Introduction
Dans le cadre de cet article, nous nous intéressons à la relation qu’entretient le système judiciaire avec les victimes d’actes criminels dans le contexte de la détermination de la peine. Bien que cette relation se soit développée un peu partout en Occident (Salas Reference Salas2005; Kirchengast Reference Kirchengast2010; Cassel Reference Cassell2015), nos observations se limitent cependant à la situation canadienne.
Nous pouvons distinguer au moins deux modèles d’analyse pour étudier la relation entre le droit criminel et les victimes d’actes criminels. Le premier est le modèle qui domine actuellement les sciences sociales et qui consiste à étudier la relation à partir du point de vue des victimes. Dans cette perspective, on s’intéresse généralement aux expériences des victimes au sein des procédures judiciaires et à leur (in)satisfaction (Baril et collab. Reference Baril, Cousineau and Gravel1984; Wemmers et Raymond Reference Wemmers and Raymond2011; Rossi Reference Rossi and Vanhamme2011; Lemonne Reference Lemonne2011). Quant au deuxième modèle d’analyse, il est complémentaire au premier et se centre plutôt sur le système judiciaire et sur la manière dont celui-ci réagit face à la participation des victimes lors des audiences sur la détermination de la peineFootnote 1. Les recherches privilégiant ce modèle d’analyse sont souvent des études sociojuridiques qui problématisent l’état du système judiciaire. Elles étudient le point de vue des acteurs judiciairesFootnote 2 ou la manière dont ces derniers utilisent les informations fournies par les victimesFootnote 3. Dans le cadre de cet article, c’est ce deuxième « modèle d’analyse » que nous privilégions. Nous proposons ainsi d’observer comment le système judiciaire va se positionner par rapport aux « inputs » victimaires au moment de déterminer la peine. Ces « inputs » victimaires sont évidemment pluriels et variés (Adam et collab, Reference Adam, Cauchie, Devresse, Digneffe and Kaminski2014). Ils peuvent apparaître sous la forme d’une description des torts subis comme ils peuvent prendre la forme d’un besoin, d’un souhait ou encore d’une exigence en matière de justice (Dubé et Garcia, Reference Dubé and Garcia2017b). Nous pouvons également concevoir ces inputs comme des attentes, en l’occurrence des « attentes victimairesFootnote 4 ».
Nous problématisons cette relation à l’intérieur de la thèse plus générale de la « non-évolution » du droit criminel qui provient de la théorie de la rationalité pénale moderne (RPM) (Pires Reference Pires, Mucchielli and Robert2002). Cette théorie fait dépendre les conditions d’évolution du droit criminel moderne de ces idées fondatrices qu’elle identifie au champ des normes de sanction (Dubé et Cauchie Reference Dubé and Cauchie2007, 471; Dubé et Labonté Reference Dubé and Labonté2016, 688-689). Pires (Reference Pires, Debuyst, Digneffe, Labadie and Pires1998) a identifié ces idées fondatrices comme étant celles des théories de la peine de rétribution, de dissuasion, de dénonciation et de réhabilitation carcérale (Dubé et Cauchie Reference Dubé and Cauchie2007, 472). Nous ne pouvons entrer dans les détails dans le cadre de cet article, mais chacune de ces théories de la peine valorise l’affliction et/ou l’exclusion sociale du condamné (Ibid.). La théorie de la RPM établit une distinction entre le simple changement et l’évolution, et réserve cette dernière notion pour décrire un phénomène plus rare et plus substantiel qui implique l’observation de transformations innovatricesFootnote 5 sur le plan des idées fondatrices du droit de punir. La thèse de la non-évolution défend tout simplement l’idée selon laquelle, en dépit des nombreux changements survenus au sein du droit criminel, ces changements n’ont pas eu pour effet d’apporter une transformation innovatrice sur le plan des normes de sanctionFootnote 6. C’est à l’intérieur de cette problématique de la non-évolution du droit criminel que s’inscrivent nos observations à l’endroit de la relation entre le système judiciaire et les victimes d’actes criminels, relation qui s’est développée à l’intérieur du champ des normes de sanction. Insistons sur le fait que notre attention se centre davantage sur le système judiciaire canadien que sur le système de droit criminel dans son ensemble. À l’heure actuelle, nous avons encore du mal à comprendre la portée de ce nouvel encadrement de la victime sur le processus de détermination de la peine du système judiciaire (Manikis Reference Manikis2015a; Manikis Reference Manikis2015b). Cauchie et Sauvageau (Reference Cauchie, Sauvageau, Dubé, Garcia and Maìra2013) ont pour leur part exploré ces questions sous l’angle du « closure ». Cette avenue mérite d’être explorée d’une manière plus approfondie qui ne se limiterait pas exclusivement à la question du closure, mais qui s’interrogerait plus globalement sur l’influence de ce nouveau rôle victimaire sur le choix de la sanction criminelle de même que sur l’évolution du droit criminel moderne.
