Le statut de certaines activités, tels les repas commensaux au sein d’une association, « est relativement simple [à caractériser] dans des sociétés comme les nôtres dans lesquelles le social a une place bien définie entre l’État et l’individu. Mais les cités grecques n’ont pas connu une telle répartition tripartite », écrit Pauline Schmitt Pantel pour analyser la place des « activités collectives » en dehors des institutions politiques dans l’Athènes classiqueFootnote 1. En effet, les citoyens athéniens s’en tenaient généralement à une opposition conceptuelle binaire entre le public (ou le politique ou encore le civique) et le privé, les relations ritualisées avec les dieux relevant parfois d’une troisième catégorie. Clifford Ando et Jörg Rüpke se sont récemment demandé si ce type d’analyse méritait d’être étendu au monde gréco-romain de manière plus générale : « L’Antiquité était-elle vraiment incapable de conceptualiser les formes de collectivité extra-familiale et les espaces extérieurs au foyer autrement qu’à travers le paradigme du publicFootnote 2 ? »
Cette dichotomie privé/public, dans l’Athènes classique et bien au-delà, ne laissait qu’un mince espace intermédiaire pour une catégorie distincte correspondant à la notion contemporaine du « social ». Ce terme, qui peut couvrir toute interaction humaine, est ici employé dans un sens plus spécifique – proche de celui auquel P. Schmitt Pantel a recours –, restreint à la catégorie des interactions situées à l’interface de la vie publique (ou politique) et de la vie privée ne se laissant pas définir comme publiques ou privées. Plutôt que de partir d’une théorie du social développée (par opposition au politique), cet article se sert du mot « social » pour évoquer l’espace conceptuel (c’est-à-dire une notion très générique à remplir d’idées précises) qui sert de cadre à la plupart des réflexions modernesFootnote 3. En revanche, si de nombreux théoriciens ont abordé ce vaste espace conceptuel à travers la catégorie de « société civile », recourir à cette notion-là dans le cas de l’histoire grecque s’avère problématique du fait de la différence fondamentale entre la polis et l’État moderne.
La négation de l’idée du social dans l’Athènes classique a profondément orienté la manière dont les Modernes ont conçu la polis grecque pour en faire tantôt un modèle tantôt un repoussoir, en particulier s’agissant des théories de la démocratie et de la liberté. Une première tradition, représentée par Jean-Jacques Rousseau et Hannah Arendt, appréhende positivement ce qu’elle considère comme un rejet global de la sphère sociale en Grèce ancienne, y voyant un moyen de bannir de la polis l’égoïsme, les sympathies intéressées et les comportements claniques caractéristiques des interactions socialesFootnote 4. Cette tradition a eu une influence notable sur le républicanisme moderne, notamment en France depuis 1789, où une approche dominante, inspirée en partie par des conceptions de la citoyenneté antique, traite toute forme d’association ou de « corporation » intermédiaire comme une menace potentielle pour l’unité de la communauté politique et comme une atteinte à la volonté généraleFootnote 5. Une tradition rivale, largement inspirée de Benjamin Constant, célèbre au contraire les libertés découlant de la reconnaissance par le courant libéral-démocratique moderne d’un espace intermédiaire entre le politique et la vie privée, c’est-à-dire d’une sphère de sociabilité, de coopération et d’échange. Cela permettait l’épanouissement de nouvelles formes de liberté individuelle, différentes de la liberté politique attachée à la citoyenneté antiqueFootnote 6.
Cet article s’attache à montrer qu’en Grèce même, cette question du public et du privé a connu des inflexions après la période classique, au rythme des évolutions affectant la vie et l’idéologie de la polis, dans le cadre élargi du monde hellénistique et, ensuite, des premiers temps de l’Empire romain. L’on dispose pour cette période d’un matériau d’une grande diversité, fourni tant par Athènes et les nombreuses autres cités hellénophones de l’espace méditerranéen, qui publiaient leurs décisions civiques sous forme d’inscriptions, que par les œuvres des penseurs politiques, citoyens ou étrangers domiciliés. Il est à souligner que les anciens systèmes de pensée binaires ont non seulement perduré dans les cités grecques longtemps après le début de la période impériale romaine, mais qu’ils y sont aussi restés dominants. Toutefois, et c’est ce qu’entend préciser cet article, à partir de 150 av. J.-C. environ, des Grecs, probablement toujours une petite minorité, ont commencé à esquisser plus précisément les contours d’une sphère sociale distincte, ni complètement publique ni complètement privée, dotée de ses propres caractéristiques et vertus. Dans la mesure où cette sphère sociale (ou sa valeur) ne fut jamais pleinement reconnue en tant que telle par la majorité des contemporains, il est ici question de trouver des traces d’une évolution sémantique, d’une extension du domaine du « dicible » en quelque sorteFootnote 7 – autrement dit, d’examiner quelles idées pouvaient être conçues et formulées à l’aide du vocabulaire politique et éthique alors disponible. Cette nouvelle façon de penser, bien que seulement décelable dans une petite proportion des textes subsistants, est néanmoins significative par l’écart qu’elle représente par rapport à un consensus bien établi.
On pourrait objecter qu’une telle évocation du concept de « social », très librement inspirée des débats modernes, n’est guère légitime pour reconstituer des systèmes de pensée et des modes d’expression anciens, ce qui est précisément l’objectif premier de cet article. Il ne s’agit nullement de prétendre que des penseurs de la Grèce antique ont problématisé cette sphère avec le même degré de sophistication qu’à l’époque moderne et contemporaine, mais plutôt de montrer qu’ils ont suggéré l’existence d’un tel espace conceptuel (c’est-à-dire qu’ils ont délimité les frontières d’une telle catégorie générique) et sa nécessaire prise en compte pour comprendre la vie en commun.
Notre méthode s’appuie sur un riche corpus d’études récentes montrant qu’il est possible de faire dialoguer de manière fructueuse les conceptions anciennes et modernes du « politique » : bien que fondamentalement différentes, elles sont suffisamment voisines pour être étudiées ensemble en raison de la généalogie qui les lie et de leurs homologies formelles et fonctionnellesFootnote 8. Si cette comparaison s’avère pertinente dans le cas du « politique », et, en creux, du « privé », pourquoi ne serait-il pas légitime de s’interroger de la même manière sur l’espace intermédiaire de ces deux catégories partagées ?
Au demeurant, l’émergence de l’idée d’une sphère sociale ne peut se comprendre qu’à l’aune des évolutions qui ont affecté la définition même du politique en Grèce ancienne : les nouvelles conceptualisations du social dérivaient de prises de position subtiles dans des débats existant de longue date autour de la notion complexe de politeia, dotée de multiples acceptions – « citoyenneté », « constitution » ou simplement « vie politique »Footnote 9. Cet article analyse le développement de ces idées (liées entre elles) à la période hellénistique et au début de l’époque romaine et leurs implications dans les interprétations modernes de la polis et de son évolution. Après avoir étudié les racines de l’hostilité de la société athénienne classique envers l’idée d’une sphère sociale, il retrace l’émergence progressive, à la période hellénistique, de conceptions de la vie collective qui ne mettent plus l’accent sur la vie politique mais sur des formes d’interactions sociales : ces nouvelles idées venaient parfois prendre la place d’un discours politico-centré traditionnel. L’article se demande ensuite dans quelle mesure ces conceptions qui se faisaient jour étaient le reflet de nouvelles formes d’interactions civiques : l’évolution du langage et des idées était probablement liée à des changements sociaux, politiques et culturels qui se sont intensifiés à partir de la fin de la période hellénistique (v. 150 av. J-C.-14 ap. J.-C.), avec l’arrivée des Romains et, peut-être plus encore, sous l’effet du nouveau rôle des élites civiques et du développement du phénomène associatif (déjà bien établi) au sein des citésFootnote 10.
Cette première partie de l’article peut sembler ranimer le stéréotype éculé de la « dépolitisation » de la polis hellénistique et romaineFootnote 11. Ce n’est assurément pas le cas : les cités hellénistiques et romaines ne se sont pas détournées d’une vie politique exigeante, dans la pratique ou dans la perception collective. Nous proposons d’ailleurs de montrer, dans la suite de l’article, que beaucoup de Grecs ont eux-mêmes réaffirmé, à la période hellénistique et au début de la période romaine, l’importance de la vie politique pour leurs cités. Toutefois, certains d’entre eux ont révisé leur compréhension du monde politique et commencé à tracer les contours d’un espace autonome du social. Cette reconfiguration a impliqué de réarticuler différemment les deux grandes façons d’appréhender le périmètre de la vie politique à l’époque classique, subsumées sous le même terme : politeia. Dans la Grèce antique, la politeia se définissait tantôt de façon étroite, en tant que système institutionnel caractérisé par une certaine distribution du pouvoir – à la manière de la politique au sens moderne –, tantôt de manière bien plus large, au point d’englober la majeure partie de la vie collective de la communautéFootnote 12. Dans cette dernière acception, la politeia se rapproche de la définition donnée par Claude Lefort du politique, conçu comme tout ce qui entretient l’unité et la structure de la communautéFootnote 13. Ces conceptions plus ou moins extensives ont coexisté et interagi dans les mondes hellénistique et romain, comme c’était déjà le cas au sein de la démocratie athénienne classique elle-mêmeFootnote 14. De fait, en devenant peut-être même plus puissante après Aristote, la définition étroite de la politeia a stimulé en retour une nouvelle façon de penser le social comme moyen de saisir tous les éléments de la vie collective exclus de cette vision juridique.
S’il s’insère dans une veine de recherche déjà bien constituée, cet article cherche à élargir notre vision des débats grecs autour de la politeia et de sa relation aux autres dimensions de la vie de la cité, en faisant la part belle à des hypothèses et des réflexions formulées en dehors des cercles de l’élite intellectuelle canonique. Pour opérer ce déplacement, il prend en compte le riche corpus de décisions publiques conservées grâce aux inscriptions. Les cités grecques avaient en effet pour habitude de graver dans la pierre leurs décisions les plus importantes, notamment les décrets en l’honneur des bienfaiteurs, qui énuméraient les vertus civiques idéales démontrées par ceux-ci. Proposés par un ou plusieurs citoyens, ces décrets devaient recevoir l’appui de l’ensemble des citoyens réunis en assemblée ; gravés, ils faisaient office de guide d’éducation civique à l’intention de toute la communauté. Ces sources fournissent donc des informations précises sur la rhétorique et l’idéologie civiques, plus directes que celles offertes par les textes littéraires et philosophiques. Si ces inscriptions sont souvent (mais pas toujours) dépourvues de l’argumentation complexe et des fioritures idiosyncratiques propres aux sources de la tradition manuscrite, elles ne portent pas moins un discours politique articuléFootnote 15. Certes, les décrets honorifiques étaient constitués pour une bonne part de formules consacrées. Cependant, comme le montrent certains des exemples étudiés ci-dessous, les citoyens disposaient d’une marge de manœuvre considérable pour adapter ces expressions toutes faites et introduire des variations plus en phase avec leurs préoccupations particulières.
Mettre en avant la rhétorique des inscriptions et la croiser avec les textes classiques de philosophie politique nécessite de faire appel à des outils méthodologiques modernes. Nous nous plaçons ici dans la continuité de l’« école de Cambridge », consistant à étudier les textes canoniques de théorie politique dans leur contexte discursif d’ensembleFootnote 16, à une inflexion près : nous intégrons à la réflexion non seulement des travaux théoriques moins connus, mais aussi les textes plus pragmatiques préservés dans les inscriptions, sans préjuger de leur importance philosophique ou politique. À cet égard, l’attention que nous accordons à l’évolution de certains termes spécifiques liés entre eux (par exemple politeia ou symbiōsis) dans le discours, aussi bien théorique que plus prosaïque, doit beaucoup à la Begriffsgeschichte (l’histoire des concepts)Footnote 17. Cependant, loin de fétichiser les mots, notre enquête se penche aussi sur les concepts et les modes de pensée qui ne peuvent être rendus par un unique terme ancien. En suivant cette approche, qui implique d’accorder de l’importance aux silences, aux tensions et aux idées incomplètes, nous sommes particulièrement redevable à la tradition de l’anthropologie politique de l’histoire ancienne française. Celle-ci, surtout appliquée à la Grèce archaïque et classique jusqu’à maintenant, montre comment partir des pratiques et des représentations politiques instituées afin d’éclairer et de réinterpréter la théorie politique antiqueFootnote 18.
