Dans la nuit du 22 au 23 juin 1900, un prêtre taoïste du nom de Wang Yuanlu (1849/1850-1931) ouvre un peu par hasard une grotte du site centrasiatique de Mogao, à proximité de la ville de Dunhuang, dans la province du Gansu. S’il perçoit rapidement le profit pécuniaire à tirer de la vente de certains artefacts qu’il y découvre, il est loin d’imaginer, alors que la dynastie Qing (1644-1912) vit ses derniers feux, le retentissement de cette découverte pour l’histoire ancienne et surtout médiévale du monde chinois et de l’Asie centrale. À l’inverse, l’importance scientifique de cet événement transparaît clairement dans une lettre du 26 mars 1908 adressée à l’indianiste Émile Senart (1847-1928) par un jeune linguiste et philologue du nom de Paul Pelliot (1878-1945). Alors qu’il est arrivé sur place après de nombreux lettrés chinois et explorateurs étrangers, P. Pelliot passe plusieurs semaines accroupi dans la pénombre à sélectionner les manuscrits qui constituent l’exceptionnel trésor d’archives dont se nourrissent depuis plus de cent ans les recherches sur le Moyen Âge chinois, notamment en histoire économique, sociale et religieuseFootnote 1 :
[L]e 3 mars, pour le mardi gras, je pus entrer dans le saint des saints ; je fus stupéfié. […] Imaginez ma surprise en me trouvant dans une niche d’environ 2 m 50 en tout sens, et garnie sur trois côtés, plus qu’à hauteur d’homme, de deux et parfois trois profondeurs de rouleaux. […] [L]es documents recueillis ici nous permettront de projeter quelque lumière sur l’histoire du bouddhisme dans la Chine occidentale et le Turkestan. […] Comme on pouvait s’y attendre, une niche où on a entassé pêle-mêle tout le papier écrit qui se trouvait à portée contient beaucoup de documents locaux. […] Mais la plus grande partie des documents locaux se rapportent, directement ou indirectement, au [site de Mogao] lui-même. […] Il serait impossible d’étudier ici les documents séparés que j’ai recueillis, actes de vente, baux, actes d’ordination, cahiers de recensements, registres de souscriptions, états de dépenses courantes, correspondances. Je vous dirai seulement que nous y trouvons les éléments de toute une histoire de la région de Touen-houang à l’époque des T’ang, depuis ses chefs locaux […] jusqu’aux humbles, aux simples moines, aux artisans, aux cultivateurs ; et c’est ce que nous n’avons pour aucun autre district de la Chine. Parmi les documents les plus intéressants, il faut compter les recueils d’inscriptions, d’épitaphes, d’éloges. […] Quant à l’importance de cette bibliothèque, je ne crois pas l’exagérer. […] A mon sens, ces manuscrits apportent en sinologie deux nouveautés. D’abord, le manuscrit chinois était une catégorie à peu près inconnue dans nos bibliothèques. […] La seconde nouveauté est que, pour la première fois en sinologie, nous pourrons travailler en quelque sorte sur pièces d’archives.
À travers l’analyse d’un corpus restreint mais cohérent de manuscrits géographiques de Dunhuang, cet article vise à comprendre ce que la mise en texte des représentations spatiales produites par les fonctionnaires locaux dit de la codification des savoirs bureaucratiques et de la circulation de l’information avant les débuts de l’imprimerie. Dans la Chine prémoderne, la connaissance géographique est structurée et rationalisée mais peu figurative, et résulte d’une appropriation empirique du territoire impérial par les agents gouvernementaux qui en ont la charge. Par-delà l’apport crucial de ces documents à l’histoire des connaissances géographiques, l’article porte donc sur les spécificités des spatialités médiévales qui se déploient en fonction des pratiques administratives des acteursFootnote 2. Il convient cependant, avant d’aborder l’historiographie propre à Dunhuang (et ses angles morts), de présenter les caractéristiques du site, à la fois point d’ancrage et de circulation des savoirs médiévaux.
Dunhuang, carrefour et conservatoire des savoirs médiévaux
En plein corridor du Gansu, Dunhuang est le nœud reliant la Chine centrale au bassin du Tarim et au désert du Taklamakan (carte 1). C’est aussi un point de conservation, voire de « confiscation du savoir », qui devient, avec le temps, un creuset ethnique et un foyer de développement du bouddhismeFootnote 3. Établie comme commanderie pour la première fois sous les Han en 111 av. J.-C., la ville demeure relativement épargnée par les soubresauts politiques qui agitent l’intérieur des terres pendant plusieurs siècles. Capitale en 401 du royaume du Liang occidental durant la période des Seize royaumes des Cinq barbares (304-439), elle redevient une circonscription ordinaire jusqu’à la prise de pouvoir des Tang (618-907), au début du viie siècle. Les premières années sont délicates, car les Turcs contrôlent alors au nord le désert de Gobi tandis que les Tuyuhun enserrent les monts Kunlun au sud de Dunhuang. Fort de plusieurs victoires sur ces ennemis, le pouvoir Tang consolide son emprise sur la région au cours de la décennie 630. Cependant, les Tibétains montent en puissance à partir des années 660 et s’allient aux Turcs. Les Tang réagissent et transforment les anciennes colonies sogdiennesFootnote 4 en forteresses défensives, établies de proche en proche de Dunhuang jusqu’à Qiemo (Tchertchen). À partir du règne de l’impératrice Wu Zetian (r. 690-705) et durant la première moitié du viiie siècle, le contrôle impérial s’affermit sur la région. En 755, la rébellion du général An Lushan affaiblit durablement les Tang et déclenche un rapatriement des troupes vers le centre du pays. L’empire du Tibet en profite pour s’emparer de la zone : en 786, Dunhuang est l’ultime bastion Tang en Asie centrale à être conquis. La puissance tibétaine contrôle le territoire jusqu’en 848, date à laquelle le général chinois Zhang Yichao reprend la région. En 851, il crée autour de Dunhuang le régime de l’« Armée du retour à l’allégeance » (Guiyijun), expression qui désigne également cette période s’étendant sur environ deux siècles. Durant les Cinq dynasties (907-960), la zone est de fait indépendante des différents pouvoirs à l’est et tient bon face aux menaces extérieures, principalement incarnées par les Ouïgours. En 1036, l’invasion des Tangoutes, qui fondent deux ans plus tard la dynastie des Xi Xia, marque la fin de la période Guiyijun. C’est sans doute quelques années avant l’arrivée des Tangoutes que sont emmurés, non loin de Dunhuang, plusieurs milliers de manuscrits dans une grotte, désormais connue comme la grotte 17, du site bouddhique de Mogao. Les raisons du scellement de cette grotte restent pour le moment inconnues. Elle n’est en tout cas rouverte que 900 ans plus tard par Wang Yuanlu.
Les nombreuses études consécutives à la découverte des grottes de Dunhuang attestent la fécondité d’un champ ayant acquis un statut quasi disciplinaire : on parle désormais de « dunhuangologie » (dunhuangxue 敦煌學)Footnote 5. Parmi la myriade de travaux qui en sont issus, il faut distinguer les études de Dunhuang au sens strict de celles qui s’en nourrissent. Les premières portent sur l’histoire du site, de sa construction au ive siècle, de son programme iconographique à la richesse inouïe, de sa vie sociale et religieuse, et des hypothèses entourant la constitution du corpus de la grotte 17 et son scellementFootnote 6. Jusqu’alors circonscrites aux seules sources transmises par la tradition, les secondes – relevant de l’histoire des religions (surtout du bouddhisme), de la linguistique, du livre et de l’écrit, de l’économie ou de la médecine – se sont vues bouleversées et renouvelées par cette découverteFootnote 7. Si des sommes furent effectivement déboursées pour acheter un grand nombre de manuscrits et d’artefacts en leur temps par les acquéreurs des fonds – l’archéologue et explorateur Aurel Stein (1862-1943) et P. Pelliot indiquent des transactions respectives de 4 lingots d’argentFootnote 8 et de 20 000 francsFootnote 9 –, il faut reconnaître que le monde savant s’interrogeait alors moins sur les conditions d’acquisition et la provenance des œuvres qu’aujourd’hui. On rappellera cependant que l’intérêt des premiers lettrés et fonctionnaires chinois envers les trésors de la grotte 17 s’est davantage porté sur les productions artistiques que sur les manuscrits, notamment séculiersFootnote 10. La sinologie doit en tout cas à P. Pelliot la constitution d’un riche fonds documentaire établi depuis son retour de Chine en 1909.
Les documents géographiques de Dunhuang ont en revanche été peu travaillés, si ce n’est dans deux textes importants de P. Pelliot consacrés à des questions de géographie historiqueFootnote 11. Du côté des sinologies britannique, japonaise et chinoise (elles-mêmes détentrices d’importantes collections de Dunhuang), c’est encore la géographie historique qui a retenu l’attention du monde savantFootnote 12. L’histoire de la géographie et des représentations de l’espace est quant à elle un champ récent mais robuste de l’histoire culturelle et de l’histoire des sciences, qu’il importe de distinguer clairement de la recherche des traces topographiques du passé, objectif de la forme d’érudition antiquaire qu’est la géographie historique. En outre, la richesse du savoir géographique médiéval est trop souvent occultée par des efforts exclusivement dirigés vers une littérature de prose et de poésie certes empreinte d’imaginaires géographiques et de récits de voyage, mais fort éloignée des préoccupations relevant de la géographie ordinaireFootnote 13.
Cet article propose une perspective différente. Il s’inscrit dans un projet général d’histoire des savoirs géographiques abordés durant leur période de développement, et cherche à comprendre comment et pourquoi des géographes – qui sont bien souvent des fonctionnaires chargés d’administrer la localité où ils sont envoyés par l’administration centrale – écrivent ce qu’ils écrivent. Il vise en outre une réévaluation de l’importance des écritures ordinaires médiévales, dont les documents géographiques de Dunhuang font pleinement partie. De tels travaux sur le monde chinois ont été menés pour les périodes anciennes et modernesFootnote 14. Les études sur les Tang n’ont pas été en reste, mais l’intérêt pour les questions administratives et leurs implications sociales s’est quelque peu tari depuis le siècle dernierFootnote 15. Dans l’Occident médiéval, le développement des écritures grises s’est fait dans un contexte où l’Église et la royauté sont centrales ; l’écrit ordinaire était principalement produit par ces deux institutions, et surtout par la premièreFootnote 16. On bénéficie en outre de nombreux dépôts d’archives, et les scripteurs y sont souvent anonymes. À Dunhuang, le pouvoir et la domination des monastères bouddhiques sur l’économie locale étaient sans pareils, même si l’État impérial restait présent, surtout jusqu’au viiie siècle. Par ailleurs, la révolution de l’écrit occidental de la fin du Moyen Âge a eu lieu bien plus tôt en Chine. Elle remonte (au moins) aux débuts de l’Empire si l’on se fie aux nombreux dépôts de documents administratifs produits sur lattes de bois et lamelles de bambou, conséquences d’une standardisation de l’écrit et de la mise en place d’une administration d’État dès 221 av. J.-C. ; elle connaît un second temps à la fin de l’Antiquité avec le développement de l’usage du papierFootnote 17.
