilité de connaître la fin des temps et la nature du salut. Le chapitre 8, « Batailles pour Dieu », explore les contextes apocalyptiques des guerres de religion au xvie siècle, à l’instar de la défaite des Ottomans à Lépante, de la Ligue à Paris ou encore de la bataille des forces catholiques de Philippe II contre les protestants aux Pays-Bas.
Les autres chapitres reviennent sur les instruments au moyen desquels les hommes et les femmes de l’époque moderne ont pu conceptualiser et interpréter les signes apocalyptiques. Le chapitre 9, intitulé « Le globe spirituel », associe par exemple l’essor des savoirs sur la Terre et les développements de la cartographie dans différentes parties de la Méditerranée moderne à la croyance en l’avènement imminent de la fin des temps. Le dixième chapitre, appelé « Les cannibales », étudie les revirements des Européens au sujet des populations indigènes d’Amérique, les premiers ayant d’abord légitimé l’usage de la violence à l'encontre des seconds à cause de leur « barbarie », avant de fonder en eux des espoirs millénaristes de conversion. Le onzième chapitre traite des voies mystiques et surnaturelles, telles que les nouvelles kabbales juives et chrétiennes ou l’alchimie, qui promettent une belle fin par la « restitution de toutes choses » (p. 211).
Dans le dernier chapitre, « Franchir les Colonnes d’Hercule », l’auteur se penche sur Bacon, « le philosophe qui [l]’a attiré vers l’étroit bras de mer qui sépare l’Europe de l’Afrique » (p. 2). J. J. Martin interprète ce changement épistémologique, qui a rendu possible l’émergence de la science nouvelle en rejetant la déduction aristotélicienne et en introduisant la méthode inductive, à la lumière de l’imagination apocalyptique de Bacon. La perspective de Bacon, elle aussi, était religieuse, au point que l’on peut interpréter les progrès de la connaissance sur le monde et la science moderne comme une réalisation de la providence et une source d’espoir. Dans son épilogue, J. J. Martin poursuit son récit de la première modernité jusqu’à nos jours, en apportant des exemples historiques qui montrent combien « l’apocalypse est un trait fondamental de la modernité elle-même » (p. 250), soulignant tout à la fois les dangers potentiels et la pertinence de cette vision dans les sociétés contemporaines.
Dans son ouvrage, J. J. Martin offre une contribution remarquable à des questions historiographiques majeures, tout d’abord en démontrant le rôle central de la religion, et en particulier de l’imagination apocalyptique, dans l’émergence d’un monde moderne et sécularisé. Bien que spécialiste de l’histoire de l’Europe, il ne tombe pas dans le piège de l’eurocentrisme, mais propose au contraire une histoire intellectuelle connectée du monde méditerranéen à l’époque moderne, ce qui constitue un apport rare et précieux. Il donne également un récit lucide et accessible aux non-spécialistes de l’histoire européenne. Une autre facette importante du livre réside dans un travail réussi de contextualisation, qui parvient à replacer les courants intellectuels dans leur cadre historique d’émergence. En outre, il convient de saluer la présence d’une grande variété de sources, qui vont des lettres aux mémoires en passant par les gravures sur bois, les poèmes écrits dans de nombreuses langues (en français, allemand, espagnol, latin, italien, arabe et turc ottoman), ou encore les riches sources visuelles qui viennent fort à propos étayer les arguments de l’auteur.
J. J. Martin s’appuie toutefois sur des sources secondaires concernant le monde islamique, et son livre présente donc quelques limites pour celles et ceux qui s’intéressent aux traditions apocalyptiques islamiques de l’époque moderne. Malgré la parution de plusieurs livres et articles influents ces dernières annéesFootnote 1, ce domaine n’en est encore qu’à ses prémices. La présentation que J. J. Martin fait du Mahdi pourrait par exemple prêter à confusion ; le terme a été interprété de manières diverses par les différentes écoles et branches de l’islam. Dans la mesure où le livre traite principalement du monde sunnite, et même si une telle croyance occupe une place cruciale dans la doctrine chiite, il ne faut pas pour autant en conclure que le concept de « retour » est associé partout de la même façon au Mahdi. En outre, l’auteur utilise le mot « retour » pour expliquer la perspective apocalyptique d’Ibn al-‘Arabi, mais le mot yakhruju ne signifie pas « retourner » (p. 28) mais « sortir »Footnote 2. En outre, lorsqu’il décrit le calendrier islamique, J. J. Martin déclare que « l’année 622, d’après le comput chrétien », est « la date du hajj ou de la migration de Mohammed à La Mecque » (p. 256). Or, il s’agit de l’hégire du prophète de La Mecque à Médine. Enfin, une petite erreur de transcription s’est glissée dans un mot arabe et turc ottoman : taqwīm (prévision annuelle) est transcrit taqwan (p. 16).
Ces critiques mineures ne doivent en rien entacher l’importance significative de ce livre. J. J. Martin y illustre de façon convaincante la place croissante et largement partagée occupée à l’époque moderne par l’imaginaire lié à l’apocalypse ; il propose de la sorte une lecture alternative du rôle de la religion dans l’émergence du monde moderne et dans les connexions intellectuelles du monde méditerranéen. Il ne fait aucun doute que l’ouvrage constitue une excellente ressource, non seulement pour les étudiants et les chercheurs en histoire intellectuelle européenne, mais aussi pour les spécialistes d’histoire ottomane et des mondes d’Islam de tous niveaux.