Hostname: page-component-78c5997874-t5tsf Total loading time: 0 Render date: 2024-11-13T00:15:45.921Z Has data issue: false hasContentIssue false

WilliamChester Jordan, Laprunelle de ses yeux. Convertis de l’islam sous le règne de Louis IX,trad. par J. Dalarun, Paris, Éd.de l’EHESS, [2019] 2020,169 p.

Review products

WilliamChester Jordan, Laprunelle de ses yeux. Convertis de l’islam sous le règne de Louis IX,trad. par J. Dalarun, Paris, Éd.de l’EHESS, [2019] 2020,169 p.

Published online by Cambridge University Press:  01 August 2023

Marie Dejoux*
Affiliation:
Marie.Dejoux@univ-paris1.fr
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Histoire religieuse (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Pour la première fois de sa longue et brillante carrière universitaire, l’historien américain William Chester Jordan, né en 1948 et titulaire de la chaire d’histoire de l’université de Princeton, voit l’un de ses ouvrages traduits en françaisFootnote 1, et ce par l’un de ses pairs, le médiéviste français Jacques Dalarun. Ce retard peut surprendre étant donné l’influence décisive que le milieu universitaire lui reconnaît quant à notre compréhension du xiiie siècle en règle générale et du règne de Louis IX en particulier, notamment depuis son retentissant Louis IX and the Challenge of the Crusade de 1979Footnote 2.

W. C. Jordan offre ici, comme à son habitude, un livre bref et incisif – 169 pages, trois chapitres – et une somme universitaire solide, souvent très érudite. Mais l’ouvrage vaut aussi, et de manière plus originale, pour la formidable leçon de narration qu’il donne. Le sel du livre réside notamment dans l’art consommé qu’a W. C. Jordan de mettre en scène une (re)découverte historique. Il use ainsi d’effets d’attente, par exemple en n’annonçant son sujet qu’à la page 48, soit au cœur du premier chapitre, ou en installant en fin de chapitres de véritables cliffhangers pour relancer l’intérêt du lecteur. Puissamment encadré par les deux croisades de Louis IX (« Chapitre premier. La croisade de 1248-1254 » et « Épilogue. La dernière croisade »), l’ouvrage, finement ciselé, nous fait passer, d’un chapitre à l’autre, d’une histoire des convertis de l’islam par le haut (« Chapitre 2. L’installation des convertis »), qui dévoile les intentions du pouvoir royal en la matière, à une histoire de ces derniers par le bas (« Chapitre 3. Vivre en France »), qui tente de reconstituer leur implantation géographique, leur vie quotidienne et leur trajectoire sociale.

L’épisode voulant qu’en 1254, au retour de sa première croisade, Louis IX ait ramené, établi dans le royaume de France et pensionné à ses frais des musulmans convertis à la foi chrétienne était connu, mais n’avait jamais été véritablement étudié avant le livre de W. C. Jordan. Dans son hagiographie du roi saint, la Vie de Saint Louis, Geoffroy de Beaulieu avait bien relevé l’événement, mais, sous sa plume, il avait tout de l’exemplum destiné à faire canoniser un roi convertisseur d’infidèles. Le chroniqueur anglais bénédictin Matthieu Paris l’avait également rapporté, mais on connaissait trop son admiration pour le roi de France, parfois érigé face à Henri III Plantagenêt comme un modèle. Mêlé aux hauts faits du roi et aux miracles du saint, W. C. Jordan rappelle combien l’épisode resta dès lors nécessairement entaché d’un soupçon légitime chez les historiens qui le négligèrent. D’où le chapitre 2, qui change la focale documentaire en corroborant les sources narratives à l’aide de « preuves documentaires concrètes » (p. 62) : quelques fragments de comptabilités royales, réchappés de l’incendie de la chambre des comptes de 1737, et qui attestent plusieurs paiements de subsides à ces convertis de l’islam. Qu’il s’agisse des notes prises par l’érudit Antoine Vyon d’Hérouval au xviie siècle dans les archives de ladite chambre ou des tablettes de cire de Jean Sarrazin, ces sources étaient connues et éditées de longue date, mais jusqu’à W. C. Jordan, on s’était mépris sur l’identité des baptizati qu’elles mentionnaient, pris pour des convertis juifs. Or, spécialiste du gouvernement de Louis IX, l’auteur l’est aussi des juifs du royaume de France, comme le rappellent son ouvrage de 1989, The French Monarchy and the Jews Footnote 3, et plusieurs autres articles : ses arguments sont donc solides. La légende dorée devient ainsi, au centre du livre, fait historique, et l’ouvrage un véritable plaidoyer pour le métier de médiéviste et l’usage de l’imagination en histoire.

Face aux lacunes considérables de la documentation, encore maigre en cette seconde moitié du xiiie siècle, W. C. Jordan entend démontrer que les spécialistes du Moyen Âge n’ont d’autres choix que de rivaliser d’érudition, voire d’ingéniosité, et – c’est tout le pari et l’originalité du livre – d’« user de manière créative d’une imagination raisonnée » (p. 86). Tout l’art de l’auteur consiste ainsi à bâtir des récits de vie à partir de sèches et lapidaires mentions comptables. Par exemple lorsqu’il déduit du versement de la pension royale à une toute jeune convertie nommée Marguerite le handicap ou la blessure de sa mère qui, cheffe de famille, aurait dû la toucher ; ou lorsqu’il interprète une entrée de compte de 1253, « pour les robes et les manteaux de deux convertis » (p. 73), comme une distribution de vêtements nécessaires aux nouveaux arrivants, non seulement pour résister au dur climat du nord de la France, mais aussi pour se fondre dans la population chrétienne. Peut-être pourra-t-on seulement regretter ici que l’historien se fonde dans ses reconstitutions sur le climat français actuel plus que sur les études paléoclimatiques récentes, menées en marge de la redécouverte de l’éruption du Samalas de 1257. W. C. Jordan met en revanche pleinement à profit d’autres disciplines, plus classiques, et que l’on aurait jadis appelées des « sciences auxiliaires de l’histoire » : l’onomastique et la toponymie. Saluons ici son érudition, qui lui permet de déduire du seul prénom d’un converti l’identité de la personne l’ayant possiblement porté sur les fonts baptismaux (parfois le roi ou la reine en personne) ou de déceler parmi les toponymes contenant le mot « sarrasin » ceux qui pourraient attester (ou non) la trace des convertis.