En revanche, il est fructueux d’établir des comparaisons avec d’autres gisements documentaires découverts ou reconstitués dans le cadre de fouilles professionnelles pour souligner le caractère idiosyncrasique des documents de Dunhuang et de leurs usages savants. Le plus souvent, un corpus est tout à la fois une archive matérielle et une reconstruction savante : dès lors, ses usages universitaires doivent prendre en compte les biais méthodologiques ou disciplinaires de sa constitution. Par les bouleversements qu’il implique pour l’histoire du monde chinois et de l’Asie centrale, le fonds de Dunhuang est comparable à ceux des manuscrits de la mer Morte et des archives royales de Mari pour le Proche-Orient antique, ou à celui des manuscrits de Tombouctou pour l’histoire de l’Afrique moderne. Toutefois, les concordances heuristiques sont plus notables avec les papiers de Damas et les documents de la Genizah du Caire, deux autres dépôts d’archives médiévales. Ces deux fonds furent principalement constitués entre les xe et xiiie siècles, et conservés, comme celui de Dunhuang, en contexte religieux (dans la mosquée des Omeyyades pour les premiers, et dans la synagogue Ben Ezra pour les seconds). Découverts à la fin du xixe siècle, très peu de temps avant ceux de Dunhuang, ils offrent une documentation administrative abondante et comparable par ses sujets – correspondances, actes, contrats – qui permet de redessiner la vie quotidienne médiévale. Les documents de la Genizah dévoilent plus spécifiquement combien Le Caire était un carrefour social et culturel des communautés juives, un nœud au sein de divers réseaux commerciaux, et renouvellent ainsi l’histoire religieuse, économique et sociale de la région. Toutefois, ils ne comportent pas d’informations ou de traités relevant spécifiquement d’une forme de géographie administrative ou officielleFootnote 18. Ces lacunes rendent les documents géographiques de Dunhuang d’autant plus précieux dans la perspective d’une histoire sociale et culturelle de l’écrit ordinaire médiéval.
Dans l’ensemble des fonds de manuscrits de Dunhuang, neuf documents concernent la géographie locale de la zone administrative alors nommée Shazhou 沙州, ou « préfecture de Sha (sables)Footnote 19 ». Leur identification repose d’abord sur des critères de provenance (découverte en contexte archéologique) et de langue de rédaction (le chinois classique). Nous avons ici restreint la focale aux seuls documents s’apparentant à des géographies locales : les géographies impériales et les récits de voyages ou de pèlerinages ont été exclus du corpus analysé. Il en va de même pour d’autres documents techniques locaux dont le contenu ne correspond pas à celui des autres écrits pris en compte : traités d’hydraulique et d’irrigation, registres de notabilité, histoires et hagiographies locales. Sans surprise, les représentations cartographiques sont aussi absentes de la liste, puisqu’aucune carte produite entre les Han (206 av. J.-C.-220 ap. J.-C.) et les Song (960-1279) n’a survécu. Le caractère fondamentalement textuel du savoir géographique médiéval trouve ainsi sa pleine expression dans ces documents de la pratique retrouvés à Dunhuang.
D’un point de vue matériel, les neuf manuscrits ont été rédigés sur des papiers dont la qualité varie selon les époques. Les quatre documents des viie-viiie siècles sont copiés sur des supports de bonne facture, mais la qualité des fibres employées se détériore avec le temps. Tous les documents retrouvés l’ont été à l’état fragmentaire, à l’exception du S.5448, qui est complet ; il est en outre le seul codex du corpus, les huit autres documents étant composés sur des rouleaux. Les fragments sont de longueurs variables, de quelques colonnes (S.2593) à plus de cinq cents (P.2005). Enfin, la qualité et la clarté de l’écriture sont disparates, mais le déchiffrement des documents ne pose pas de problèmes paléographiques insurmontables.
Le dépôt de Dunhuang est d’autant plus précieux que la masse des écritures intermédiaires médiévales est perdue. La fragilité du papier et les nombreuses destructions de bibliothèques impériales et privées rappellent à quel point ces pertes sont à la fois involontaires et inévitablesFootnote 20. Cependant, la mise au rebut est souvent volontaire, car les documents géographiques de la pratique ne sont pas faits pour être conservés dans les bibliothèques importantes. Les différents édits impériaux des Tang et des Cinq dynasties sont clairs à ce propos : les guides illustrés, qui constituent la majorité de la production locale, n’ont pas vocation à être préservés au-delà de leur période de validité, de cinq ans sous les Tang. Comme le précise un édit retranscrit dans la Nouvelle Histoire des Tang (Xin Tang shu 新唐書), ils sont alors remplacés par une version à jour : « [Chaque guide illustré] doit être révisé tous les cinq ans, et à cette occasion envoyé à la cour accompagné [des registres] du recensementFootnote 21 ». Pourtant, on ne s’en débarrassait pas systématiquement, puisque certains d’entre eux se trouvent mentionnés dans plusieurs catalogues de bibliothèques, et sont attestés matériellement à DunhuangFootnote 22. Synthèses d’initiatives privées et officielles, les traités bibliographiques des histoires dynastiques chinoises répertorient le contenu des bibliothèques impériales. En parcourant les 138 entrées de la rubrique « géographie » (dili 地理) du traité de l’Histoire des Sui (Sui shu 隋書), on ne peut qu’être frappé par la vitalité de la production géographique médiévale, qui traduit et concrétise l’appropriation impériale des zones décritesFootnote 23. Un tel dynamisme s’exprime à travers la richesse terminologique des titres fournis, d’où ressortent les grandes catégories suivantes : guides illustrés (tujing 圖經) bien sûr, mais aussi traités illustrés (tuzhi 圖志), topographies (dijing 地境) et recueils (lu 錄 ou ji 記). Un croisement fin entre ces titres et les fragments correspondants dans les sources transmises par la tradition et dans la documentation de Dunhuang met au jour deux sous-ensembles principaux : des documents de la pratique administrative d’une part, et des géographies narratives de l’autre. Les uns comme les autres ont pour caractéristique principale de traiter de localités ou d’espaces régionaux. Leur valeur est fondamentale pour qui s’intéresse aujourd’hui à l’historiographie de la Chine impériale.
Tournant local et constitution du savoir géographique
Au cours des quarante dernières années, les historiens du fait impérial chinois se sont attachés à identifier la trame de production du savoir lettré, ordinaire et savantFootnote 24. Afin de comprendre la nature de la relation scripturaire entre centre et périphéries, il est nécessaire d’analyser les mécanismes de construction des savoirs locaux et des savoirs sur les localités. Au miroir des développements de la microhistoire et du tournant spatial dans le monde européen, l’évolution historiographique du second millénaire de l’Empire chinois (xe-xxe siècles) a été marquée par un tournant local – l’approche microhistorique lui étant consubstantielleFootnote 25. S’il est récent, ce tournant fait écho aux préoccupations des auteurs médiévaux eux-mêmes : ces derniers ont écrit sur les localités et se sont interrogés sur les implications de leurs productionsFootnote 26. En parallèle de l’histoire institutionnelle, sociale et littéraire, l’histoire des représentations de l’espace permet donc d’étudier la genèse, les conditions de l’essor et les acteurs historiques de ces préoccupations géographiques.
Les neuf documents géographiques de Dunhuang révèlent justement le lien entre fabrication du lieu et production du savoir géographique, seulement rendu possible par les pratiques bureaucratiques telles qu’elles surgissent dans la mise en texte des manuscrits. La découverte fortuite au début du xxe siècle de ces documents médiévaux de la pratique est d’autant plus importante que ceux-ci nous sont généralement inconnus. Nous l’avons vu, du point de vue de l’historiographie officielle, l’effacement de ces écritures grises était en effet logique car elles n’avaient pas vocation à être conservées. Elles constituaient un fonds local et empirique dans lequel historiens et géographes puisaient pour composer histoires officielles, encyclopédies et géographies impériales. Ces agents mandatés par l’État sélectionnaient uniquement les informations nécessaires à la réalisation des œuvres patronnées par le pouvoir impérial. Pour qui souhaite en faire aujourd’hui l’histoire, l’absence habituelle de ces écritures intermédiaires éclipse toute l’opération historiographique aboutissant à la constitution du corpus bureaucratique. L’occultation de ce processus complique l’étude des éléments qui scandent habituellement la réalisation du travail géographique par les acteurs historiques : descriptions personnelles, comptes rendus d’observation et de participation aux activités de la localité, rassemblement et compilation d’informations de seconde main et de témoignages tiers.
Fort heureusement, la chaîne de production de l’information géographique médiévale – si cruciale pour comprendre ou réévaluer le tournant local et microhistorique traditionnellement lié à l’ère de l’imprimerie, qui naît sous les Tang et se développe à partir des Song – nous est tout de même connue par deux autres ensembles documentaires. Le premier rassemble plusieurs centaines de fragments d’écrits géographiques locaux cités dans diverses encyclopédies compilées entre les viie et xiiie sièclesFootnote 27. Leur transmission résulte de coupes volontaires et de choix, effectués par les rédacteurs de ces encyclopédies. Les fragments en question éclairent davantage les considérations des observateurs – les encyclopédistes – que celles des acteurs – les fonctionnaires et lettrés originellement chargés de leur réalisation à l’échelle locale.
Le second massif textuel correspond précisément à la petite dizaine de manuscrits géographiques médiévaux emmurés au début du xie siècle à Dunhuang et mis au jour à partir de 1900. Malgré des états de conservation variables, ces quelques manuscrits témoignent au plus près des évolutions de l’écrit géographique et de la richesse de l’information géographique qui circulait au Moyen Âge dans le monde sinisé. En raison de la remarquable continuité matérielle et thématique dont ils font preuve, ces documents forment le soubassement documentaire de cet article.
Grâce aux manuscrits de Dunhuang, l’objectif est ici de montrer que s’opère dès le haut Moyen Âge une codification du savoir géographique. Ces écrits géographiques ordinaires témoignent d’une unité épistémologique certaine, en dépit d’une richesse typologique qui sera examinée chronologiquement dans les sections suivantes et qui permet d’analyser le processus de construction d’un lieu et de sa représentation. En effet, ces documents avaient vocation à fournir un répertoire d’informations complètes dans lequel piochaient les protagonistes du savoir bureaucratique. Jusqu’à la découverte de ces manuscrits, il était impossible de mesurer la masse et la nature d’un tel répertoire. On peut désormais retracer à la fois l’élaboration du savoir géographique local et sa perte – ou son épuisement – de manière à reconstituer les pratiques bureaucratiques et les multiples usages des connaissances géographiques dans la Chine médiévale. Il en ressort que ce savoir est tout à la fois profus et en voie de standardisation au sein des différents sous-genres qui le constituent. En caractérisant ce qui se perd au cours de l’opération historiographique, les manuscrits comblent un manque et dévoilent une partie du processus d’écriture de l’histoire dans la Chine médiévale, la géographie formant alors une sous-catégorie officielle et importante du genre historique. Plus spécifiquement, les documents de Dunhuang témoignent de l’évolution typologique de l’écrit géographique médiéval de la fin du viie au milieu du xe siècle, et révèlent ainsi plusieurs tensions : entre l’accumulation d’informations géographiques régulièrement mises à jour et l’absence ou la perte de données, entre les circulations horizontales et verticales d’un tel savoir, et entre l’anonymat de l’exercice et les traces d’affirmation du charisme des fonctionnaires qui en ont la charge. L’information géographique apparaît dès lors comme un outil particulièrement pertinent pour observer, à travers les pratiques de leurs acteurs, les savoirs chinois médiévaux en action.