Cet article s’inspire enfin d’un dernier modèle méthodologique, tout à fait crucial : l’« histoire conceptuelle du politiqueFootnote 19 », au cœur du travail mené par Pierre Rosanvallon pour élargir le cadre des débats politiques modernes bien au-delà de la théorie et des institutions formelles. Pour se plonger dans les débats sur la politique et le politique dans les démocraties modernes, l’historien français invite à prêter attention à toutes les réflexions sur la vie en commun – y compris à des propos d’apparence désinvolte ou à des documents éphémères, comme des pamphlets et des chansons – afin de reconstituer de la manière la plus complète possible la façon dont la société moderne se représenteFootnote 20. P. Rosanvallon a fort bien montré comment, s’agissant de la France moderne et contemporaine, l’élargissement du corpus des sources considérées pouvait transformer en profondeur notre compréhension des idées modernes du politique – par exemple, les débats sur les avantages et les dangers des activités associatives et des lieux de sociabilité échappant à l’emprise du pouvoir de l’État et de son idéologieFootnote 21. Les représentations de la vie collective qui affleurent dans les décrets gravés des cités grecques antiques fournissent des preuves solides, parmi les plus éclairantes, d’une telle « histoire conceptuelle du politique » – et du social, pourrait-on ajouter – pour la Grèce antique.
Les débats dans l’Athènes classique
Les orateurs athéniens classiques ont souvent fait appel à une conception institutionnelle assez étroite de la politeia, proche de la notion moderne de la politique. Ils pouvaient utiliser le langage de la politeia pour circonscrire la sphère politique formelle de l’assemblée, du conseil et des magistratures. Par exemple, dans le plaidoyer Contre Timarque, Eschine affirme, concernant l’interdiction faite à ceux qui se sont prostitués de s’exprimer devant l’assemblée, que la loi ne concerne que les citoyens qui se mêlent des affaires politiques, et non ceux qui s’occupent de leurs affaires privées (οὐδὲ γὰρ ὁ νόμος τοὺς ἰδιωτεύοντας, ἀλλὰ τοὺς πολιτευομένους ἐξετάζει)Footnote 22.
À l’image de la vision de P. Schmitt Pantel posée au départ de l’enquête, Eschine établit une distinction entre vie politique formelle et sphère « privée » (τὰ ἴδια), distinction que l’on retrouve dans d’autres discours attiques du ive siècleFootnote 23 ainsi que dans l’épigraphie civique : une formule particulièrement répandue dans les décrets honorifiques durant toute l’Antiquité consistait à souligner que les bienfaiteurs s’étaient montrés utiles à la fois envers les citoyens, « en privé » ou « individuellement » (ἰδίαι), et envers la polis ou le dēmos (peuple), « dans les affaires publiques » ou « communes » (κοινῆι). La dernière partie de la formule saisit une relation formelle avec le dēmos dans son ensemble, à travers les institutions, les lois et les magistrats, à laquelle s’opposent les interactions plus informelles, en face-à-face, véhiculées par le terme ἰδίαι.
Comme l’indiquent ces exemples, les Athéniens de l’époque classique traitaient en général la sphère publique ou civique et la sphère politique comme coextensives, ainsi que le reflète la convergence partielle, à partir du milieu du ve siècle av. J.‑C., de l’usage des termes κοινόν, δημόσιον et πολιτικόν (approximativement « public », « civique » et « politique »)Footnote 24. Les interactions ritualisées avec les dieux (τὰ ἱερά) pouvaient parfois être traitées distinctementFootnote 25, mais elles se retrouvaient également, bien souvent, rassemblées dans cette catégorie globale unique de la vie publique, civique et politiqueFootnote 26. Comme souligné dans l’introduction, cela laissait peu d’espace pour la reconnaissance explicite d’une sphère intermédiaire et mixte, ni politique ni privée, correspondant à la notion de social. Pour autant, cela ne signifie pas qu’une telle sphère n’existait pas en pratique dans l’Athènes classique. Paulin Ismard a ainsi montré de manière convaincante que les analyses sociologiques de l’Athènes antique permettent de distinguer un espace civique « relativement autonome » et une sphère plus large d’interactions sociales, susceptibles de se recouper en partieFootnote 27. Ces interactions sociales englobaient différents types de relations et d’associations volontaires, courantes dans le monde grec, fondées (par exemple) sur les échanges commerciaux, la convivialité, l’éducation ou le culte non officiel des dieux, autant d’activités dont les dimensions privées et publiques se superposaient. P. Ismard affirme également, et c’est crucial pour cet article, que les Athéniens n’ont jamais identifié explicitement une sphère sociale intermédiaire dotée de dynamiques propres, même lorsqu’ils s’investissaient dans des activités que nous pourrions caractériser aujourd’hui comme telles ; la notion classique de « communauté » (κοινωνία) dépassait largement la sphère sociale, englobant également la famille et la polis dans son ensembleFootnote 28.
Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliquer cette résistance de l’Athènes classique à reconnaître un troisième espace dans la vie de la polis. Comme le montre P. Schmitt Pantel, en s’appuyant sur les travaux de Paul Veyne et de Christian Meier, les activités collectives telles que les repas en commun et les groupes qui en résultaient ont été des éléments centraux de la polis archaïque. Les banquets ont même joué un rôle crucial dans l’émergence d’idées et de pratiques relatives à la citoyenneté, encore en gestation dans le monde archaïqueFootnote 29. Ces pratiques collectives et associatives ont conservé leur importance à Athènes au ve siècle av. J.-C. Cependant, les conceptualisations plus sophistiquées tendent alors à rejeter dans la sphère privée tout ce qui ne relevait pas formellement des activités de la cité – participation aux institutions politiques, guerre, rituels – et dans lesquelles les citoyens étaient manifestement égaux et participaient à la vie collective de la polis (quand les non-citoyens étaient subordonnés aux citoyens et aux attentes civiques)Footnote 30. Cette domination nouvelle du politique sur le social peut se comprendre comme une façon de résister à certaines des tendances hiérarchiques et séparatistes propres à l’époque archaïque, durant laquelle les associations informelles encourageaient le patronage ou la création de factions.
Dès la fin du ve siècle av. J.-C., une partie de la rhétorique athénienne bouscule la dichotomie « public »/« privé » (κοινόν vs. ἴδιον), sans pour autant la remettre en cause. Le Périclès de Thucydide semble reconnaître l’existence d’une sphère sociale lorsqu’il affirme que les Athéniens mènent leur vie civique (πολιτεύομεν) dans un esprit de liberté, qui se manifeste non seulement dans les affaires publiques (τά πρὸς τὸ κοινόν), mais aussi dans l’absence de suspicion dans les mœurs quotidiennes entre citoyens (ἐς τὴν πρὸς ἀλλήλους τῶν καθ᾽ ἡμέραν ἐπιτηδευμάτων ὑποψίαν)Footnote 31. Cependant, il résout immédiatement ce contraste apparent entre vie politique et existence sociale en le réduisant à l’opposition familière – et binaire – entre « public » et « privé ». Les relations sociales sont renvoyées à ce dernier espace : malgré la tolérance qui régit les affaires privées (τὰ ἴδια), Périclès, à travers le récit de Thucydide, insiste sur le fait que les Athéniens sont très respectueux des lois dans le domaine civique (τὰ δημόσια)Footnote 32.
Le débat autour de la distinction public/privé (κοινόν/ἴδιον) se fait plus vigoureux au ive siècle av. J.-C. Dans son Contre Timocrate, Démosthène, tout en rejetant la clémence envers ceux qui transgressent les règles de la vie publique, suggère que les lois de la cité sont de deux sortes : les unes définissent les rapports et les relations que nous avons les uns avec les autres et les règles à suivre dans les affaires privées, bref la vie de la communauté en général (δι’ ὧν χρώμεθ’ ἀλλήλοις καὶ συναλλάττομεν καὶ περὶ τῶν ἰδίων ἃ χρὴ ποιεῖν διωρίσμεθα καὶ ζῶμεν ὅλως τὰ πρὸς ἡμᾶς αὐτούς) ; les autres précisent les obligations que chacun de nous a envers la communauté de la cité (τῷ κοινῷ τῆς πόλεως), s’il se destine à faire de la politique (πολιτεύεσθαι) et prétend s’intéresser à la citéFootnote 33. Ici encore, la première catégorie pointe vers une troisième sphère qui serait celle des interactions sociales, Démosthène établissant une distinction entre la façon dont les citoyens doivent interagir les uns avec les autres et la façon dont ils doivent gérer leur vie « privée ». Néanmoins, lorsqu’il cherche à résumer les deux catégories dans la phrase suivante, il doit revenir, comme Périclès avant lui, à la dichotomie κοινόν/ἴδιον, en identifiant les relations sociales au « privé » (τὸ ἴδιον) : pour les lois « qui touchent à la vie privée » (περὶ τῶν ἰδίων), l’indulgence et l’humanité (ἠπίως κεῖσθαι καὶ φιλανθρώπως) sont à l’avantage du grand nombre, mais « dans celles qui regardent la vie civique » (περὶ τῶν πρὸς τὸ δημόσιον), c’est la fermeté et la rigueur qui bénéficient le plus aux citoyens, afin qu’ils ne soient pas victimes des « politiciens » (οἱ πολιτευόμενοι). Démosthène établit donc une division assez floue entre une sphère strictement politique, qui requiert des règles rigoureuses et un dévouement total, et une sphère d’interactions informelles entre citoyens, qui nécessite des vertus de bienveillance et d’humanité. Cette division porte en germe de nombreux développements des périodes hellénistique et romaine qui seront analysés plus loin. Toutefois, Démosthène n’identifie pas de manière explicite une sphère distincte et plus riche que le « privé »Footnote 34.
Puisque, dans la pratique judiciaire, la rhétorique commençait à évoquer plus explicitement la notion d’une sphère sociale, on aurait pu s’attendre à ce que les philosophes du ive siècle av. J.-C. suivent le mouvement, voire le radicalisent. Ils n’entreprirent cependant pas ce bond conceptuel, se méfiant vraisemblablement encore des conséquences que des interactions sociales exemptes de contrôle politique pourraient avoir sur l’égalité et la solidarité civiques. Comme l’a montré Vincent Azoulay en adaptant l’idée de P. Schmitt PantelFootnote 35, les philosophes du ive siècle n’ont pas tant distingué la vie sociale de la vie politique qu’ils n’ont étendu la définition de la politeia, jusqu’à englober la majeure partie de ce qui relève du politique dans la théorie politique moderne, notamment une palette bien plus large d’interactions, dont celles informelles du symposion (le banquet privé), de l’association ou de la rencontre fortuite. Après d’autres, V. Azoulay attire l’attention sur le discours attribué par Xénophon dans les Helléniques au héraut Cléocritos en 403 av. J.-C. Dans un discours pathétique, celui-ci exhorte ses adversaires dans la guerre civile athénienne à reconnaître la richesse des expériences communes qu’ils ont partagées naguère, y compris en matière de religion et d’éducation, et leur importance politique fondamentale comme ferments de la concorde (ὁμόνοια)Footnote 36.
Comme l’a montré V. Azoulay, cet exemple s’inscrit dans une tentative plus large, propre à Xénophon, de politiser les mœurs, les normes et les interactions informelles dans un dialogue avec les tenants d’une conception plus traditionnelle et plus étroite de la politeia. De façon assez proche, Isocrate distingue explicitement « les lois qui touchent aux conventions privées » (τοὺς περὶ τῶν ἰδίων συμβολαίων) de « celles qui s’attachent aux mœurs quotidiennes » (τοὺς περὶ τῶν καθ’ ἑκάστην τὴν ἡμέραν ἐπιτηδευμάτων), prises beaucoup plus au sérieux par les Athéniens du passéFootnote 37. Son but n’est pas de classer ces « mœurs » (ἐπιτηδεύματα) dans une troisième catégorie entre la sphère privée et la sphère politique, mais plutôt de montrer, comme Xénophon, que pour bien comprendre la notion de politeia ou l’exercice de la citoyenneté et du pouvoir politique (ἀρχή), il faut appréhender les mœurs et les pratiques comme des éléments intrinsèques de l’ordre politique, et non comme de simples complémentsFootnote 38. Ces idées sont tout à fait cohérentes avec les définitions larges de la notion de politeia des autres philosophes du ive siècle, qui trouvaient d’ailleurs déjà des précédentsFootnote 39.
