L’ouvrage de Marie-Françoise Baslez se présente comme un essai. Sa lecture stimulante inscrit l’autrice dans la lignée de Peter Brown ou de Paul Veyne lorsqu’il s’agit d’embrasser l’histoire antique sur le temps long, dans une démarche historienne qui réfute les idées reçues, fait un sort aux anachronismes et propose au lecteur un décentrement propre à (re)penser comme les Anciens, selon leurs catégories d’analyse.
Disparue en janvier 2022, M.-F. Baslez était professeure émérite d’Histoire des religions de l’Antiquité, spécialiste de l’histoire grecque et de l’Antiquité juive et chrétienne. Elle a notamment travaillé sur les étrangers dans le monde grec, sur les conditions de pénétration et de diffusion des religions orientales à Délos ou encore sur l’histoire des premiers siècles du christianisme à travers l’étude de la figure paulinienne. Elle se nourrit de ces thématiques pour aborder le concept d’Église de maisonnée et explorer les potentialités de la maisonnée antique en termes de structuration communautaire et d’élan missionnaire. Dans une perspective de socio-histoire attachée à l’étude des acteurs et d’histoire connectée qui tient compte des mises en réseaux, l’ouvrage montre comment les maisonnées chrétiennes des premiers siècles ont fonctionné comme un incubateur d’idées et un laboratoire d’expériences.
À l’heure où les études sur le religieux abondent, « d’aucuns, aujourd’hui encore, s’étonnent de l’impact décisif qu’a pu avoir une religion [antique] sans images divines, ni de lieu sacré monumental, sans sacrifices ni procession dans l’espace public – bref, sans publicité » (p. 181). En replaçant les premières communautés chrétiennes dans leur contexte antique, qui confère à la maisonnée un modèle dynamique et non statique, M.-F. Baslez explique, de la manière la plus concrète qui soit, comment l’Église-maisonnée a modelé le christianisme des premiers siècles, lui a conféré ses spécificités sociologiques et a dessiné les contours de ses pratiques. Au fil des chapitres, des questions actuelles font surface : l’art de vivre ensemble, l’émergence de l’individualisme, le concept d’identité multiple, le confinement, la place des femmes et la masculinité de l’institution ecclésiale, la synodalité, la radicalisation, l’intégrisme et le repli communautaire, etc.
L’organisation en Église-maisonnée – le terme de domus ecclesiae est une invention du xxe siècle – explique l’extrême diversité du christianisme des premiers siècles et, paradoxalement, le succès de sa diffusion. La rupture chronologique du iiie siècle se justifie par le changement d’échelle et de nature du christianisme : l’Église-maisonnée se mue progressivement en Église d’État et l’Empereur se voit confier la tâche de rendre universel ce qui était de l’ordre du particulier. Pour autant, comme le souligne M.-F. Baslez, il ne faut pas lire ce processus de croissance de l’Église comme un processus naturel passant de l’Église par maisonnées à l’Église de cité, pour s’épanouir en Église d’Empire à partir du iiie siècle. Seule une démarche historique au plus près des sources antiques peut rendre compte de ce processus. Dans cette perspective, M.-F. Baslez étaye son propos par des références aux sources antiques, systématiquement indiquées en notes de bas de page. La littérature secondaire employée pour les analyses est mentionnée dans la bibliographie finale, construite par chapitre.
Le caractère lacunaire et biaisé de la documentation relative aux premiers chrétiens est un défi posé à l’historienne qui cherche à retracer l’histoire de ces communautés. Les Pères de l’Église ne s’intéressent pas ou peu aux realia du quotidien. Le premier risque est d’écrire une histoire « hors sol » (p. 7) de ces communautés chrétiennes, de passer à côté des aspects les plus concrets de leur organisation pour ne s’intéresser qu’aux idées formulées dans les premiers écrits chrétiens. Le second risque est de porter un regard rétrospectif et anachronique sur ces communautés, lorsqu’il s’agit par exemple d’aborder les questions débattues de la place des femmes dans l’Église (chap. 3), du mariage des prêtres (chap. 8), du scandale de l’esclavage dans l’Antiquité (chap. 4) ou, dans le contexte récent de la pandémie, du rôle des églises domestiques en période de confinement (chap. 2). La tentation est grande de proposer une lecture téléologique ou d’associer l’histoire de ce premier christianisme à une « quête des origines » (p. 8) afin de rendre compte des réalités contemporaines de l’Église, en se fondant sur un argument d’ancienneté et en transformant « un prototype » en « paradigme » (p. 187).