Les documents de Dunhuang offrent un angle d’approche fécond pour une analyse des savoirs bureaucratiques et de leur éventuelle codification avant la dynastie des Song, qui correspond à la période de constitution du genre des monographies locales (difang zhi 地方志). En effet, la découverte comme le contenu des manuscrits de Dunhuang ont pour conséquence d’antéposer deux phénomènes traditionnellement associés au temps des Song : les débuts du tournant local d’une part, la standardisation du savoir géographique médiéval d’autre part. La masse de documents locaux produits entre les Han de l’Est (25-220) et les Tang prouve que le tournant local remonte au moins au haut Moyen ÂgeFootnote 28. En revanche, la seconde assertion doit être nuancée. Si la période des Tang s’inscrit bien dans un mouvement général de codification de l’écrit technique ordinaire, les manuscrits de Dunhuang suggèrent aussi un bouillonnement et une pluralité des pratiques géographiques. Bien que les neuf documents de notre corpus présentent une cohérence certaine ne serait-ce que par la communauté de descriptions qui les traversent, leur matérialité et leur structure impliquent la coexistence de sous-genres géographiques distincts. Une telle pluralité souligne l’importance grandissante de l’écrit géographique dans l’économie du savoir bureaucratique du monde médiéval chinois et permet d’appréhender les différentes manières officielles de représenter l’espace. Ces manuscrits rendent compte de la richesse, typologique et numérale, d’une production abondante mais dont on peine à mesurer l’importance en raison de son caractère éphémère et provisoire.
Afin d’éprouver la discordance apparente entre la variété des sous-genres géographiques et la codification progressive du savoir dont ils dépendent, il s’agit de documenter, au sein de ces neuf manuscrits composés entre les viie et xe siècles, toute indication formelle/matérielle, relation intertextuelle ou référence à des pratiques scripturaires et administratives. Recueillir ces indices vise à historiciser le rôle de l’information géographique et le poids de ceux qui la produisent. La plupart des manuscrits étant liés entre eux, il convient de distinguer le contingent du permanent, sans pour autant créer une opposition à l’évidence étrangère à leurs auteurs et compilateurs. En effet, les pratiques scripturaires que reflètent ces documents sont autant de clefs pour comprendre la manière dont travaillaient les géographes. Si le monde chinois médiéval a connu diverses formes de géographies individuelles, la production de l’information géographique restait souvent subordonnée à la gangue de la bureaucratie impériale. Nos documents, qui relèvent d’un substrat administratif, certes local, mais surtout officiel, le confirment. Le cadre posé, la matérialité des documents vient rappeler les limites imposées par l’exercice et les stratégies de contournement employées par les scribes en charge de la notation de la chose géographique.
Au sein de cet ordre du savoir bureaucratique local, il est indéniable que les guides illustrés (tujing) préfigurent les monographies locales, par leur caractère informatif et exhaustif, leur organisation rationnelle et l’ampleur des sujets qu’ils couvrent. On voudrait cependant montrer que l’existence d’autres textes géographiques locaux produits et circulant à Dunhuang montre la variété des ressources disponibles pour les administrateurs, les lettrés et les militaires. Tous savaient, selon le moment ou l’usage, emprunter non seulement aux guides illustrés, mais encore aux traités illustrés (tuzhi) et topographies (dijing) existants.
L’ensemble de ces manuscrits géographiques dessine une typologie de l’écrit médiéval chinois ordinaire. Puisque cette production administrative ne relève pas des belles lettres, ou alors uniquement à la marge, elle répond à des normes de composition précises. Le plus souvent anonymes et produits par des fonctionnaires locaux, ces documents sont des sources, non pour la science historique moderne, mais avant tout pour les historiens et géographes professionnels du Moyen Âge. Ils y trouvent une information claire, fiable et hiérarchisée, mise à jour et donc prête à l’emploi. Cette documentation a pour fonction première de servir de matrice à la composition d’ouvrages pérennes. Mais ce n’est pas tout, car l’écrit ordinaire géographique témoigne au plus près du travail des acteurs historiques de l’administration locale. Au même titre que les individus qui en sont les auteurs ou qui y sont décrits, ces documents deviennent source d’action. Les précédents bureaucratiques servent d’argument à de nouvelles entreprises (irrigation, construction, imposition, cultes) et poussent à agir par la preuve d’efficacité qu’ils apportent. Produite pour le centre de l’Empire, cette paperasse permet aussi de trouver des solutions aux problèmes administratifs locaux et de justifier par anticipation ou rétrospectivement l’enclenchement d’une action.
Une fois produites, les géographies locales connaissent une circulation spatiale double : horizontale, au sein d’une même préfecture ou d’une préfecture à l’autre, et verticale, de la localité vers la cour. Le hiatus entre le contenu des géographies impériales et celui des documents de Dunhuang laisse logiquement entrevoir les éléments qui ne circulent que d’un document local à l’autre : informations biographiques, anthroponymes remarquables, précisions toponymiques, détails techniques, anecdotes édifiantes, etc. S’ils ne sont pas réemployés au Bureau de l’histoire à la capitale, ces détails qui font le sel d’une localité sont préservés et donc transmis dans la plupart des documents de la pratique géographique, en raison du feuilletage temporel d’une production étalée sur trois siècles et portant sur le même lieu. Par ailleurs, la transmission d’informations géographiques locales sur plusieurs générations transforme les manuscrits en couches qui s’accumulent autant qu’elles s’effacent. La paléographie, l’étude de la matérialité des papiers et celle des chrononymes explicites permettent de situer dans le temps le moment où ces documents furent composés. Ces datations relatives restent cependant secondaires face aux logiques éditoriales propres à chaque texte, ou révélées par la comparaison entre manuscrits. Il en ressort un dynamisme dans les processus de constitution du savoir géographique, qui est certes fait de copies, mais aussi d’ajouts et de retraits.
Il s’agit désormais d’établir une typologie fine de l’écrit géographique médiéval. Les manuscrits découverts à Dunhuang dessinent une carte plus complexe des savoirs spatialisés, et leur variété typologique oblige à délaisser la vision d’une géographie locale réduite sous les Tang au seul genre des guides illustrésFootnote 29. Afin de comprendre les étapes heurtées de la constitution et de la standardisation des savoirs géographiques locaux, on cherchera à débusquer au sein des manuscrits puis à historiciser les traces et indices qui appartiennent à des régimes distincts, typologiquement et chronologiquement. D’où une enquête en quatre temps : le premier concerne les guides illustrés produits entre le viie et le viiie siècle, et montre ce que leur matérialité dit de l’efficacité bureaucratique sous les Tang ; le deuxième se penche sur un traité illustré du ixe siècle, crucial pour comprendre les circulations verticales et horizontales du savoir local ; il est ensuite question de deux abrégés plus difficiles à classer, mais dont certains éléments témoignent des conditions de reproduction et de la richesse typologique du savoir géographique à la fin des Tang ; un dernier développement traite de deux documents du xe siècle, une topographie et un recueil narratif, différents par leurs usages mais qui entretiennent des liens intertextuels avec les manuscrits précédents.
Matérialité des guides illustrés du début des Tang
Composés entre le viie et le viiie siècle, les manuscrits S.2593, P.2005, P.2695 et P.5034 sont les plus anciens de la sélection. Ils appartiennent à différents chapitres et versions d’une même matrice, le Guide illustré de Shazhou. De nombreux travaux et éditions critiques, au croisement de la philologie et de la géographie historique, ont été consacrés à ces manuscrits, et notamment au P.2005, dont le contenu s’avère le plus richeFootnote 30. La série dans son ensemble revêt pourtant un intérêt multiple : le S.2593 en contient le sommaire ; le P.2005 est un rouleau pratiquement complet et présente un agencement et une structure remarquables ; quant au P.5034, il possède des éléments d’intertextualité qui marquent le début d’un dialogue crucial avec les manuscrits des siècles suivants. Enfin, ces documents sont vraisemblablement de la main de Li Wukui 李無虧, le préfet en poste à Dunhuang au temps de Wu Zetian.
Conservé à la British Library, le manuscrit fragmentaire S.2593 ne comporte que 6 colonnes (fig. 1) dont l’importance est pourtant cruciale pour plusieurs raisons. Ces colonnes comprennent le titre du document, son sommaire et les premières phrases du premier rouleau, qui donnent les prémices d’une description des terres, des activités et des plantes endémiques de la régionFootnote 31. Il s’agit probablement d’une copie, car le texte est inscrit au verso d’un manuscrit plus complet de 80 colonnes, les rouleaux 40 et 41 du Sūtra de la grande extinction complète [des soifs et des désirs] (Da banniepan jing 大般涅槃經)Footnote 32. Si le but premier n’était pas de recopier le manuscrit dans son ensemble, car un espace de 80 colonnes eut été insuffisant pour accueillir un rouleau complet du Guide illustré de Shazhou, il est cependant possible que l’auteur ait été interrompu en cours de rédaction pour une raison inconnue, ou bien que le texte n’ait été qu’un simple exercice de copiste pour se faire la main. Quoi qu’il en soit, la graphie est différente de celle des autres copies supposées du Guide illustré de Shazhou. Le sommaire précise le titre du document, un « Shazhou tujing » 沙州圖經 (Guide illustré de Shazhou) en cinq rouleaux. Les trois premiers rouleaux concernent la préfecture dans sa globalité, tandis que le quatrième décrit le district de Dunhuang et le cinquième celui, plus occidental, de Shouchang 壽昌. Enfin, la mise en regard du sommaire et du contenu des manuscrits P.2005, P.2695 et P.5034 complète les parts manquantes d’une ou de plusieurs versions d’un Guide illustré de Shazhou produit sous les Tang, entre le milieu du viie et la fin du viiie siècle.
Le contenu des manuscrits P.2005 et P.2695 est pratiquement identique. Le P.2005 est, avec 513 lignes, plus complet et en meilleur état de conservation que le P.2695 (115 lignes). C’est cependant la mention du titre dans le colophon du P.2695 (« Guide illustré du gouvernement général de Shazhou, troisième rouleau » 沙州都督府圖經卷苐[第]三) qui confirme que le P.2005 correspond au troisième rouleau du Shazhou tujing. En outre, les titres du S.2593 et du P.2695, qui ne sont pas exactement similaires, attestent des strates successives de composition des guides illustrés, qui devaient être mis à jour à intervalles réguliers. Les rédacteurs adaptaient donc les titres à l’évolution administrative des toponymes. Sans titre explicite, le manuscrit P.5034 correspond certainement par son contenu au cinquième rouleau du Guide illustré de Shazhou, car il porte sur le district de Shouchang. Le P.5034 est fortement mutilé, mais ses 210 lignes et les recoupements avec les manuscrits ultérieurs des ixe et xe siècles laissent peu de place au doute sur ce point.
En termes de mise en texte, les manuscrits P.2005, P.2695 et P.5034 arborent une indentation nette qui a pour effet de distinguer les titres et sous-titres des différentes rubriques en les plaçant au-dessus du corps du texte (fig. 2). De ce procédé inédit découle une triple conséquence, dont la troisième est le produit des deux premières : tout d’abord, l’information géographique destinée à l’usager devient instantanément hiérarchisée ; ensuite, l’agencement visuel du document dévoile sa structure interne, à laquelle elle est corrélée ; enfin, la combinaison de ces éléments démontre le degré de codification avancé, sous les Tang, du genre des guides illustrés.
