Les historiens et historiennes mettent depuis de nombreuses années l’accent sur l’importance de la relation entre la croissance des États modernes et la guerre, le principal ressort de cette relation étant la concurrence entre États européens et l’échelle croissante des conflits militaires sur terre et sur mer. Les conflits ont ainsi obligé les États à améliorer leurs systèmes de mobilisation et de gestion des ressources. Pour caractériser ce phénomène, John Brewer forge en 1988 le concept d’« État militaro-fiscal », dans le cadre d’une analyse des transformations de la Grande-Bretagne de la fin du xvii e siècle à la fin du xviii e siècle, dans le but d’étudier les changements économiques, sociaux et politiques, étroitement liés à l’extension de la guerre, qui ont marqué la Grande-Bretagne à cette périodeFootnote 1 . Depuis, le concept, largement adopté par de nombreux historiens et historiennes, est souvent utilisé pour décrire les systèmes économiques et politiques au sein des États européens du début du xvi e siècle jusqu’aux guerres napoléoniennes. Selon Hamish Scott, l’étirement chronologique et géographique du concept a affaibli son intérêt analytique, en l’éloignant de sa signification première, ancrée dans le contexte britannique. Le terme d’« État militaro-fiscal » et le concept lié d’« État fiscal » ont fini par être confondus et par désigner les États européens en guerre au début de l’époque moderne. Les chercheuses et chercheurs reprenant le concept de J. Brewer ont souvent ignoré la place centrale qu’y occupait l’emprunt à long terme et ont englobé dans leur réflexion toutes les catégories de recettes de l’État utilisées pour financer la guerreFootnote 2 .
L’une des critiques majeures formulées à l’encontre de la notion d’État militaro-fiscal concerne le fait qu’elle se focalise sur les aspects financiers et fiscaux, ignorant en grande partie la dépense militaire. De fait, les historiennes et historiens se sont surtout intéressés à la collecte et à la gestion des ressources, mais n’ont accordé qu’une attention limitée à la façon dont ces ressources étaient dépensées. Pour Rafael Torres Sánchez, l’omission de ce volet est tout sauf anodine puisque les dépenses assuraient la réinjection des recettes collectées dans l’économie. Autrement dit, il est impossible d’évaluer les répercussions des guerres sans inclure les dépenses militaires dans l’analyseFootnote 3 .
Afin de combler cette lacune, Roger Knight et Martin Wilcox ont introduit le concept de « contractor state » en 2010, pour décrire les relations entre la marine britannique et ses nombreux fournisseurs de provisions et d’équipements pendant les guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Les auteurs avancent que les États dépendaient d’acteurs privés pour se procurer des services et des matériaux essentiels. Les relations complexes et nombreuses qui existaient au xviii e siècle, en temps de conflit, entre le gouvernement britannique et un vaste réseau d’entrepreneurs permettent ainsi d’observer la façon dont des intérêts privés étaient mobilisés au service des intérêts de l’État. R. Knight et M. Wilcox affirment également que le Victualling Board, le département chargé de l’avitaillement de la marine, relativement désorganisé au début du xviii e siècle, voit ses pratiques administratives s’améliorer au cours du siècle, l’un des éléments clefs étant le développement de moyens de plus en plus formalisés et efficaces pour gérer les interactions avec les entrepreneurs du secteur privé. Outre les négociations avec les fournisseurs et le règlement de leurs factures, la mise en place d’un contrôle visant à éviter la corruption et la livraison de fournitures de mauvaise qualité était également au cœur du nouvel appareil administratif. R. Knight et M. Wilcox montrent que le Victualling Board a fonctionné de manière satisfaisante pendant les longues guerres napoléoniennes, parvenant à réunir et à stocker de grandes quantités de fournitures essentielles puis à les livrer là où elles étaient nécessaires. La tâche n’était pas simple, car cela impliquait de fournir, quotidiennement et pendant de longues périodes, des vivres et des boissons à des dizaines de milliers d’hommes répartis dans différentes régions du monde. Les administrateurs géraient ainsi des milliers de contrats pour la livraison de matières premières et de biens manufacturés à la marine, tout en obtenant des prix raisonnables. Ils ont également su tirer les leçons des erreurs commises précédemment, notamment en ce qui concerne le recours à des commissionnaires. Au début du xix e siècle, des agents commissionnaires étaient utilisés de manière efficace pour acheter de grandes quantités de marchandises, comme du maïs ou du blé, sur les marchés de Londres. Un tel système n’était pas exempt de problèmes – pénurie, faits de corruption mineurs et inefficacité –, mais ceux-ci mettaient rarement en péril les opérations navalesFootnote 4 .