L’Éthique à Nicomaque d’Aristote offre peut-être la conceptualisation la plus riche, à l’époque classique, de la vie collective d’une polis en dehors des institutions politiques : on y trouve une discussion serrée sur les « communautés » et les « associations » (κοινωνίαι) qui constituent une polis, notamment les associations maritimes, les associations de soldats ainsi que les communautés formées par les membres d’un même dème, les groupes religieux et les hétairiesFootnote 40. Reste qu’Aristote ne désigne pas ces associations comme appartenant à un espace distinct de la sphère politique institutionnelle, qui lui serait complémentaire sans y être subordonné, mais considère toujours la cité comme une seule « communauté » (κοινωνία) politique, une sorte de mégastructure englobant et réglementant les autres κοινωνίαι. Pour le philosophe, cette subordination est nécessaire car la polis a pour finalité la recherche de l’intérêt commun dans son ensemble, quand les associations se concentrent sur la poursuite d’un intérêt particulier lié à leur objet (par exemple, voyager en sécurité ou dîner en bonne compagnie)Footnote 41. Toute forme de vie collective organisée selon ses propres règles et objectifs – c’est-à-dire indépendamment du projet politique unificateur d’une bonne vie en commun porté par la polis – équivaudrait à du factionnalisme, voire porterait en germe la guerre civile (stasis). L’approche d’Aristote est conforme à la pratique athénienne : les associations infra-civiques étaient en général structurées comme des poleis à petite échelle et faisaient l’objet d’une supervision par la polis Footnote 42.
Ce tour d’horizon des approches athéniennes à l’époque classique permet d’apporter un éclairage nouveau sur une question qui est actuellement âprement débattue : les Athéniens de l’époque classique envisageaient-ils la citoyenneté (πολιτεία) comme un vaste agrégat de différents niveaux de participation à la vie collective de la polis, tel que l’a récemment soutenu Josine Blok en mettant l’accent sur sa dimension religieuseFootnote 43, ou, selon la vision traditionnelle réaffirmée avec force par Pierre Fröhlich, la concevaient-ils comme étant essentiellement une question de participation aux institutions politiques formellesFootnote 44 ? La meilleure réponse consiste peut-être à reconnaître que les deux visions ont coexisté dans la pensée athénienne classique, ce jusque dans la pensée d’un auteur comme AristoteFootnote 45. La réticence très répandue à reconnaître une troisième sphère correspondant à la dimension sociale de la vie de la polis, perçue comme source d’inégalités ou d’un possible factionnalisme, ne laissait que deux options pour appréhender des interactions difficilement réductibles à la distinction binaire habituelle : les ranger dans une conception particulièrement étendue de la sphère privée (à l’instar de Démosthène et du Périclès de Thucydide) ou dans une conception très large de la sphère politique (à l’instar de Xénophon, d’Isocrate et d’Aristote dans les exemples cités). Cette alternative renvoyait à deux conceptions, respectivement étroite et élargie, de la πολιτεία se complétant l’une l’autre, chacune d’entre elles couvrant une dimension importante de la citoyenneté sans pour autant en capturer toute la complexité.
Affirmer le primat du social sur le politique
La première remise en cause radicale de la conception très politico-centrée de la vie collective est peut-être attribuable à Épicure, au ive siècle av. J-C. Celui-ci exhorte les hommes sages à « sortir de la prison des occupations quotidiennes et des affaires politiques » (ἐκ τοῦ περὶ τὰ ἐγκύκλια καὶ πολιτικὰ δεσμωτηρίου)Footnote 46 et les encourage à ne pas « s’engager en politique » (πολιτεύεσθαι)Footnote 47. Il élabore une conception de la vie en commun idéale dont la dimension sociale est bien plus importante que la dimension politique et qui exclut, par conséquent, les activités et les institutions politiques conventionnelles. Pour décrire les interactions humaines qui donnent naissance à des normes partagées de justice et de bien commun, il évoque la participation à une communauté réciproque et à des transactions mutuelles (ἐν τῇ πρὸς ἀλλήλους κοινωνίᾳ, ἐν ταῖς μετ᾽ ἀλλήλων συστροφαῖς) : ceux qui ont pu établir des relations fiables avec leurs voisins « vivaient ensemble le plus agréablement » (ἐβίωσαν μετ᾽ ἀλλήλων ἥδιστα)Footnote 48. Bien que la citoyenneté ne soit pas complètement absente de ce tableau – dans un exemple, la κοινωνία en question est qualifiée de communauté « de concitoyens » (τῶν συμπολιτευομένων)Footnote 49 –, Épicure met résolument l’accent, comme plus tard son successeur HermarqueFootnote 50, sur des relations sociales plus informelles.
En rupture avec la culture politique dominante, cette mise en avant de la dimension sociale des interactions communautaires se retrouve dans des textes du iiie siècle sur la vie civique écrits par des étrangers : dans les notes sur son voyage à Athènes, Héracleidès le Crétois propose ainsi une description socioculturelle des monuments, des festivités, des spectacles et de la philosophie de la cité sans faire la moindre référence aux institutions politiquesFootnote 51. Cette approche « sociale » de la vie civique n’a trouvé d’écho immédiat ni dans le discours que la polis tenait sur elle-même ni dans la théorie politique développée par des citoyens qui, de façon prévisible, y étaient hostiles. Ce décalage ressort à la lecture du riche corpus des inscriptions publiques des poleis du début et du milieu de l’époque hellénistique (fin du ive-iie siècle av. J.-C.). Les plus révélatrices proviennent de la partie orientale de la mer Égée et de la partie occidentale de l’Asie mineure, région sur laquelle la suite de l’article va précisément se concentrer. La plupart renvoient une image de la vie en commun très proche de celle de la démocratie athénienne classique : un espace unifié d’activités civiques formelles – tels les combats, les rituels et, surtout, la participation politique collective – gouverné par un ensemble unique de normes centrées sur l’égalité entre citoyens, l’autonomie collective et le bien communFootnote 52. Guère de place n’est donc laissée à une sphère sociale distincte. À la différence des discours et des textes philosophiques de l’Athènes classique, ces inscriptions ne pensent pas de manière explicite la nature de la vie civique, mais renvoient à plusieurs reprises à la dichotomie traditionnelle public/privé (κοινόν/ἴδιον)Footnote 53. On aurait pu s’attendre à ce que les expérimentations politiques de la haute époque hellénistique, dont les nouvelles fondations mixtes et les nouvelles unions de deux ou plusieurs poleis au sein de sympolities (fédérations), aient favorisé une réévaluation des sphères de la vie collective. Or rien ou presque ne permet d’imaginer une telle remise en cause, du moins au vu des rares éléments dont nous disposons sur l’idéologie de ces communautésFootnote 54.
Cette distinction κοινόν/ἴδιον (public/privé) reste donc l’une des pierres angulaires de la conscience politique grecque jusqu’à la fin de la période hellénistique, voire pendant l’époque romaine. Cependant, une conception plus sociale de la vie en commun commence à émerger dans certains textes et documents officiels des iie et ier siècles av. J-C. C’est notamment le cas lorsque sont présentées des interactions excédant le cadre d’une seule polis. Deux textes de cette période louent ainsi les interactions civilisées de l’humanité en général, censées être inspirées par l’exemple d’Athènes : d’une part, une inscription du iie siècle relative à des privilèges accordés à la branche athénienne de l’association des technites dionysiaques (une sorte de guilde théâtrale) sur décision de l’amphictyonie de Delphes – la fédération chargée de l’administration du sanctuaire ; d’autre part, un discours fictif que l’historien du ier siècle Diodore de Sicile prête à un citoyen de Syracuse ayant vécu quatre cents ans plus tôt. Ces deux documents décrivent les relations humaines civilisées comme reposant sur l’« intimité » (χρῆσίς), la « confiance » (πίστις)Footnote 55, la « vie en commun » (κοινὸς βίος) et le « vivre ensemble », ou « symbiose » (συμβίωσις)Footnote 56. L’emploi du nom abstrait συμβίωσις pour désigner les relations sociales et la sociabilité (et parfois le mariage) semble être devenu courant précisément aux iie et ier siècles av. J.-C., même si la racine verbale était déjà utilisée de longue dateFootnote 57. Les termes cités ne renvoient pas à la participation civique et politique, mais évoquent des interactions relativement ouvertes entre des individus qui pouvaient être membres d’une seule communauté locale comme éloignés les uns des autres pourvu que leurs intérêts coïncidassent – en somme, des liens adaptés au nouveau monde cosmopolite romain dans l’espace méditerranéen.
Surtout, et la rupture est cette fois-ci plus radicale, cette conception sociale des interactions humaines en est parfois venue à supplanter des visions plus politiques de la vie interne de la cité pour s’imposer dans le discours même des poleis et dans la théorie politique. S’il ne s’agissait en rien d’une tendance uniforme, certains citoyens et penseurs politiques ont ainsi commencé à manipuler des concepts auparavant employés principalement pour décrire les relations entre des étrangers vivant en général dans des cités différentes comme termes centraux pour louer les interactions entre citoyens d’une même cité. Parmi ces concepts figuraient la « paix » (εἰρήνη)Footnote 58 et l’« humanité » (φιλανθρωπία). Bien que cette dernière vertu ait déjà occupé une place assez importante dans le lexique de la rhétorique civique, elle n’avait jamais été évoquée dans des inscriptions – et rarement dans des textes littéraires – pour décrire des relations entre citoyens d’une même polis. C’est précisément cet emploi qui est devenu assez courant, dans différents genres, à la basse époque hellénistiqueFootnote 59.
Ces catégories transcendaient les conceptions politiques traditionnelles centrées sur les interactions civiques au sein de la cité. Évoquant naturellement les relations entre différents États ou entre étrangers, elles connotaient des liens volontaires et flexibles. Appliquées désormais aux relations proches et permanentes entre résidents d’une même cité, elles ont ainsi contribué à circonscrire quelque chose se rapprochant de l’interaction sociale. Le terme φιλανθρωπία suggérait également une bienveillance inconditionnelle, sans rapport avec la justice ou même la justesseFootnote 60, ce qui l’éloignait encore davantage de la vertu politique traditionnelle. Outre les connotations de charité ou de patronage vertical évidentes chez Xénophon et IsocrateFootnote 61, le vocable pouvait avoir, conformément à son étymologieFootnote 62, un sens plus neutre d’ouverture bienveillante et de compassion pour l’autre en tant que semblable, ce qui a dû faciliter son adoption pour décrire les relations entre concitoyens théoriquement égaux.
Dans certains cas exceptionnels, le discours sur le « social » a même éliminé la référence à la politeia dans des contextes où elle avait pourtant eu un rôle structurant. Ainsi d’une catégorie de sources qui révèle la façon dont les cités grecques se percevaient : les inscriptions relatant comment le corps citoyen s’était réconcilié après une période de conflit, souvent avec l’aide d’un conseil d’arbitres ou de juges étrangers. Depuis l’époque classique jusqu’au milieu de la période hellénistique, ces documents insistaient sur le fait que la réconciliation avait tendu à rétablir la polis comme une communauté politique structurée de citoyens prenant part à son fonctionnement. Ainsi, selon une formule attestée dans plusieurs inscriptions de cités hellénistiques, l’objectif explicite était que les citoyens « conduisent leur vie politique » (πολιτεύεσθαι) dans la concorde (ὁμόνοια)Footnote 63.
Dans un décret (probablement du ier siècle av. J.-C.) par lequel la cité de Mylasa honore Ouliades, un citoyen particulièrement éminent, on trouve un passage relatif à l’investissement de ce dernier dans la résolution des conflits entre concitoyens qui semble perpétuer cette tradition tout en l’adaptant, révélant ainsi des changements dans la façon dont la cité s’appréhende elle-mêmeFootnote 64. Les citoyens de Mylasa distinguaient Ouliades en tant qu’individu : il n’était pas membre d’un conseil de juges étrangers chargé de la réconciliation, comme l’usage le prévoyait à la période hellénistique, mais un bienfaiteur local jouissant quasiment d’un statut de souverain ; élevé au-dessus de la masse des citoyens, il leur avait apporté à lui seul la concorde. La présentation par les citoyens du résultat de cette réconciliation est également nouvelle (et cela n’est certainement pas sans lien avec l’évolution du profil de l’arbitre) : la formule conventionnelle selon laquelle les citoyens « conduisent leur vie politique » (πολιτεύεσθαι) dans la concorde se voit presque littéralement « dépolitisée » en ce que l’on prête à Ouliades une aspiration différente, à savoir que les citoyens « mènent leur vie partagée les uns avec les autres » (τὴν μετ’ ἀλλήλων συναναστροφὴν ποιεῖσθαι) dans la concordeFootnote 65.