Pour comprendre ce qui est important, d’un document à l’autre, et distinguer ce qui est standardisé de ce qui ne l’est pas, il est nécessaire de se concentrer d’abord sur les éléments codifiés, puis sur ce qui fait exception. L’hypothèse d’une codification des écrits locaux s’appuie sur des injonctions impériales récurrentes à compiler des guides illustrés. Avant l’édit de la Nouvelle Histoire des Tang, un édit de l’année 583 rédigé sous les Sui (581-618) instaure déjà une réforme du découpage administratif et oblige les fonctionnaires à une mobilité tous les trois ou quatre ans, selon leur gradeFootnote 33. Ces déplacements modifient les modalités d’acquisition des connaissances des lieux. Les agents doivent donc entièrement construire un savoir sur les circonscriptions dont ils ont la charge pour ensuite le transmettre à des successeurs tout aussi ignorants à leur arrivée. Cette standardisation est renforcée par une logique éditoriale manifeste dans la composition des manuscrits, dont la structure rationalise thématiquement les marqueurs topographiques présents à Dunhuang aux viie-viiie siècles : les premières entrées signalent les bornes naturelles (monts, cours d’eau) du territoire, les suivantes précisent les marqueurs anthropiques (relais de poste, canaux, digues) ; une fois atteint le siège préfectoral, le P.2005 indique les sites administratifs d’exercice du pouvoir, les lieux de savoir et les pôles économiquesFootnote 34. Le texte du document reflète en somme une progression spatiale inductive le long des routes terrestres et fluviales et au sein des pôles urbains de la préfecture. Sur le terrain, cette organisation interne facilite la tâche de celui qui veut s’informer sur l’emplacement et l’importance d’un lieu donné. En déroulant le manuscrit et en survolant le texte pour s’arrêter sur les entrées qu’il juge pertinentes en fonction de l’endroit où il se trouve, l’usager gagne en efficacité. Une telle disposition favorise également le réemploi de l’information géographique dans d’autres écrits locaux, mais surtout dans les géographies impériales, qui sont en réalité des compilations de documents locaux.
La présence, principalement dans le P.2005, d’apparentes interpolations heurte l’ordre narratif codifié. Il en va ainsi de plusieurs rubriques dont l’utilité pour la gestion administrative ou la collecte de l’impôt semble relative : une « étrangeté » (yiguai 異怪), la « mare d’encre [du calligraphe] Zhang Zhi » (Zhang Zhi mochi 張芝墨池), « vingt présages auspicieux » (nian xiangrui 廿祥瑞) et une « chanson » (geyao 歌謡) à la gloire de l’impératrice Wu ZetianFootnote 35. La notation dans un texte géographique médiéval d’anecdotes surnaturelles et de rapports divinatoires n’est pourtant pas une incongruité : ils participent tout autant que les réalités tangibles à la représentation spatiale du monde. Outre leur utilité pour comprendre l’espace social de la préfecture et les croyances qui y ont cours, ces entrées portent l’empreinte du préfet en charge de la zone – et donc de la compilation du document – sous Wu Zetian : Li WukuiFootnote 36. Quant à la chanson, officiellement attribuée au petit peuple, elle est plus sûrement de la main du préfet. La qualité générale du manuscrit, celle du papier et le soin apporté à l’exécution de la copie, sans oublier le registre général de la chanson, font qu’un homme du commun n’aurait certainement pas pu la composer. Par ailleurs, la nature des références littéraires qui s’accumulent dans ce morceau contribue, par un effet de miroir, à édifier le charisme préfectoral. Les citations du Classique des poèmes (Shijing 詩經)Footnote 37 et les renvois à des événements historiques en rapport avec les activités de la cour participent de la mise en valeur des qualités d’un fonctionnaire comme Li Wukui, disposant d’une solide culture classique et au fait des mouvements politiques qui affectent la capitale. Les entrées évoquant les réalisations hydrauliques de Yang Xuan 楊宣 et de Meng Min 孟敏 (tous deux actifs au ive siècle) poursuivent le même objectif : tout en inscrivant ceux-ci dans une communauté de fonctionnaires vertueux, elles les ancrent individuellement dans une lignée dont l’empreinte sur le territoire se mesure à travers les bénéfices tirés par les paysans et l’inscription du nom des officiels dans la toponymie locale. C’est ainsi que l’on trouve un canal Mengshou 孟授 (enseignement-de-Meng) et un autre canal Yangkai 陽開 (ouverture-de-Yang), nommés en l’honneur des deux fonctionnaires à l’origine de leur percement, au sud de DunhuangFootnote 38 (carte 2).
Ces quelques exemples mettent en valeur les acteurs du savoir géographique que sont les fonctionnaires civils en charge de la gestion des localités. Derrière les préfets, dont les noms surviennent çà et là, émerge le rôle des commis, des clercs, autant de « vrais professionnels de la bureaucratieFootnote 39 » qui sont les compilateurs de nombreux manuscrits et participent au processus de production des savoirs savants et ordinaires. Les noms qui surgissent dans les colophons des manuscrits postérieurs au viiie siècle – Zhang Daqing, Zhai Fengda – ou en couverture – Daoxuan – sont en réalité ceux des compilateurs, des copistes et des propriétaires des documents. Si les véritables auteurs restent anonymes, leur identité affleure de temps à autre. Par-delà l’anonymat postulé des rédacteurs, certains acteurs comme Li Wukui finissent en effet par apparaître. Il faut néanmoins distinguer auteurs, compilateurs et propriétaires des manuscrits d’une part, et acteurs historiques mentionnés dans ces documents d’autre part. Alors que le préfet est censé mettre en œuvre la politique étatique davantage que l’élaborer, les guides illustrés semblent montrer un activisme préfectoral bien peu en phase avec l’image d’un exécutant terne et sans marge de manœuvreFootnote 40. Un administrateur comme Li Wukui semble avoir les coudées franches pour mener une politique locale originale et efficace. L’investissement personnel dans la compilation d’un guide illustré est une manière d’exprimer sa réussite et d’affirmer sa capacité d’action, rendue légitime par l’approbation de la population. Les réalisations des fonctionnaires sont mises en scène pour souligner les vertus de la gestion administrative d’une localité, vanter des compétences en ingénierie hydraulique ou glorifier les vertus de la maison impériale. Les écrits locaux deviennent ainsi une tribune pour exprimer non le blâme ou l’éloge, mais une voix propre et les mérites qui vont avec. De ce processus découle un paradoxe rhétorique : la prise de pouvoir des préfets et l’affirmation progressive de leur rôle passent par un effacement apparent de leur figure – leur anonymat est en effet imposé par les règles encadrant la compilation documentaire. La géographie (et ses disciplines connexes) apparaît alors comme un instrument de légitimation du corps des fonctionnaires auteurs de ces documents : tout en construisant le lieu, en l’identifiant, ils édifient en parallèle leur propre stature, celle d’un administrateur efficace. Telle anecdote ou la mention d’actions collectives et individuelles visent à ce que soit reconnu leur rôle en tant qu’intermédiaires entre le centre et la localité.
Ces premiers textes du début des Tang sont un témoignage de l’efficacité bureaucratique jusqu’aux confins de l’Empire : la capacité à rassembler l’information et à produire des documents entraîne des usages mieux ciblés – à proximité chez les homologues locaux, et au loin pour la cour et au-delà. Ils sont les pièces d’une géographie de l’action : leur utilisation permet aux agents envoyés sur le terrain d’agir et de se mouvoir en même temps qu’ils témoignent de l’action et des activités du préfet. À l’échelon supérieur, ils favorisent la prise de décisions relatives à la gestion administrative de la localité.
Circulations du savoir dans un traité illustré du ixe siècle
Des années 780 aux années 850, l’intermission tibétaine bouleverse l’équilibre politique de Dunhuang et du grand ouest du monde sinisé. Les cinq autres documents de géographie locale du corpus sont rédigés après cette période, et leur contenu comme leur structure en portent la trace. Bien que d’autres guides illustrés continuent à être produits dans divers endroits du territoire jusque sous les Song, il importe de noter qu’aucun des cinq documents restants n’appartient à ce sous-genre. Le premier d’entre eux, le manuscrit S.367, tient du genre des traités illustrés (tuzhi). Daté du ixe siècle et désormais conservé à la British Library, il présente un intérêt historique double. D’une part, il permet d’appréhender la circulation aussi bien verticale qu’horizontale de ce type de documents, et donc les usages qui en étaient faits. D’autre part, il apporte la preuve matérielle de ce en quoi consistait un traité illustré, un genre géographique dont nous n’avons aucun témoignage en dehors des compilations impériales qui étaient produites à partir de ces documents. Le manuscrit est donc différent des guides illustrés des viie-viiie siècles, et son appartenance à un autre sous-genre peut être déterminée par des critères de taille, d’agencement et de contenu.
À quelques exceptions près, le S.367 ne présente pas d’indentation. Les nouvelles entrées sont signalées par des blancs. En revanche, il comprend en de nombreux endroits des passages explicatifs à caractère topographique ou sériel, rédigés dans une police de plus petite taille (fig. 3). En somme, le texte est assez clairement structuré, mais visuellement moins ordonné qu’un guide illustré comme le P.2005. Le début étant mutilé, on ne dispose que des 86 colonnes finales du manuscritFootnote 41. Les 27 premières d’entre elles portent sur Shazhou, et plus précisément sur le district de Shouchang. Le contenu recouvre donc partiellement celui du P.5034, avec lequel il est fructueux d’établir une comparaison. Prenons pour exemple le traitement différencié des colonies établies par des populations sogdiennes au sud-ouest du Lob NorFootnote 42. Ce cas permet de distinguer les variations typologiques et conjoncturelles entre guides et traités illustrés. Les premiers se caractérisent par un plus grand nombre de détails et des intentions d’usage clairement utilitaires, tandis que les seconds sont davantage synthétiques et fournissent une vision d’ensemble de l’organisation du territoire.
La première de ces colonies dont le cas se trouve traité est Shicheng 石城, la « ville de pierre » (Charkhlik). Le S.367 présente sur 5 colonnes les origines du site, puis la qualité de ses sols et son environnement désertique, ainsi qu’une histoire onomastique jusqu’à l’arrivée des Sogdiens. Plus condensé et occultant l’anecdote complète de l’assassinat du roi de Loulan par le nervi Fu Jiezi 傳介子 (?-65 av. J.-C.), le texte du S.367 diffère de la version de l’Histoire des Han (Han shu 漢書), semble-t-il transmise presque intégralement dans le P.5034 et plus riche en détailsFootnote 43. Cette entrée constitue en outre le pivot et le lieu central autour duquel les autres colonies sont signalées. Celle sur Tuncheng 屯城, longue de 4 colonnes, est du même acabit : elle complète les informations aujourd’hui fragmentaires du P.5034Footnote 44. Aux indications minimales sur l’emplacement et les dimensions spatiales de la colonie succède une anecdote raccourcie sur Weituqi 尉屠耆, le frère du roi assassiné, pour identifier un endroit ayant connu plusieurs changements de nomsFootnote 45. Arrivé à la « ville nouvelle » (Xincheng 新城), le S.367 donne sa situation géographique par rapport à Shicheng, puis l’origine de sa construction par le Sogdien Kang Yandian 康艷典, et une précision sur les gens qui y vivent encore. Les informations fournies par le S.367 sont réduites, à la fois en raison du caractère synthétique des traités illustrés, et à cause de l’évolution politique et démographique de la zone. Le constat est le même pour les trois colonies suivantesFootnote 46 : le P.5034 est à chaque fois plus complet et fin dans ses divisions catégorielles (dimensions des enceintes, présence de monastères, signalement des ruines) que le S.367, qui n’ajoute que l’état de peuplement lorsque celui-ci a évolué. En définitive, une double évolution est perceptible : il y a d’abord une réduction, d’un genre à un autre, et d’une période à une autre, de la place dévolue à l’information géographique ; cette diminution est ensuite accentuée par la nature du document, qui oblige à condenser l’information. Ces exemples de colonies sogdiennes sont en outre intéressants en ce qu’ils montrent des variations dans le type d’informations géographiques retenues : que doit-on savoir avant, puis après le passage des Tibétains ?
