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Les régimes de genre dans les sociétés occidentales de l’Antiquité au XVIIe siècle

Published online by Cambridge University Press:  20 January 2017

Didier Lett*
Affiliation:
Université Denis-Diderot (Paris 7)

Extract

La notion de genre s’est installée dans le paysage historiographique international depuis plus de deux décennies, à tel point qu’il pourrait sembler curieux d’y consacrer aujourd’hui un dossier des Annales. Le succès relatif de ce champ de recherche dissimule cependant des ambiguïtés quant au projet intellectuel ainsi circonscrit et à sa réception dans le monde des sciences sociales. Pour certains, faire l’histoire du genre, c’est s’intéresser à l’histoire des femmes, histoire désormais reconnue, même si elle reste encore parfois entachée d’une double dépréciation, par la qualification d’histoire militante – et donc peu scientifique – et par la vague idée que, quelle que soit son étiquette, « femmes » ou « genre », elle est déjà dépassée. Sans doute l’expression devenue désormais canonique, « histoire des femmes et du genre », entretient-elle une réelle confusion auprès de chercheurs peu sensibles à ce champ historiographique.

Type
Régimes de genre
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 2012

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Footnotes

*

Je remercie vivement Violaine Sebillotte Cuchet qui m’a aidé à préparer ce dossier.

References

1- En France, l’ouvrage de référence est celui de Françoise ThÉbaud, Écrire l’histoire des femmes, Fontenay-aux-Roses, ENS éditions, 1998, et réédité en 2007 avec pour titre Écrire l’histoire des femmes et du genre, Lyon, ENS éditions. Le livre de Laura Lee Downs, Writing Gender History, Londres, Hodder Arnold, 2004, en est le complément indispensable car il offre une utile comparaison entre les historiographies française et anglophone. La reconnaissance de ce courant dans les manuels d’historiographie est récente. En 1999 encore, le manuel de Delacroix, Christian, Dosse, François et Garcia, Patrick, Les courants historiques en France, 19e-20e siècle, Paris, Armand Colin, 1999, lui consacre à peine deux pages (p. 282283) sur un total de 332Google Scholar. Dans le dernier ouvrage en date sur l’historiographie en France, de Delacroix, Christian et al. (dir.), Historiographies. Concepts et débats, 2 vol., Paris, Gallimard, 2010 Google Scholar, on peut lire au contraire un chapitre entier rédigé par Zancarini-Fournel, Michelle et intitulé « Histoire des femmes, histoire du genre », t. 1, p. 208219 Google Scholar. Le « et » est tombé. Même si, pour rappeler une évidente filiation, on regroupe toujours ces deux champs de recherche dans un même chapitre, on conçoit donc qu’il n’y ait pas nécessairement une conjonction de coordination entre les deux.

2- Ces expressions sont utilisées de manière informelle et dépréciative par beaucoup d’universitaires français souvent sans référence à des méthodologies précises, voir Lear, Andrew et Altman, Meryl, « The Unspeakable Vice of the Americans », Iris, the Newsletter of the Lambda Classical Caucus, 2010 Google Scholar, consultable en ligne : http://eugesta.recherche.univ-lille3.fr/spip.php?article61.

3- Stoller, Robert J., Sex and Gender: The Development of Masculinity and Femininity, New York, Science House, 1968 Google ScholarPubMed, trad. par M. Novodorsqui sous le titre Recherches sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme, Paris, Gallimard, 1978.Google Scholar

4- Oakley, Ann, Sex, Gender and Society, Londres, Maurice Temple Smith Ltd., 1972.Google Scholar

5- Scott, Joan W., « Gender: A Useful Category of Historical Analysis », American Historical Review, 91-5, 1986, p. 10531075 CrossRefGoogle Scholar, inclus dans Id., Gender and the Politics of History, New York, Columbia University Press, 1988 Google ScholarPubMed, et trad. par É. Varikas sous le titre « Genre, une catégorie utile d’analyse historique », dans no spécial «Le genre de l’histoire », Les Cahiers du Grif, 37-38, 1988, p. 125-153.

