Prologue
« L’obligation de désigner le sexe d’un nouveau-né à son acte de naissance n’est pas discriminatoire. Il ne peut y avoir d’incohérence entre le sexe et l’identité de genre à la naissance puisque les nouveau-nés n’ont pas d’identité de genre »Footnote 1.
Cette affirmation est tirée du jugement Centre de lutte contre l’oppression des genres c. Procureur général du Québec (Cour supérieure du Québec, 2021), familièrement appelé le « jugement Moore », du nom du juge l’ayant rendu. Pour nous, personnes et chercheureuses queers en droit, cette citation représente également une réponse juridique directe – et un rejet – des apports de nombreuxeuses autaires féministes et queers, dont Judith Butler, qui écrivait que « ce que l’on appelle “sexe” est une construction culturelle au même titre que le genre; en réalité, peut-être le sexe est-il toujours déjà du genre »Footnote 2. Par ces mots, Butler constate que le genre précède le sexe, et que l’assignation d’un « sexe » à la naissance est également une assignation de genre, contrairement aux propos du juge MooreFootnote 3.
Face aux constats de nombreuses contradictions entre cette décision judiciaire et les théories queers, et en nous inspirant des méthodes de réécriture féministes de jugementsFootnote 4, nous proposons dans cette contribution une réécriture queer de cet arrêt, qui a par ailleurs amené des changements positifs, notamment pour la reconnaissance de certains droits aux personnes trans et/ou intersexes au Québec. Cet article se divise en deux parties. Dans une première section, nous présentons brièvement la méthode de réécriture queer, amenons un contexte au jugement Moore, puis expliquons la manière dont nous avons queerisé cette décision. La deuxième section consiste en la réécriture des paragraphes 98 à 166 de l’arrêt qui portent sur la question de savoir si l’obligation d’inscrire une mention de sexe/genre sur le constat et la déclaration de naissance d’une personne nouvellement née au Québec constitue une atteinte discriminatoire injustifiée envers les personnes trans et/ou intersexes.
Réécrire queerement un jugement
Pour cet article, nous avons collecté toutes les réécritures queers existantes de jugements et les avons analysées selon une grille de lectureFootnote 5. Ceci nous a permis premièrement de constater le manque de réécritures queers de jugements dans des systèmes juridiques de droit civil ou mixte, et en français. Nous n’avons d’ailleurs trouvé aucune réécriture queer de jugements québécoisFootnote 6. Deuxièmement, nous avons remarqué une grande diversité d’approches dans les réécritures queers, reflétant les points de tension au sein de ces théories, par exemple entre déconstruction des normes, déplacement de ces dernières et/ou propositions d’alternatives.
Notre grille de lecture nous permet néanmoins de présenter une liste de certains éléments qui caractérisent les réécritures queers :
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• Montrer, interroger, déconstruire et ne pas reproduire les conceptions dominantes et binaires des catégories de sexe, genre et sexualité ainsi que les liens attendus entre ces catégories et l’homogénéité en leur sein. Accorder une importance à montrer les effets de la catégorisation.
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• Montrer, interroger, déconstruire et ne pas reproduire les normes cishétéronormatives ainsi que de normalité et de déviance qui sous-tendent les jugements et le droit. Accorder une importance à montrer les effets de ces normes. Ouvrir les possibilités d’exister et de désirer.
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• Montrer l’aspect performatif du droit.
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• Mettre en lumière les biais et stéréotypes ainsi que les paradoxes et contradictions dans les jugements et dans le droit.
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• Placer au centre de l’analyse les personnes concernées ainsi que leurs expériences, savoirs et perspectives.
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• Accorder une place aux émotions.
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• Exposer la positionnalité des actaires.
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• Critiquer le paradigme libéral d’analyse des droits.
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• Réécrire les faits à la lumière du contexte social et politique, mais également en prenant en compte les aspects plus personnels des individus concernés impliqués.
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• Réécrire la question juridique lorsqu’elle ne s’attaque pas au problème de fond ou montrer la question juridique cachée derrière la question juridique mise de l’avant.
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• Écrire avec un style qui fait appel à l’empathie et à la sensibilité des lectaires. Écrire sans biais et stéréotypes, en faisant attention au mégenrage et en utilisant les termes mis en avant par les personnes concernées.
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• Se référer à des autaires queers, à des sources militantes, à la culture populaire.
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• Utiliser l’ironie.
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• Remettre en question l’aspect définitif d’un jugement, notamment pour ne pas déterminer l’avenir des personnes queers.
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• Créer des espaces de résistance et de créativité.
Au-delà de ces éléments, la plupart des articles de réécritures queers de jugements reviennent sur le paradoxe entre une approche queer du droit et l’exercice forcément réformiste qu’est une réécriture. Ces textes mentionnent ainsi les avantages et possibilités qu’offrent cette méthode tout en soulignant en même temps les limites de ces projets dans une optique queer qui cherche sans cesse à débusquer les tentatives de stabilisation et de normalisation du droit.
Le jugement Moore et ses effets
Le jugement Moore est une décision perçue comme progressiste en matière de droits LGBTQIA2S+. Ce jugement a été rendu dans un contexte de mobilisations politiques des communautés trans à propos de la désignation de sexe/genre à l’état civil. En effet, le « sexe » est un élément central de l’identité civile au Québec et sa modification est encadrée par plusieurs règles et critèresFootnote 7. Ainsi, l’assignation d’un sexe/genre à la naissance se retrouve aux articles 111 et 115 du Code civil, prévoyant que le constat et la déclaration de naissance énoncent « le sexe de l’enfant »Footnote 8. Ce « sexe » est ensuite repris dans d’autres documents d’état civilFootnote 9 et inscrit sur de nombreux documents administratifs qui dépassent le cadre de l’état civilFootnote 10. Pour de nombreuses personnes, ces inscriptions posent problème, car leur identité et/ou expression de genre ne correspond pas au « sexe » inscrit sur ces documents. Ces personnes peuvent alors, sous certaines conditions, modifier leur désignation de sexe/genre à l’état civilFootnote 11. Depuis 2015, les personnes désirant changer leur mention de sexe/genre ne sont plus soumises à des conditions chirurgicales.
Le jugement Moore a été rendu dans ce contexte d’élargissement de l’accès à la modification de la désignation de sexe/genre à l’état civil. En effet, jusqu’en 2021, les personnes désirant changer cette désignation faisaient encore face à plusieurs enjeux discriminatoires : l’exigence de citoyenneté canadienneFootnote 12, l’obligation de fournir une lettre d’un·e professionnel·le de la santé pour les personnes mineuresFootnote 13, l’impossibilité pour les personnes non-binaires d’avoir une désignation de sexe/genre correspondant à leur identité de genreFootnote 14, l’impossibilité pour les parents trans de changer de désignation parentale sur l’acte de naissance de leur(s) enfant(s)Footnote 15, et l’obligation d’inscrire un sexe/genre sur les actes d’état civilFootnote 16. Sur ces cinq enjeux, le juge a conclu qu’il y avait discrimination pour les quatre premiers (la citoyenneté, l’âge, la non-binarité et le statut parental), mais a établi que l’inscription d’un sexe/genre sur les actes d’état civil ne constituait pas une discrimination.