Cette formulation laisse entendre que l’intervention d’Ouliades permettait non pas tant aux citoyens de pouvoir à nouveau « se gouverner eux-mêmes » (πολιτεύεσθαι) de manière libre et stable que de poursuivre dans la concorde « une vie partagée » (littéralement « l’activité en commun », συναναστροφή) faite d’interactions sociales et d’interdépendance dans laquelle les activités politiques proprement dites (débattre librement, voter, administrer) n’occupaient pas une place particulière. En effet, celles-ci avaient en partie été transférées vers un échelon supérieur. D’autres parties du décret insistent sur l’autorité personnelle d’Ouliades et sur les dépenses qu’il avait consenties, notamment dans le domaine diplomatique, et qui impliquaient un niveau de richesse exceptionnelFootnote 66.
L’usage courant du substantif abstrait συναναστροφή (« vie partagée »), comme celui du substantif abstrait συμβίωσις (le « vivre ensemble »), semble remonter au iie siècle av. J.‑C., à l’exception de quelques emplois antérieurs attestés chez les seuls épicuriensFootnote 67. De même, l’usage de la racine verbale (συναναστρέφεσθαι, « vivre ensemble ») est rare avant cette période, bien que l’on relève des occurrences dans un traité épicurien et, fait intéressant, dans des décrets delphiques du iiie siècle accordant le statut de proxenos (une forme de représentant officiel) à des étrangersFootnote 68. L’émergence simultanée des termes συναναστροφή et συμβίωσις suggère que la basse époque hellénistique est marquée par la recherche d’un nouveau lexique pouvant désigner de manière abstraite des relations collectives ne correspondant pas aux modèles établis du public et du politique. À partir du iie siècle av. J.‑C., on retrouve συναναστροφή dans de nombreuses sources : si son emploi s’accroît avec le temps, le terme apparaît déjà dans des inscriptions des iie et ier siècles, dans la philosophie épicurienne et dans d’autres textes littéraires pour parler des relations de sociabilité et d’amitiéFootnote 69.
La primauté accordée au social aux dépens du politique était, comme noté précédemment, une caractéristique de l’épicurisme hellénistique ; cependant, même les péripatéticiens – l’école la plus attachée, à travers Aristote, à la conception traditionnelle de la polis – semblent, comme les citoyens de Mylasa, avoir évolué sur le sujet au fil du temps. Tel que le souligne Julia Annas, les péripatéticiens de la basse époque hellénistique ont adapté la thèse centrale de la théorie politique d’Aristote – selon laquelle l’homme est un « animal politique » qui ne peut s’accomplir qu’en tant que citoyen impliqué dans la vie de la cité – pour donner davantage de poids à des interactions sociales plus généralesFootnote 70. Malgré l’attribution incertaine de l’épitomé de l’éthique péripatéticienne contenu dans l’anthologie compilée au ve siècle ap. J.‑C. par Jean Stobée – traditionnellement rattaché à Arius Didyme, philosophe et professeur d’AugusteFootnote 71 –, ce résumé n’en est pas moins un reflet certainement fidèle des thèmes et du discours des péripatéticiens de cette époqueFootnote 72. Dans son développement sur les principaux enseignements éthiques de l’école péripatéticienne, l’épitomé ne décrit pas l’être humain comme un « animal politique »Footnote 73 mais comme un « animal mutuellement aimant et communautaire » (φιλάλληλον καὶ κοινωνικὸν ζῷον)Footnote 74.
Si cette formule reprend en partie celle de l’Éthique à Eudème, selon laquelle l’être humain est un « animal communautaire » (κοινωνικὸν ζῷον), l’affirmation d’Aristote concernait cependant une description spécifique de la propension des êtres humains à former des liens de sociabilité au sein du foyer (oikos)Footnote 75. À l’inverse, dans l’épitomé péripatéticien, l’expression plus complexe et plus générale d’« animal mutuellement aimant et communautaire » évoque des formes volontaires plus larges et plus ouvertes de sociabilité et de coopération tant avec des concitoyens que des proches (οἰκεῖοι) et des parents. En effet, immédiatement après, cette solidarité est étendue de manière explicite aux membres de vastes groupes ethniques, voire appelée à englober tous les êtres humainsFootnote 76. Bien que le rapport entre concitoyens soit toujours mentionné, il ne définit plus ce qui serait la nature intrinsèque de l’être humain.
La même évolution se fait jour dans un décret en l’honneur du citoyen Athénopolis à Priène, en Ionie, à la fin de la période hellénistique. L’introduction du décret loue Athénopolis pour avoir tenu ses promesses envers ses concitoyens, lui qui considère que « ce qui le caractérise [littéralement, ce qui lui appartient] le plus est la permanence de son zèle envers ceux qui mènent leur vie avec lui » (νομίζων το[ῦτο α]ὑτῶι μέγιστον ὑπάρχειν τὸ τὴν πρὸς τοὺς συν̣α̣ναστρ[ε]φ̣ο̣[μέν]ους ἐκτένειαν συντηρεῖν)Footnote 77. À l’instar de la pensée péripatéticienne de la basse époque hellénistique, l’inscription met l’accent sur l’interaction sociale plutôt que politique : la solidarité d’Athénopolis s’exprime d’abord envers « ceux qui mènent leur vie avec lui » (τοὺς συν̣α̣ναστρ[ε]φ̣ο̣[μέν]ους). Dans une proximité intéressante avec la terminologie et la pensée péripatéticienne, le philosophe stoïcien Épictète (ier-iie siècles ap. J.‑C.) utilise le même verbe, συναναστρέφεσθαι, associé avec les adjectifs déjà présents dans l’épitomé péripatéticien (κοινωνικός, « communautaire », et φιλάλληλος, « qui aime d’une affection mutuelle »), pour évoquer le principe de sociabilité naturelle de l’homme – un principe qu’il récuse puisque, selon lui, l’homme doit aussi pouvoir se suffire à lui-mêmeFootnote 78.
Dans le décret de Priène, comme à Mylasa, le concept de συναναστροφή évoque l’interdépendance sociale et l’entrelacement des vies au sein de la communauté civique, qui commence à ressembler à la version élargie d’une association volontaire à des fins commerciales ou cultuelles. Déjà en usage dans des décrets de Delphes à la fin du iiie siècle av. J.‑C., on l’a vu, le verbe συναναστρέφεσθαι faisait alors référence aux interactions entre un étranger (auquel le décret accordait le statut de proxène) et les citoyens delphiensFootnote 79 – en d’autres termes, aux formes d’interactions assez lâches entre individus qui n’étaient pas concitoyens ni même résidents de la même polis. De façon frappante, à la fin de la période hellénistique, à Priène et à Mylasa, cette sociabilité souple pouvait désormais s’envisager entre citoyens de la même polis.
Une terminologie reflétant une réalité civique nouvelle ?
Ces évolutions du langage et des idées pendant la période hellénistique et au début de l’époque romaine, en particulier à partir du milieu du iie siècle av. J.‑C., résultaient-elles de changements dans la vie civique ? On pourrait en effet envisager ces nouveaux discours sur la vie civique comme n’étant rien d’autre qu’une reconceptualisation d’anciennes pratiques : il s’agirait avant tout d’un réajustement idéologique reflétant une moindre sensibilité aux inégalités et aux divisions entre citoyens, si ancrée dans l’idéologie et la philosophie athéniennes à l’époque classique. Toutefois, cette reconceptualisation pourrait avoir été à la fois une conséquence et un catalyseur de transformations des pratiques civiques. C’est du moins l’hypothèse que nous souhaiterions explorer maintenant.
À partir du milieu du iie siècle av. J.‑C., plusieurs évolutions viennent bouleverser la représentation traditionnelle de la polis comme un corps relativement fermé de citoyens tournés vers leur seule communauté, jouissant tous d’une citoyenneté (politeia) unique et se gouvernant conformément à une constitution (politeia également). Avec le transfert de certains aspects du pouvoir à l’administration romaine, la vie civique ne se trouve en effet plus dominée par des transactions d’égal à égal entre citoyens, centrées sur des institutions politiques qui favorisaient le partage du pouvoir et l’examen rigoureux des décisions. Le principe traditionnel du « gouverner et être gouverné » se voit concurrencer par la montée en puissance d’autres formes volontaires d’interactions sociales, culturelles et religieuses ancrées de longue date, mais en passe de devenir plus importantesFootnote 80.
Cette sociabilité nouvelle s’épanouit dans des contextes civiques centralisés, notamment les marchés, les fêtes religieuses et les programmes éducatifs du gymnase, coexistant avec – et en partie subordonnée à – un encadrement juridique traditionnel supervisé par des magistrats. Toutefois, ces interactions se développent surtout au sein d’associations volontaires et de regroupements éducatifs plus spécialisés tournés vers la convivialité, un culte religieux spécifique (y compris la chrétienté primitive) ou la poursuite d’intérêts économiques ou professionnels partagésFootnote 81. Si ces associations avaient toujours joué un rôle essentiel dans la vie de la polis, elles tendent à produire bien davantage d’inscriptions à la période hellénistique et surtout à la période romaineFootnote 82. Cet accroissement reflète sans doute en partie des évolutions des habitudes épigraphiques, mais, comme l’ont soutenu plusieurs études récentes, renvoie aussi à la place grandissante occupée par les associations dans la vie civique : à cheval entre public et privé, elles avaient une fonction complémentaire à celle des institutions traditionnelles. Comme le montre le cas de la Phrygie, en Asie mineure, l’importance croissante des associations était en partie liée à l’influence romaine, notamment au modèle des groupes locaux de Romains dans les cités grecques qui jouaient un rôle semi-public tout en étant au service des intérêts commerciaux et des relations sociales de leurs membresFootnote 83.
Ces formes de sociabilité de plus en plus importantes étaient des médiateurs considérables du pouvoir et de la confiance civiqueFootnote 84, mais elles étaient moins directement et systématiquement centrées sur les valeurs politiques du bien commun, de la justice, de l’autonomie collective (qui restaient toutefois primordiales dans d’autres situations). Au contraire, ces modes d’interaction donnaient plus de place à l’intérêt individuel et à la solidarité fondée sur la charité, l’hospitalité ou le statut social. Cette mutation se traduisit sur le plan spatial : l’assemblée et le conseil civiques, épicentres du débat politique et de la délibération collective, perdirent en poids dans la vie civique au profit de l’agora commerciale, des temples civiques, du gymnase, des écoles, des lieux de culte, des associations et des foyers privés.
Il s’agit bien sûr d’un changement de degré : d’une part, les interactions volontaires – qu’elles soient socioculturelles, éducatives ou religieuses – étaient déjà importantes auparavant ; d’autre part, les interactions strictement politiques sont restées essentielles jusqu’à l’époque romaine. S’il est évidemment difficile de faire ressortir, a fortiori de prouver, un changement dans l’importance relative de ces deux types d’interaction, certains indices le suggèrent. À l’instar des chroniques de voyage d’Héracleidès le Crétois précédemment évoquées, ce sont les possibilités d’éducation et de socialisation, les festivals et les loisirs offerts par une cité grecque qui deviennent souvent, en lieu et place de sa constitution ou de ses lois, la principale attraction pour les étrangers et le sujet central de leurs discussions – non seulement pour les Romains désireux de mettre en avant leur goût pour le compagnonnage intellectuel des élites civiques grecquesFootnote 85, mais aussi pour les Grecs qui voyagent en MéditerranéeFootnote 86. Dans sa description des grandes cités grecques des marges orientales de l’Empire romain, Strabon met volontiers en exergue les figures culturelles et intellectuelles qui en étaient originairesFootnote 87. Même certains des citoyens les plus impliqués dans la vie civique partageaient cette tendance. Plutarque, fort actif dans sa cité d’origine en Grèce centrale, témoigne ainsi d’un changement de paradigme lorsqu’il décrit les orateurs qui continuent, à son époque, à se livrer à la démagogie en évoquant Marathon et les exploits militaires de l’époque classique ; aux ier et iie siècles ap. J.‑C., il convient désormais de mobiliser d’autres exempla de l’Athènes classique et, en particulier, ceux qui manifestent, par souci des autres, une civilité bienveillante et une capacité à tirer un trait sur les rivalités politiques ou les intérêts particuliers, ou à revenir sur les décisions de justice les plus sévères, à l’image de l’amnistie accordée par les démocrates athéniens en 403 av. J.‑C.Footnote 88. Cette inflexion s’observe également dans la rhétorique civique elle-même. À partir de la basse époque hellénistique, les décrets des cités en l’honneur de leurs bienfaiteurs insistent davantage sur leur hospitalité ou leurs contributions volontaires en faveur de l’éducation ou des fêtes religieuses notamment, ce qui réduit d’autant la place accordée à leurs autres actions dans le domaine militaire, diplomatique et financier (sans toutefois les éclipser)Footnote 89.
