Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
L'étude des mécanismes de la demande des biens de consommation est au centre de l'analyse de la conjoncture économique. C'est un objet socio-économique important en soi qui prend également place dans l'ensemble plus vaste de la formation des prix. Etape cruciale pour l'appréhension globale des mécanismes conjoncturels, elle présuppose du même coup des études antérieures (sur la nature de la formation sociale) ou parallèles (sur la fonction d'offre, la monnaie) qui ne peuvent être entreprises ici. L'approche historique traditionnelle de ce type de problèmes repose sur la méthode empirique qui consiste à lire les données statistiques.
This article studies demand for consumer products in a pre-industrial economy. This is done in two stages: firstly a certain number of hypotheses are presented and examined which should allow us to grasp the exchange mechanisms from which the principles of the functioning of demand are deduced. These deductions are then compared with statistical data comprising a large number of runs. This comparison brings to light a number of explanatory regularities which constitute a framework representing the functioning of certain aspects of the market. This paper has two goals: (1) to find results concerning the determination of prices and the amounts demanded as well as the cause of certain cyclical fluctuations, and (2) to propose a more analytic approach to this economic conjoncture which can complete the empirical investigation by elucidating problems which the latter was able to pose but not resolve.
1. Des considérations simplificatrices sont inévitables. On laisse à l'écart d'autres variables dont le rôle, souvent essentiel, doit être soumis à des traitements similaires et qui n'interviendront qu'au stade de la synthèse globale. Ce découpage de la structure économique est indispensable pour saisir l'influence des différentes forces conjoncturelles. A titre d'exemple, on peut se reporter pour la démographie à l'esquisse très imparfaite qui a été suggérée dans Jean-Yves Grenier, « Quelques éléments pour une étude des liens entre conjoncture économique et démographique aux xviie et xvme siècles », Annales de Démographie historique, 1984.
2. Neale, Walter C., « Le marché des points de vue théorique et historique », dans Karl Polanyi et alii, Trade and Markets in the Early Empires. Economies in History and Theory, Londres, 1957 Google Scholar. Trad. frse, Les systèmes économiques dans l'histoire et dans la théorie, Paris, Larousse, « Sciences humaines et sociales, série anthropologie », 1975.
3. K. Polanyi, op. cit. La bibliographie critique est très abondante. Deux titres dominent : M. Godelier, Présentation à la traduction française, 1975. G. Dupré et P. P. Rey, « Réflexions sur la pertinence d'une théorie de l'histoire des échanges », Cahiers internationaux de Sociologie, 1969, l,pp. 133-162.
4. Discussion critique dans Bresson, Y., « Faut-il abandonner les courbes classiques d'offre et de demande », Revue économique, 1969, 1, pp. 84–116 Google Scholar.
5. Bohanna, P.n et Dalton, G. éds, Markets in Africa, Evanston, 1962 Google Scholar, Introduction.
6. Meuvret, Jean, Le problème des subsistances à l'époque de Louis XIV, 1 : La production des céréales dans la France du XVIIe et du XVIIIe siècle, 2 vols, Paris-La Haye, Mouton, « Civilisations et sociétés », 1977 Google Scholar.
7. La plupart des économistes du xvme siècle intègrent le mécanisme du circuit à leur analyse, de façon explicite comme fondement de leur construction (Boisguilbert, Cantillon, Quesnay, etc.) ou de manière plus intuitive comme Forbonnais, voir J. R. Boudeville, « Les physiocrates et le circuit économique », Revue d'Économie politique, 1954, pp. 456-481. M. Leduc, « Le mécanisme du multiplicateur chez les néo-mercantilistes de langue française au xviie siècle », Revue d'Économie politique, 1960, 2.
8. Bohannan, P., Tiv Economy, Londres, 1968 Google Scholar.
9. Dans une abondante bibliographie citons, Jean Baudrillart, Le système des objets, Paris, Gallimard, « Tel », 1978, 288 p. (1968) ; Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1979, 670 p.
10. Les économistes du xvrae siècle ont souvent bien marqué les statuts économiques des biens ; ainsi Linguet, , « L'identité supposée entre le blé et les autres objets du commerce est une chimère cruelle. Il y a dans le fait et dans le droit une prodigieuse différence entre ce présent de la nature dont l'habitude fait une nécessité exclusive et journalière et ces productions de l'industrie dont l'usage n'est jamais indispensable et dont l'achat peut toujours être différé », Du commerce des grains, Bruxelles, 1788 Google Scholar, chap. 3.
11. Poirier, J., « L'économie quaternaire et l'oblation. De la destruction des biens à la création des valeurs sociales », Économies et Sociétés, 1968, II, 4, p. 884 Google Scholar.