Nous avons décidé de réécrire ce dernier point de la décision, soit l’obligation de l’assignation d’un sexe/genre à la naissance. En effet, cette inscription constitue, comme l’indique Florence Ashley, « l’arrière-plan d’invisibilisation des personnes trans »Footnote 17 en droit québécois, et révèle la norme cishétéronormative qui traverse le jugement Moore. Nous nous concentrons aussi sur cet élément, car la distinction entre « sexe » et « (identité de) genre » établie dans le jugement original a été reprise dans le projet de loi 2 (PL 2)Footnote 18 qui représente la proposition de mise en œuvre par le gouvernement de cette décision judiciaire. En effet, dans ce projet de loi considéré transphobe par les communautés trans, il a été proposé d’inscrire à l’état civil une séparation entre « sexe » et « genre » pour distinguer les personnes trans désirant changer de « sexe » (et obtenant donc des interventions chirurgicales)Footnote 19 des personnes trans désirant changer de « genre »Footnote 20. Si ce projet de loi avait été adopté tel quel, les personnes trans auraient été à nouveau soumises à des critères chirurgicaux pour changer de désignation de sexe/genre, comme cela était le cas avant 2015. Une forte mobilisation des communautés trans a heureusement permis la modification du texte de loi afin que la modification de la désignation de sexe/genre ne soit en aucun cas soumise « à l’exigence que la personne ait subi quelque traitement médical ou intervention chirurgicale que ce soit »Footnote 21. Il nous a ainsi semblé important de réécrire le jugement Moore de façon à éviter une telle instrumentalisation des concepts utilisés dans cette décision.
Présentation de notre réécriture queer
Le jugement réécrit ci-dessous ne contenant pas toutes les traces des changements effectués par notre travail, nous décrivons brièvement dans les prochaines pages certaines modifications auxquelles nous avons procédé, sans prétention à l’exhaustivité, tant ce texte a été (re-)manié.
Éléments généraux de réécriture
Notre réécriture soutient un point de vue réalisteFootnote 22 au sens où nous pensons qu’à quelques formulations près, elle aurait pu être rendue par un·e juge du Tribunal avec une sensibilité queer. Nous nous plaçons ainsi à la date du jugement pour l’écrire, sans prendre en compte les développements qui ont suivi. Nous nous tenons aussi aux mêmes contraintes que celle du Tribunal : nous ne changeons pas les lois et règlements en vigueur, les tests juridiques choisis, etc. Nous avons aussi, dans la mesure du possible, conservé certaines phrases ou certains paragraphes du jugement original (par exemple aux paragraphes 1, 4, 8, 17, 33, 34, 36-38, 45, 46, 49 et 53 du jugement réécrit), ainsi que recouru à des formulations d’autres jugements du Tribunal afin de coller le plus possible au langage utilisé par cette instance. Cette approche réaliste amène certaines limitations dans le choix des mots et dans les transformations que nous aurions aimé suggérer.
Dans cette optique réaliste, nous avons également conservé la question juridique du paragraphe 100 du jugement Moore, à savoir le caractère discriminatoire ou non de l’obligation d’assigner un sexe/genre à la naissance. Notre réécriture propose néanmoins de poser cette question dans des termes plus clairs (paragraphe 3) en reprenant la structure du test que doit suivre le Tribunal pour trancher. Notre analyse s’arrête cependant suite à l’examen du lien rationnel puisque nous concluons que ce lien rationnel entre l’obligation d’assigner un sexe/genre à la naissance et l’objectif d’individualisation n’existe pas en l’espèce.
Un changement important que nous avons apporté dans la réécriture concerne le choix du motif de discrimination (paragraphes 10 à 16). Nous avons décidé tout d’abord de nous baser sur un motif sexe/genre, qui est une réécriture du motif de sexe de la Charte canadienne. Nous avons renommé ce motif pour ce jugement, comme expliqué aux paragraphes 10 et suivants ainsi que 50 et 51 du jugement réécrit, puisque le Tribunal se réfère dans ses décisions au motif de « sexe » pour en réalité analyser tant les discriminations sur la base du sexe que sur la base du genre – ce qui amène des confusions – et puisque l’assignation de « sexe » à la naissance est en réalité également une assignation de genre. Ensuite, nous avons préféré utiliser ce motif de sexe/genre à celui d’identité de genre de la décision originale. Il s’agit pour nous d’amener ainsi une critique d’un motif d’identité et d’expression de genre encore mal compris par les juges et cantonnant l’identité et l’expression de genre aux personnes trans, intersexes et/ou non conformes dans le genre, invisibilisant par là même la norme qui produit ces distinctions.
Concepts
Bien que notre réécriture soit largement réaliste, nous réécrivons le jugement à partir de nos positionnalités socialesFootnote 23, donc en partant de nos connaissances, positions et expériences, tout en nous insérant dans le cadre juridique actuel. Nous mettons ainsi en lumière le caractère subjectif de toute production de connaissance et utilisons notre positionnalité pour produire de nouvelles analyses juridiques. Par exemple, nous avons admis que certains éléments faisaient partie de la connaissance d’office, comme le fait que ce ne sont pas uniquement les femmes qui peuvent être enceintes (paragraphe 15). Cette positionnalité et nos expériences partagées nous ont aussi amené·e·s à fournir des connaissances plus extensives sur les personnes trans et/ou intersexes. Par exemple, nous avons soulevé le fait que de nombreuses personnes trans ne changent pas leur mention de sexe/genre, malgré le fait qu’elles y aient accès, pour des raisons diverses (paragraphe 58).
Nous avons aussi voulu davantage visibiliser les enjeux intersexes et la manière dont ceux-ci diffèrent des enjeux propres aux personnes trans, puisque le jugement Moore a peu discuté, voire invisibilisé, les enjeux auxquels font face les personnes intersexes en lien avec la désignation de sexe/genre. Puisque le texte du jugement original contenait très peu de témoignages intersexes, nous avons mobilisé des témoignages de personnes intersexes provenant de blogues et d’entrevues, afin de mettre de l’avant leurs paroles (par exemple au paragraphe 35). Nous sommes cependant conscient·e·s que notre analyse quant aux enjeux intersexes reste partielle en raison de nos propres positions sociales et biais.
Nous avons aussi nommé à de nombreuses reprises les normes et structures sous-jacentes à certaines conceptions et obligations. Par exemple, au paragraphe 16, nous affirmons que l’assignation de « sexe » découle de structures historiques médico-sociales selon lesquelles il existerait deux sexes, associés à des organes génitaux « opposés » et à un genre spécifique. Cela nous a permis de nous distancer d’une analyse basée exclusivement sur les individus, et ainsi sortir la norme de l’ombre. Nous avons aussi contesté les catégories utilisées, notamment celles de sexe, d’identité de genre, et d’expression de genreFootnote 24.
Plus encore, nous avons mobilisé des autaires queers ainsi que des concepts queers, notamment sur le marqueur de sexe/genre. Ainsi, notre jugement fait référence aux écrits de Judith Butler, Dean Spade et Anne Fausto-Sterling, entre autres. Nous avons aussi utilisé des sources provenant des milieux militants et/ou communautaires, comme l’ouvrage Des mots pour exister Footnote 25. Parmi les concepts que nous avons utilisés, on retrouve le sexe/genre et la catégorisation. Ces concepts étaient présents dans le jugement original. Cependant, en les utilisant au sein d’une approche queer, nous sommes parvenu·e·s à un raisonnement différent.
