Lors de sa mort accidentelle, le 6 septembre 1967, Georges Ville, ancien membre de l'École française de Rome et conservateur au Musée du Louvre, a laissé le manuscrit d'une thèse sur la gladiature romaine, qui était entièrement rédigée, sauf la conclusion. L'article qu'on va lire occupe la place de cette conclusion qui faisait défaut.
Que faire ? Il est arbitraire de fabriquer du Ville, mais il aurait été encore plus arbitraire de laisser le hasard de la mort fabriquer un Ville incomplet.
D'autant plus que plusieurs sources étaient à notre disposition. D'abord, un fichier des textes païens et chrétiens, que Ville avait relevés pour sa conclusion : tous les textes cités ci-dessous proviennent de ce fichier. Ensuite, l'article que Ville a publié en 1960, dans les Mélanges de l'École de Rome, sur la cessation des jeux de gladiateurs au IVe siècle, est une première esquisse de cette conclusion. Enfin, Ville parlait beaucoup du problème de la gladiature et de sa disparition, et j'ai encore dans les oreilles le souvenir de longues heures de soliloques -, car la gladiature avait fini par devenir le mythe personnel de Ville : il y testait ou y investissait sa vie intérieure, ses particularités personnelles, sa vision du monde et des hommes, ses convictions et actions politiques. Dans l'article qu'on va lire, tous les détails sont douteux, mais l'ensemble est certain; Ville n'aurait peut-être approuvé, une par une, aucune des phrases qui suivent ; en revanche, je réponds de la justesse de l'ensemble : on retrouvera, ici, le tour d'esprit, les convictions et la vision historique de ce non-conformiste qui expliquait, à qui voulait l'entendre, que « seul un préjugé humanitaire » avait mis fin à la gladiature ; Ville était de ceux pour qui l'histoire, comme spectacle de l'irrationalité du passé, sert à suggérer que notre présent doit être, à notre insu, non moins irrationnel ; l'historien ne ressuscite pas le passé : il tue le présent.
Paul Veyne