Pour confirmer ces tendances, il est indispensable d’analyser la suite du manuscrit portant sur Yizhou (Hami, actuel Xinjiang), la préfecture sise au nord de Shazhou, car il s’achève sur un colophon particulièrement significatif. Tandis que les colonnes 28 à 84 concernent la ville elle-même, les deux dernières consistent en un colophon qui révèle le nom de l’auteur de la copie, Zhang Daqing 張大慶. Élève de l’école préfectorale, il est également l’auteur d’un traité d’astrologie calendaire de méthode liuren Footnote 47. Le colophon date la copie du 2 février 886 :
Étant donné qu’au vingt-cinquième jour du douzième mois de l’année initiale de [l’ère] Guangqi l’envoyé pacificateur de Lingzhou et grand maître Si vint à la préfecture [de Sha] accompagné d’autres [fonctionnaires], Zhang Daqing copia ce document [officiel] auprès de l’envoyé Si, [afin de] pouvoir [le] conserverFootnote 48.
Zhang Daqing a donc copié le S.367 à partir d’une version détenue par l’envoyé de Lingzhou. Cette préfecture est située dans l’actuelle province du Ningxia, et son siège est légèrement au sud de Yingchuan, soit à un peu plus de 1 200 km à l’est de Dunhuang. En résumé, le document traite des régions occidentales et au minimum des préfectures de Shazhou et Yizhou ; il se trouve entre les mains du responsable politique d’une préfecture occidentale, Lingzhou – bien que fort éloignée des deux autres –, qui se déplace dans l’espace, et plus précisément dans la zone décrite dans son document. Sa localisation dans une autre préfecture que celle de sa production prouve que différentes versions d’un même traité illustré pouvaient cheminer au sein du territoire de l’Empire. Le colophon donne une indication cruciale sur la circulation de ces documents, une circulation horizontale, entre préfectures, et non uniquement verticale, de la préfecture vers le centre impérial. Copié par un lettré local bien identifié, ce manuscrit est peu susceptible d’erreurs factuelles ou scripturaires. Pourquoi alors un fonctionnaire en poste doit-il recopier des informations portant sur sa propre préfecture, mais émanant d’un administrateur allogène ? C’est qu’il n’y a certainement pas, à Dunhuang, de telles informations au moment où Zhang Daqing les recopie, ou, en tout cas, pas toutes les informations que contient ce document. On peut dès lors relativiser l’impression d’une accumulation incessante de documents jusqu’à la fermeture de la cave en vue d’en faire un conservatoire exhaustif du savoir : il y avait à Dunhuang comme ailleurs pertes, transferts et dépôts provisoires. Le manuscrit entre les mains de l’envoyé de Lingzhou apporte ainsi des éléments additionnels et, ce faisant, met à jour les données connues à l’époque.
Une dernière explication, conjoncturellement envisageable, pourrait permettre de comprendre la présence à Lingzhou du document servant de modèle à Zhang Daqing. Lingzhou devient la préfecture la plus occidentale encore gouvernée par les Tang à la suite de la prise de contrôle tibétaine dans la décennie 780. Des documents auraient pu y être conservés le temps que la situation se calme, pour ensuite circuler à nouveau une fois la région reprise. Rien n’empêche alors d’imaginer que les préfectures importantes sur le chemin de la capitale aient pu servir de relais et de conservatoires temporaires aux manuscrits de géographie locale envoyés à la cour. Cette hypothèse incite à spéculer sur le contenu additionnel du S.367, un document, rappelons-le, mutilé. Il pourrait avoir proposé des descriptions des circonscriptions administratives de Guazhou 瓜州, Xizhou 西州 et Tingzhou 庭州, soit l’ensemble des préfectures incluses dans le vaste circuit occidental de Longyou 隴右.
Si le P.2005 offre un témoignage crucial sur la matérialité d’un guide illustré, le S.367 fournit pour sa part un éclairage précieux sur le genre connexe du traité illustré. Ce dernier document contient notamment la description connue la plus détaillée de YizhouFootnote 49 et nous autorise ainsi à mesurer, après avoir fait le constat de ce qui se perdait au cours du processus de transmission des savoirs locaux, la part de l’information qui se trouve à l’inverse conservée. Il faut pour cela se tourner vers le Traité illustré des commanderies et districts de l’ère Yuanhe (Yuanhe junxian tuzhi 元和郡縣圖志), une géographie impériale du début du ixe siècle structurée selon les divisions et subdivisions administratives de la dynastie des Tang. La rubrique dédiée à Yizhou contient un bref exposé (36 caractères) du district de Nazhi :
Le district de Nazhi est [de catégorie] C. Au nord-est [du district], on atteint la préfecture en cent vingt lieues. Établi lors de la quatrième année de [l’ère] Zhenguan (630). Sa ville fortifiée fut érigée par les hommes de Shanshan. Les iranophones-hu donnent à Shanshan le nom de Nazhi, c’est pourquoi le district fut nommé ainsiFootnote 50.
Par son laconisme, cette description factuelle reflète une contrainte générique des géographies impériales : la nécessité de condenser l’information géographique. Dans le S.367, la même entrée sur le district de Nazhi, longue de 89 caractères, indique que :
Le district de Nazhi est [de catégorie] C. À l’est, la préfecture est distante de cent vingt lieues [Fonds monétaires disponibles dans les] offices publics : deux cent quinze mille [sapèques] Foyers : six cent trente-deux Cantons : septFootnote 51
[À propos du district décrit sur] la droite, il y eut au début des Tang un autochtone, Shanfutuo, qui dépendait des Turcs de l’Est. En raison d’une levée d’impôts accablante, il pénétra à la tête de citadins dans le désert [pour] rejoindre Shanshan. [Une fois] arrivés, ils cohabitèrent avec les Tu[yu]hun. Ils traversèrent Yanqi et ensuite trouvèrent refuge à Gaochang. L’instabilité [qui y régnait] les fit revenir [à Nazhi]. Les iranophones-hu avaient donné à Shanshan le nom de Nazhi ; dès que [Shanfutuo et ses citadins] revinrent de Shanshan, ils s’y conformèrent et nommèrent [ce site] de la sorteFootnote 52.
Par-delà une longueur plus que doublée, le manuscrit enrichit considérablement les données de géographie historique du site contenues dans la géographie impériale précitée. Le lecteur du document, qui suit les causes de l’exode d’un groupe de Turcs de l’Est et la formation des alliances successives menées, peut ainsi mesurer l’agitation géopolitique qui règne de part et d’autre du désert du Taklamakan au viie siècle. Enfin, le manuscrit S.367 explicite l’origine de l’opération linguistique par laquelle le district fut nommé Nazhi. Les rapports intertextuels entre le manuscrit et le Traité illustré des commanderies et districts de l’ère Yuanhe ne font aucun douteFootnote 53.
Il ne faudrait pas pour autant conclure que la circulation ne s’effectue que de bas en haut. On attribue la compilation du Traité illustré des commanderies et districts de l’ère Yuanhe à Li Jifu 李吉甫 (758-814), durant l’ère Yuanhe (806-820). Le fait que cette réalisation soit antérieure d’une soixantaine d’années à celle de la copie du S.367 ne signifie nullement qu’une partie du contenu de ce dernier manuscrit n’ait pu être rédigée antérieurement : d’une mise à jour à l’autre, ce premier état a certainement été reproduit et utilisé dans d’autres types de documents, par exemple dans une géographie impériale comme celle de Li Jifu. La probabilité d’être en présence de plusieurs couches et de multiples allers-retours entre production locale et compilation impériale est réelle et force à réévaluer la question de qui informe qui.
L’analyse des colonnes décrivant Yizhou démontre que, pour des raisons structurelles et matérielles, le S.367 ne peut être considéré comme un guide illustré, mais qu’il appartient bien au genre plus synthétique des traités illustrés. Par sa longueur, sa structure et son contenu, il est fort similaire à l’entrée sur Yizhou du Traité illustré des commanderies et districts de l’ère Yuanhe. Tout d’abord, le lecteur peut, en abordant l’entrée sur Yizhou, se faire une idée de la longueur et du contenu probables de la partie sur Shazhou ainsi que de la typologie générale de ce document, tout en le replaçant dans le contexte historique et politique de sa composition, soit la période Guiyijun (851-1036). La partie sur Yizhou est donc importante, car elle constitue un sous-chapitre entier à l’aune duquel il est probant de comparer les autres. Il en ressort que la taille de l’entrée consacrée à Shazhou est incomparablement plus réduite que celle dévolue à un seul des cinq rouleaux composant les manuscrits des guides illustrés des viie-viiie siècles. Cela montre bien, outre la similitude frappante entre les contenus, que chaque entrée du S.367 correspond à la taille d’une entrée formatée pour une compilation impériale comme le Traité illustré des commanderies et districts de l’ère Yuanhe Footnote 54. Formellement, elle se situe entre le guide illustré et le catalogue énumératif, comme la Topographie du district de Shouchang, qui sera traité plus loin.
La présence des données fiscales et de la division administrative relatives au siège de la préfecture prouve qu’il y a bien symétrie entre la partie sur Yizhou du S.367 et le Traité illustré des commanderies et districts de l’ère Yuanhe. Ces éléments servent à la gestion administrative du lieu, et sont probablement destinés à des fonctionnaires. Le préambule du S.367 précède une géographie historique de la zone. À l’appui d’une citation de l’Histoire des Han, les origines historiques du site sont renvoyées au xe siècle av. J.-C. Leur évocation est suivie de la description de l’évolution militaire et administrative du territoire sous les Han. Le haut Moyen Âge est omis pour arriver directement au règne troublé des Sui. Après la prise de pouvoir des Tang et l’intermède tibétain, le recouvrement de la région par Zhang Yichao s’accompagne d’un repeuplement alimenté par les déplacements de populations depuis Shazhou.
Faisant l’impasse sur les produits et impôts locaux, le S.367 se penche ensuite sur l’échelon administratif inférieur, celui des districts, au nombre de trois. Le passage consacré au premier district de Yiwu résume bien la manière dont est présentée l’organisation de chacun des districts : il note les données fiscales, le recensement et l’organisation administrative. Une géographie historique de l’évolution administrative précède la distribution spatiale des édifices religieux et des constructions de protection militaire. Les parties qui suivent, et qui ne sont pas non plus reprises dans le Traité illustré des commanderies et districts de l’ère Yuanhe, traduisent la volonté de légitimer l’action publique impériale. Ainsi d’un exposé sur les habitudes alimentaires des populations iranophones ou de l’anecdote du rituel saisissant de retour à la vie d’un seigneur sogdien attaché à un temple du feu, mais finissant par accepter la primauté du Ciel chinoisFootnote 55. Ces deux exemples rejoignent celui déjà analysé de la migration régionale du leader turc du district de Nazhi. Ils contribuent tous à mettre en valeur la puissance et la légitimité de l’État par rapport à celle d’une religion ou de coutumes allogènes. Les populations finissent, bon an mal an, par se rendre à l’autorité impériale, incarnée par le wei 威, ce mélange de peur et de déférence envers la figure de l’empereur qui pousse naturellement les peuples vaincus à se soumettre.