Pour redonner véritablement chair à ces convertis de l’islam dont on sait si peu de choses, W. C. Jordan prend aussi des sentiers moins balisés. Le bûcher sur lequel fut brûlé un juif apostat (converti puis revenu à sa religion) en 1266 à Rouen lui laisse supposer la terreur qu’éprouvèrent les convertis de l’islam dans cette ville. La fuite de certains d’entre eux de la ville d’Orléans laisse imaginer le harcèlement dont ils pourraient avoir été victimes ainsi que leur folle cavale et, au cours de celle-ci, les mensonges sur leur circoncision si d’aventure ils avaient fréquenté des prostituées. Si, dans les détails, l’imagination raisonnée de l’historien s’emballe parfois, la reconstitution d’ensemble demeure impeccable. Usant d’un faisceau d’indices, W. C. Jordan parvient notamment à estimer le nombre de ces convertis à 1 500 individus, un chiffre conséquent, permettant de dévoiler, derrière l’anecdote hagiographique, une véritable politique migratoire et un ambitieux projet de conversion religieuse. Parmi ces derniers, l’historien identifie une première vague de convertis dès 1253, celle des chefs de guerre, dont la conversion entraînait celle de leur clan et qui préférèrent le déracinement aux représailles de leurs anciens coreligionnaires. Fuyant la misère, dans un deuxième temps, en 1254, des victimes de guerre embarquèrent avec eux sur les nefs royales : des veuves, des orphelins, des blessés et des nécessiteux. La troisième vague fut composée de néophytes dont l’instruction religieuse n’était pas encore achevée au moment du départ du roi pour la France et qui quittèrent Acre un an après, à l’été 1255. Tous reçurent en échange de leur foi l’assurance d’un toit et d’une pension leur vie durant, ce qu’attestent encore les comptabilités au début du xive siècle.

Cet investissement était trop coûteux pour risquer l’échec. W. C. Jordan montre dès lors la décision du pouvoir royal d’implanter les familles dans le nord du royaume, loin de la rive méditerranéenne et de la tentation du retour au pays, et de les disséminer dans de nombreuses localités : les nouveaux venus ne devaient avoir d’autre option que de persister dans leur foi d’adoption et de s’intégrer aux chrétiens, notamment par le mariage. J. Dalarun, dans sa traduction en français, fait le choix judicieux, pour les désigner, de conserver le terme « immigrants », plus proche de l’américain, au lieu d’« émigrés », qui charrie avec lui des représentations franco-françaises, possiblement déformantes. Le lectorat français ne peut néanmoins s’empêcher de relire l’expérience conduite par Louis IX à l’aune de la politique migratoire contemporaine et d’y voir une politique d’« assimilation » plus que d’« intégration », une politique reposant alors sur trois ressorts : l’éloignement géographique contraint, l’absence de ghettoïsation et la générosité des pouvoirs publics.

L’historien n’idéalise pas pour autant la politique de conversion de Louis IX. Pour un Dreux de Paris, proche de l’entourage royal et dont l’ascension sociale est exhibée par le roi, W. C. Jordan se demande combien de descendants de convertis ont basculé dans la misère sitôt le versement des subsides royaux à leurs parents tari. Quant à la conversion de ces derniers, si elle ne fut pas forcée, ne fut-elle pas du moins contrainte par une situation dramatique, voire achetée ? L’auteur s’attarde en effet sur l’ampleur des dépenses royales liées aux nombreux cadeaux, offerts par prosélytisme en Terre Sainte par le roi. C’est sans doute sur ce point que les versions anglaises et françaises de l’ouvrage, parues à un an d’intervalle, diffèrent quelque peu : parti de ce que les hommes du xiiie siècle entendaient par conversion « forcée », W. C. Jordan regrette, dans la préface à l’édition française, de n’avoir pas suffisamment abordé la contrainte (et donc le consentement) d’un point de vue plus « moderne » dans la version originale de son livre.

Cet ouvrage est important du point de vue du fond, car il exhume un pan méconnu de la politique de conversion de Saint Louis. Mais c’est par sa méthode qu’il fera sans doute date, et qui sait peut-être école : W. C. Jordan rappelle ici avec maestria qu’on ne peut s’abriter frileusement derrière le « manque de sources » et que les questions sont, en histoire, toujours plus fertiles que les réponses qu’on peut y apporter.

References

1 William Chester Jordan, The Apple of His Eye: Converts from Islam in the Reign of Louis IX, Princeton, Princeton University Press, 2019, 200 p.

2 Id., Louis IX and the Challenge of the Crusade: A Study in Rulership, Princeton, Princeton University Press, 1979.

3 Id., The French Monarchy and the Jews: From Philip Augustus to the Last Capetians, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1989.