Ces profondes mutations offraient aux non-citoyens, étrangers domiciliés ou de passage, de nouvelles possibilités pour jouer un rôle central, bien que temporaire, dans la vie civique. Déjà engagées pendant la période hellénistique, ces évolutions encourageaient des interactions plus significatives entre citoyens de différentes cités, en particulier dans le contexte des sympolities et des systèmes fédérauxFootnote 90 ainsi que des associations volontaires donnant aux citoyens et aux étrangers de plus en plus d’opportunités de se rencontrer. Par ailleurs, à partir de la basse époque hellénistique, il devient assez courant de détenir la citoyenneté de plusieurs citésFootnote 91. Même la citoyenneté (politeia) n’était plus un bloc monolithique et pouvait désormais, dans certains cas, être morcelée en une multitude de droits, ce qui permettait d’octroyer une sorte de citoyenneté partielle aux étrangersFootnote 92.
À partir des éléments avancés jusqu’ici, on peut raisonnablement faire l’hypothèse que la redéfinition de la vie sociale dans la polis a été provoquée en partie par le déplacement du centre de gravité du pouvoir depuis la seconde moitié du iie siècle av. J.-C. et, surtout, par l’importance grandissante d’interactions échappant aux conceptions traditionnelles de la vie politique ou de la vie privée. On pourrait tracer un parallèle avec la façon dont, à l’époque contemporaine, la difficulté d’appréhender de nouvelles formes d’interaction a stimulé une profonde réflexion sur le politique et le social et une reconceptualisation de ces deux sphères, évoquée dans l’introduction et la conclusion de cet articleFootnote 93. Dans les deux cas, la sphère publique du débat politique s’est révélée suffisamment robuste pour exercer un contrôle strict de ces nouvelles formes de liens sociaux.
Redonner à la vie politique son ampleur et sa variété
Selon une lecture décliniste, les changements pratiques et idéologiques examinés ici traduiraient une « dépolitisation » après 150 av. J.‑C., voire le passage vers un âge « post-politique »Footnote 94. Pour les tenants de cette approche, ces évolutions de la vie civique (désormais plus informelle, culturelle et cosmopolite) ont donné aux membres des élites fortunées l’occasion d’exercer le pouvoir et le clientélisme par des formes de générosité (par exemple, l’hospitalité généreuse à tous les citoyens dans leurs maisons) échappant au système de contrôle civique traditionnel, précisément conçu pour garantir l’égalité et la justice. Au lieu que des critères identiques servent à évaluer le comportement de tous les citoyens et, le cas échéant, à leur conférer des honneurs, les riches bienfaiteurs pouvaient dorénavant recevoir des honneurs civiques exorbitants justifiés par des louanges toujours plus abstraites et détailléesFootnote 95. Cette interprétation des développements de la basse époque hellénistique présente de nombreuses similitudes avec la description que fait H. Arendt du basculement qu’aurait connu le monde contemporain : à l’action collective volontaire des citoyens, au service du bien commun, auraient succédé des formes plus instrumentales et individualistes d’interaction ayant pour simple visée la survieFootnote 96. Des théories plus récentes ont développé la critique d’H. Arendt en postulant le remplacement du débat politique libre et agonistique sur le bien commun par une éthique de la philanthropie charitable ou par une « politique [qui joue] sur le registre de la moralité »Footnote 97.
Pourtant, les recherches actuelles sur les cités grecques à l’époque hellénistique et romaine dépeignent une situation bien plus nuancée et complexe que ne le laisse entendre cette lecture décliniste : les changements identifiés s’effectuaient dans un cadre politique résilient, fondé sur le partage du pouvoir, l’égalité et même la démocratie et n’excluant pas le conflitFootnote 98. Ces travaux remettent donc en question l’idée d’un processus de changement linéaire et conduisent à s’interroger sur l’équilibre entre la vie politique et les autres sphères de la vie humaine. Cette interrogation est d’autant plus intéressante qu’elle était déjà portée par les Grecs de la période hellénistique et du début de l’époque impériale, confrontés aux mutations majeures de leur temps. Si certains ont pris acte ou se sont accommodés de l’éviction partielle de la politique au profit d’interactions sociales plus larges, d’autres ont trouvé des moyens créatifs de réaffirmer le rôle d’une vie authentiquement politique. C’est ce sur quoi portera le reste de cet article, avant de conclure sur la façon dont ces réflexions antiques peuvent contribuer aujourd’hui à nourrir le débat académique moderne.
Parmi les défenseurs de la permanence de la politique, certains ont simplement perpétué d’anciennes façons de penser, telle la dichotomie public/privé, encore très répandue dans les inscriptions et la littérature. Ainsi, Hiéroclès, un stoïcien grec du iie siècle ap. J.‑C., décrit de manière systématique les cercles concentriques rassemblant les personnes avec lesquelles un citoyen doit progressivement se reconnaître des affinités par un processus d’oikeiōsis (« appropriation » ou « familiarité »), jusqu’à englober l’humanité entière. Dans la liste qu’il dresse, on passe directement de cercles privés (le soi et différents degrés de parenté) à des cercles publics et institutionnels (les membres d’un même dème ou tribu – deux subdivisions formelles de la polis –, puis les concitoyens d’une polis). On ne trouve donc pas de cercle intermédiaire correspondant aux relations économiques et sociales informelles situées entre le cadre familial et le cadre civiqueFootnote 99.
D’autres citoyens et penseurs grecs de la basse époque hellénistique et du début de la période romaine ont cherché à trouver un point d’équilibre entre les anciens cadres politiques de la cité et la nouvelle force représentée par la vie sociale. Certains ont notamment suivi les traces de Platon, Xénophon et Isocrate qui avaient élargi la notion de politeia aux interactions non institutionnelles et aux mœurs – lui donnant des contours assez proches du politique au sens moderne. Les chercheurs ont eu tendance à considérer que cette approche inclusive était dominante dans le monde hellénistiqueFootnote 100, avant que des conceptions plus métaphoriques de la politeia n’émergent à l’époque impériale et pendant l’Antiquité tardive, où le terme pouvait désigner la structure du monde, le cosmos, une communauté monastique, voire la « culture » générale ou la « vie » d’un saint comme décrite dans une hagiographieFootnote 101. Dès le ier siècle av. J.‑C., le terme dérivé politikos pouvait s’éloigner de son sens premier – « politique » – pour renvoyer aux notions plus larges de civilisation ou de civilitéFootnote 102.
S’il est difficile de trouver, dans les décrets gravés, des traces explicites de cette conception très large de la politeia, celle-ci est toutefois attestée, au moins de manière implicite, dans de nombreuses inscriptions de la basse période hellénistique, dont on a vu qu’elles accordaient une importance grandissante à la vie civique non institutionnelle des bienfaiteurs – notamment leurs relations familiales et sociales au sens large –, soumise par là même à un contrôle politique renforcéFootnote 103. En effet, certains décrets faisant référence à la participation des bienfaiteurs à la vie politique (avec le participe πολιτευόμενος) insistent sur leurs contributions culturelles, en particulier en faveur du gymnaseFootnote 104. Cette conception élargie et plurielle de la politeia apparaît aussi dans des décrets recourant à des formules concises pour décrire un citoyen « participant à la vie politique de toutes les manières » (πάντα τρόπον πολιτευόμενος)Footnote 105 ou « à tous autres égards » (ἐν τοῖς ἄλλοις πᾶσιν)Footnote 106.
Elle se manifeste de façon plus systématique dans la tradition manuscrite, notamment à l’époque impériale. Plutarque l’invoque dans Si la politique est l’affaire des vieillards, en affirmant que la politeia n’est pas un ministère limité dans le temps, mais bien l’engagement politique d’une vie. Son approche très élargie de la vie politique s’étend aux activités collectives de la communauté et, également, à l’ensemble des vertus : celui qui participe véritablement à la politeia doit non seulement exercer les vertus politiques les plus évidentes, telles que l’amour pour la cité, mais aussi se montrer sociable ou, plus exactement, communautaire (κοινωνικός) et bienveillant (φιλάνθρωπος) – des vertus qui correspondent à des interactions sociales plus informelles, impliquant un large éventail d’individus, souvent au-delà du cercle des citoyensFootnote 107. Si Plutarque incorpore la φιλανθρωπία (humanité) au cœur de la vertu politique dans le sillage probable de Xénophon et d’Isocrate, il ne cède pas pour autant à l’impulsion de ces auteurs d’utiliser ce terme pour brouiller les frontières séparant l’autorité civique du paternalisme monarchique ou aristocratiqueFootnote 108 : pour Plutarque, la φιλανθρωπία reste dans le cadre civique et sert à le renforcer. La véritable activité politique, qui doit s’inspirer de Socrate autant que de Périclès, s’efforce d’investir la sphère sociale pour atteindre les objectifs politiques de la justice et du bien commun.
Si Plutarque met en avant la dimension extra-institutionnelle de la vie politique, c’est qu’il a un intérêt évident à le faire dans ce texte : celle-ci constitue en effet une occasion pour les hommes d’un certain âge de participer à la vie politique en dehors des magistratures officielles, désormais occupées par des concitoyens plus jeunes. Son approche fait toutefois écho à des allusions plus discrètes disséminées dans son œuvreFootnote 109. Surtout, cette même vision se retrouve aussi dans quelques décrets gravés à la période impériale. C’est notamment le cas d’un décret honorifique gravé par les habitants (katoikountes) d’une implantation lydienne ne jouissant pas pleinement du statut de polis. Ceux-ci honorent un bienfaiteur pour sa bonté et sa « [participation] à la vie politique de manière décente et humaine, sur le plan privé – au service de chacun – et au sein de la communauté – au service de tous » (κα[ὶ ἰδίᾳ] πρὸς ἕνα ἕκαστον κα[ὶ κοιν]ῇ πρὸς πάντας πολε[ιτευ]όμενον ἐπε[ικ]ῶς κα[ὶ φιλ]ανθρώπως)Footnote 110. On imagine bien le gain pour une telle communauté (dépourvue du statut de polis, donc de l’architecture complète des institutions civiques) d’établir une équivalence entre interactions non institutionnelles et participation à la politeia, mais ses membres auraient également eu intérêt à rester fidèle aux normes de la rhétorique et de la pensée civiques. À l’instar de Plutarque, cette communauté élevait l’humanité et la décence au rang de vertus politiques, même lorsque exercées dans le cadre d’interactions informelles de face-à-face.
Politique et vie sociale : des sphères complémentaires
Cette conception plus inclusive de la politeia (subsumant le social) n’était pas sans rival ; en effet, d’autres décrets réaffirment une définition institutionnelle assez étroite de la politeia, plus proche de ce que la théorie moderne définit comme la politique. Elle est clairement attestée dans l’épigraphie des cités de la ligue lycienne (au sud-ouest de l’Asie mineure) pendant les périodes hellénistique et impériale, où le participe πολιτευόμενος désigne en général le cadre restreint des institutions, qu’il décrive le fait de posséder le statut légal de citoyen ou celui de participer aux institutions politiques formellesFootnote 111. De même, dans un décret honorifique du milieu du iie siècle av. J.‑C., la cité ionienne de Metropolis met en avant l’engagement politique du citoyen Apollonios, en le présentant comme une étape distincte de sa vie : « […] étant revenu de son séjour à l’étranger, il s’engagea dans la carrière politique » (ἐκ τε τῆς ἀποδημίας παραγενόμενος προῆλθεν ἐπὶ τὸ πολιτεύεσθαι)Footnote 112. En l’occurrence, l’usage du verbe πολιτεύεσθαι correspond certainement à une participation active à la politique dans sa dimension institutionnelle.