Guides et traités illustrés ont deux points communs : ils ont vocation à être inclus ensuite dans des compilations à l’échelle impériale et cherchent à montrer la puissance de l’État. Toutefois, dans un traité illustré comme le S.367, la figure de l’agent impérial ne ressort pas, probablement en raison du caractère bien plus ramassé de ce type d’ouvrage. Une autre différence entre guides et traités illustrés se fait au niveau de l’usage. Même si le traité illustré constitue un résumé destiné à donner des notions générales sur une localité précise, il se prête sans doute moins à un usage empirique que le guide illustré. Cela étant, les rapports intertextuels entre traités et guides sont indéniables et reflètent l’éventail des options dont disposent les scripteurs pour produire et transmettre de l’information, notamment géographique.
Des omissions explicites dans deux abrégés mutilés de la période Guiyijun
Avec les manuscrits S.788 et P.2691, des mains maladroites succèdent à des mains précises. Bien qu’ils soient les deux plus courts du corpus, ils revêtent un intérêt épistémologique en raison même de leurs erreurs et des omissions qu’ils ne cherchent pas à cacher. Les premières renseignent sur les conditions de production et de reproduction du savoir géographique, tandis que les secondes illustrent à la fois la pluralité des pratiques et le fait que les acteurs historiques en étaient conscients. De surcroît, erreurs comme omissions soulignent en creux les liens intertextuels évidents que ces deux manuscrits entretiennent avec les documents que l’on vient d’analyser.
Au recto du manuscrit S.788 se trouvent deux ballades (gexing 歌行). Le document géographique est situé au verso. Il n’en reste que 16 colonnes, et le début comme la fin sont manquants. Les premières colonnes reflètent un souci narratif qui se confirme dans les suivantes. Pourtant, le manuscrit présente la particularité de multiplier les références intratextuelles à des « [éléments] manquants » (qian 欠) relatifs à des sujets donnés. Les mentions de ce seul caractère impliquent pour l’usager d’aller se renseigner ailleurs. Les erreurs, biffures et renvois abondent également (fig. 4). Il faut cependant séparer les nombreuses erreurs d’un copiste malhabile des occurrences du terme qian : ces dernières signalent certainement des éléments manquants dans le document source ayant servi de base au S.788.
Matériellement, le S.788 est un texte très fragmentaire et fortement raturé dont la longueur d’origine est inconnue. L’information géographique n’y était probablement pas très fournie ni étayée, comme le montrent la méconnaissance déclarée par l’auteur ou le copiste (les qian) et une comparaison avec le S.367. La période originale de compilation du manuscrit est justement la même que celle du S.367 : elle remonte à l’époque tardive de la dynastie des Tang, soit la fin du ixe siècle, et plus précisément aux débuts de la période Guiyijun, entre 850 et 864Footnote 56. Le document contient des entrées non répertoriées dans le S.367, sans qu’on puisse affirmer qu’elles en furent absentes, car le début du S.367, qui portait sur Shazhou, est manquantFootnote 57. Bien que le contenu du manuscrit présente des similitudes avec le S.367, les mains sont à l’évidence différentes. L’impression laissée par les corrections nombreuses et le positionnement des rubriques, les unes à la suite des autres, est celle d’un brouillon ou d’une copie d’exercice visant à compléter des informations connues dans d’autres documents géographiques locaux.
Le texte géographique du S.788 peut être divisé en deux parties, correspondant aux deux districts de Shazhou : la première concerne le district de Dunhuang, et plus particulièrement la zone de la rivière Dangquan, tandis que la seconde décrit le district de Shouchang, et notamment le mont Heibi. Plus spécifiquement, le document amorce un recentrement géographique autour de Mogao, une tendance qui se confirme dans les manuscrits géographiques ultérieurs. Une attention spécifique est ainsi portée à ce site édifié au ive siècle et dont l’importance grandit durant la période Guiyijun, après la reprise de la zone aux autorités tibétaines. Malgré cette réorientation, l’auteur manque paradoxalement d’informations :
[Éléments] manquants [relatifs à] la [rivière] Dangquan (source-de-la-cave-[de-Mogao]). Salines du nord : quarante-cinq lieues au nord-ouest du district ; la saveur de [leur] sel ne vaut pas [celle] des salines de l’ouest. [Éléments] manquants [relatifs aux] monts Sanwei (trois-[pics-]périlleux) : histoire des vestiges, histoire [du moine] LezunFootnote 58 ; [éléments] manquants [relatifs à] l’histoire du [rituel du] jet des dragons : au puits du désertFootnote 59.
Tous les lieux pour lesquels des informations manquent se situent au sud de Dunhuang et dans les environs de Mogao. Est-ce en raison de l’absence de maîtrise de la zone au sortir de la domination tibétaine ? Cette situation est probablement le résultat d’un double déficit, de documentation et d’expertise empirique, alors même que le lieu dépend à nouveau de Dunhuang. Quoi qu’il en soit, le texte offre une coupe temporelle des connaissances acquises et manquantes au début de l’ère Guiyijun, reflet d’une maîtrise encore relative de l’espace après l’intermède tibétain. Il convient de réinsister sur le grand nombre d’éléments manquants explicitement indiqués. D’emblée se pose la question de l’amateurisme du copiste, qui ne semble guère soucieux de combler de telles béances – réflexe somme toute logique dans le cadre d’une copie d’exercice. La même chose pourrait être dite des précédents rédacteurs du document, qui ont l’honnêteté de ne pas cacher leur ignorance. Reste que la partie énumérative sur Shouchang est aussi intéressante pour ce qu’elle dit que pour ce qu’elle tait. Puisque le rédacteur cite les informations – lacunaires – dont il dispose et que le rédacteur comme le lecteur savent que d’autres documents existent, quelles causes matérielles expliquent ce résultat ?
Le fait que le copiste ne puisse fournir ces informations exprime la présence de plusieurs stades dans la production documentaire et témoigne, en creux, du processus de standardisation du savoir géographique : en dépit de nombreuses ratures, le document tient en effet compte des exigences d’un savoir codifié aux normes desquelles il ne peut répondre. Si le contraste avec le soin apporté au S.367, réalisé par un meilleur copiste, est flagrant, le rapport intertextuel clair entre les deux documents et les indices d’inachèvement assumés dans le S.788 suggèrent que les deux manuscrits appartiennent à un même régime documentaire.
Le verso du manuscrit P.2691 n’a pas de titre. Il est parfois nommé Topographie de la ville de Shazhou (Shazhou cheng tujing 沙州城土境) en raison d’une entrée portant cette mention, mais une telle attribution est hautement incertaineFootnote 60. Les premières colonnes permettent de dater le document au plus tôt de 949, puisqu’il est fait mention explicite de la courte dynastie des Han postérieurs (947-950)Footnote 61. Sur les 41 colonnes du document, seules les 23 premières concernent Shazhou, la suite portant sur la fortune posthume d’un moine inconnu du nom de Wang 王. Bien qu’elle ne soit pas aussi malhabile que celle du S.788, la main de l’auteur de la copie est lourde et peu soucieuse de lisibilité. Le grand nombre d’erreurs de caractères, par rapport à un document comme le S.367 qui présente des variantes mais peu d’erreurs, pousse à y voir un brouillon d’exercice. Il en va de même de la différence de transcription des chiffres d’une colonne à l’autre : les chiffres de la colonne 3 présentent une transcription en « grands caractères », quand ceux des colonnes suivantes apparaissent dans la transcription habituelle (fig. 5). Comment justifier une telle dissonance graphique entre deux lignes si proches dans le manuscrit, sachant que la main semble la même tout au long de celui-ci ? Il se pourrait que cette copie manuscrite agrège, les uns à la suite des autres, plusieurs textes aux origines variées. L’agencement relativement linéaire du manuscrit, sans retours à la ligne ni indentation et avec des blancs pour seuls marqueurs de changement de rubrique y trouverait une justification. Il s’agirait alors d’un exercice d’écriture effectué par un élève ou un apprenti dont l’objectif est d’enchaîner les textes sans regard pour leur contenu, quitte justement à mélanger ceux dont les contenus diffèrent. Une autre hypothèse verrait ce texte prendre place dans un ouvrage plus vaste : le passage géographique en question comme celui qui le suit sur le moine en faisant alors parties intégrantes en raison de leurs qualités respectives. Une dernière explication, qui n’exclut pas les précédentes, repose sur le coût du papier, qui aura poussé le commanditaire ou le scribe à remplir l’espace entier du rouleau.
Tout comme le S.788, le P.2691 fascine surtout par ses angles morts. Il partage d’abord, avec le S.788, une forme de brièveté, en raison des mutilations subies, mais surtout de divers éléments qui trahissent l’existence de genres géographiques variés. Il contient ainsi une courte expression enjoignant explicitement l’usager à se référer à d’autres sources pour obtenir des informations complètes – nous y reviendrons. En outre, et c’est là une particularité qui le différencie de tous les autres manuscrits du corpus, il s’agit vraisemblablement d’une topographie à visée religieuse, et plus particulièrement bouddhique, ou à tout le moins d’un travail préparatoire à une telle topographie. La complexité de l’information géographique y est par conséquent réduite à sa plus stricte essence topographique : utilisation des distances, mention des sites anthropisés, localisation des marqueurs religieux.
Dans le P.2691, les distances ne concernent pas uniquement l’espace. Il est d’abord question de distances temporelles, qui renvoient à la fondation du site bouddhique de Mogao au ive siècle. S’ensuivent les distances spatiales, avec une partie sur la topographie de Shazhou, qui renseigne sur l’éloignement des capitales impériales, Chang’an et Luoyang. La mention des « quatre distances [rapportées aux préfectures limitrophes] » (sizhi 四至) marque le passage aux indications strictement topographiques, et plus précisément aux distances par rapport au siège de la préfecture. Spécifiquement, les éléments concernent les districts de Dunhuang et de Shouchang, avec une petite partie portant sur le district de Changle et les monts Shiquan, tous deux dépendants de Guazhou, la préfecture limitrophe à l’est de Shazhou. Dès lors, le contenu devient relativement simple. Le texte déroule une litanie de toponymes et de distances par rapport au siège préfectoral, avec une prédilection pour les montagnes qui jalonnent le territoire, selon le modèle suivant : « Monts Dawu (grand-noir) : cent neuf lieues au nord de la préfectureFootnote 62. » Le P.2691 constitue la seule source de Dunhuang portant trace de cette montagne.