Enfin, en travaillant sur le discours du jugement, nous avons insisté sur la performativité du droitFootnote 26, notamment en démontrant que les catégories juridiques créent (en tout ou en partie) la réalité que le droit prétend observer (paragraphe 21). Ainsi, nous avons aussi insisté sur les conséquences matérielles des discours juridiques. Par exemple, nous avons établi un lien entre l’assignation de sexe/genre à la naissance (une catégorie juridique) et la mutilation des corps trans et intersexes (une conséquence matérielle). Nous avons aussi soulevé les impacts des discours sur les vies trans et/ou intersexes en incluant une « nouvelle » catégorie de préjudices, les préjudices épistémiques et normatifs.
Langage et style
Tout comme dans la plupart des projets de réécriture, le travail sur le langage et le style ont occupé une place centrale dans nos réflexions. Il nous fallait trouver un équilibre pour que nos mots aient une sensibilité queer, mais sonnent tout de même comme ceux d’un·e juge. Ainsi, nous avons reproduit des phrases du Tribunal du jugement Moore ou de jugements précédents, mais avons également modifié un nombre important de termes en utilisant un langage inclusif, non oppressif et correspondant aux termes qui, au meilleur de nos connaissances, sont ceux privilégiés dans les communautés trans et intersexes. Nous traitons ainsi dans le texte de personnes nouvellement nées, de partie demanderesse, d’autonomie corporelle, etc. Ces termes ne sont pas ceux du Tribunal, mais peuvent, comme nous l’avons démontré, aisément s’insérer dans un raisonnement juridique.
Le jugement réécrit fait également attention de nommer les systèmes d’oppression qui engendrent les discriminations que subissent les personnes trans et/ou intersexes. Le droit a en effet la particularité de fonctionner principalement en ce qui concerne les discriminations sur la sanction de comportements individuels allant à l’encontre d’une norme établie et qui remettraient ainsi en question un ordre égalitaire. Les approches critiques trans, et notamment les écrits de Dean Spade, nous proposent d’utiliser une autre optique pour analyser et critiquer le droit, celle de ses effets en matière de gestion des populationsFootnote 27. Le présent jugement, en attaquant non pas des comportements, mais bien des articles du Code civil, nous permet plus facilement de sortir de l’approche individuelle. Nous avons ainsi fait attention à relever le caractère colonial, sexiste, cissexiste, hétéronormé de certaines règles ou de certains jugements (par exemple au paragraphe 12), des mots qui se retrouvent rarement dans des décisions judiciaires et qui peuvent paraître tranchés en comparaison avec d’autres décisions.
Dans cette optique de visibiliser les systèmes et les normes qui entraînent les discriminations, nous avons tenu à ne pas uniquement nommer les groupes dominés, comme dans le jugement Moore (personnes trans, non-binaires et intersexes), mais de nommer également les groupes dominants que sont les personnes cis, binaires et dyadiques (voir par exemple le paragraphe 23). L’objectif reste de montrer que tout le monde possède un sexe, une identité de genre et une expression de genre, pas uniquement certains groupes de la population.
Enfin, en écho aux théories queers et à la méthode de l’ironieFootnote 28, nous avons utilisé des références à la culture québécoise, de l’humour, de la dérision ou de l’absurde. Par exemple, nous nous référons à une phrase du film Laurence Anyways de Xavier Dolan pour l’utilisation du mot « spécial » (paragraphe 56); nous interpellons directement les personnes hétérosexuelles dans une note de bas de page (note de bas de page 63), etc. Ces épisodes sont rares dans le jugement et contribuent à diminuer le caractère réaliste de la réécriture. Il nous semblait néanmoins difficile d’oublier que notre jugement n’est précisément pas le jugement Moore et que, tout comme le Tribunal, nous répétons et inscrivons des normes par notre réécriture, que nous cherchons néanmoins à troubler.
Biais et stéréotypes
Notre travail de réécriture sur le langage et les normes nous a amené·e·s à relever les biais et stéréotypes du jugement original, et de modifier le texte en conséquence. Par exemple, le jugement original mentionne que l’identité de genre se développe entre les âges de 2 et 5 ans, et utilise cette information pour affirmer que les personnes nouvellement nées ne subissent pas de discrimination fondée sur l’identité de genre (paragraphes 101 à 141 du jugement original). Nous avons relevé le biais cisgenre qui conçoit l’identité de genre selon un angle strictement psychologique et développemental, et avons corrigé cette affirmation en faisant place au caractère structurel du genre. Ainsi, nous avons corrigé ce biais en queerisant l’assignation de « sexe » pour en faire une assignation de genre.
Nous avons aussi travaillé sur les biais du jugement original en accordant plus de place aux témoignages des personnes concernées. En effet, dans le jugement Moore, les témoignages d’expert·e·s sont utilisés en tant que preuves du préjudice vécu par les personnes n’ayant pas de papiers d’identité concordant avec leur identité de genre, tandis que les témoignages des personnes concernées sont plutôt utilisés comme exemples. Nous avons voulu renverser ce mode de preuve en mettant de l’avant uniquement les témoignages des personnes concernées. Ainsi, nous postulons que l’expérience des personnes concernées suffit pour démontrer un préjudice.
Réécriture queer du jugement Moore
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1. Au Québec, il est obligatoire d’inscrire une mention de « sexe » sur le constat et la déclaration de naissance d’une personne nouvellement née au regard des articles 111, 115 et 116 du Code civil du Québec. Seules deux mentions de « sexe » peuvent être inscrites à la naissance : mâle/masculin (M) et femelle/féminin (F).
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2. La partie demanderesse soutient que cette obligation constitue une atteinte discriminatoire injustifiée envers les personnes trans et/ou intersexes en vertu de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Par conséquent, elle demande que la désignation d’un « sexe » à la naissance soit désormais facultative.
Question en litige
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3. Les questions en litige sont les suivantes :
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1. L’obligation d’identifier une personne nouvellement née au regard d’une mention de « sexe » sur son constat et sa déclaration de naissance constitue-t-elle une atteinte au droit à l’égalité des personnes trans et/ou intersexes conformément à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés?
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2. Si oui, cette atteinte est-elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?
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Analyse
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4. Le paragraphe 15(1) de la Charte prévoit que
La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous[tes] et tous[tes] ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques [nous soulignons].
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5. Il est désormais largement reconnu par la jurisprudence qu’une analyse fondée sur l’article 15 de la Charte repose sur un test en deux étapes. Il faut d’abord déterminer si la loi contestée crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue (1), puis si elle impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage (2)Footnote 29.
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6. Toutefois, il est utile de rappeler la nuance explicitée par la Cour suprême dans l’affaire Fraser selon laquelle il n’est pas nécessaire de « maintenir des cloisons étanches entre les deux étapes de l’analyse » lorsqu’il existe « un chevauchement dans les cas d’effet préjudiciable »Footnote 30. C’est le cas en l’espèce.
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7. Il revient à la partie demanderesse de faire la preuve de la violation de l’article 15(1)Footnote 31.