12. Si l'on se réfère au budget populaire-type proposé par Gascon, Richard, Grand commerce et vie urbaine au Xvie siècle. Lyon et ses marchands, Paris-La Haye, Mouton, 1971, p. 742 Google Scholar, on constate que l'alimentation, le logement, le chauffage et l'éclairage représentent 95 % des dépenses, soit un reste disponible de 5 % seulement.
13. J. Poirier, op. cit., p. 873.
14. Marie-Thérèse Lorcin, Vivre et mourir en Lyonnais à la fin du Moyen Age, Paris, Éd. du CNRS, 1981, pp. 175-181 ; R.-J. Bernard, « L'alimentation paysanne en Gévaudan au xvme siècle », Annales ESC, 1969, n° 6, pp. 1449-1467 ; Bouchard, Gérard, Le village immobile. Sennely-en-Sologne au XVIIIe siècle, Paris, Pion, « Civilisations et mentalités », 1972, p. 104 Google Scholar.
15. Maurice Garden, « Bouchers et boucheries de Lyon au xvme siècle », 92e Congrès national des sociétés savantes, 1967, t. 2, pp. 47-80.
16. Althabe, G., « Progrès et ostentation économique. Problèmes socio-économiques des communautés villageoises de la côte orientale malgache », Tiers-Monde, 1968, 9, pp. 129–160 CrossRefGoogle Scholar.
17. Toute exhaustivité est exclue. Remarquons seulement avec M.-T. Lorcin, op. cit., p. 181 l'attachement marqué des testateurs à leurs vêtements qu'ils décrivent avec complaisance et qu'ils savent pouvoir susciter admiration et envie, complaisance soulignée également par G. Bouchard, op. cit., p. 99, dans un contexte de réelle pauvreté. Soulignons avec R. Collier, La vie en Haute- Provence de 1600 à 1850, Digne, 1973 et R. Gascon, op. cit., p. 742 comment les costumes expriment fortement la hiérarchie des conditions sociales et, qu'en ce sens, ils sont des marques de distinction recherchées car porteurs de différenciation sociale. Insistons enfin avec Collomp, Alain, La maison du père. Famille et village en Haute-Provence aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, PUF, « Les chemins de l'histoire », 1983 Google Scholar, chap. 7, sur le rôle de l'achat du tissu-vêtement comme dépense exceptionnelle effectuée hors du cadre villageois et qui, par l'intermédiaire de l'habit nuptial, touche toutes les catégories sociales. 18. A la différence du bien ostentatoire classique qui est par nature fongible, le tissu-vêtement est durable, ce qui illustre l'ambiguïté de ce bien aux fonctions multiples qui est aussi, et surtout dans les classes inférieures, un bien utile.
19. Dans le cas de l'ostentation, à la maximisation économique aurait pu s'en substituer une autre qui aurait visé au maximum de prestige. Mais là encore maximum ne se confond pas avec optimum car la contrainte sociale, très normative, refuse les formes d'ostentation trop marquées.
20. L'analyse qui suit est menée dans le cadre du court, moyen et long terme, à l'exclusion du très court terme qui nécessite une étude différente du fonctionnement du marché. L'ambition est donc d'exhiber les déterminants en jeu dans le très court terme mais sans procéder à leur confrontation effective.
21. Cette voie a été indiquée il y a longtemps par G. Lutfalla, « On connaît toute la faiblesse des théories statiques, elles mettent en valeur des liens d'interdépendance qui n'agissent qu'en surface par le jeu des actions et réactions simultanées des divers facteurs. Elles ne se présentent pas comme des systèmes proprement explicatifs. Pour atteindre le phénomène en profondeur, il importe de saisir le phénomène se produisant et de marquer le lien de dépendance unissant les états successifs du marché », « Essai critique sur la détermination statistique des courbes d'offre et demande », Annales sociologiques, série D, 1934, p. 96.
22. Le jeu du marché peut se représenter comme suit :
23. Le Trosne, G.-F., Lettres à un ami sur les avantages de la liberté du commerce des grains et le danger des prohibitions, Amsterdam, 1768, pp. 25–26 Google Scholar. Des analyses similaires se trouvent également chez Condillac, Le commerce et le gouvernement, Paris, 1776, chap. xx.
24. G.-F. Le Trosne, dans un autre ouvrage, illustre encore ce mécanisme : « Ce ne sont donc pas les contractants qui prononcent sur la valeur ; elle est décidée avant la convention. Le prix est fixé d'avance par la concurrence qui adopte et exprime ce jugement général. La variation fréquente des causes de la valeur pourra changer demain quelque chose à ce résultat ; mais il est tel aujourd'hui et forme la loi des prix. A peine reste-t-il quelque intervalle de plus cher au moins, dans lequel les parties disputent et débattent ». Le Trosne, G.-F., De l'intérêt social par rapport à la valeur, à la circulation, à l'industrie et au commerce intérieur et extérieur, Paris, 1777 Google Scholar, chap. 2,1.