La mise en évidence de plusieurs niveaux de lecture des textes chrétiens, l’étude des inscriptions et le renouveau apporté par l’archéologie (à l’instar des sites d’Europos-Doura et de Kefar ‘Othnay) permettent de dépasser ces apories : « On s’attache aujourd’hui à faire l’histoire des chrétiens en comparant et en confrontant sources internes et externes, récits fondateurs et traces matérielles, écrits théologiques et expressions culturelles » (p. 12). L’heure n’est plus à la simplification du propos. « Les lectures plurielles et parfois contradictoires du passé, dont aucune n’est exclusive l’une de l’autre » (p. 10), permettent de replacer l’histoire du christianisme dans le contexte des évolutions du judaïsme et des mutations de l’Empire gréco-romain, tout en signalant les nuances entre les modèles grec et romain.
Réalité fluctuante et complexe, cellule de base de la société antique et composante organique des communautés politiques, la maisonnée constitue aussi une unité de production et de consommation ainsi qu’un foyer cultuel rassemblé autour de divinités domestiques. En grec, l’oikos désigne à la fois la maison et l’unité d’habitation incluant des biens et des personnes. En latin, le terme domus désigne l’habitat familial et le groupe qui vit sous un même toit (et ne se compose pas forcément stricto sensu de la famille nucléaire). Sous l’Empire, domus, au sens de maisonnée, est plus usité que le mot familia, qui recouvre pourtant aussi la famille nucléaire et un groupe plus large constitué des enfants, des esclaves, des domestiques. Aussi la maisonnée rassemble-t-elle parfois sous le même toit plusieurs familles, plusieurs générations et des individus aux statuts variés.
L’examen des textes chrétiens les plus anciens (épîtres autobiographiques de Paul) suggère que loin de constituer une adaptation conjoncturelle, le rassemblement des premiers chrétiens par maisonnées favorise une structuration communautaire dont les potentialités (rapport d’autorité au chef de la maisonnée, complémentarité des sexes et des statuts, gestion du patrimoine) sont nombreuses en termes de dispersion et d’essaimage des idées et des pratiques chrétiennes. Mais où se situe la spécificité chrétienne en la matière ? La maisonnée antique pouvait fonctionner comme un lieu missionnaire pour introduire un culte nouveau – la diffusion de la religion égyptienne à Délos en témoigne. En revanche, la déclaration de fraternité des chrétiens, autour de l’agapè (sentiment fraternel qui dépasse l’affection ordinaire, la philia), développée dans le cadre des Églises de maisonnées chrétiennes du ier siècle, représente un fait radicalement nouveau, qui frappe les contemporains.
L’examen de la documentation relative aux persécutions qui touchent les chrétiens au iiie siècle permet ensuite de mesurer l’essor des Églises locales. Toutefois, l’image conventionnelle d’une Église clandestine, souterraine et confinée à cause des persécutions, est une fiction forgée par les récits fondateurs et par l’exploitation postérieure des « sites-reliques » (p. 35), à l’instar des catacombes ou des cimetières souterrains de Rome. Elle est désormais contredite par la réinterprétation des sources historiques, le cadre normatif du droit romain et les analyses archéologiques. Vivre en maisonnée et en famille ne signifie pas vivre entre soi : les membres d’une maisonnée étaient insérés dans des réseaux sociaux par classe d’âge, par métiers (qui associent corporations professionnelles et confréries cultuelles dans l’Antiquité), par amitié, etc. Il ne faut pas minimiser non plus les pratiques de patronage qui permettent d’agréger de nouveaux membres à la famille gréco-romaine (affranchis, clients, provinciaux, etc.), ni le caractère familial des entreprises de négoce dont les circulations en Méditerranée ouvrent des perspectives de mise en réseaux élargis. Ébauche de mondialisation, monde connecté, la Méditerranée antique se caractérise par d’intenses mobilités. Mais les relations longue distance ne sont pas les plus importantes en termes d’évangélisation : la diffusion du christianisme dans les campagnes s’est faite avant tout à travers les réseaux et les interactions qui unissaient la cité à son territoire rural (chôra).
Dans le monde gréco-romain, l’absence de droit politique pour la femme ne doit pas occulter la diversité des situations féminines et les rôles de premier plan qu’elles pouvaient jouer dans le contexte domestique, évergétique ou religieux. Le christianisme des premiers siècles voit émerger des femmes seules ou en couple qui exercent une réelle influence ou se distinguent par leur indépendance économique. La marginalisation puis l’exclusion des femmes ne sauraient s’expliquer par la seule influence de Paul. Selon M.-F. Baslez, la disparition progressive des Églises-maisonnées semble avoir eu un impact plus décisif : la Grande Église, expression institutionnelle de l’orthodoxie, récusa l’institutionnalisation des fonctions féminines et ne retint que l’organisation indépendante des femmes, notamment autour des veuves (en raison de leur indépendance financière) et des vierges (érigées en modèle d’abstinence). Les communautés charismatiques résiduelles ou dissidentes ont en revanche préservé la liberté d’expression et l’autorité des femmes. La littérature apocryphe et pamphlétaire en témoigne.
