En décembre 1977, le pianiste argentin Miguel Angel Estrella est arrêté à Montevideo dans le cadre de l'opération Cóndor. Accusé d'appartenir à la guérilla péroniste Montoneros, il est torturé et maintenu au secret avant d’être transféré dans la prison de Libertad où sont rassemblés tous les prisonniers politiques de l'Uruguay. Au terme d'une intense campagne de solidarité internationale – lancée par ses amis parisiens et menée par des personnalités du monde de la musique, des diplomates et des militants des droits de l'homme, mais aussi par de nombreux mélomanes anonymes –, il est libéré et expulsé vers la France en février 1980. Fondé sur les archives du comité de soutien d'Estrella, des sources diplomatiques et une série d'entretiens, ainsi que sur les fonds récemment déclassifiés de la justice militaire uruguayenne, cet article décrit les ressorts d'une cause exceptionnelle, éclairant d'un jour nouveau les liens entre musique et diplomatie au temps de la guerre froide. Il interroge aussi l'expérience vécue par le musicien en prison, où la pénible reproduction d’œuvres de Beethoven sur un piano muet fait écho à l'assimilation, dans les médias, de sa figure à un héros beethovénien, sorte de Florestan moderne. Ainsi, l'article se penche sur les liens entre éthique et esthétique, et analyse la façon dont l’émotion s'articule au politique dans les mobilisations internationales.