25. A la différence de l'offre de blé qui peut être relativement élastique, l'offre de viande est peu élastique à la hausse en raison de la durée du cycle de production. A la baisse, elle l'est plus avec la possibilité de ne pas abattre le bétail. Beaucoup d'influences exogènes au marché interviennent, comme le climat (abondance/rareté du fourrage) ou l'épuisement du bétail qui sert d'abord aux travaux agricoles.
26. Le jeu de ce deuxième marché peut se représenter comme suit :
27. Condillac, op. cit., p. 130.
28. Serge Chassagne, « Essai d'analyse d'un marché : l'exemple des foires de Poitou au xvme siècle », 97e Congrès Nat. Soc. Sav., 1972, t. 2, pp. 137-151.
29. Morellet, , Réfutation de Galiani, Paris, 1770, p. 77 Google Scholar. Ce type d'argumentation est proche de celui développé à propos du circuit puisque le mécanisme de base est le même. On en trouve ainsi des exemples dans différents textes physiocrates, ainsi, Mercier DE LA RiviÈRE, L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Éd. Daire, Collection des Économistes, 1846, t. 2, p. 587.
30. C. CarriÈRE, « Draps du Languedoc et commerce du Levant au xvme siècle. Esquisse d'une réflexion », Revue d'Histoire économique et sociale, 1968, pp. 113-121. Notons, dans un contexte très différent, la remarque de A. Dewey sur la non-standardisation des biens vendus sur les marchés javanais, absence d'homogénéité qui nuit à la circulation de l'information et donc à la loi offre-demande. « Capital, Crédit and Saving in Javanese Marketing », dans Firth, R. et Yamey, B. S. éds, Capital, Saving and Crédit in Peasant Societies : Studies from Asia, Oceania, the Caribean and Middle America, Londres, 1964, p. 234 Google Scholar.
31. Perrot, Jean-Claude, Genèse d'une ville moderne, Caen au XVIIIe siècle, Paris-La Haye, Mouton, « Civilisations et sociétés », 1975, p. 385 Google Scholar.
32. « La rigidité fondamentale des prix est frappante », Goubert, Pierre, Beauvais et le Beauvaisis, 1600-1730, Paris, 1960, p. 489 Google Scholar.
33. Pour des remarques générales, voir Grenier, J.-Y., « Questions sur l'histoire économique : les sociétés préindustrielles et leurs rythmes », Revue de Synthèse, 1984, 116, pp. 451–481 Google Scholar.
34. Les statistiques disponibles posent un problème car il s'agit le plus souvent d'indicateurs fiscaux, sousmis à l'influence de la fraude. Remarque dirimante si notre étude ne s'intéressait pas qu'aux variations relatives des quantités, insensibles à cette difficulté si l'on admet un taux de fraude invariable. Les ventes hors marché n'obèrent-elles pas cependant la pertinence de la juxtaposition de quantités échangées sur le marché avec des prix dont la détermination inclut peut-être les volumes échangés en dehors ? Remarquons que les deux circuits sont relativement étanches dans la mesure où les catégories d'acheteurs sont socialement assez différenciées, ce qui exclut un choix alternatif. De plus, les échanges à l'extérieur de la halle ne constituent pas un marché au sens physique du terme ; aucun prix ne peut donc en résulter sans la proposition extérieure d'une fourchette de prix possibles. Comment dès lors ne pourrait-on supposer que ceux-ci ont pour base les indications fournies par le marché ?
35. Une présentation d'ensemble et une analyse économique de l'effet Giffen dans Simonin, J.-P., « Une interprétation de l'effet Giffen », Revue économique, 1980, 2, pp. 347–362 Google Scholar.
36. Il est clair que ce parallélisme peut s'expliquer en partie par la croissance démographique, cependant les fluctuations de la demande sont trop importantes pour s'expliquer seulement par celles de la démographie d'une part ; le principe de cette étude repose sur l'analyse du seul mécanisme demande-prix-revenu d'autre part.
37. Depuis les analyses classiques d'E. Labrousse, nous savons que des substitutions de consommation s'opèrent entre céréales, ce qui limite l'effet Giffen. Celui-ci ne recouvre donc toute son efficience que si l'on étend son fonctionnement à l'ensemble des céréales essentielles dont les mouvements des prix, à quelques nuances près, sont très proches.