Quelques décrets innovent par l’association de cette acception étroite de la politeia avec une nouvelle approche intégrant les interactions non institutionnelles : doté de sa dynamique et de ses propres normes, l’espace social vient compléter l’engagement politique, et non s’y substituer. Les textes pertinents sont rares mais retiennent l’attention tant ils contrastent avec les formes jusqu’ici habituelles de pensée et d’expression. Un exemple frappant est fourni par le décret posthume en l’honneur du citoyen Agréophon, à Caunos, en Asie mineure, au ier ou iie siècle ap. J.‑C. Malgré son jeune âge, Agréophon, qui appartenait à une famille distinguée de magistrats, avait déjà occupé de nombreuses charges civiques importantes : stéphanéphore, gymnasiarque, agonothète, liturge ainsi que dekaprōtos (une des positions les plus en vue de la polis, qui s’accompagnait d’obligations financières). Sa mort prématurée provoquant l’affliction de la cité, le décret lui accorde des funérailles publiques et dresse la liste des vertus manifestées par le jeune homme au cours de sa vie :
Il a fait de sa vie une vie décente, engagée en faveur de l’égalité d’honneur, en manifestant du respect envers ses aînés en tant que pères, en se conduisant avec affection et manifestant l’amour du bien pour les personnes de tous âges ; [il était] juste dans son activité politique formelle (δίκαιος ἐμ πολιτείᾳ) ; et aussi un homme intègre respectant les charges publiques qui lui étaient confiées ; aspirant au contrôle de soi ; pieux et plein d’affection envers ses relations ; inimitable vis-à-vis de ses amis ; et décent et humain envers ses esclavesFootnote 113.
La notion de politeia ne correspond pas ici à une catégorie globale mobilisant toute la palette des vertus. Elle ne représente qu’une dimension de la vie (βίος) d’Agréophon – celle pendant laquelle il a occupé des charges officielles et participé à l’administration civique de la citéFootnote 114, selon un usage documenté pour la première fois par Adolf Wilhelm en 1925Footnote 115. Dans cette sphère, le décret atteste non seulement qu’Agréophon a fait preuve, comme il se doit, de justice (δικαιοσύνη), mais qu’il a également démontré son intégrité (ou sa pureté : il était ἁγνὸς) dans l’exercice de ses fonctions publiques ou de ses responsabilités (καὶ περὶ τὰς δημοσίας πίστεις). Cependant, le décret évoque également d’autres formes de relations, de nature plus familiale et sociale, que le bienfaiteur a entretenues avec ses concitoyens. À chaque fois, il a manifesté des vertus appropriées, souvent plus empathiques que les vertus politiques de justice et d’intégrité : il témoignait du respect (αἰδώς) envers ses aînés ; il était plein d’affection (φιλόστοργος) à l’égard des autres quel que soit leur âge ; il était pieux (εὐσεβής) et plein d’affection (φιλόστοργος encore) pour ses relations ; il était irremplaçable (ἀμείμητος) dans ses relations avec ses amis ; enfin, il a fait preuve de décence (ἐπιείκεια) et d’humanité (φιλανθρωπία), ici clairement une vertu hiérarchique, à l’endroit de ses esclaves. Au-delà de son engagement politique proprement dit, Agréophon ne s’est pas limité à fréquenter les membres de son foyer ; il a développé une riche sociabilité non seulement avec des « amis », mais aussi avec des aînés et des personnes « de tous âges » en général. En d’autres termes, ses relations sociales ont un spectre aussi large (si ce n’est plus) que ses relations politiques, mais sont de nature différente.
Ce décret de Caunos reflète donc une conception sophistiquée de la vie civique dans laquelle plusieurs sphères d’interaction et différentes vertus sont articulées entre elles, mais sans se confondre pour autant dans le tout indistinct d’une politeia générique, comme chez Plutarque. En particulier, les vertus empathiques liées à la sphère familiale et à la vie sociale contrebalancent celles, plus froides et intransigeantes, de la vie politique institutionnelle. Un autre décret honorifique de Caunos datant de l’époque impériale juxtapose également ces différentes vertus, sans toutefois cette fois-ci les répartir entre les différentes sphères de la vie civique. Gravé au iie siècle ap. J.‑C. sur un grand monument familial érigé par son fils, le décret en l’honneur de Quintus Vedius Capito, fils de Publius, le loue d’avoir « pris part à la vie politique en tant que magistrat en faisant montre de solennité, de vertu, de justice et d’humanité, de manière bénéfique envers tous les citoyens et, dans ses relations avec chacun, en ne suscitant aucune complainte » (καὶ ἄρχοντα πολειτευόμενον σεμνῶς καὶ ἐναρέτως καὶ δικαίως καὶ φιλανθρώπως τῷ τε παντὶ δήμῳ συνφερόντως καὶ τοῖς κατ’ ἄνδρα vacat ἀπροσκόπως)Footnote 116. Ce dernier décret est, à certains égards, plus proche de la conception de Plutarque, en ce qu’il subsume des interactions informelles et des vertus d’humanité sous la notion centrale d’activité politique (πολειτευόμενον). Dans le même temps, l’ajout du mot ἄρχοντα, signifiant « en tant que magistrat », vise à définir la politique institutionnelle comme un domaine spécifique – à l’instar du décret honorant Agréophon –, mais dorénavant susceptible d’intégrer des interactions informelles et humaines. Cependant, le mot ἄρχοντα pourrait aussi se rattacher au membre précédent de la phrase, non cité ici ; dans ce cas, les dernières lignes seraient très proches de la vision de Plutarque en reflétant une conception de la participation à la vie politique qui englobe différentes activités et vertus sans les hiérarchiser.
Un parallèle plus proche peut être établi entre le décret d’Agréophon et un autre décret posthume de la fin de l’époque hellénistique ou du début de l’époque impériale découvert à Synnada, en Phrygie. Honorant le jeune Philonidès, il précise que son grand-père avait montré « bonne foi et incorruptibilité dans ses magistratures » (τὴν ἐν ταῖς ἀρχαῖ[ς] πίστιν τε καὶ καθα[ριότητα]) et qu’il avait aussi fait preuve « de sincérité et d’humanité à l’égard de chaque citoyen » (τὴν πρὸς ἕνα καὶ ἕκαστον [τῶν] πολιτῶν γνησιότητά τε καὶ φιλανθρωπίαν)Footnote 117, c’est-à-dire pas seulement envers ses associés. Ces interactions larges mais informelles évoquent une fois de plus une sphère sociale située entre le public et le privé. Cet équilibre idéal entre engagement politique intense et vie sociale gouvernée par la gentillesse et l’humanité se trouve également exalté par l’historien et rhéteur Denys d’Halicarnasse (ier siècle av. J.‑C.-ier siècle ap. J.‑C.). Dans son récit sur les origines de Rome, celui-ci décrit ainsi la façon dont Héraclès a introduit les relations civilisées dans le monde en renversant les tyrannies et les cités autoritaires et en établissant des « monarchies respectueuses des lois, des gouvernements modérés et des règles de vie fondées sur l’humanité et la sympathie mutuelle » (νομίμους βασιλείας καὶ σωφρονικὰ πολιτεύματα καὶ βίων ἔθη φιλάνθρωπα καὶ κοινοπαθῆ)Footnote 118.
Certains décrets utilisaient même de manière explicite un vocabulaire abstrait (comparable au βίων ἔθη, ou « règles de vie », de Denys) pour identifier la vie sociale comme une sphère distincte de la politique. Ainsi d’un décret de la basse époque hellénistique de Priène, en l’honneur du citoyen Moschion, qui donne dans ses premières lignes la description suivante :
[…] ayant vécu de manière pieuse envers les dieux, et convenablement envers ses parents et ceux qui vivaient avec lui de manière proche et intime (τοὺ[ς συμ]β[ι]οῦντας ἐν οἰκ[ε]ιότηιτι καὶ χρήσ̣ει) et envers tous les autres citoyens, et s’étant conduit de manière juste et dans l’amour de la gloire envers sa patrie, et d’une manière digne de la vertu et de la réputation de ses ancêtres ; et ayant reçu des preuves tout au long de sa vie de la faveur des dieux et de la bienveillance de ses concitoyens ([τ]ῶν [σ]υμπολιτευομένων) et des résidents pour ses actions en conformité avec la norme la plus élevée […]Footnote 119.
Vers la fin de cet extrait, les citoyens de Priène soulignent la dimension politique encore vive de leur communauté civique en se décrivant comme des concitoyens actifs (οἱ συμπολιτευόμενοι, littéralement « ceux qui participent ensemble à la vie politique »). Ils promeuvent ici une approche traditionnelle, étroite et institutionnelle de la politeia : les « concitoyens » et les « résidents » (οἱ κατοικοῦντες) ont témoigné des bonnes actions de Moschion, probablement à travers des décrets honorifiques antérieurs passés par le truchement du processus de décision institutionnel. Cette conception de la politeia contraste fortement avec la description de la communauté civique (« ceux qui mènent leur vie ensemble » [οἱ συναναστρεφόμενοι]) dans le décret contemporain en l’honneur du frère de Moschion, Athénopolis, évoqué plus haut. Les initiateurs respectifs des deux décrets honorifiques ont fait des choix différents : dans celui pour Moschion, c’est la nature des Priéniens s’administrant en tant que communauté autonome qui est soulignée, tandis que celui honorant Athénopolis les présente comme les membres interdépendants d’un groupe social bénéficiant des largesses d’un bienfaiteur. C’est la confirmation qu’un consensus n’existait pas et que des visions idéologiques concurrentes pouvaient coexister au sein d’une même polis.
Reste que le rédacteur du décret de Moschion n’a pas ignoré la dimension extra-politique de la communauté des citoyens de Priène mise en avant dans le décret concernant Athénopolis et ne l’a pas non plus relégué dans la sphère du privé (ἴδιον). Il a simplement identifié ce type d’interactions comme l’une des différentes sphères de la vie de la polis, distincte de l’engagement politique. Si la reconstitution hautement plausible de cette inscription est correcte, le décret loue Moschion pour avoir agi convenablement (ὁ[σ]ίως) envers ses parents et « ceux qui vivaient avec lui de manière proche et intime » (τοὺ[ς συμ]β[ι]οῦντας ἐν οἰκ[ε]ιότηιτι καὶ χρήσ̣ει) ainsi qu’envers les autres citoyens. La référence probable à « ceux qui vivent avec lui » (συμβιοῦντες) indique que Moschion entretenait avec eux des relations d’interdépendance sans caractère politique – au même titre que les συναναστρεφόμενοι, ou « ceux qui menaient leur vie ensemble avec lui », dans le cas du décret d’Athénopolis. On peut inclure dans cette catégorie ses interactions avec d’autres proches que ses parents (peut-être la principale implication de οἰκ[ε]ιότηιτι) et également avec des personnes auxquelles il était lié hors de la sphère de la parenté (peut-être la principale implication de χρήσ̣ει). Parmi ces dernières, on peut imaginer que se trouvaient des membres d’associations volontaires auxquelles il appartenait ; dans d’autres contextes, les associations pouvaient être décrites comme symbiōseis (au sens de « communauté de vie partagée ») ainsi que koina (« choses publiques »)Footnote 120.
Dans ce décret, ces relations de συμβίωσις (consistant à « vivre ensemble ») étaient décrites comme le deuxième de trois cercles concentriques de relations exemptes d’une dimension politique institutionnelle : le premier cercle comprenait les parents et le dernier, plus large, s’étendait au « reste des citoyens » avec lesquels il frayait. Cette analyse auréolaire s’étendant à partir de chaque individu figure également dans les tentatives des stoïciens et des péripatéticiens de la fin de la période hellénistique pour appréhender la complexité des relations interpersonnelles informellesFootnote 121. À l’image des décrets de Caunos et de Synnada, les différentes dimensions de l’activité civique de Moschion exigeaient des vertus distinctes et adaptées. Ainsi agissait-il « de manière agréable aux dieux » (ὁσίως) dans ses relations sociales avec sa famille, ses associés et ses concitoyens ; mais, vis-à-vis de sa patrie (πατρίς), et donc de ses concitoyens considérés dans leur capacité politique, il pratiquait des vertus plus directement politiques comme la justice (δικαιοσύνη) et l’amour de la gloire (φιλοδοξία).
