Dans un contexte de polémiques toujours plus violentes contre l’islam, l’historien Reza Zia-Ebrahimi se lance dans une ambitieuse entreprise : une histoire croisée de l’antisémitisme et de l’islamophobie. Après avoir évoqué les multiples difficultés qu’il a rencontrées, tant sur le plan universitaire que personnel, il justifie son sujet en affirmant que si antisémitisme et islamophobie sont deux racismes bien distincts, ils ont pourtant une zone d’intersection. L’auteur entend ainsi faire la démonstration non seulement de leur origine commune, mais aussi de leurs similitudes à l’époque contemporaine. Il aspire également à constituer son ouvrage comme une somme méthodologique : afin d’expliciter le terme contesté d’islamophobie, l’historien entreprend un exercice de définitions, de la race, du racisme et du racialisme. Il prend bien soin de préciser que les races n’existent que dans l’esprit du raciste et que la racialisation consiste précisément en l’attribution d’une race à quelqu’un selon son apparence. Il distingue plusieurs types combinatoires de racialisations, avec d’abord l’une biologique et l’autre religio-culturelle : l’islamophobie serait donc, au même titre que l’antisémitisme, un racisme mêlant fantasmes biologiques et facteurs socio-religieux. L’auteur affirme même l’existence d’une troisième forme, de type conspiratoire, qui prendrait ses racines dans les théories du complot. Afin d’illustrer son propos, il prend l’exemple du génocide des musulmans de Bosnie dans les années 1990, tragédie qui constituerait selon lui « un cas d’école » où les trois types de racialisation seraient visibles (p. 30).
Une fois ces bases théoriques posées, R. Zia-Ebrahimi propose, dans une perspective de longue durée, une étude des ennemis de la foi au Moyen Âge. Judaïsme et islam représentent « une menace pour la suprématie théologique de l’Église romaine » (p. 38) et sont couramment associés dès le xiie siècle. Ils représenteraient tous deux une menace apocalyptique. On aimerait savoir à quelles sources l’auteur se réfère précisément, mais on ne trouve guère de détails et le thème de l’Apocalypse est bien vite oublié. R. Zia-Ebrahimi porte ensuite son attention sur l’Espagne de la Reconquista et s’attarde sur la question de la « pureté de sang » telle que théorisée par l’Inquisition. À ses yeux, il s’agit du « premier véritable cas de croisement entre l’histoire de l’antisémitisme et celle de l’islamophobie modernes » (p. 43). L’historien s’interroge, pour terminer ce chapitre, sur la possibilité d’un antisémitisme et d’une islamophobie à l’époque médiévale. Il insiste sur les associations imaginaires entre judaïsme et islam, et affirme qu’antisémitisme et islamophobie sont intrinsèquement liés. On reste cependant sur sa faim : la bibliographie n’est visiblement pas bien maîtrisée et l’on s’étonne, entre autres, de ne pas trouver de références à L’Islam et la Fin des temps, de Jean FloriFootnote 1. Pis, l’impasse sur la Renaissance et les Lumières est incompréhensible : étudier par exemple les positions de Luther, à la fois grand ennemi des Turcs et dénonciateur acharné des Juifs, se serait sans doute révélé fructueuxFootnote 2.
Au prix d’un saut temporel assez audacieux, l’auteur étudie, dans les sources du xixe siècle, la question de la race sémite, qui associe juifs et musulmans. Bien plus à l’aise que précédemment, il présente une lecture précise d’Ernest Renan et montre comment, dans la deuxième partie du xixe siècle, l’idée d’une race sémite a suscité, chez différents auteurs, une flambée d’antisémitisme sans précédent, surtout en Allemagne et en France. L’auteur revient ensuite à Renan et à sa détestation de l’islam pour montrer, notamment à travers les sources de la colonisation, à quel point l’islam a été stigmatisé. Il insiste sur l’« irrationalité » supposée des musulmans et sur la persistance de cette idée tout au long du xxe siècle. On regrette ici que l’auteur n’ait pas pensé à faire le lien avec le Moyen Âge, puisque c’est précisément cette irrationalité que déplorent la plupart des auteurs des xive et xve siècles. On peine en outre à comprendre quels sont les points communs entre l’antisémitisme d’avant-guerre et le dénigrement de l’islam. R. Zia-Ebrahimi termine son chapitre en indiquant qu’après-guerre, les distinctions entre antisémitisme et islamophobie sont à nouveau très marquées.
Avec les chapitres 3 et 4, on atteint le cœur de la théorie de l’auteur, c’est-à-dire qu’à l’époque moderne, antisémitisme et islamophobie ont pour point commun d’être des racismes conspiratoires. R. Zia-Ebrahimi analyse donc dans un premier temps le mythe du complot juif. En guise d’introduction, il rédige une page étrange où il affirme notamment que les théories du complot « s’enracinent dans le besoin humain d’expliquer l’incompréhensible, pulsion qui a toujours existé » (p. 88). L’auteur assure ensuite que l’Antiquité, dépourvue de logique rationnelle, usait de la mythologie pour expliquer les phénomènes inexpliqués de la physique et que ce n’est qu’à partir du xviie siècle que « le monde physique perd progressivement de son mystère » (p. 89). Aristote, Archimède et Ératosthène de Cyrène trouveraient certainement à redire à cela.