38. Hicks, J.-R., Valeur et capital, Paris, 1968 Google Scholar, chap. 2.
39. Herbert, C.-J., Essai sur la police générale des grains, sur leurs prix et sur les effets de l'agriculture, 1775, p. 95 Google Scholar.
40. M. Garden, op. cit.
41. Les études historiques le confirment pour la région toulousaine vers 1530, J. ESTÈBE, « Le marché toulousain des étoffes entre 1519 et 1560 », Annales du Midi, 1963,pp. 183-194 ;àLavaur vers 1560, Robert Descimon, « Structures d'un marché de draperie dans le Languedoc au milieu du xvie siècle », Annales ESC, 1975, n° 6, pp. 1414-1446 ; en Beauvaisis à la fin du xvne siècle, P. Goubert, op. cit. ; à Toulouse à la fin du règne de Louis XIV, G. Bernet, « Jean Giscard, marchand drapier toulousain sous Louis XIV », Annales du Midi, 1979, pp. 53-70 ; dans la région caennaise au tournant 1766-1767, Jean-Claude Perrot, « L'industrie et le commerce de la dentelle dans la région de Caen (2e moitié du xvme siècle) », 81e Congrès Nat. Soc. Sav., 1956, pp. 215-238 ; à Laval pour la même période, F. Dornic, L'industrie textile dans le Maine et ses débouchés internationaux, 1650-1815, Le Mans, 1955.
42. Remarquons qu'elles peuvent aussi entraîner une modification du type de produits offerts. C'est un problème conjoncturel important, à la jointure de l'offre et de la demande, souligné par Perrot, J.-C., op. cit., et Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979 Google Scholar, t. 2, chap. 3 : celui de l'évolution parabolique de nombre de courbes de production industrielle. Les secteurs industriels porteurs le sont pour une durée assez brève et la stabilisation de leur activité est rarement possible. L'explication réside en partie dans la fonction de demande, très variable à cause de l'effet multiplicateur du circuit, face à une offre plus rigide qui ne peut s'adapter que par une transformation des types de production. Cette inadaptation conjoncturelle est aussi un facteur de dynamisme non seulement pour la production (dévalorisation des biens) mais aussi parfois pour les capitalistes comme le montre l'exemple des marchands de textile toulousain à la fin du règne de Louis XIV, cf. G. Bernet, op. cit.
43. Boisouilbert, , Détail de la France, Paris, Éd. de l'Ined, 1966, pp. 199–200 Google Scholar ; Gaiiani, Dialogue sur le commerce des blés, Paris, 1770 (rééd. Paris, 1984), pp. 31-32, 195 ; Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de la France, Bâle, 1758, t. 2, p. 575 ; Cantillon, Essai sur la nature du commerce en général, Paris, Éd. de l'Ined, 1952.
44. Wolff, Philippe, Commerce et marchands de Toulouse, Paris, 1954 Google Scholar, chap. 9.
45. Goubert, P., op. cit. ; sous la direction de Pierre LÉON, Structures économiques et problèmes sociaux dans la France du Sud-Est (fin XVIIe-1835), Paris, 1966 Google Scholar.
46. Quand il étudie la demande de monnaie dans la Dissertation sur les richesses de la France, Paris, Éd. de l'Ined, 1966, pp. 977-989, Boisguilbert, démontre que le crédit peut avoir beaucoup d'importance mais seulement en période d'opulence où la confiance est assurée. En revanche, en temps de crise, la confiance est détruite, la stabilité des débiteurs peu sûre, le crédit diminue.
47. La France du Midi au début du xvie siècle en fournit un bon exemple. La situation des consommateurs de draps s'aggrave avec la hausse du prix du blé, mais ils veulent maintenir le volume de leur demande, ce qui nécessite un recours plus massif au crédit (hausse du montant moyen et de la durée des prêts). Michel Lacave, « Crédit à la consommation et conjoncture économique : L'Isle-en-Venaissin (1460-1560) », Annales ESC, 1977, n° 6, pp. 1128-1153.
48. Condillac, Op. Cit.
49. Cantillon, op. cit., p. 94. On trouve également chez Cantillon, op. cit., pp. 35-36, des analyses de la consommation très similaires à celles de Condillac, en particulier quant à l'importance du mimétisme social dans la détermination des structures de consommation des différents groupes sociaux.
50. La relative indépendance de la demande et des prix distingue donc la crise où la demande est épuisée et le cas normal où elle est déterminée ailleurs. Une erreur commune à beaucoup d'analyses de la conjoncture envisagée est d'avoir abusivement interprété le premier cas en terme d'offre et de demande, d'où était déduite la généralité de ce dernier mécanisme. Interprétation d'autant plus étonnante qu'elle suppose une flexibilité des prix alors que les mêmes analyses insistaient sur leur rigidité.