A. L’atteinte au droit à l’égalité
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8. La partie demanderesse soutient que l’obligation de désigner un « sexe » à la naissance constitue une atteinte discriminatoire sur la base du « sexe » des personnes trans et/ou intersexes puisqu’elle crée, de par son effet, une distinction entre les personnes dont la mention de « sexe » à la naissance s’aligne aux normes socio-médicales cis-dyadiques-hétérosexuelles (personnes cisgenresFootnote 32 et/ou dyadiquesFootnote 33) et celles pour qui ce n’est pas le cas (personnes transFootnote 34 et/ou intersexesFootnote 35), ce qui a pour effet de renforcer, perpétuer et accentuer les désavantages historiques auxquels font face les personnes trans et/ou intersexes.
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9. Avant d’expliciter les raisons pour lesquelles le tribunal est en accord avec les arguments soulevés par la partie demanderesse, il convient de se pencher sur le choix du motif de distinction.
i) Motif de distinction
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10. Suivant la jurisprudence, le motif de discrimination basé sur le « sexe » a été utilisé pour analyser des différences de traitement fondées aussi bien sur le sexe que sur le genre. C’est la raison pour laquelle le motif de « sexe » sera qualifié de sexe/genre dans cette décision.
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11. Le motif de sexe/genre a largement été utilisé par les tribunaux pour sanctionner des lois discriminatoires à l’égard de certains groupes sociaux historiquement discriminés en vertu de caractéristiques qui sont socialement rattachées au genre. Le genre est à la fois une caractéristique intime que ressent une personneFootnote 36, une catégorie culturelle attribuant des caractéristiques « féminines » et « masculines »Footnote 37, et une structure sociale et institutionnelle établissant un rapport hiérarchique entre les individus considéré·e·s comme « hommes » ou « femmes »Footnote 38.
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12. Par exemple, notre tribunal a statué dans l’affaire Descheneaux que les règles d’inscription au « Registre des Indiens » prévues par la Loi sur les Indiens étaient discriminatoires à l’égard des femmes autochtones et de leur descendance en raison d’une distinction fondée sur le genreFootnote 39. Malgré l’abrogation en 1985 des dispositions législatives faisant perdre automatiquement leur statut d’« Indienne » aux femmes autochtones mariées avec une personne non-inscrite au « Registre des Indiens », le tribunal déclare que les effets discriminatoires demeurent. En effet, ses règles d’inscription continuent de perpétuer et de promouvoir la vision coloniale et patriarcale selon laquelle les femmes autochtones sont « less … worthy of recognition or value as a human being[s] or as a member[s] of Canadian society, equally deserving of concern, respect, and consideration »Footnote 40. De plus, le tribunal soutient que « the historical reliance on patrilineal descent to determine Indian status was based on stereotypical views of the role of a woman within a family […] The impugned legislation in this case is the echo of historic discrimination »Footnote 41.
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13. On voit donc que le tribunal mobilise le motif de « sexe » suivant une analyse fondée sur le genre et déclare inopérants les alinéas 6(1)a), c) et f) et le paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens Footnote 42. Qui plus est, ces dispositions perpétuent le projet suprémaciste blanc et colonisateur, visant à assimiler les femmes autochtones au statut de sujets blancs, et plus encore, à éradiquer tout trace d’autochtonieFootnote 43.
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14. D’une manière similaire, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a déclaré l’article 13 de la Family Law Act discriminatoire à l’égard des « gay male intended fathers » en fondant son analyse sur une « combination [of] prohibited and analogous grounds (gender and sexual orientation) »Footnote 44. Cette disposition prévoit qu’il existe une présomption de filiation entre un enfant et un parent « mâle »Footnote 45. Or, cette présomption filiale s’établit uniquement si le parent « mâle » est en relation conjugale avec la personne ayant donné naissance, excluant ainsi les couples d’hommes cisgenres d’y avoir accès. De ce fait, le tribunal conclut que la disposition renforce à la fois des stéréotypes basés sur le genre et sur l’orientation sexuelle puisqu’elle « suggests that same-sex couples are somehow less able, or less worthy, of being parents. This reflects outdated assumptions or understandings about family in Canadian society »Footnote 46.
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15. En plus d’utiliser le motif de « sexe » pour traiter d’un système qui catégorise et hiérarchise les individus, mais aussi les rôles, les comportements et les expressions, les tribunaux interprètent également le motif sexe/genre au regard de certaines caractéristiques physiques et/ou physiologiques qualifiées « d’immuables » associées au genre masculin ou féminin. C’est ainsi que la Cour suprême a affirmé de manière erronée que « seules les femmes portent des enfants; aucun homme n’en a la possibilité […] La possibilité de devenir enceinte est propre au sexe féminin »Footnote 47. Par conséquent, selon le raisonnement du juge dans l’arrêt Brooks, « la caractéristique d’être enceinte est une caractéristique immuable ou un trait propre au sexe, qui distingue les hommes et les femmes »Footnote 48, constituant ainsi une discrimination sur la base du « sexe ». Or, puisqu’il relève désormais de la connaissance d’office que certaines caractéristiques physiques et/ou physiologiques ne soient pas exclusives à un genre – comme le fait d’être enceint·e –, une analyse fondée sur le motif du sexe/genre en raison de caractéristiques physiques et/ou physiologiques se doit d’être réfléchie hors de ce régime de différence sexuelle binaire afin de ne pas nier l’existence des personnes trans et/ou intersexes.
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16. En l’occurrence, la présente affaire peut être tranchée en fonction du motif sexe/genre. En effet, l’obligation d’inscrire un « sexe » sur le constat et la déclaration de naissance découle des structures historiques médico-sociales dominantes basées sur la croyance qu’il existe uniquement deux catégories opposées d’organes génitaux (sexe), correspondant inévitablement à un genre dont témoigne notamment le « sexe » assigné à la naissance.
ii) Distinction en raison de l’effet disproportionné de la loi
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17. À première vue, la règle de droit contestée est d’apparence neutre puisqu’elle impose à l’ensemble des personnes nouvellement nées d’être désignées par une mention de « sexe » sur les divers documents d’identification à la naissanceFootnote 49.
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18. Pourtant, la preuve démontre que la mention de « sexe » sur l’acte de naissance a un effet disproportionné sur les personnes trans et/ou intersexes puisqu’elle les désavantage indirectementFootnote 50.
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19. La mention de « sexe » visée par les dispositions susmentionnées « a toujours été vu[e] comme un choix binaire fait en fonction des caractéristiques physiques et, en cas de doute, selon l’analyse cytogénétique »Footnote 51. En effet, suivant la naissance, on classifie les personnes nouvellement nées entre deux catégories fixes : la catégorie mâle/masculin (M) et la catégorie femelle/féminin (F). Pour ce faire, on se réfère « généralement et sauf exception aux organes sexuels externes de l’enfant, c’est-à-dire à la présence ou à l’absence d’un pénis ou d’une vulve adéquatement formée selon les standards médicalement acceptés et appliqués notamment au Québec »Footnote 52. À cet effet, selon le régime actuel de classification des naissances, seuls les organes génitaux « correspondant aux standards sociaux et médicaux permettant [à la personne] de s’engager dans des relations sexuelles à visée pénétrative, et préférablement à des fins reproductives lorsque possibles »Footnote 53 sont légitimés. On y voit donc une volonté structurelle de construire des corps sexués aptes à la reproduction sexuelle vus et perçus comme étant hétérosexuels.