6- Le terme a tardé à être utilisé en français. Les sociologues et les philosophes, suivis de « rapports sociaux de sexe », expressions qui insistent sur le fait que le genre résulte d’une construction sociale et qui invitent à assimiler les rapports entre les deux sexes à d’autres rapports sociaux (de production par exemple). Ces expressions sont révélatrices de la forte persistance de modèles marxistes au sein des sciences humaines. En histoire, il faut attendre l’extrême fin des années 1980 pour que le mot « genre » fasse timidement son apparition dans les titres de revues ou de collectifs : on le repère d’abord dans deux numéros de revue, «Le genre de l’histoire », Les Cahiers du Grif, 37-38, 1988, et « Femmes, genre, histoire », Genèses, 6, 1991, ainsi que dans un colloque interdisciplinaire tenu en 1989 et publié deux ans plus tard, Marie-Claude HURTIG, Michèle KAIL et Hélène ROUCH (dir.), Sexe et genre. De la hiérarchie entre les sexes, Paris, Éd. du CNRS, 1991. Son emploi devient plus fréquent à partir du début du XXIe siècle : il est adopté en 2000 par Mnémosyne (Association pour le développement de l’histoire des femmes et du genre) et, en septembre 2002, dans le colloque organisé à l’université de Rennes 2, Luc Capdevila et al. (dir.), Le genre face aux mutations. Masculin et féminin du Moyen Âge à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003. En 2003, la revue XXe siècle publie, sous la direction de Raphaëlle Branche et de Danièle Voldman, un no spécial intitulé Histoire des femmes, histoire des genres. Depuis, son utilisation n’a cessé de progresser. En histoire médiévale, il reste d’une utilisation rare : en mars 2011, on ne rencontre en effet que huit titres où le mot « genre » (avec le sens de « sexe social ») apparaît, selon les publications répertoriées sur le site de la SHMESP (Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public) : http://shmesp.ish-lyon.cnrs.fr/biblio . En histoire ancienne, le relevé effectué à partir de la base de données en ligne réalisée par L’Année philologique. Bibliographie critique et analytique de l’Antiquité grécolatine ne donne que treize titres d’articles ou d’ouvrages comportant, en français, le terme de genre dans le sens de gender. Il s’agit de travaux publiés entre 1991 et 2008 (les publications postérieures ne sont pas encore indexées). À part une publication datée de 1991, toutes les autres s’échelonnent entre 2003 et 2008.

7- Christin, Olivier (dir.), Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié, 2010 Google Scholar, et Morsel, Joseph, « De l’usage des concepts en Histoire médiévale », «De l’usage de ». Collections Ménestrel, 2011 Google Scholar, en ligne : http://www.menestrel.fr/spip.php?rubrique1551&lang=fr.

8- Cette locution, en français, est utilisée en sciences sociales et en particulier en sociologie. Elle me semble déjà polysémique. Faisant référence aux travaux de Robert W. Connell, Lorena Parini l’utilise pour désigner, à l’intérieur du « système de genre » (” c’est-à-dire l’organisation des rapports sociaux de sexe autour d’enjeux cruciaux : le contrôle de la reproduction, la division sexuelle du savoir et du travail, l’accès à l’espace politique »), des « agencements particuliers selon les espaces politiques analysés (États, régions, communautés, etc.) » : Parini, Lorena, Le système de genre. Introduction aux concepts et théories, Zurich, Seismo, 2006, p. 35 Google Scholar. Pour l’utilisation de cette notion par Connell, Robert W., voir, entre autres, Gender, Cambridge, Polity, 2002, p. 5354 Google ScholarPubMed. L. Parini insiste donc sur l’aspect microsocial et relationnel de la notion de « régime de genre » par rapport à celle de « système de genre ». Mais, issue d’une tradition sociologique américaine féministe (où l’on trouve la notion de gender regime, traduit aussi parfois par « régime d’égalité »), les chercheurs français emploient également cette expression pour attirer l’attention des pouvoirs publics sur la prise en compte des rapports sociaux de sexe dans les politiques sociales des États-providence. Ainsi, Olivier Giraud et Barbara Lucas écrivent : « Dans son interprétation la plus large, la notion de ‘régime de genre’ s’efforce d’englober l’ensemble des structures sociales qui influencent la division sexuée des rôles sociaux (Walby, 2001). Elle s’inscrit en complément de l’abondante littérature d’analyse des interactions entre les formes et les mécanismes de fonctionnement des États sociaux et les rapports de genre, produite dans les années 1980 et 1990 », Olivier GIRAUD et Barbara LUCAS, « Le renouveau des régimes de genre en Allemagne et en Suisse : bonjour ‘néo-maternalisme’ ? », in Heinen, J., Hirata, H. et Pfefforn, R. (éd.), «État, Travail, Famille. ‘Conciliation’ ou conflit ? », Cahiers du Genre, 46, 2009, p. 1746, p. 19Google Scholar. Irène Théry l’utilise entre guillemets dans un sens proche de celui que je propose puisque, selon elle, ces régimes varient en fonction du type de relations activées par les acteurs en situation, Irène THÉRY, « Pour une anthropologie comparative de la distinction de sexe », in ThÉry, I. et BonnemÈre, P. (dir.), Ce que le genre fait aux personnes, Paris, Éd. de l’EHESS, 2008, p. 32.Google Scholar