R. Knight et M. Wilcox montrent que la marine britannique a fait appel à une poignée de très gros fournisseurs, tel Basil Cochrane, qui ont fourni des quantités importantes de biens et reçu des paiements considérables en échange des services rendus à l’État. Cochrane était le prestataire et l’agent avitailleur de la marine dans les Indes orientales entre 1792 et 1806, une position à laquelle son expérience, sa réputation et sa connaissance des marchés indiens et du fonctionnement de la Compagnie des Indes orientales l’avaient aidé à accéder. Fournissant des vivres à un prix fixe et les livrant en fonction des besoins dans le vaste espace géographique dont la station des Indes orientales était responsable, il recevait des lettres de change tirées sur le Victualling Board en paiement de ses services. Certaines denrées alimentaires, comme les salaisons de bœuf et de porc, provenaient d’Angleterre, tandis que les petits pois, le riz et le blé venaient principalement du Bengale. Si les gros fournisseurs jouaient un rôle important, notamment pour l’avitaillement en mer à l’étranger, relativement risqué, la majorité des prestataires étaient des marchands, des minotiers et des boulangers de rang intermédiaire.
Comme une synthèse à leur argumentation, R. Knight et M. Wilcox affirment que la force du système d’approvisionnement de la marine britannique résidait dans son aptitude à s’adapter à différents contextes, sa structure décentralisée et dans sa capacité à utiliser les compétences et les ressources des entrepreneurs privés. Celle-ci pouvait donc opérer efficacement sur tous les théâtres de guerre en s’épargnant les pénuries et les maladies graves au sein de ses équipages. Ses concurrentes, les marines française et espagnole, ne pouvaient rivaliser, d’où la domination des Britanniques sur mer pendant les guerres napoléoniennes. L’analyse montre également que ce n’est pas seulement la capacité de l’État britannique à taxer et à emprunter qui a pesé sur l’issue des guerres, mais également son aptitude à dépenser les ressources intelligemment grâce à l’action de divers services gouvernementaux et à la coopération entre l’État et différents entrepreneurs.
De toute évidence, R. Knight et M. Wilcox font une évaluation particulièrement positive des réussites de la marine britannique sur le plan administratif durant la longue période des guerres révolutionnaires et napoléoniennes. De manière générale, la critique a réservé un accueil très favorable au travail des auteurs. Ann Coats, par exemple, a noté que R. Knight et M. Wilcox avaient proposé « une superbe analyse du réseau mondial complexe reliant les entrepreneurs aux départements de l’avitaillement, de l’équipement militaire, du transport, de l’amirauté et de la marine, ainsi qu’aux stations d’avitaillement, aux chantiers navals et aux bases navalesFootnote 5 ». À l’instar de A. Coats, Aaron Graham a estimé que les auteurs avaient produit une « analyse impressionnante du département [de l’avitaillement] ». Les quelques critiques formulées par ce dernier se limitent au chapitre consacré à l’entrepreneur des Cornouailles Zephaniah Job, le seul « à ne pas être à la hauteur du reste de l’ouvrage », qui manquerait des « détails nécessaires pour étayer son argumentation ». En outre, R. Knight et M. Wilcox auraient selon lui abordé « de manière trop superficielle les échecs administratifs du département [de l’avitaillement] »Footnote 6 . N. A. M. Rodger a quant à lui qualifié l’ouvrage d’« étude pionnière permettant d’éclaircir un grand nombre de questions », tout en estimant – compte tenu de la conservation limitée des documents des marchands privés – qu’il s’agissait « davantage d’une étude sur les procédures officielles que sur le commerce privé » et que le fonctionnement réel des marchés ne constituait pas la priorité de l’analyseFootnote 7 .