On note ici d’intéressants points communs avec les idées et la syntaxe de Philodème de Gadara, philosophe épicurien contemporain (ier siècle av. J.‑C.). Dans son plaidoyer pour Épicure, accusé d’athéisme subversif, Philodème affirme que celui-ci n’a pas été condamné par les Athéniens pour ses doctrines et ses activités, à la différence d’autres philosophes. D’une part, il savait comment se défendre avec « ceux qui partageaient véritablement sa vie » (ἅμα τοῖς γνη[σί]ως συνβιώσασι[ν α]ὐτῶι) – selon toute vraisemblance les autres membres du Jardin d’Épicure. D’autre part, il n’était pas, tout comme les « autres membres de son école » ([τ]οὺς συνσχολ̣[άζ]οντας [αὐτῶ]ι), jugé dangereux pour « ses concitoyens » (τῶν συνπολε[ι]τ̣[ευ]ομένων)Footnote 122. À l’instar du décret pour Moschion, il existe un contraste implicite entre les relations chaleureuses d’Épicure avec ceux qui « partagent [sa] vie » et celles, plus impersonnelles, qu’il entretient avec la polis en tant que communauté politique. La distinction établie par Philodème entre l’engagement politique et la vie d’une communauté au service de l’éducation partagée fait également écho à un décret antérieur d’Asie mineure (début du iie av. J.‑C.) dans lequel les jeunes hommes (neoi) de Xanthos, en Lycie, différencient les contributions de leur gymnasiarque au gymnase de ses activités dans la sphère politique (ἐν τῶι πολιτεύματι)Footnote 123.
Un dernier exemple, plus tardif, mérite que l’on s’y attarde. Datant de l’époque impériale, un long décret posthume d’Olbia, sur la côte nord de la mer Noire, honore le citoyen Karzoazos en distinguant la participation aux affaires politiques et la vie en général (βίος), les deux pouvant être réunies au sein de la συμβίωσις (« vie en commun »)Footnote 124. Parmi les considérants du décret, les Olbiopolitains font l’éloge de Karzoazos, « un homme qui a magnifiquement suivi la voie de l’engagement politique et aspiré à une vie irréprochable » (ἄνδρα καλῶς ἐπιβεβηκότα τοῖς τῆς πολειτείας ἴχνεσι καὶ ζηλώσαντα βίον ἀλοιδόρητον, ll. 3‑5). La suite de l’inscription détaille ce que recouvre à la fois son engagement politique (πολειτεία) et sa vie irréprochable (βίος ἀλοιδόρητος). Il a affronté les crises civiques en liturge volontaire et enthousiaste ; à chaque fois que sa patrie (patris) a fait appel à lui, il s’est montré exemplaire pour les jeunes gens, « en imitant la vie de ceux qui avaient participé à la vie politique avec excellence » (μειμούμενο[ς] τῶν ἄριστα πολειτευομένων τὸν βίον, l. 12-14). Suit immédiatement une description de ses activités politiques en tant que magistrat et ambassadeur : il a manifesté les qualités politiques d’énergie et de fiabilité requises par sa charge, se comportant ainsi « avec bonne foi », « sans compter ses efforts » et « sans hésiter » (πιστῶς, πονικῶς, ἀόκνως, l. 15).
Le décret aborde ensuite l’autre dimension des activités de Karzoazos qui suscite la louange de la communauté : ses interactions avec chaque individu (ἐν ταῖς πρὸς ἕνα ἕκαστον ὑπαντήσεσι, l. 19-20). Dans un décret standard, cela relèverait de ses relations « privées » ou « individuelles » (ἰδίαι), de façon à dissiper toute suspicion d’activités collectives para-politiques pouvant tourner au factionnalisme. Ici toutefois, nulle référence au « privé » (ἴδιον) ; ce qui est souligné, c’est l’étendue et le caractère collectif des interactions de Karzoazos en dehors de la vie politique formelle : il a fait preuve d’humanité (φιλανθρωπία) et d’« hospitalité » (φιλοξενία) à l’égard des étrangers, en leur témoignant l’affection dévolue aux proches (συνγενικὸν πάθος, l 21-23) ; envers les citoyens dans le besoin, il a manifesté sa « bienveillance » (εὔνοια) – un terme exprimant la solidarité civique, à la différence de l’« humanité » plus diffuse qui sied aux étrangers. La phrase exacte est ici particulièrement éclairante pour notre propos : il faisait preuve de bienveillance « si l’un de ses concitoyens le fréquentait soit au prétexte de faire des affaires soit par l’habitude partagée de l’association mutuelle » (πολειτῶν δὲ εἴ τις αὐτῷ συνέμειξεν ἢ κατὰ συναλλαγῆς ἀφορμὴν ἢ κατὰ συμβιώσεως συνήθειαν, l. 23-25). L’usage du néologisme de la basse époque hellénistique συμβίωσις pour désigner les relations sociales est là encore frappant. La concaténation de quatre composés en συν- (le préfixe indiquant une action commune) souligne que l’espace formé par ces interactions informelles n’est pas individualiste et atomistique mais véritablement collectif : en somme, pleinement social.
Oligarchie ou complexification de la compréhension de soi ?
Il est une façon simple d’expliquer cette distinction entre politeia et vie sociale dans ces différents décrets : elle refléterait un virage vers l’oligarchie. Cette lecture part du postulat qu’à partir du moment où les Romains deviennent dominants dans l’Orient grec, une part importante de la prise de décision, en particulier dans les interactions avec les autorités romaines, se trouvait entre les mains des bénéficiaires des décrets honorifiques, c’est-à-dire de ceux qui étaient qualifiés pour se voir confier certaines charges onéreuses (ambassades, magistratures, liturgies). Alors qu’ils participaient aussi à la politeia, les citoyens ordinaires et les autres résidents de la cité devaient se contenter – comme dans le décret de Mylasa pour Ouliades – du domaine plus ordinaire des interactions sociales et de la sociabilité : συναναστροφή ou συμβίωσις. Datant de la basse époque hellénistique, le décret honorifique pour Polémaios de Colophon, en Ionie, indique même explicitement que son rôle d’ambassadeur a soulagé les autres citoyens et leur a permis de se concentrer sur leurs « affaires privées » (ἐπὶ τῶν ἰδίων)Footnote 125. Ce découplage semble avoir soustrait les relations quotidiennes et souvent inégalitaires de l’agora ou des associations au contrôle politique et aux projets de redistribution ; désormais ancrés dans la sphère « sociale », ces liens ne relevaient plus de la politique.
L’hypothèse de l’oligarchie ne peut toutefois pas expliquer à elle seule la distinction établie par certains décrets entre politeia et vie sociale : dans la plupart des cités, les citoyens ordinaires n’appartenant pas à l’élite liturgique pouvaient encore participer à la vie politique institutionnelle, notamment au sein de l’assemblée. Ce rôle transparaît dans le décret pour Moschion, où les « concitoyens actifs » (συμπολιτευόμενοι) de l’évergète approuvent les distinctions qui lui sont accordées. L’endurance de la politique institutionnelle à la basse époque hellénistiqueFootnote 126 ne s’est pas démentie à la période impériale : la vie d’assemblée a conservé toute sa vigueur dans les poleis sous domination romaine, en particulier en Asie mineure, comme l’ont démontré des études récentesFootnote 127 ; l’ekkl ē sia politique (assemblée) demeurait à la fois un modèle vivant et un repoussoir pour l’ekkl ē sia chrétienne (église).
Dans la mesure où la participation active aux institutions civiques restait accessible à de nombreux citoyens, la distinction entre politeia au sens restreint et vie sociale reflétait sans doute moins la capture du pouvoir politique par une petite élite qu’elle ne traduisait la redéfinition de la vie civique en deux pôles séparés, scindant l’engagement civique de tout citoyen. Les réflexions plus abstraites des penseurs de l’époque ne laissent d’ailleurs pas entendre autre chose. Strabon a parfois recours à ce schéma conceptuel pour analyser la vie collective des différentes communautés et groupes ethniques qu’il étudie dans sa Géographie. Selon lui, la transmission de certains mythes édifiants et les repas commensaux pris à des heures précises (dont il note l’absence dans la culture indienne) exercent une influence bénéfique sur « la vie sociale et politique » (τὸ κοινωνικὸν καὶ τὸ πολιτικὸν τοῦ βίου σχῆμα ou τὸν κοινωνικὸν καὶ τὸν πολιτικὸν βίον)Footnote 128. Appliquées à toute la population, ces deux pratiques pourraient contribuer à forger une riche vie collective (βίος), en distinguant deux dimensions qu’il conviendrait de désigner par des termes spécifiques : κοινωνικός (qui correspondrait ici à « social » au sens de cet article) et πολιτικός (« politique »).
Strabon avait sa propre conception de l’action et de la philosophie politiques : centrée sur « les besoins des chefs d’État », elle se distinguait nettement des relations sociales plus généralesFootnote 129. Cette approche de la politique, que nous n’étudierons pas de manière approfondie ici, est peut-être l’équivalent le plus proche, dans le monde grec aux périodes hellénistique et romaine, de la définition du politique avancée par des penseurs contemporains comme Chantal Mouffe et Jean-Luc Nancy. S’inspirant en partie de Carl Schmitt, ces derniers affirment, à l’instar de Strabon, qu’une vie politique digne de ce nom se caractérise par une lutte agonistique pour le pouvoirFootnote 130. Cette preuve distincte de la conception étroite de la vie politique de Strabon montre qu’il n’utilisait pas les termes κοινωνικός et πολιτικός comme des synonymes proches dans ses réflexions sur l’éducation et la commensalité, mais plutôt comme des éléments d’une vision très fine de la vie civique.
Cette division est justifiée de manière différente par l’auteur de l’épitomé de la morale péripatéticienne transmise par Jean Stobée. Celui-ci affirme que l’homme désire des biens matériels (provenant de l’extérieur) et des biens relatifs au corps notamment parce qu’ils sont bénéfiques « pour la vie politique et pour la vie sociale ainsi que pour la vie théorique » d’un individu (πρός τε τὸν πολιτικὸν καὶ τὸν κοινωνικὸν βίον καὶ δὴ καὶ πρὸς τὸν θεωρητικόν) : c’est que la vie se mesure précisément « en actions politiques, sociales et théoriques » (ταῖς πολιτικαῖς καὶ ταῖς κοινωνικαῖς πράξεσι καὶ ταῖς θεωρητικαῖς). De même, la vertu n’est pas égotique, mais « sociale et politique » (ἀλλὰ κοινωνικὴν καὶ πολιτικήν)Footnote 131. Les derniers chapitres de l’épitomé, qui s’appuient sur la Politique d’Aristote et couvrent des questions spécifiquement politiques, confirment que, dans ce cas aussi, la politique est appréhendée comme un domaine circonscrit ouvert à tous les citoyens. Le « social » doit, ici encore, être vu comme un complément, et non comme un quasi-synonyme du « politique »Footnote 132.
Les péripatéticiens de la basse époque hellénistique procédaient en l’occurrence à une révision des idées d’Aristote, qui considérait que les nombreuses « communautés » d’une polis, avec leurs objectifs particuliers, étaient subordonnées à la « communauté politique » globale dont l’objectif était la vie bonne sous tous ses aspects. Les passages cités ci-dessus suggèrent qu’à la différence d’Aristote, ses successeurs ont élevé le monde de la sociabilité et des associations au rang de domaine indépendant, digne d’avoir sa propre place dans une théorie de l’éthique. À la distinction aristotélicienne entre vie politique et vie théorique ils ont donc ajouté un troisième terme essentiel : la vie sociale (κοινωνικός)Footnote 133.
Cette inflexion s’explique sans doute par la volonté de prendre en compte la nature de plus en plus cosmopolite des associations hellénistiques qui s’affranchissaient des frontières traditionnelles entre citoyens et étrangers ; désormais, les nombreuses κοινωνίαι (« associations ») étaient moins nettement subordonnées à la polis des citoyens en tant qu’« association » unique et englobante qu’au temps d’AristoteFootnote 134. Au demeurant, le mot κοινωνικός était déjà étroitement lié aux associations volontaires formelles dans les textes athéniens du ive siècle av. J.‑C., y compris dans ceux du corpus aristotélicienFootnote 135.