Le fait que ce manuscrit soit principalement un catalogue topographique brut contribue à le différencier des autres documents géographiques. Cette singularité est accentuée par sa probable vocation religieuse en ce qu’il rappelle d’autres récits de pèlerinages bouddhiques ou certaines topographies chrétiennes du ive siècleFootnote 63. L’utilité première d’une topographie bouddhique est de fournir une liste rationnelle des sites, religieux ou séculiers, que l’usager peut parcourir afin d’atteindre l’étape finale de son itinéraire. Cela n’empêche pas les marqueurs spatiaux intermédiaires (surtout les montagnes, sites religieux par excellence) d’être dotés d’une puissance dévotionnelle digne d’intérêt pour le futur pèlerin. En les signalant systématiquement, le manuscrit P.2691 fait preuve tout à la fois d’exhaustivité et de brièveté : il constitue bien un récit de pèlerinage ou un récit pour préparer un pèlerinage.
Pour autant, ce texte topographique fait-il partie du récit du moine Wang ? Les colonnes consacrées au moine relatent les événements magiques survenus après sa mort et présentent des éloges adressés à d’autres religieuxFootnote 64. Ces récits sont vraisemblablement du type à rapporter les épisodes extraordinaires advenus à la suite de la mort d’un grand maître : ici, après avoir prédit sa propre fin, le moine disparaît en laissant uniquement ses chaussures qui seront vénérées par les croyantsFootnote 65. Or ce personnage n’est pas identifié par ailleurs, même si son monastère, le Jinguangming 金光明, est connu. La topographie bouddhique fournit-elle un itinéraire nécessaire à la compréhension du récit consacré à la vie et à la mort du moine Wang ? La continuation sans interruption d’une partie du manuscrit à l’autre et les premières colonnes dédiées à l’une des grottes du site de Mogao laissent entrevoir un document bouddhique de taille plus importante, dont les éléments topographiques seraient partie intégrante. Cela est d’autant plus probable que la production de ce manuscrit s’inscrit dans le vaste mouvement contemporain de pèlerinages bouddhiques vers l’Inde, attesté après l’occupation tibétaine de Dunhuang et principalement au xe siècleFootnote 66.
Par-delà sa nature de topographie religieuse, ce document reflète la division épistémologique du savoir géographique, venant corroborer l’existence de sous-genres aux usages différents. À l’issue du catalogue topographique, le texte précise en effet que : « Une à une, [ces entrées] sont exposées en détail dans un document distinctFootnote 67. » Comme dans le cas, implicite, du S.788, l’usager doit donc se reporter à un autre document pour obtenir des informations complètes. Le renvoi explicite à une autre version ou à un autre type de texte confirme que le P.2691 est un document bref, pour le moins dans sa partie géographique, dont l’objectif général diffère de ceux d’un guide ou d’un traité illustrés. Il n’apparaît pas indispensable à l’auteur de préciser la nature de l’autre document en question – qui pourrait bien être un guide illustré – tant elle semble évidente. Les lecteurs potentiels maîtrisent des normes communes qui leur permettent de s’y référer intuitivement, dispensant ainsi l’auteur d’indications explicites. Cette expression brève mais fondamentale pour comprendre les usages locaux des savoirs médiévaux est suivie, en guise de conclusion, d’une courte explication toponymique de Guazhou qui permet de préciser le profil du destinataire d’un tel document : celui d’un individu qui, s’il connaît mal la région, ne s’y intéresse pas pour les maigres indications de géographie administrative ou humaine fournies par le P.2691 ; il s’agit plus sûrement d’un pèlerin ayant uniquement besoin d’informations pour mener à bien sa quête.
Une topographie synthétique et un codex du xe siècle transmis dans leur intégralité
Bien plus riche qu’une topographie religieuse (P.2691) mais moins exhaustive qu’un guide illustré (S.2593, P.2005 et P.5034), la Topographie du district de Shouchang (Shouchang xian dijing 壽昌縣地境) propose une synthèse des genres abordés jusqu’ici. Complète, à jour, suivant une organisation topographique logique et réalisée par un auteur ou un compilateur identifiable, elle possède néanmoins un défaut majeur, d’ordre matériel : il n’en existe plus de copie d’époque médiévale. L’original étant introuvable, il est impossible de visualiser l’agencement de la copie manuscrite ou de pouvoir juger des éventuelles erreurs présentes, qui peuvent en effet être dues à l’accumulation de copies successives, jusqu’aux transcriptions du xxe siècleFootnote 68. On ne peut enfin écarter la possibilité que la version de Lü Zhong, qui fait aujourd’hui autorité, contienne aussi des erreurs ou des réagencements.
Le texte est présenté sur 41 colonnes. Son colophon le date de 945, durant les Cinq dynasties. À l’époque, la région n’est pas contrôlée par les Jin postérieurs (936-947) mais par le Guiyijun, et le territoire est enserré par les Tibétains au sud, les Ouïghours au nord et à l’ouest, et les Jin postérieurs à l’est. Un certain Zhai Fengda 翟奉達 s’en attribue la paternité. Est-elle celle de sa composition ou de sa copie ? La polysémie du terme xie 寫 n’aide pas, car il peut signifier « copier, transcrire », mais aussi « compiler » ou « composer ». D’après les exemples des manuscrits précédents, il est plus prudent d’imaginer Zhai Fengda comme compilateur :
Au neuvième jour du sixième mois de l’an yisi de la dixième année de [l’ère] Tianfu [joie-céleste, 20 juillet 945] des Jin [postérieurs], l’érudit Zhai [Fengda] de l’école préfectorale compila pour le compte de son supérieur, le magistrat Zhang du district de Shouchang, [cette] Topographie en un volumeFootnote 69.
Le titre du document est totalement inédit. S’il existe bien des parties et des rubriques topographiques dans d’autres manuscrits comme le P.2691, une telle terminologie n’apparaît dans aucune source ou catalogue de l’époque impériale pour composer le titre d’un document propreFootnote 70. Est-il possible de conclure que cette appellation singulière n’est employée que par l’auteur de ce document ? Il semble que non, tant le colophon – qui souligne le caractère ordinaire de la composition d’une topographie – et le contenu du document suggèrent un type d’écrit relativement codifié. Par ailleurs, d’après son titre, le texte traite du district, soit le niveau de circonscription immédiatement subordonné à celui de la préfecture, qui domine dans les manuscrits composés jusqu’au viiie siècle. Les documents géographiques produits à Dunhuang après la domination tibétaine révèlent ainsi un resserrement de focale autour de cet échelon administratif inférieur. Bien que le titre de la topographie soit inédit, il est donc consistant avec l’échelle géographique traitée dans les autres manuscrits composés à partir du ixe siècle.
Si l’on ne sait rien de l’agencement visuel du manuscrit, il présente une division typologique claire : aux habituelles informations fiscales et démographiques du chapeau de tête succèdent une géohistoire du lieu, les constructions de défense (passe, forteresse, tourelle et colonies sogdiennes), puis les éléments orographiques et hydrographiques (montagnes, marais, sources, mer intérieure, canal, ravine et fleuve). La structure est cependant soumise à l’éloignement géographique par rapport au siège du district, et chaque entrée est identifiable par ses traces matérielles. Tous les éléments structurant le document relèvent ainsi d’une topographie tangible, à mi-chemin entre les explications détaillées des guides illustrés et les entrées extrêmement brèves des deux abrégés du ixe siècle.
Si elle appartient à un sous-genre différent, la Topographie du district de Shouchang s’inscrit tout de même dans un rapport intertextuel avec la documentation antérieure. Elle n’hésite pas à répéter les informations pérennes, mais procède aussi à des mises à jour lorsque l’histoire modifie l’espace, comme dans le cas des colonies sogdiennes : « Les villes ci-avant sont toutes tombées aux mains des Tibétains ; en outre, ce territoire est désormais celui des iranophones et des barbares occidentauxFootnote 71. » La mention de la perte de ces avant-postes au profit des Tibétains renvoie à leur période de domination, mais est complétée par une seconde proposition notant qu’elles sont désormais (sous les Cinq dynasties) peuplées par des iranophones. De même, la Topographie du district de Shouchang et le P.2691 retranchent les entrées consacrées à une passe et à un canal désormais détruits au xe siècle. Enfin, Chang’an, nommée Shangdu 上都 (capitale supérieure) dans les manuscrits datés des Tang, perd ce qualificatif pour n’être plus que Chang’an dans ceux du xe siècle produits sous les Cinq dynastiesFootnote 72. S’il y a bien mise à jour, celle-ci ne se fait pas uniquement par rapport aux documents de la pratique disponibles localement. Il s’agit tout autant d’une norme méthodologique en vigueur chez les administrateurs. Malgré une fortune historiographique incertaine, il est finalement tentant d’attribuer au genre de la topographie les caractéristiques suivantes : une longueur moyenne proche d’un traité illustré, un contenu certes varié, parfois narratif et fait d’emprunts, mais de nature exclusivement topographique, et une focalisation stricte sur l’échelle locale.
Dernier document du corpus, le S.5448 partage avec la Topographie du district de Shouchang la triple particularité d’être consacré à l’entité administrative inférieure qu’est le district, d’avoir été produit au xe siècle et d’avoir été transmis en entier. En revanche, il présente par son appartenance au genre des recueils locaux un contraste radical avec les documents déjà évoqués, et dessine ainsi d’autres perspectives pour appréhender la diversité des usages de ces savoirs locaux. Le S.5448 est un codex complet de 80 colonnes dont le titre, inscrit sur le premier folio, indique « Recueil de Dunhuang » (Dunhuang lu 燉煌錄). Il est reproduit à la fois au début et à la fin du manuscrit, bien que différemment : si la couverture affiche « Recueil de Dunhuang, en un volume » (yiben 一本) et la notation du nom de Daozhen 道真, moine du monastère Sanjie 三界 situé en face des grottes de Mogao et probable propriétaire du codex, le dernier folio note « Recueil de Dunhuang, en un rouleau » (yijuan 一卷). La main de la couverture semble donc plus tardive que celle du codexFootnote 73. Outre le titre, l’évocation de Daozhen, mort vers 987, ainsi que celle de Zhang Qiu 張球, un fonctionnaire de la période Guiyijun, permet de dater le document au plus tôt des Tang postérieurs (923-936).
S’agit-il pour autant d’un document bouddhique dont le titre ne l’est pas forcément ? La terminologie en lu (« recueil ») ou en ji (« notes ») appliquée aux ouvrages locaux décrit généralement un texte narratif ayant pour objectif de fournir un récit sur la localité qu’il qualifie. Le contenu du S.5448 aborde principalement le fait social total que constitue le bouddhisme à Dunhuang. Bien que lié aux documents précédents par ce que son titre annonce, le Recueil de Dunhuang représente un genre unique parmi les géographies de la zone. Il doit davantage être rapproché des récits locaux dits « de vents et de terres » (fengtu ji 風土記) : ce genre de géographies locales narratives au ton personnel résultant d’initiatives bien souvent privées connaît une efflorescence remarquable durant la période de division du haut Moyen Âge (iiie-vie siècles). L’importance de ce manuscrit pour comprendre la production géographique de Dunhuang sous les Tang est évidente, d’autant qu’il traite de thématiques religieuses, culturelles et folkloriques. Elle l’est encore plus dans la perspective d’une histoire des écrits locaux narratifs, car le S.5448 est le plus ancien récit local à avoir été transmis matériellement dans son intégralitéFootnote 74.