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20. Ce faisant, cette classification administrative des corps exclut a priori les personnes intersexes puisqu’elles naissent en dehors de ces deux catégories normatives. Or, elles n’échappent pas à l’obligation légale d’être assignées comme M ou F si elles désirent obtenir un acte de naissance valide. Sans acte de naissance, la personne nouvellement née ne peut pas jouir de fait de droits civils importants, notamment l’obtention d’une carte d’assurance maladie ainsi que d’un numéro d’assurance socialeFootnote 54. En effet, le certificat de naissance fait preuve d’identité et de citoyenneté. Il permet d’exister administrativementFootnote 55, et ce bien que toute personne née viable et vivante « possède la personnalité juridique [et a] la pleine jouissance des droits civils »Footnote 56.
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21. Pour se conformer à cette exigence administrative et médico-sociale, plusieurs enfants intersexes subissent des mutilations génitales dites « féminisantes » (clitoridectomie, récession clitoridienne, réduction clitoridienne, clitoroplastie, vaginoplastie, gonadectomie, labioplastie, chirurgie du scrotum, dilatation vaginale) ou « masculinisantes » (correction des hypospades et des voies urinaires, chirurgies du torse, gonadectomie, chirurgie du scrotum, pose d’implants testiculaires, descentes des testicules) ainsi que des interventions hormonalesFootnote 57. Ces prises en charge médicales ont pour objectif de normaliser le corps de l’enfant afin qu’on puisse l’identifier à la catégorie F ou M. Ainsi, l’obligation d’assigner un « sexe » à la naissance a pour effet de « créer et pas simplement de décrire, la réalité »Footnote 58, permettant à la fois de produire et de maintenir cette croyance qu’il n’existe que deux sexes/genres. De par cette reproduction, l’existence même des personnes intersexes est niée, ce qui n’est pas le cas des personnes dyadiques.
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22. L’assignation d’un « sexe » à la naissance agit également comme un « obstacle intégré »Footnote 59 à la jouissance pleine et entière des droits fondamentaux des personnes trans. En plus d’imposer une myriade de démarches administrativesFootnote 60 pour espérer obtenir un changement de mention de « sexe » sur leurs documents légaux afin que leur droit à la dignité soit respecté, l’assignation d’un « sexe » à la naissance contribue à miner le plein développement (psychologique, social, politique) des personnes trans. Avant même de pouvoir changer de mention de « sexe », les personnes trans doivent lutter pour accepter leur identité de genre, pour l’exprimer, et pour affronter l’éventuelle opposition de leur famille et communauté, ce qui n’est pas le cas pour les personnes cisgenres. Il y a donc effet préjudiciable.
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23. Ainsi, ces dispositions d’apparence neutre « sont bien conçue[s] pour certain[es personnes], mais pas pour d’autres »Footnote 61. En effet, la classification actuelle des naissances sur la base de l’examen des organes génitaux externes présume que les enfants naissent cis, dyadiques et hétérosexuel·le·sFootnote 62. Or, il relève désormais de la connaissance d’office que ce n’est pas le cas. Par conséquent, l’obligation d’identifier une personne nouvellement née par une mention de « sexe » sur son constat et sa déclaration de naissance crée une distinction fondée sur le sexe/genre entre les personnes cisgenres et dyadiques et les personnes trans et/ou intersexes en raison des effets disproportionnés que cette obligation a sur ces dernières puisqu’elle les désavantage indirectementFootnote 63.
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24. Or, pour qu’il y ait discrimination au sens de l’article 15(1) de la Charte, il demeure de déterminer si la mesure législative crée un fardeau ou nie un avantage aux personnes trans et/ou intersexes d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantageFootnote 64.
iii) Renforce, perpétue ou accentue le désavantage
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25. La Cour suprême a largement établi qu’il faut examiner les effets du préjudice sur le groupe touché afin de déterminer si la mesure législative a pour effet de renforcer, perpétuer ou accentuer un désavantageFootnote 65. Ces effets peuvent prendre la forme d’exclusion ou de désavantage économique, d’exclusion sociale, de préjudices psychologiques ou physiques ou encore d’exclusion politiqueFootnote 66. Par conséquent, cette analyse exige d’examiner les désavantages historiques ou systémiques dont a fait l’objet le groupe demandeur de par une « analyse contextuelle, non formaliste, basée sur la situation véritable du groupe et sur le risque que la mesure contestée aggrave sa situation »Footnote 67.
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a) Préjudices épistémiques et désavantages normatifs
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26. D’abord, comme explicité plus haut, la distinction créée par l’obligation d’assigner un « sexe » à la naissance impose un fardeau aux personnes trans, qui doivent faire une démarche supplémentaire de changement de désignation de « sexe »Footnote 68, et aux personnes intersexes, qui doivent entrer dans une des deux catégories normatives préétablies (M ou F), souvent au coût de leur autonomie corporelle. Ce fardeau renforce l’idée stigmatisante selon laquelle les personnes cisgenres et dyadiques constituent la normalité, et que par conséquent, les personnes trans et/ou intersexes sont considérées comme déviantes et anormales. Comme l’expose Butler, « norms may or may not be explicit, and when they operate as the normalizing principle in social practice, they usually remain implicit, difficult to read, discernible most clearly and dramatically in the effects that they produce »Footnote 69. Ainsi, cette obligation renforce implicitement la norme cisgenre et dyadique, et c’est à travers son effet disproportionné sur les personnes trans et/ou intersexes que nous pouvons la discerner. La norme gouverne l’intelligibilité et définit les paramètres de ce qui apparaît ou non dans le domaine du socialFootnote 70; l’intelligibilité des personnes trans et/ou intersexes ne se traduit donc qu’en relation aux catégories de sexe/genre préexistantes. C’est ainsi qu’on parlera de « changement de sexe » pour les personnes trans, et de « normalisation des caractères sexuels » pour les personnes intersexes. Sous la grille de lisibilité de la norme cisgenre et dyadique, les personnes trans et/ou intersexes sont incompréhensibles, déviantes, anormales. Elles n’ont pas d’autre choix que d’entrer dans le vocabulaire de la norme pour faire reconnaître leur existence, ce que les personnes cisgenres et dyadiques n’ont pas à faire. Cette distinction contribue à maintenir en place un système normatif imposant un fardeau considérable aux personnes trans et/ou intersexes, et accentuant leur marginalisation.
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b) Désavantages historiques
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27. De plus, l’obligation de désigner un « sexe » est source de désavantages historiques auxquels font face les personnes trans et/ou intersexes. Il semble donc utile de faire un bref survol historique législatif afin de mieux saisir cette discrimination systémique.
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28. En ce qui concerne les personnes trans, la possibilité de pouvoir changer sa désignation de « sexe » n’apparaît en droit québécois qu’en 1978Footnote 71. Avant cette date, les personnes voulant changer de désignation de « sexe » ne pouvaient le faire à l’état civil et devaient utiliser d’autres stratégies afin que leur identité soit respectée. Si la loi de 1977 permettait de changer de désignation de « sexe », ce changement était subordonné à la norme cisgenre, puisque seules les personnes ayant « subi avec succès les traitements médicaux ainsi que les traitements chirurgicaux impliquant une modification structurale des organes sexuels et destinés à modifier [leurs] caractères sexuels apparents »Footnote 72 pouvaient obtenir ce changement. Cette obligation chirurgicale a d’ailleurs été reconnue comme une violation du droit à la vie privée par d’autres juridictions, dont la Cour européenne des droits de l’homme en 2017Footnote 73.