Cette reconceptualisation péripatéticienne doit aussi être interprétée à l’aune de propositions de leurs rivaux d’alors, les stoïciens. Dans le traité Des devoirs, Cicéron, qui s’inspire probablement largement du stoïcien de la basse époque hellénistique Panétios de Rhodes, dresse ainsi la liste de tout ce que des concitoyens partagent, à savoir non seulement des infrastructures matérielles ainsi que des droits et des institutions judiciaires et politiques, mais aussi ce qui ressemble à une sphère sociale : « […] les liens habituels de sociabilité, d’affaires et de transactions contractés par beaucoup avec beaucoup d’autres » (consuetudines praeterea et familiaritates multisque cum multis res rationesque contractae)Footnote 136.
Social et politique : des frontières mouvantes
Des citoyens et penseurs grecs ont donc trouvé des moyens ingénieux, à la fin de la période hellénistique et au début de l’époque romaine, pour résister aux tendances décrites dans la première moitié de cet article. Ils ont insisté sur la permanence de la vie politique locale tout en exploitant l’importance nouvelle de la sphère sociale. Certains d’entre eux ont poursuivi les tentatives du ive siècle d’élargir la politeia pour incorporer, et maîtriser, la vie sociale, apportant ainsi une réponse efficace à une interrogation à laquelle de nombreuses cités étaient confrontées à l’époque romaine : comment compenser – par de nouvelles formes d’engagement civique – les dimensions de la participation politique désormais transférées à des autorités supérieures ou rendues superflues du fait de la généralisation de la pax romana ?
L’autre approche, davantage mise en œuvre dans l’épigraphie civique, a consisté au contraire à privilégier une conception plus étroite de la politeia Footnote 137. Cette stratégie moins étudiée dans la recherche moderne répondait également à des besoins spécifiques des cités grecques. Les changements majeurs intervenus à la fin de la période hellénistique et au début de l’époque romaine ont fourni aux citoyens de cités comme Caunos et Priène de nouvelles raisons de vouloir ériger une frontière étanche entre politeia et vie sociale. Si des étrangers avaient dénoncé la perte de vitalité politique de ces cités, ou si des citoyens avaient eux-mêmes exprimé des doutes à ce sujet, la réponse la plus efficace n’aurait-elle pas été de délimiter clairement une sphère de la politique institutionnelle (magistratures et ambassades, mais aussi conseil et assemblée) qui ne se diluerait pas dans la masse des interactions sociales de toute sorte ?
Dans certains cas, cette conception plus étroite de la politeia allait de pair avec la définition d’un troisième espace de la vie civique, dont les contours étaient jusqu’alors restés flous : ce monde se voyait décrit au moyen de termes nouveaux (ou jusqu’alors très rares) pour exprimer la « vie partagée » (συναναστροφή, συμβίωσις), ou d’emplois inédits de termes comme κοινὸς βίος, τὸ κοινωνικόν ou κοινωνικὸς βίος. Il n’est pas toujours facile de savoir exactement quelles activités ces termes abstraits étaient censés recouvrir dans la pratique ; de manière générale, ils avaient tendance à désigner des types d’interactions collectives (humaines et informelles, mais diversifiées) et les qualités afférentes. Précisons : ce lexique nouveau se référait probablement à un ensemble de pratiques anciennes ayant récemment acquis, aux dépens de la vie politique traditionnelle, une plus grande importance dans la vie civique, à savoir la commensalité volontaire, l’éducation, les échanges commerciaux et les conversations informelles dans l’agora – autant d’activités auparavant classées comme relevant soit du public soit du privé. Dans le même temps, ces termes recouvraient aussi de nouvelles formes d’interaction, en lien avec les associations de plus en plus cosmopolites ou avec le rôle accru du gymnase et des écoles philosophiques et rhétoriques. Les symbiōseis (au sens d’« associations ») à petite échelle contribuaient à la symbiōsis (« vie en commun ») composite de la cité tout entière.
Les évolutions des poleis hellénistiques et romaines étudiées ici viennent éclairer d’un jour nouveau les débats académiques récents au sujet de leur prétendue « dépolitisation ». Que des observateurs aient pu estimer, dès l’Antiquité, que la sphère sociale phagocytait la place traditionnellement dévolue à la politique pourrait étayer le grand récit de la dépolitisation du monde grec. Témoignant du dynamisme de la politique locale, d’autres documents suggèrent une interprétation bien différente, et l’historiographie tend aujourd’hui à souligner la vitalité politique persistante dans les poleis hellénistiques et romaines. Reste qu’on peut débattre des raisons de cette vigueur. La plupart des chercheurs insistent sur les continuités institutionnelles avec la polis classique, à tout le moins avant 150 av. J.‑C. environFootnote 138. Si l’on adopte une conception élargie de la politeia, une autre interprétation du phénomène se profile : les cités hellénistiques et romaines restaient politiquement dynamiques non parce qu’elles imitaient l’Athènes classique, mais précisément en ce qu’elles avaient inventé une vie politique qui leur était propre, plus cultivée, plus réfléchie et plus cosmopolite. Cette optique implique de dépasser des conceptions obsolètes du pouvoir et de la politique – faisant de 337 ou 146 av. J.‑C. des dates charnières de la dépolitisation, avec une polis grecque qui aurait été émasculée par la perte de son influence militaire – au profit d’une approche plus subtile de la participation à la vie politique.
Cela signifierait alors que l’émergence de la culture pacifique, de l’éducation (paideia) et des associations volontaires au cœur de la vie civique grecque n’a pas eu raison de la politique, mais qu’elle a, au contraire, créé des conditions plus propices pour que tous les résidents des cités grecques (y compris les femmes et les étrangers) puissent davantage participer au pouvoir et à l’autorité. Par le dialogue, ils pouvaient se guider réciproquement vers la vertu, la sagesse et la compréhension mutuelle nécessaire à la justice, la solidarité, la stabilité et le débat, autant d’objectifs dont la réalisation avaient souvent été entravée par les guerres récurrentes, l’« amour de l’honneur » (philotimia) et la concurrence pour le contrôle des ressources. De ce point de vue, c’est une « citoyenneté socratique », fondée sur le questionnement, la persuasion, le dialogue et l’encouragement, qui se serait trouvée mise en pratique dans les poleis hellénistiques et romaines (comme dans l’idéal plutarquéen), et non une citoyenneté à la mode athénienne classique, fondée sur la participation exclusive des citoyens et la mobilisation militaire constante.
Si aucune des alternatives esquissées – consistant à valider ou à rejeter la thèse de la « dépolitisation » – n’est pleinement satisfaisante, il est une autre piste explorée dans l’article : certains textes laissent entrevoir une voie médiane qui distingue nettement l’engagement politique et la vie sociale, donnant à chacune leur autonomie propre. Il est peut-être plus judicieux de chercher à définir et à mieux comprendre comment, dans le monde grec hellénistique et romain, la politique au sens strict du terme s’articulait avec les interactions majoritairement sociales, économiques, culturelles et religieusesFootnote 139.
Si la polis n’abritait plus d’« animaux politiques » focalisés principalement sur les activités institutionnelles, la politique au sens strict du terme n’était pour autant pas toujours éclipsée par d’autres sphères de la vie communautaire. Défendue et pratiquée de manière appropriée, la politique formelle s’est même avérée être l’un des moyens indispensables pour maintenir la vie civique. Elle pouvait ainsi servir à affirmer et à défendre des règles rigoureuses et impersonnelles de justice, d’incorruptibilité et de service public, faisant alors contrepoids aux normes tout aussi nécessaires de charité ou de poursuite de l’intérêt personnel caractéristiques de la sphère sociale – des normes susceptibles, sans contrôle, de menacer la cohésion de la polis. À l’inverse, les interactions sociales et culturelles (lors des fêtes religieuses, sur l’agora ou au gymnase) pouvaient apaiser des rivalités politiques toujours vives et contribuer à un climat d’harmonie civique – tout en créant des bases plus solides pour une vie politique intense et encore conflictuelle. Cette vision dément l’idée d’un affaiblissement de la vie politique des cités grecques à la période hellénistique et au début de la période romaine, s’inscrivant dans un long processus menant à sa marginalisation par les structures religieuses durant le Bas-Empire. Tout modèle efficace de la polis du début de la période impériale doit donc intégrer à la fois la persistance de la vie politique traditionnelle (et du conflit) et l’émergence de nouvelles formes d’interactions civiques, mais aussi l’articulation complexe de ces deux sphères.
L’évolution analysée ici représente également un chapitre peu étudié de l’histoire des débats sur la politique, le politique et « le social ». Les exemples de la période hellénistique et du début de la période romaine montrent qu’il était possible, compte tenu des ressources de la langue grecque, d’imaginer une sphère sociale, ce qui tend à confirmer que les Athéniens de la période classique ont volontairement choisi de nier son existence, notamment parce qu’ils l’associaient à l’inégalité et à la division. En s’éloignant du modèle athénien, en théorie et en pratique, les Grecs de l’époque hellénistique ont, dès l’Antiquité, jeté les bases de nouveaux modes de pensée présentant des recoupements complexes avec certaines notions, liées mais en même temps distinctes, du monde moderne et contemporainFootnote 140 : ainsi de la « société civile », qu’on relie généralement aux Lumières et à HegelFootnote 141, ou du raisonnement, articulé plus tard par Nicolas Machiavel et Max WeberFootnote 142, selon lequel certaines vertus émotionnelles, comme la bonté, la compassion ou la philanthropie, peuvent être contreproductives dans des contextes politiques. Pour le dire autrement, la politique est en soi un « métier » ou une « vocation », avec ses compétences et ses qualités propres, et elle ne se confond pas avec la morale généraleFootnote 143. A contrario, on pourrait ajouter que l’obsession pour les seules valeurs politiques de justice et de bien commun n’est pas forcément la meilleure façon de maintenir la paix et l’harmonie au sein d’une communauté : les différents styles d’interactions doivent s’équilibrer dans une tension productive.
Nous avons cherché à montrer comment, dans le sillage de P. Rosanvallon, une histoire des idées politiques qui s’appuie sur un très large corpus de documents allant d’inscriptions en apparence anodines jusqu’aux textes philosophiques les plus abstraits peut renouveler la compréhension d’une pensée politique ancienne et de sa résonance dans les débats contemporains. La vision moderne de la polis grecque, telle que défendue par H. Arendt et d’autres théoriciens, a été notre point de départ. Cette représentation, qui jouit toujours d’une certaine influence, repose sur la lecture de quelques auteurs canoniques, ne saisissant dès lors qu’une partie de la riche tradition grecque d’analyse de la vie politique et de la vie privée et de l’espace entre les deux. Cet article suggère que certains Grecs ont eu une approche différente et moins dédaigneuse de cette sphère intermédiaire et que cette conception s’est renforcée et précisée à partir de la basse époque hellénistique.
L’application d’une méthode proche de celle de P. Rosanvallon débouche en définitive sur des résultats comparables à ceux obtenus par l’historien français : dans son travail, l’incorporation de textes de nature plus pragmatique, tels des documents juridiques, et d’un plus large éventail d’auteurs, comme par exemple les syndicalistes, révèle la vivacité, plus grande que supposée, d’une « troisième sphère » intermédiaire dans la France contemporaine et des réflexions auxquelles elle a donné lieuFootnote 144 ; de même, la prise en compte d’inscriptions et de cités moins étudiées laisse entrevoir une sensibilité ancienne pour l’espace intermédiaire entre vie politique et vie privée, loin de l’image d’Épinal des cités grecques. On peut d’autant moins voir dans ce parallèle le seul fruit du hasard qu’il fonctionne alors même que les différences entre les deux contextes sont profondes et aussi révélatrices que leurs similarités : les penseurs et les citoyens de l’Antiquité étudiés ici n’ont jamais formulé leur analyse de cette zone frontière dans une logique de promotion de la liberté et de la démocratie, par exemple.
Nous nous garderons d’avancer un lien intrinsèque entre méthode et résultats : l’application de la même approche à l’Athènes classique tend à confirmer plutôt qu’à infirmer la représentation conventionnelle. Cependant, le croisement proposé par P. Rosanvallon entre « histoire des idées » et « histoire sociale »Footnote 145 fait surgir la complexité et la diversité des représentations des liens interpersonnels, et ce peut-être d’autant plus dans des sociétés – telles que la Grèce ancienne ou la France postrévolutionnaire – où les penseurs et les acteurs politiques ont dû adapter des idéaux civiques abstraits à une réalité sociale complexe, plurielle et changeante. Dans un cas comme dans l’autre, ce défi a conduit certains courants à rejeter les lectures dominantes en décrétant que la vie sociale extra-politique constitue une composante essentielle d’une polis florissante, et non son antithèse.