En guise d’indentation infra-textuelle, le codex intercale des blancs de la taille d’un à deux caractères pour signifier une fin de colonne ou de paragraphe. Au septième folio, un saut de colonne intervient pour manifester la déférence due à la figure impériale. Pour le reste, les caractères remplissent uniformément l’espace. Pour complet qu’il soit, que dit le Recueil de Dunhuang du district au xe siècle ? Il présente la ville de Xiaogu afin d’évoquer l’action éducative du militaire Cui Buyi 崔不意, puis la source Ershi pour souligner les prouesses de Li Guangli 李廣利, un général des Han. Suivent les grottes de Mogao et leurs peintures et statues bouddhiques, les dunes Mingsha et les légendes et coutumes qui leur sont attachées, les monts Jin’an, la passe Yang et enfin la ville de Hecang. Malgré le titre du codex, il s’agit là de sites exclusivement situés en dehors de la ville de Dunhuang, premier indice que sont à l’œuvre des considérations ne relevant pas d’une géographie administrative ordonnée. Si l’organisation première du document est géographique, les questions spatiales semblent toutefois passer au second plan pour mieux mettre en valeur les aspects sacrificiels, ludiques et coutumiers. C’est par exemple le cas de l’entrée dévolue aux monts Mingsha, du nom des dunes qui épousent les contours du district au sud-ouest :
Distants de la préfecture de dix lieues, ces monts [mesurent] quatre-vingt lieues d’est en ouest, quarante lieues du sud au nord. Leur point le plus élevé est à cinq cents pieds. Réunis et dressés de sable pur, ces monts sont prodigieux. [Leurs] pics sont parfaitement émaciés. Entre ces [pics], il y a un puits, que le sable ne peut recouvrir. En plein été, [les dunes] chantent d’elles-mêmes. [Quand] hommes et chevaux les foulent, le son [qui en émane] vibre sur des dizaines de lieues. Coutumes : au cinquième jour de la cinquième lune, tous les jeunes hommes et femmes de la ville gravissent le [plus] haut pic, et tous ensemble le dévalent. Le son de ces sables gronde comme le tonnerre. L’aube suivante venue, les hautes cimes retrouvent leur aspect antérieur. Naguère on les appelait « Mingsha » [sables-chantants]. On divinise les sables et on les vénère en cet endroitFootnote 75.
Ces dunes sont mentionnées dans le P.2005 (col. 15-18), sans qu’une entrée propre ne leur soit consacrée, et dans le P.2691 (col. 12-13), mais uniquement pour préciser leur emplacement. C’est cependant la nature des informations supplémentaires qui intrigue. Les détails coutumiers et l’importance rituelle du site pour les communautés locales surgissent et donnent au texte de la valeur du point de vue de la géographie culturelle. Ainsi de la date de la cinquième lune qui se déroule entre fin mai et début juin, et correspond à la fête des bateaux dragons, tenue en hommage au grand poète de l’antiquité Qu Yuan. Cette coutume locale, dont on trouve ici la plus ancienne occurrence, est encore en vigueur aujourd’hui.
En réalité, le document présente un ordonnancement chronologique et ne porte pas sur la ville de Dunhuang. Il traite de ce que l’on trouve autour et qui relève des rites, des cultes et du folklore, comme le montre l’entrée sur les monts Mingsha. D’une part, la structure chronologique du Recueil de Dunhuang tranche avec l’organisation interne des autres documents géographiques de Dunhuang. D’autre part, elle est conforme aux procédés narratifs qui structurent les récits de vents et de terres. La lecture des autres anecdotes portant sur les sites de Xiaogu, de Ershi ou de Hecang fait apparaître un rétrécissement de leur taille, comme si l’auteur souhaitait n’en garder que la quintessence informative. La grande affaire du Recueil de Dunhuang se déroule sur le site de Mogao, et plus précisément dans les grottes abritant les trésors du bouddhisme médiéval. En inscrivant dans l’espace une chronologie s’étalant des Han aux Cinq dynasties, l’auteur instaure une tension qui aboutit à Mogao :
Au sud de la préfecture il y a les grottes de Mogao (hauteur-indépassable), distantes de la préfecture de vingt-cinq lieues. [Pour en atteindre le] centre, franchir un désert pierreux, contourner le versant de la montagne, atteindre un autre versant abrupt, descendre au milieu de la vallée. À l’est, les monts Sanwei, à l’ouest les monts Mingsha ; au centre, il y a une rivière qui coule depuis le sud, elle a pour nom Dangquan. Les anciens temples bouddhiques et les bonzeries sont extrêmement nombreux. On y trouve aussi des grandes cloches. Aux deux extrémités sud et nord de cette vallée il y a des palais du roi célesteFootnote 76 et des temples de sacrifice aux dieux. Sur les murs, des fresques des roisFootnote 77 tibétains et de leur suite. Les deux lieues du sud au nord du mur occidental de cette montagne sont entièrement ciselées d’immenses grottes de sable [comprenant] des statues sculptées et peintes à l’image du Bouddha. Le coût en impôts mobilisé pour chaque grotte est incommensurable. Au devant [des grottes] sont érigés des pavillons de plusieurs étages. Il y a une grande salle [qui comporte] une grande statue. Cette statue est longue de cent soixante pieds (48 m)Footnote 78. Ses petites niches sont innombrables. Toutes possèdent des galeries creuses communiquant entre elles. [C’est un] panorama [propice à] l’observation des rites et aux visites d’agrémentFootnote 79.
L’arrivée à Mogao constitue clairement le cœur du document. Tandis que le lecteur, sur les pas de l’auteur, y parvient, les descriptions de l’itinéraire et du panorama gagnent en minutie. La progression spatiale entre en résonance avec celle du récit : au fracas de l’itinéraire accidenté menant jusqu’au site de Mogao succède la profusion des signes extérieurs de la religiosité bouddhique. Chaque élément susceptible de participer à la puissance bâtisseuse et économique du bouddhisme se voit mis en avant par le narrateur depuis le centre de la vallée. Avant d’incarner les reliques actuelles de la pratique bouddhique médiévale, les grottes de Mogao représentent, grâce au Recueil de Dunhuang, un instantané de la riche activité religieuse qui anime le site au xe siècle.
Si le Recueil de Dunhuang relève d’un sous-genre géographique différent, il conserve tout de même des liens avec ses prédécesseurs : l’échelle étudiée reste locale et l’ordre de présentation formelle des informations suit une distribution en apparence géographique. À la manière des calendriers et des listes, et en raison de la clarté visuelle que leur procure un agencement spécifique, guides et traités illustrés peuvent être parcourus selon les rubriques qui intéressent l’usager. À l’inverse, le Recueil de Dunhuang doit être distingué des autres manuscrits du corpus du fait de sa cohérence plus narrative que topographique. Son organisation chronologique, son attribution à un moine et la mise en avant des rites locaux (et de certains acteurs de ces rites) impliquent des fonctions et des usages distincts. Une telle structure chronologique suppose, contrairement aux rouleaux précédents, une lecture continue d’où émerge à la fois la volonté de proposer un témoignage littéraire et le désir de participer à l’édification symbolique d’un site bouddhique majeur.
Diversité typologique et unité épistémologique du savoir géographique local
L’étude des documents de la pratique géographique découverts à Dunhuang permet d’affiner la chronologie de leur production et de préciser leur portée et leurs usages. La narration habituelle de l’évolution des savoirs à l’époque médiévale s’en trouve complexifiée. Les hypothèses d’une filiation directe entre guides illustrés des Tang et monographies locales des Song ou les conjectures sur le haut degré de codification des guides illustrés doivent donc être quelque peu nuancées en raison du nombre élevé de sous-genres identifiés et de leur hétérogénéité. Certes, la cohérence entre les documents étudiés pourrait laisser croire à une évolution linéaire au sein de laquelle un genre succéderait à un autre (guides illustrés, puis traités illustrés et, enfin, topographies, les recueils étant à part) jusqu’au temps de la maturité, celui des monographies locales. Cependant, notre vision se fonde sur un échantillon qui laisse entrevoir au mieux des tendances : songeons que 90 % des milliers de documents de Dunhuang sont consacrés aux aspects économiques, sociaux et religieux du bouddhismeFootnote 80. Il existe en outre jusqu’aux Song des exemples de continuités d’emploi de certaines terminologies, mais qui cohabitent avec un usage relativement labile des titres et des contenus.
Ces précautions énoncées, notons que le fil ténu mais réel liant l’ensemble des documents analysés ainsi que le recoupement entre ces mêmes manuscrits et les fragments géographiques transmis par la tradition lettrée confirment les informations officielles relatives à la constitution des écrits locaux. Héritière directe de la multiplication des écrits géographiques postérieurs à l’éclatement des Han au début du iiie siècle, la diversité typologique des sous-genres de la géographie locale souligne combien chacun d’entre eux – guides illustrés, traités illustrés, topographies (administratives et bouddhiques), récits locaux de vents et de terres – correspond à des usages particuliers qui dépendent du contexte politique, social et spatial, participant en retour à leur différenciation. Les manuscrits des viie-viiie siècles présentent un agencement qui reflète leur structure interne. On ne peut en dire autant des documents suivants, pour des raisons tantôt conjoncturelles (selon que le scribe est appliqué ou négligent, voire incompétent), tantôt structurelles (la qualité moindre des papiers des ixe-xe siècles ou l’instabilité politique affectant la région). Le souci d’exhaustivité manifeste dans les premiers guides illustrés ne se retrouve guère dans les documents postérieurs qui tronquent, coupent et réarrangent allègrement l’information géographique.
Il ne faut pourtant pas y voir un changement de paradigme. Tous ces documents visent certes à combler les lacunes lorsque nécessaire, mais ont surtout pour objectif d’être à jour et de ne pas répéter aveuglément des informations connues et jugées superfétatoires. En effet, comme l’ont montré les documents les plus lacunaires, tels le S.788 ou le P.2691, auteurs et lecteurs disposent souvent d’autres sources pour compléter les données incomplètes. Copies redondantes, omissions et actualisations sont autant d’interventions qui prouvent qu’il existe d’autres écrits contenant des informations plus substantielles. Ces manuscrits circulent, tant verticalement qu’horizontalement et, bien qu’appartenant à des genres distincts les uns des autres, entretiennent des rapports intertextuels incontestables forgés autour de la présentation de l’information géographique locale. Les neuf manuscrits géographiques de Dunhuang témoignent donc d’une double opération historiographique : tout en édifiant un savoir pragmatique des lieux, ils codifient le savoir géographique chinois avant les développements de l’imprimerie.
Quant aux acteurs de la production et de la diffusion des documents de la pratique géographique, ils ne se contentent pas de promouvoir leur savoir-faire administratif. En construisant de la sorte leur autorité, ces fonctionnaires valorisent également les membres de l’élite locale, sans oublier certains individus ordinaires, et infusent les bases d’un localisme qui s’exprimera pleinement à travers le genre des monographies locales. Surtout, ils façonnent et affirment déjà, dans l’économie politique du Moyen Âge, le poids de la localité dont ils ont la charge. En témoignent les modalités d’indication des distances visant à situer les sièges de l’administration locale. Sans exception, les localités n’y sont pas déterminées par rapport aux lieux centraux, ce sont ces derniers qui sont définis par rapport aux localités. Toutes les distances sont donc exprimées par rapport à un point de référence qui n’est pas la capitale, mais bien la préfecture. Une telle notation offre un contraste radical par rapport aux géographies impériales de l’époque. Elle participe à une régionalisation renforcée de l’ordre des savoirs géographiques médiévaux, déjà affirmée dans la diversité typologique des écrits locaux, et anticipe ainsi clairement de plusieurs siècles les débuts du tournant local.