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29. Depuis 2015, les personnes trans peuvent changer leur mention de « sexe » sur la base d’une déclaration assermentéeFootnote 74. Si cela représente une nette amélioration par rapport à la législation précédente, la norme cisgenre dyadique persiste et contraint les personnes qui désirent changer de désignation de « sexe » à choisir entre homme (H) et femme (F). Les personnes non-binaires ne se voient donc pas accorder la possibilité d’un document d’identité concordant et font donc encore face à un désavantage systémique.
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30. En ce qui concerne les personnes intersexes, celles-ci font également face à des discriminations systémiques découlant de la norme cisdyadique. À titre illustratif, depuis 1997, l’article 268 du Code criminel permet aux médecins de mutiler légalement les corps des personnes intersexes « pour la santé physique de la personne ou pour lui permettre d’avoir des fonctions reproductives normales, ou une apparence sexuelle ou des fonctions sexuelles normales »Footnote 75. En ayant recours à la normalité, cette exception criminelle ne peut être plus explicite : conformer les corps naissants à la norme dyadique. Bien que cette disposition ne soit pas à l’étude dans le présent litige, notre tribunal déplore qu’une telle exception soit encore en vigueur et implore le pouvoir législatif fédéral de la réviser afin qu’elle ne soit plus préjudiciable aux personnes intersexes. Le Comité contre la torture, le Comité des droits de l’homme et le Rapporteur spécial de l’ONU sur la torture des Nations Unies qualifient d’ailleurs ces opérations chirurgicales non consenties et non nécessaires comme une violation des droits de la personne fondamentauxFootnote 76. L’obligation d’assigner un « sexe » à la naissance perpétue de manière corollaire cette norme dyadique, ce qui renforce par le fait même la stigmatisation des personnes intersexes.
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c) Exclusion sociale et politique
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31. En outre, la mention du « sexe » assignée à la naissance, de par son inscription sur l’ensemble des documents d’identité, peut entraîner l’exclusion sociale et politique des personnes trans/ou intersexes lorsqu’elle ne concorde pas avec l’identité de genre. Les témoins ont donné des exemples poignants à cet effet.
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32. Lorsque Dalia Tourki cherche au bureau de poste le courrier adressé à l’homme mentionné sur son document d’identité, elle prétend qu’elle est sa sœur au lieu de dire qu’elle est transgenre. Jenna Jacobs n’a pas participé à l’inscription de son aîné à l’école parce que le certificat de naissance de l’enfant indique que Mme Jacobs est son père. Elle ne voulait pas prendre le risque qu’il soit révélé qu’elle est une femme transgenre, ni exposer son enfant au fait que ses professeur·e·s ou ses ami·e·s puissent apprendre qu’elle est transgenre. Mme Heller a inscrit seule l’enfant à l’école.
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33. « Rita [une personne intersexe] devient peintre pour être isolée. Par la suite, elle a travaillé dans une grande organisation pendant plusieurs années où elle a pu accéder à un poste assez important, mais la réaction a été tellement violente lorsqu’elle s’est finalement décidée à parler de son intersexualité qu’elle a préféré partir. L’employeur l’a humiliée publiquement, elle a perdu des privilèges qu’elle avait obtenus et elle a préféré partir rapidement et quitter ce milieu où elle évoluait depuis de nombreuses années et où elle donnait pleinement satisfaction dans son travail. Philippe a vécu une situation semblable, après avoir reçu des compliments pendant des années sur la qualité de son travail, il a finalement quitté son emploi dans une grande organisation publique après avoir subi du harcèlement sexuel à cause de son intersexualité et n’avoir pas réussi à se faire protéger par la hiérarchie »Footnote 77.
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34. Ces témoignages font écho aux constats de la docteure Namaste : [traduction] « Plusieurs transsexuel[·le·]s qui ne détiennent pas la documentation légale appropriée choisissent de se retirer de la vie institutionnelle pour protéger leur vie privée et leur santé mentale. [Iels] […] ne cherchent pas des emplois rémunérés, ni à s’inscrire à l’école, ni à voter aux élections, parce que chacune de ces situations exige qu’[iels] présentent des documents légaux […] De tels événements […], qui sont routiniers pour la plupart des citoyen[·ne·]s, sont profondément éprouvants pour les transsexuel[·le·]s sans documents qui reflètent leur apparence et leur identité psychologique. […] En conséquence, [iels] adoptent des stratégies pour éviter la discrimination, l’ostracisme et la violence ».
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d) Préjudices moraux ou psychologiques
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35. En plus de cette exclusion sociale et politique, l’assignation d’un « sexe » à la naissance emporte de nombreux préjudices moraux ou psychologiques. À cet effet, l’un des témoins non-binaires s’est décrit comme un enfant triste qui pensait qu’il n’avait sa place nulle part [et] qu’il ne pensait pas vivre jusqu’à 30 ans parce qu’il n’avait aucune raison de vivre. Dans la même veine, une personne intersexe a témoigné être habitée par des idées suicidaires depuis qu’elle s’est rendu compte que son corps ne changeait pas comme celui des autres « garçons et filles ».
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36. Ces deux témoignages font écho au constat selon lequel les personnes trans et/ou intersexes sont beaucoup plus à risque de décéder par suicide que les personnes dyadiques et cisgenres. En effet, les statistiques tirées de l’étude Trans PULSE sur les jeunes personnes transgenres présentées par la partie demanderesse sont alarmantes. 35 % des jeunes personnes transgenres qui étaient soutenues par leurs parents avaient envisagé le suicide au cours des 12 mois précédents, tandis que ce nombre grimpait à 60 % parmi ce[lle]ux dont les parents n’appuyaient pas leur identité de genre. Parmi ce groupe, 57 % avaient tenté de se suicider. En 2016, une étude qualitative australienne sur les personnes intersexes soutient que « 42% of participants had thought about self-harm and 26% had engaged in it; 60% had thought about suicide and 19% had attempted it – specifically on the basis of issues related to having a congenital sex variation »Footnote 78.
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37. Ce risque élevé de décès par suicide découle des discriminations et violences multiples que les personnes trans et/ou intersexes subissent quotidiennement et qui causent une détresse psychologique importante. En 2019, le « Haut-Commissariat aux droits de l’homme » précisait dans une note informative portant sur les violences spécifiques des droits de la personne auxquelles les personnes intersexes sont confrontées que « [l]es personnes intersexes sont souvent soumises à la discrimination et aux mauvais traitements si l’on sait qu’elles sont intersexes, ou si l’on perçoit qu’elles ne se conforment pas aux normes de sexe et de genre. Les lois contre la discrimination n’interdisent pas de manière générale la discrimination contre les personnes intersexes, ce qui les laisse vulnérables aux pratiques discriminatoires dans toute une série de contextes, y compris dans l’accès à l’éducation, aux services publics et à l’emploi. Les données disponibles indiquent que les personnes intersexes peuvent avoir des taux de pauvreté élevés, associés à des taux élevés de décrochage scolaire, de stigmatisation et de discrimination. »Footnote 79. Qui plus est, dans l’étude susmentionnée de Trans PULSE, 96 % des personnes trans ont déjà entendu qu’être trans n’était pas normal, 73 % ont été ridiculisées en raison de leur transitudeFootnote 80, 78 % ont rapporté que leur famille les a blessées ou embarrassées et 20 % ont été physiquement ou sexuellement agressées. De manière plus structurelle, 13 % des personnes répondantes ont été explicitement renvoyées de leur emploi en raison de leur transitude et 40 % ont été victimes d’un comportement transphobe de la part d’un médecin de famille (refus de donner un soin ou d’examiner une partie du corps, être ridiculisé·e, l’utilisation d’un langage dégradant)Footnote 81.