Sur la question de l’esclavage, M.-F. Baslez rappelle que le christianisme des premiers siècles s’appuie sur des relations intracommunautaires fondées sur le concept de fraternité, autour de la notion d’agapè. Les premiers écrits pauliniens manifestent une remise en cause des discriminations statutaires, peut-être sous l’inspiration des réflexions humanistes progressistes des intellectuels gréco-romains contemporains. Pour autant, les chrétiens n’ont pas cherché à abolir l’esclavage et n’ont pas construit de théologie de la libération. Selon M.-F. Baslez, il serait erroné de penser l’esclavage antique – dont les situations sont au demeurant très variées et inégales entre mondes grec et romain – en termes de domination, de violence, de conquête, de colonisation ou de racisme. Dans le cadre de la maisonnée et des pratiques spécifiques telles que l’asile domestique ou les trophimoi (enfants extérieurs à la famille nourris et accueillis), les rapports avec les esclaves ont plutôt servi à concevoir différemment l’idée de service mutuel, de don de soi et de rachat, en s’attachant à l’individu et non au statut.
L’organisation de l’Église en synode ne résulte pas d’une continuité institutionnelle avec ce qui est appelé à tort « le premier concile de Jérusalem », daté de 50 – simple réunion apostolique dont la légitimité et l’autorité ont été construites a posteriori. La multiplicité des supports de communication disponibles au sein de la maisonnée (tablettes, rouleaux, parchemins, codes et feuillets) associée aux mutations des techniques de communication en matière de circulation des fonds ou d’extension des réseaux épistolaires ont été des facteurs plus décisifs. Les relations épistolaires entretenues par les évêques de cités dispersées à travers le bassin méditerranéen participent à la construction de réseaux élargis de fidèles, affermissent localement l’autorité des évêques et aboutissent à la réunion de synodes en « présentiel » (p. 132), notamment pour régler des questions doctrinales ou les problèmes consécutifs aux persécutions. Cependant, la segmentation et la personnalisation des réseaux ont engendré une multiplicité de centres. Cette multipolarisation est au fondement des rapports de force géo-ecclésiologiquesFootnote 1 et des concurrences exacerbées entre Rome, Antioche, Alexandrie, Jérusalem et Carthage.
Au fil des premiers siècles, l’organisation familiale des chrétiens au sein des Églises-maisonnées cède le pas à des rapprochements circonstanciels qui aboutissent à la formation de communautés par affinités, processus parfois associé à la montée de l’individualisme. Paradoxalement, les maisonnées chrétiennes, en maintenant les discussions au sein de la sphère privée, ont offert un cadre favorable à l’éclectisme puis à la controverse. À partir de 250, les persécutions ont concouru à la dispersion ou à l’éclatement des maisonnées existantes. La répression des chrétiens et leur fuite du monde urbain ont accéléré des tendances individualistes et ascétiques plus anciennes. Une partie des chrétiens se tourne vers une voie radicale, dite encratite ou Église des Purs, qui refuse tout compromis. Face à cette tendance « intégriste » (p. 152), d’autres chrétiens adoptent une voie moyenne et cherchent des réponses plus mesurées aux sujets clivants du moment (le refus du mariage et de la paternité, la place des femmes, le jeûne, entre autres).
L’ouvrage se clôt sur la thèse principale de M.-F. Baslez : « Le fil rouge de l’évolution des Églises n’est pas tant celui de l’émancipation féminine ni de l’individualisme charismatique que l’affirmation de la liberté comme droit de la personne à l’intérieur de la communauté chrétienne » (p. 158). Dans l’Antiquité, la religion se confondait avec l’État et s’imposait à tous les membres du corps social. En déclarant que la liberté est le droit de tout être humain, même au sein d’une maisonnée, le christianisme se montra hautement subversif. Au iiie siècle, « évangéliser en dehors et au-delà du cadre privé de la maisonnée conduisit les chrétiens à réclamer la liberté de réunion et le droit de propriété, puis la liberté d’association et enfin la liberté de conscience » (p. 179).
Par les nombreux thèmes abordés – ce compte rendu n’en a sélectionné que quelques-uns – et l’ampleur de la réflexion, l’essai de M.-F. Baslez donnera au lecteur érudit comme néophyte matière à réflexion. Quelques affirmations auraient peut-être pu donner lieu à débat, à l’instar de celles sur la dichotomie entre sphère publique et privée, là où l’historiographie récente insiste sur la porosité des deux sphèresFootnote 2. Et l’on regrettera d’autant plus la disparition de l’autrice avec laquelle nous aurions aimé prolonger ces discussions riches et fécondes.