Le concept de contractor state a par la suite été repris par plusieurs chercheurs et chercheuses ayant travaillé sur différentes facettes de la relation entre l’appareil d’État et les entrepreneurs privés dans différents pays pendant les conflits du début de l’époque moderneFootnote 8 . Parmi eux, R. Torres Sánchez, qui a mobilisé ce concept pour analyser la situation en Espagne au xviii e siècle, tout en soulignant que l’approche du contractor state avait des implications encore plus larges pour notre compréhension de la formation de l’État en Europe au début de l’époque moderne. L’historien affirme que la mobilisation des ressources a été plus efficace lorsque les différents acteurs impliqués collaboraient, et que la coopération a prévalu sur la coercition dans tous les dispositifs de mobilisation des ressources des États européens au début de l’époque moderne. En ne se focalisant pas sur l’aspect coercitif de la relation entre l’État et les différents acteurs privés, les diverses dimensions collaboratives de cette relation se prêtent mieux à l’observation. R. Torres Sánchez soutient également qu’il n’y a pas eu de conflit entre l’extension du pouvoir étatique et l’augmentation du nombre d’agents privés participant à la mobilisation des ressources militaires. En effet, sans la participation des différents acteurs privés, les États ne seraient pas parvenus à approvisionner de façon suffisante les différentes zones de guerre concernées. En d’autres termes, le contractor state a été plus efficace qu’un État coercitif, que ce soit pour mobiliser les ressources ou pour les dépenserFootnote 9 .
Dans son analyse du contractor state espagnol, R. Torres Sánchez montre que la couronne espagnole est parvenue à acheter les fournitures militaires dont elle avait besoin pour satisfaire la demande croissante de son armée et de sa marine, et qu’elle a pu le faire sans que cela ait de conséquences économiques négatives importantes. Si le gouvernement souhaitait produire et gérer toutes les fournitures militaires à l’intérieur du royaume, une telle ambition s’est révélée difficilement réalisable du fait du coût et de la disponibilité des marchandises. Le marché international a donc conservé un rôle important. En particulier, les marchandises nécessaires au fonctionnement des navires (mâts, chanvre, goudron de pin) devaient être importées de la région de la mer Baltique car elles ne pouvaient être achetées en quantité suffisante en Espagne. On note cependant des efforts pour investir dans des usines textiles et sidérurgiques, ainsi que dans les chantiers navals, afin d’augmenter la capacité de production locale et de réduire les importations de biens militaires.
Le contractor state espagnol englobait un petit nombre de grands entrepreneurs fournissant des marchandises à l’armée et à la marine. Pour l’État comme pour les entrepreneurs concernés, cette collaboration présentait des avantages : ces derniers bénéficiaient d’un traitement préférentiel et de la protection de l’État, ce qui limitait la libre concurrence du marché, tandis que l’État avait accès à quelques entrepreneurs dynamiques et solvables, capables de mettre à disposition les fournitures nécessaires. Cependant, ces arrangements ont également créé des dépendances dangereuses et entrainé l’exclusion d’autres entrepreneurs. La garantie des approvisionnements a donc eu comme corollaire la création de monopoles et de privilèges. Bien que l’État ait davantage eu recours à des politiques de libre-échange dans la seconde moitié du siècle, le gouvernement a continué à dépendre fortement de quelques entrepreneurs. L’objectif premier du système était de garantir la fourniture des provisions vitales.
R. Torres Sánchez souligne que le contractor state a eu pour conséquence, entre autres, de favoriser une intégration croissante de l’économie espagnole. Les entrepreneurs ont contribué à renforcer les relations entre les différentes régions du pays, et les liens se sont également développés avec les Amériques, où la demande militaire liée à la défense des possessions espagnoles a alimenté la demande de provisions. Les régions étaient jusqu’alors relativement isolées les unes des autres, mais l’intégration des marchés d’approvisionnement militaire a contribué à créer une économie nationale coordonnée par une élite d’entrepreneurs militaires. Ces activités ont renforcé les entrepreneurs concernés ainsi que le flux des ressources sur le territoire du royaume, tout en réduisant la sortie de fonds vers des acteurs extérieurs, si courante aux xvi e et xvii e siècles. Le contractor state espagnol, pénalisé par un vivier d’entrepreneurs militaires trop limité, s’est toutefois montré incapable de rivaliser avec ses concurrents, comme l’ont montré les guerres napoléoniennes.