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e) Préjudices corporels
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38. Les personnes intersexes subissent d’importants préjudices corporels en raison des mutilations génitales non consenties. Par exemple, Monique soutient que « [a]t 2 years old they discovered a hole beneath my clitoris which they had considered a willy, and discovered I had female internal organs and could potentially carry a child one day. So they removed anything that conflicted with their idea of a girl. That included my clit, as they thought it made me look like a boy. I was a baby. I was not consulted in any way, I never even knew it happened until I investigated as an adult in my twenties »Footnote 82. Pour Patti, les souvenirs des mutilations génitales « …exists in my memory as some type of clinical rape; 10 student doctors standing around staring up my vagina as the doctor put his fingers in me and spoke about me like I wasn’t there. Everyone was complicit in this, my parents, extended family, the doctors, the state as far as I knew, the whole world »Footnote 83. De plus, historiquement, l’assignation de sexe/genre à la naissance était source de préjudices corporels pour les personnes trans, qui devait subir des interventions chirurgicales pour pouvoir changer de désignation de sexe/genre, tel que vu plus haut.
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39. Bref, l’obligation d’assigner un « sexe » à la naissance renforce, perpétue et accentue les désavantages et préjudices épistémiques, normatifs, historiques, sociaux, politiques, psychologiques et corporels auxquels font face les personnes trans et/ou intersexes.
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40. Par conséquent, l’obligation d’assigner un « sexe » sur le constat et la déclaration de naissance constitue une discrimination fondée sur le sexe/genre au sens de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
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41. Il reste à déterminer si cette atteinte discriminatoire est justifiée au regard de l’article premier de la Charte.
B. La justification
i) L’objectif urgent et réel
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42. Pour qu’une restriction au droit à l’égalité soit justifiée, le gouvernement doit d’abord démontrer que l’objectif législatif de l’obligation d’assigner un « sexe » sur l’acte de naissance est suffisamment urgent et réelFootnote 84.
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43. En l’occurrence, l’objectif législatif visé par cette disposition est d’individualiser chaque personne, c’est-à-dire de la différencier « des autres par ses caractéristiques personnelles et individuelles »Footnote 85, afin de l’identifier au registre de l’état civil ainsi que de faciliter la preuve de son état civil. En effet, dans l’affaire Montreuil, la Cour d’appel du Québec souligne que la mention de « sexe » est l’un des quatre éléments choisis par le législateur afin d’« assur[er] la fonction d’identification d’une personne »Footnote 86.
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44. Il a été démontré par la partie défenderesse que les articles 111, 115 et 116 permettent l’enregistrement centralisé des naissances survenues au Québec ainsi que celles de personnes qui y sont domiciliées. Cette centralisation facilite la preuve de l’état civil et entraîne le droit de jouir des avantages juridiques et d’obtenir des prestations des services publicsFootnote 87. Par conséquent, l’acte de naissance permet par exemple à une personne d’obtenir une carte d’assurance-maladie et ainsi d’accéder aux soins et services de santé publics.
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45. Au regard d’une société libre et démocratique, cet objectif d’individualisation, d’identification et de preuve de l’état civil est suffisamment urgent et réel pour justifier une atteinte aux droits fondamentaux en vertu de la Charte.
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46. Bien que l’objectif législatif semble urgent et réel, la Couronne doit également démontrer que les objectifs du Parlement et les moyens qu’il a choisis sont proportionnels. La proportionnalité comporte trois aspects : (i) le lien rationnel avec l’objectif, (ii) l’atteinte minimale au droit et (iii) la proportionnalité entre les effets de la mesure et l’objectifFootnote 88.
ii) Proportionnalité
a) Le lien rationnel
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47. La partie défenderesse soutient qu’il existe un lien rationnel entre l’obligation d’assigner un « sexe » à la naissance et l’objectif législatif d’individualisation. Pourtant, la preuve déposée par la partie défenderesse ne permet tout simplement pas de justifier un tel constat au regard des raisons suivantes.
La désignation de « sexe » est une désignation de genre
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48. Tel que constaté plus haut, la mention de « sexe » sur l’acte de naissance s’effectue à partir d’une observation des organes génitaux d’une personne nouvellement née ou, lorsque les organes génitaux ne correspondent pas « à un pénis ou une vulve adéquatement formés selon les standards médicalement acceptés et appliqués notamment au Québec »Footnote 89, généralement à partir d’une évaluation médicale. Ainsi, l’identification d’une personne par sa désignation de « sexe », par exemple, lors de l’inscription d’un·e enfant à l’école, ou lors d’une interpellation policière, se base sur le « sexe » désigné sur son acte de naissance. Néanmoins, la désignation de « sexe » F ou M à la naissance (sexuation) sur la base d’une observation superficielle des organes génitaux externes d’une personne nouvellement née est en réalité une désignation de genre. En effet, il a été démontré que cette bicatégorisation est erronée, car elle ne prend pas en compte les niveaux de sexuation (physiologique, anatomique, chromosomique) et nie de ce fait l’existence des personnes intersexes, comme démontré par la biologiste et professeure Anne Fausto-SterlingFootnote 90. La bicatégorisation de « sexe » est ainsi le reflet et l’arme d’un rapport genré qui vise à diviser la société en deux catégories distinctes et exclusives (hommes et femmes) afin de maintenir un rapport de pouvoir entre ces deux groupes. C’est ce qu’a voulu traduire Judith Butler en déclarant que « le genre désigne précisément l’appareil de production et d’institution des sexes eux-mêmes »Footnote 91. Voilà pourquoi le genre précède le sexe.
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49. De plus, le pouvoir législatif permet la modification de cette désignation, sans égard à l’observation faite des organes génitaux à la naissance. En effet, en vertu de l’article 71 du CcQ, « la personne dont l’identité de genre ne correspond pas à la mention du sexe figurant à son acte de naissance peut, si elle satisfait aux conditions prévues par le présent code et à celles déterminées par un règlement du gouvernement, obtenir la modification de cette mention et, s’il y a lieu, de ses prénoms »Footnote 92. On peut donc conclure que l’intention du pouvoir législatif par la désignation de « sexe » est d’identifier les personnes par leur identité de genre. La désignation de « sexe » est donc une désignation de genre. Cela est visible pour les personnes changeant de désignation de genre en vertu de l’article 71 du CcQ, mais cela est aussi le cas pour les personnes dont la désignation de genre correspond à leur identité de genre.