9- On peut rappeler que le premier à employer le terme de gender au début des années 1960, le psychiatre et psychanalyste Robert Stoller, accole immédiatement le mot « genre » au mot « identité » puisqu’il utilise l’expression de gender identity, R. Stoller, Sex and Gender…, op. cit.

10- Voir l’article fondateur de Barraud, Cécile, « De la distinction de sexe dans les sociétés : une présentation », in AlÈs, C. et Barraud, C. (dir.), Sexe relatif ou sexe absolu ? De la distinction de sexe dans les sociétés, Paris, Éd. de la MSH, 2001, p. 2399 Google Scholar, qui montre que les termes de parenté expriment de manière différente les relations de genre en fonction des liens unissant deux personnes : sexe absolu, relatif, indifférencié. Voir également les commentaires et les positions d’Irène ThÉry, La distinction de sexe. Une nouvelle approche de l’égalité, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 511519 Google Scholar. La dimension relationnelle au sein de la parenté a été particulièrement bien étudiée par Strathern, Marilyn, Kinship, Law and the Unexpected: Relatives are Always a Surprise, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.CrossRefGoogle Scholar

11- Th Éry, I., La distinction de sexe…, op. cit., p. 246.Google Scholar

12- Ibid., p. 228.

13- Au cours des années 1980, les historiennes anglophones ont été les premières à attirer l’attention sur la nécessité d’articuler le sexe à d’autres catégories identitaires comme la classe ou la race. Voir Jone, Jacqueline, Labor of Love, Labor of Sorrow: Black Women, Work, and the Family, from Slavery to the Present, New York, Basic Books, 1985 Google Scholar, ou Leonore Davidoff, et Hall, Catherine (dir.), Family Fortunes: Men and Women of the English Middle Class, 1780-1850, Londres, Hutchinson, 1987 Google Scholar. Cette démarche visait déjàà ne pas enfermer les individus dans des identités fixes et invitait à réfléchir sur l’ensemble des interactions sociales. En 1989, dans le premier numéro de la revue Gender and History, Gisela Bock soulignait la nécessité de considérer le genre comme une catégorie parmi d’autres et de refuser un « impérialisme du genre », Bock, Gisela, « Women's History and Gender History: Aspects of an International Debate », Gender and History, 1-1, 1989, p. 730. Lors du colloque tenu à Paris en 1992Google Scholar, à la suite de la publication en France de l’Histoire des femmes en Occident, Claude Mossé rappelait le piège d’une utilisation trop facile de la catégorie de « femmes » : « doit-on appréhender l’expérience des femmes esclaves de l’Antiquité en les décrivant d’abord comme femmes ou d’abord comme esclaves ? », MossÉ, Claude, « L’Antiquité. Lecture critique du tome I de l’Histoire des femmes », in Duby, G. et Perrot, M. (éd.), Femmes et Histoire, Paris, Plon, 1993, p. 1924, en particulier p. 23-24Google Scholar. De la même manière, en 1997, Christiane Klapisch-Zuber s’interrogeait à propos des femmes dans le milieu des magnats à Florence aux XIVe et XVe siècles : « Existe-t-il donc, aux yeux des contemporains et dans les pratiques sociales, une identité de sexe qui échapperait aux différenciations introduites par les appartenances à des groupes sociaux particuliers ? En l’occurrence, des traits féminins spécifiques justifiant un traitement spécifique des femmes dans la cité ? Ou, à l’inverse, les attributs de classe priment-ils sur les attributs de sexe et contribuent-ils à dessiner des profils sociaux-types englobant et effaçant les différences de sexe ? », Klapisch-Zuber, Christiane, « Identité de sexe, identité de classe : femmes nobles et populaires en Italie (XIVe-XVe siècles) », in BurguiÈre, A., Goy, J. et Tits-Dieuaide, M.-J. (dir.), L’histoire grande ouverte. Hommages à Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris, Fayard, 1997, p. 395.Google Scholar

14- Un exemple parmi tant d’autres : dans Robert Shoemaker, et Vincent, Mary (éd.), Gender and History in Western Europe, Londres/Sydney, Auckland/Arnold, 1998 Google Scholar, d’emblée, les auteurs de la préface affirment : « Pour des raisons de place, nous n’avons pas pu intégrer des articles sur les périodes antérieures à 1500 » (p. VII).