L’historien démontre ensuite que le complotisme prend ses racines dans la Révolution française. Il aborde alors la théorie du complot judéo-maçonnique, qui apparaît sous l’Empire napoléonien et touche toujours plus de public, avec notamment les publications des ouvrages Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens, d’Henri Roger Gogenaux Des Mousseaux en 1869, et La France juive. Essai d’histoire contemporaine, d’Édouard Drumont en 1886. L’antisémitisme de ces ouvrages est alors analysé avec une grande rigueur et le concept d’enjuivement, qui a tant inspiré la propagande nazie, est bien exposé. L’auteur termine ce chapitre par une analyse assez convaincante des Protocoles des Sages de Sion. Il en conclut que la spécificité de l’antisémitisme moderne réside dans la « racialisation conspiratoire » (p. 111).
Au chapitre suivant, l’auteur mène le même type d’enquête sur l’islamophobie. Il pointe une différence majeure avec l’antisémitisme puisque le complotisme islamophobe ne serait qu’un phénomène récent : « les mythes de l’islamisation de l’Europe n’atteignent leur stade final de développement qu’au début du xxie siècle » (p. 118). Il fait remonter les premières manifestations de l’islamophobie à un certain William Tyler, administrateur anglais à Patna en 1857, pour qui les musulmans en Inde ont comme objectif ultime d’exterminer les chrétiens et d’établir une « domination musulmane » (p. 119), un exemple qui laisse sceptique puisque certains auteurs de la Renaissance affirment la même chose des Turcs. L’historien se penche ensuite sur les sources françaises, notamment les œuvres de romanciers d’extrême droite comme Jean Raspail (Le camp des saints, 1973) et Jean-Pierre Hollender (2004, tous musulmans, 1988). Il démonte minutieusement les fantasmes anti-islam qui les animent et en profite pour annihiler le concept fumeux d’islamo-gauchisme. L’auteur aborde enfin les conséquences du 11 Septembre, mettant en lumière l’effroyable déferlement de haine de l’islam qui suivit les attentats. Il se sert en l’occurrence du livre à succès de l’italienne Oriana Fallaci, La rage et l’orgueil (2001), et surtout du livre de Bat Ye’or, Eurabia. L’axe euro-arabe (2005), qu’il considère comme « la théorie du complot la plus élaborée et la plus influente de la littérature islamophobe » (p. 145). Dans les deux cas, on retrouve l’idée récurrente d’un complot musulman visant à islamiser l’Europe. L’historien conclut sur les différences majeures entre les théories du complot visant les Juifs, toujours considérés comme une minorité, et celles concernant les musulmans, représentés quant à eux comme « une marée grossissante » (p. 157). On regrette d’ailleurs que l’auteur ne souligne pas plus le caractère apocalyptique de ce type de théories. Quoi qu’il en soit, l’étude de ces deux racismes lui permet d’affirmer l’utilité de sa théorie de la racialisation conspiratoire. Il met alors en garde contre les dangers de l’islamophobie, à travers les exemples des terroristes Anders Behring Breivik en Norvège et Brenton Tarrant en Nouvelle-Zélande.
Si la démonstration semble convaincante, rapidement l’ombre d’un doute vient poindre chez le lecteur : le chercheur se proposait d’écrire une histoire parallèle de l’antisémitisme et de l’islamophobie, mais les sources étudiées sur l’antisémitisme proviennent essentiellement du xixe siècle et du début du xxe siècle, quand celles sur l’islamophobie datent de la deuxième moitié du xxe siècle. Le parallélisme n’est-il donc pas biaisé ? Est-ce à dire que l’antisémitisme a disparu en Europe après la Seconde Guerre mondiale ? Faut-il comprendre que l’islamophobie est un racisme qui succède à l’antisémitisme ? Si absurdes soient-elles, ces questions, faute d’être clairement réfutées, suscitent un certain malaise.
Dans l’ultime chapitre de l’ouvrage, l’auteur se propose d’étudier les nouveaux rapports entre antisémitisme et islamophobie, notamment à la lumière de la question palestinienne. Il ouvre considérablement le champ géographique de ses sources pour intégrer des documents nord-américains et arabes, et montre comment l’antisémitisme arabe a été importé d’Europe au xixe siècle et exacerbé par la création d’Israël. D’autre part, il met en cause le développement d’une « industrie islamophobe » (p. 189) dans les pays occidentaux. Il rejoint alors, sans la citer cependant, la thèse de John Bowen, aux yeux de qui l’islam représente un ennemi idéalFootnote 3. L’auteur conclut ce chapitre en mettant en lumière la stratégie du déni d’islamophobie, en France ou aux États-Unis : nier l’existence de ce type de racisme permet de discréditer ses victimes.
L’ouvrage de R. Zia-Ebrahimi est un vrai paradoxe : en dépit d’erreurs et de maladresses manifestes, il parvient à susciter l’intérêt du lecteur. Cela tient sans doute à l’importance du sujet dans nos sociétés contemporaines. Cela tient également à des intuitions intéressantes, comme l’origine commune de l’antisémitisme et de l’islamophobie, mais la question nécessiterait une étude plus approfondie. Enfin, la volonté de renouvellement théorique de l’auteur est tout à fait louable, mais le système conceptuel forgé par l’historien n’est pas infaillible : à force de vouloir préciser le cadre conceptuel, R. Zia-Ebrahimi fait parfois l’impasse sur des causalités liées à la longue durée. Si l’on reprend l’exemple de la guerre en Bosnie, il faudrait prendre en compte la défaite du Champ des Merles, face aux Ottomans, à Kosovo, en 1389Footnote 4. Cette bataille fondatrice de la conscience nationale serbe contre un ennemi musulman influe considérablement sur les mentalités et les motivations des Serbes de Bosnie quand ils prennent la décision de se débarrasser de leurs voisins musulmans ; l’on voit bien, en l’occurrence, qu’une interprétation fondée exclusivement sur différents types de racialisations ne rend pas compte de toute la réalité historique.