L’identification se base sur l’expression de genre
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50. Aussi, lorsque l’on tente concrètement d’identifier une personne par son identité de genre, notamment dans le but de l’individualiser, on se fie généralement à son expression de genre. L’expression de genre correspond à l’expression visuelle et esthétique d’une personne selon certains codes de genres (variant selon les époques et les cultures)Footnote 93. Cependant, l’expression de genre d’une personne ne correspond pas toujours à la désignation de genre inscrite sur ses documents légaux (et ce, peu importe si la personne a « corrigé » ou non la désignation pour que celle-ci reflète son identité de genre). Par exemple, une femme cisgenre peut avoir une apparence masculine et être considérée comme un homme aux yeux de la personne qui l’identifie. Dans cette situation, non seulement la désignation de genre ne permet pas d’identifier « correctement » la personne, mais une telle désignation peut aussi être source de stigmatisation pour les personnes dont l’expression de genre ne correspond pas à ce qui est attendu lorsque l’on regarde leur désignation de genre.
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51. Puisque l’identification concrète d’une personne se base sur son expression de genre, la désignation de genre n’est pas un outil adéquat permettant d’identifier les personnes. En effet, sauf au jour de sa naissance, on n’examine pas les parties génitales d’une personne pour déterminer si elle est un mâle ou une femelle. On se fie plutôt (…) à ses vêtements, à sa coiffure et à son comportement, tous des éléments déterminés par la personne elle-même. Puisque de nombreuses personnes ont une expression de genre qui diffère de la désignation de genre (indépendamment de si celle-ci a été modifiée afin de mieux correspondre à l’identité de genre de la personne), la désignation de genre n’est pas un moyen fiable pour identifier les personnes.
Les catégories sont insatisfaisantes
De plus, si l’objectif du législateur est de permettre l’identification d’une personne par son identité de genre, indépendamment de son expression de genre, la restriction à deux catégories de l’éventail des possibles identités de genre n’est pas adéquate. En effet, elle ne permet pas que chaque personne puisse avoir une désignation de genre qui corresponde à son identité de genre, notamment dans le cas des personnes non-binaires. La désignation binaire de genre repose aussi sur la fausse croyance que les corps humains sont rigidement divisés en deux catégories, ce qui invalide de fait l’existence même des personnes intersexes. Leur existence doit désormais relever de la connaissance d’office des tribunaux.
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52. Aussi, cette désignation ne permet tout simplement pas à chaque personne d’être individualisée, soit « d’être différenciée des autres par ses caractéristiques personnelles et individuelles »Footnote 94. Il n’est pas rationnel de soutenir que classifier tous les individus en deux catégories permet efficacement de les identifier distinctement, puisque la masculinité et la féminité sont des caractéristiques qu’une personne partage avec beaucoup d’autres individusFootnote 95. La désignation de genre sépare les personnes nouvellement nées en deux (M ou F), ce qui est en soi insuffisant pour identifier une personne distinctement, contrairement à l’identification par le nom, par exemple, par des données biométriquesFootnote 96, ou encore par une photo, comme sur le permis de conduireFootnote 97. La juge Thibault dans l’affaire Montreuil a par ailleurs soutenu que « le sexe complète l’identification »Footnote 98, renforçant l’idée qu’il n’est pas déterminant.
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53. En acceptant que la désignation de genre ne puisse être réduite à deux catégories, on pourrait alors envisager d’utiliser une troisième catégorie pour les personnes dont l’identité de genre n’est pas homme ou femme. Cependant, la désignation de genre ne peut pas non plus être réduite à trois catégories. En effet, l’utilisation d’une troisième catégorie qui engloberait toutes les identités de genre non binaires renforce la conception selon laquelle les catégories hommes et femmes sont « normales », et que les personnes ayant une autre identité de genre sont « spéciales »Footnote 99. Prévoir une troisième catégorie pour y inclure les genres non-binaires a pour conséquence de renforcer une conception stigmatisante de la non-binarité. De plus, même en acceptant qu’une troisième catégorie ait pour objectif d’inclure les personnes non-binaires comme sujets habituels du droit pour pouvoir les identifier correctement, cette catégorisation ne remplit pas l’objectif voulu. En effet, les genres non-binaires ne peuvent se réduire à une seule catégorie, puisqu’il existe une multitude de genres, comme agenre, bigenre, ou genderqueer, pour ne nommer que quelques exemples. Établir une seule catégorie pour les personnes non-binaires revient à établir une seule catégorie pour les personnes binaires, dans laquelle sont comprises les catégories « homme » et « femme ». Il est donc irrationnel de soutenir que la création d’une troisième catégorie de genre servirait l’objectif d’identification que constitue la désignation d’un genre. L’identification des personnes dans une troisième catégorie ignore par ailleurs le fait, souvent répandu, que des personnes ne modifient pas la désignation de genre qui leur a été assignée à la naissance, même lorsque cela est possible. Par exemple, certaines personnes non-binaires choisissent d’adopter une désignation de genre F ou M afin d’éviter la discrimination, encore bien présente, envers les personnes transFootnote 100. Ainsi, la désignation de genre, peu importe le nombre de catégories possibles, n’est pas un moyen adéquat pour identifier une personne selon son identité de genre, et peut même renforcer les préjudices à l’encontre des personnes trans. En revanche, une troisième catégorie, plutôt que d’être utilisée pour englober les identités de genre non-binaires, pourrait être utilisée pour identifier le genre d’un bébé intersexe. Cependant, sans abolition des pratiques de modification chirurgicale non consentie sur les enfants intersexes, cette mesure a comme effet potentiel d’encourager ces chirurgies non consenties afin que les enfants puissent entrer dans les catégories homme et femme « normales ».
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54. Le lien « rationnel » qui pourrait exister entre l’assignation d’un genre et l’objectif d’identification des individus est établi à partir d’une position cisgenre, dyadique, et conforme dans le genre. En désignant un genre à la naissance, et en gardant cette désignation sur de nombreux documents administratifs utilisés quotidiennement, le législateur prétend nommer une catégorie préexistante. Or, comme le démontre Dean Spade:
the terms and categories used in the classification of data gathered by the state do not merely collect information about pre-existing types of things, but rather shape the world into those categories, often to the point where those categories are taken for granted by most people and appear ahistorical and apolitical. Indeed, many such categorizations are assumed as basic truths about distinctions existing in the world. […] The work of classification, and its ethical and political dimensions specifically, are obscured when we assume that all classification systems do is name and sort things along obvious or natural lines of difference Footnote 101.
Le tribunal est d’avis que la désignation de genre représente une de ces catégories apparaissant comme « anhistoriques et apolitiques », perçues comme une catégorisation ne faisant que « nommer les choses selon des lignes naturelles de différence ». La désignation de genre est une catégorie qui se prouve plus instable que ce qu’il ne pourrait paraître à première vue, et ce, non seulement pour les personnes trans, intersexes, et non conformes dans le genre, mais aussi pour toutes les personnes : « [Gender] is unstable and unreliable as an indicator of any particular “truth” across the entire system »Footnote 102.
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55. Puisque la désignation de genre échoue à différencier les personnes selon une « vérité » particulière, il ne peut donc pas exister un lien rationnel avec l’objectif d’identification recherché. Pour ces motifs, les préjudices qui découlent de l’obligation de désigner une mention de genre sur l’acte de naissance d’une personne nouvellement née ne sont pas justifiés au regard de l’article premier de la Charte. Cette obligation constitue une atteinte discriminatoire injustifiée envers les personnes trans et/ou intersexes sur la base de leur sexe/genre et doit être déclarée inopérante, car inconstitutionnelle.
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56. Par conséquent, l’inscription de la mention de genre à la naissance est déclarée facultative.