15- F. ThÉbaud, Écrire l’histoire des femmes, op. cit. et L. L. Downs, Writing Gender History, op. cit.

16- Le prix Mnémosyne couronne un mémoire de master d’histoire des femmes et du genre. Il est décerné chaque année par l’association Mnémosyne. Parmi les soixante sept mémoires restant, on en compte trente-trois en histoire moderne (19 %), vingt en histoire ancienne (11,5 %) et quatorze en histoire médiévale (8 %).

17- Un manuel édité par l’association Mnémosyne à l’intention des enseignants du secondaire intègre cependant toutes les périodes académiques de l’histoire : Dermenjian, Geneviève et al. (dir.), La place des femmes dans l’histoire : une histoire mixte, Paris, Belin, 2010 Google Scholar. Il existe aussi désormais un manuel pour l’Antiquité : Boehringer, Sandra et Cuchet, Violaine Sebillotte (dir.), Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine. Le genre, méthode et documents, Paris, Armand Colin, 2011 Google Scholar. Un manuel sur la fin du Moyen Âge (XIIe-XVe siècles) est en préparation.

18- Ainsi, pour l’époque médiévale, surtout à partir de la Réforme dite grégorienne, le discours ecclésiastique met davantage l’accent sur le découpage clercs/laïcs que hommes/femmes. Les premiers, qui ne peuvent être que des hommes, sont les membres de l’ordre supérieur de la société car ils n’entretiennent aucun lien charnel, surtout à partir du moment où, devenus prêtres, ils doivent respecter leurs voeux de chasteté. Les seconds englobent hommes et femmes, également, dans un rapport d’infériorité face aux clercs.

19- Laqueur, Thomas, Making Sex: Body and Gender from the Greeks to Freud, Cambridge/ Londres, Harvard University Press, 1990 Google Scholar, trad. par M. Gautier sous le titre La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.Google Scholar

20- Il n’est pas ici le lieu d’évoquer les critiques et débats qu’a suscités la thèse de l’historien américain. On peut renvoyer à Sylvie STEINBERG, « Sexe et genre au XVIIIe siècle. Quelques remarques sur l’hypothèse d’une fabrique du sexe », in ThÉry, I. et BonnemÈre, P. (dir.), Ce que le genre fait aux personnes, op. cit., p. 197212 Google Scholar, à Jaulin, Annick, « La fabrique du sexe, Thomas Laqueur et Aristote », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 14, 2001, p. 195205 Google Scholar, ou à Cadden, Joan, Meanings of Sex Difference in the Middle Ages: Medicine, Science, and Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 Google Scholar. Il est relativement aisé, pour les chercheurs travaillant sur les périodes pré-modernes, de démontrer que les « nouveautés » repérées par T. Laqueur sont en germe, voire en place, bien plus tôt. Il existe, avant le XVIIIe siècle, une pluralité de manières de décrire les corps et, déjà, un recours aux explications biologiques dans l’observation des différences anatomiques et fonctionnelles quand il s’agit de procréation. T. Laqueur luimême, sensible aux critiques qui lui ont été adressées, convient, dans la préface à l’édition française de son ouvrage en février 1992, qu’il existe des signes avant-coureurs du modèle des deux sexes avant le XVIIIe siècle et qu’on repère des résidus du modèle unisexe après : « il y a toujours eu deux modèles disponibles et non pas abandon de l’un au profit de l’autre » (p. VI). Mais ces nuances ne remettent pas en cause l’ensemble du système et de l’évolution proposé par T. Laqueur.

21- Laqueur, T., La fabrique du sexe…, op. cit., p. 86.Google Scholar

22- S. Steinberg, « Sexe et genre… », art. cit., p. 201. Philippe Descola a montré qu’en Occident le poids de l’opposition entre nature et culture ne devient central qu’à partir du XVIIIe siècle. Le naturalisme est, selon lui, une caractéristique des Lumières, Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.Google Scholar