Les différentes recensions de l’ouvrage de R. Torres Sánchez ont souligné ses mérites. A. Graham, par exemple, y voit une contribution importante à la littérature existante sur l’interaction entre l’État et l’économie au début de la période moderne, qui offre de surcroît des possibilités de faire des comparaisons avec d’autres États européens. Des similarités importantes existaient entre les versions britannique et espagnole du contractor state, comme la relative efficacité des entrepreneurs privés à mobiliser des ressources et l’incidence que les systèmes d’approvisionnement ont eue sur le développement économique. Cependant, A. Graham met également en lumière des différences essentielles entre les deux États. En Espagne, le vivier d’entrepreneurs s’est réduit à une poignée de grands consortiums, tandis qu’en Grande-Bretagne, ce réservoir s’est au contraire élargi, permettant au gouvernement de mettre « les différents entrepreneurs en concurrence les uns avec les autres pour obtenir de meilleurs prix et une plus grande résilienceFootnote 10 ». Le contexte britannique a de ce fait stimulé une palette différente de compétences commerciales, faisant la part belle à « l’efficacité individuelle plutôt qu’aux économies d’échelleFootnote 11 ». Constatant que les différences entre les deux pays étaient substantielles, A. Graham se demande si le contractor state constitue encore un concept analytique opérant, ou s’il s’agit simplement d’un concept descriptif mettant l’accent sur le fait que les États dépendaient des entrepreneurs pour leur approvisionnement militaireFootnote 12 . H. V. Bowen souligne pour sa part que le livre est « magnifiquement bien construit et écrit » et qu’il possède « tous les attributs d’une monographie modèle en son genre »Footnote 13 . Tout juste regrette-t-il que l’auteur n’ait pas davantage développé son analyse des raisons pour lesquelles l’Espagne a fini par perdre la guerre et a échoué à défendre son empire pendant le long xviii e siècle. De la même façon, Francisco A. Eissa-Barroso affirme que R. Torres Sánchez a montré que la collaboration entre les secteurs public et privé était la norme en Europe au début de l’époque moderne, mais que les interactions étaient structurées par des contextes historiques locaux. Il fait en outre crédit à l’étude d’avoir montré que les interactions n’étaient pas seulement déterminées par la situation économique, puisque des questions sociales et politiques ont également joué lorsque l’État s’est tourné vers des entrepreneurs pour acheter des fournitures militairesFootnote 14 .
On peut sans prendre de risques affirmer que le concept de contractor state s’est assez rapidement imposé comme une importante grille de lecture pour les chercheurs et chercheuses dont les travaux portent sur la croissance des capacités militaires de l’État au début de l’époque moderne. Il vient compléter celui d’État militaro-fiscal en mettant l’accent sur le volet des dépenses des activités de l’État et sur la coopération entre fonctionnaires et entrepreneurs privés en vue de garantir l’approvisionnement d’armées et de marines en plein essor. Il met également en lumière l’importance du volet logistique des opérations militaires et la façon dont la demande de fournitures militaires a eu des effets majeurs sur les marchés, non seulement dans les zones concernées par les activités militaires, mais aussi dans des régions plus éloignées. Si le constat que les mesures prises par les contractor states ont eu une incidence sur les économies européennes est désormais partagé, d’autres études seraient nécessaires pour évaluer de manière plus précise ces effets sur la performance économique et le développement. Par ailleurs, le concept a principalement été utilisé pour analyser les activités militaires des États occidentaux, si bien que le fonctionnement des systèmes d’approvisionnement en Europe de l’Est ou en Asie, par exemple, a jusqu’à maintenant été relativement inexploré. En d’autres termes, nous ne savons pas à quel point il est possible de faire une généralisation à propos du rôle des entrepreneurs en matière de mobilisation des ressources et de la coopération entre fonctionnaires et entrepreneurs. Enfin, le concept donne principalement lieu à des analyses de cette coopération à l’intérieur des frontières des États en guerre, dont sont exclus certains acteurs opérant dans des centres commerciaux ou bancaires échappant au contrôle direct des grandes puissances mais qui ont pourtant joué un rôle non négligeableFootnote 15 . Il serait donc judicieux qu’historiens et historiennes adoptent la perspective de l’histoire globale pour analyser les flux transnationaux de biens militaires et de paiements et pour en étudier l’évolution au fil du temps.
Bien qu’elle ne soit pas exempte de défauts, la perspective du contractor state n’en reste pas moins une approche utile qui pourrait être développée pour étudier différents aspects des systèmes d’approvisionnement militaire dans le monde au début de l’époque moderne et leurs effets sur les évolutions économiques, sociales et politiques en Europe et dans d’autres régions du monde. De telles analyses nous en apprendraient certainement beaucoup sur le rôle des conflits dans la croissance de l’État et des marchés.