Alors que certains n’ont pas hésité à dénoncer les dangers de ce rapprochement (Salas Reference Salas2005; Erner Reference Erner2006; Bensussan Reference Bensussan and Strickler2009; Quigley Reference Quigley2010), nous défendons plutôt la thèse que le danger résiderait moins dans le rapprochement en tant que tel que dans le fait qu’il se développe à l’intérieur du programme de la « rationalité pénale moderne » (RPM) (Pires Reference Pires2001a; Parent Reference Parent1995). En effet, que pourraient être les conséquences de ce rapprochement entre le système judiciaire et les victimes si celui-ci ne modifie pas son programme qui « (sur)valorise l’affliction et l’exclusion sociale » du coupable (Garcia Reference Garcia, Dubé and Machado2013)?
Cet article contient trois parties. D’abord, nous allons présenter quelques éléments du contexte canadien ayant favorisé le développement de la relation entre le système judiciaire et les victimes dans le processus de détermination de la peine. La deuxième partie portera sur la méthodologie. Les résultats de recherche seront présentés dans la troisième partie.
I. Mise en contexte : l’inclusion de la victime dans le champ des normes de sanction
Parmi les lois fédérales ayant contribué significativement à l’inclusion de la victime dans les normes de sanctions, nous retrouvons le projet de loi C-89Footnote 7 qui, en introduisant la déclaration de la victime, étendait la participation des victimes dans les procédures judiciaires au processus de détermination de la peine (Manikis Reference Manikis2015b, 173)Footnote 8. Cette déclaration autorise la victime à introduire, lors des audiences sur la peine, de l’information concernant l’étendue des conséquences que l’infraction a eues sur elleFootnote 9. Au Canada, la déclaration de la victime fit son arrivée en 1988Footnote 10.
Dans la première mouture de la déclaration de la victime, le tribunal pouvait prendre en considération ces inputs victimaires au moment de déterminer la peine, mais sans avoir une obligation juridique de le faire (Grossman et Kane Reference Grossman, Kane, Grossman and Roberts2008, 290; Katz Reference Katz2010, 1-2; Manikis Reference Manikis2015a, 87). Toutefois, un amendement en 1995 a fait en sorte que le tribunal soit désormais dans l’obligation de « considérer » lesdits inputs (Katz Reference Katz2010, 2). Comme le souligne à juste titre Manikis (Reference Manikis2015a 86), le Code criminel n’offre pas de directive sur la manière dont ces inputs doivent être considérésFootnote 11. Plus tard, en 1999, un autre amendementFootnote 12 a en outre permis aux victimes de présenter leur déclaration oralement devant le tribunal (ibid.). Selon Verdun-Jones et Tijerino (Reference Verdun-Jones and Tijerino2004, 472), la permission accordée aux victimes de soumettre oralement leur déclaration représentait l’une des modifications les plus « dramatiques » de celles apportées par cet amendement.
Ensuite, en 1996, le projet de loi C-41Footnote 13 a ajouté deux objectifs à la peine concernant directement les victimes d’actes criminels : réparer les torts causés à la victime et susciter, chez le contrevenant, la reconnaissance des torts causés. La codification de ces objectifs ne garantit pas que les intérêts des victimes seront pris en compte, mais elle rend cette éventualité probable.
Finalement, l’adoption du projet de loi C-32Footnote 14, en juillet 2015, a contribué elle aussi au développement de la relation entre le droit criminel et les victimes. Ce projet de loi possède deux volets : l’avènement de la Charte canadienne des droits des victimes Footnote 15 et des amendements au Code criminel. La Charte des victimes introduit une rupture par rapport au statut légal des victimes : celles-ci ne sont plus seulement de simples témoins, mais bien des individus possédant des intérêts légitimes et des droits (Perrin Reference Perrin2017, 23). Parmi les amendements au Code criminel qu’introduit le projet de loi C-32, il faut mentionner l’élargissement de l’objectif de la dénonciationFootnote 16 pour y inclure la dénonciation des torts subis par les victimes. Selon cet objectif mis au goût du jour, la peine n’a plus pour but de seulement dénoncer le caractère illégal de l’acte condamnable, elle dénonce désormais aussi les torts subis par la victime.
Toute cette activité législative canadienne a eu pour effets de franchir un point de non-retour au niveau de la relation qui nous intéresse : il ne fait nul doute que le rôle de la victime eût été élargi de manière à lui permettre de participer aux procédures judiciaires lors de la détermination de la peineFootnote 17.
Nous pouvons dire qu’au cours des dernières décennies, le rôle de la victime est passé de celui de « victime-témoin de l’acte » à celui de « victime-témoin de l’impact »Footnote 18 contre sa propre personne. Cette transition souligne au moins deux phénomènes distincts. D’abord, il indique l’entrée des victimes d’actes criminels au sein d’un champ normatif qui leur était inaccessible, soit le champ des normes de sanctions (les normes qui sont sollicitées pour la gestion de la peine). Ensuite, fort de cette inclusion récente au sein des normes de sanctions, ce passage de la victime-témoin de l’acte à la victime-témoin de l’impact renvoie à l’idée d’un élargissement de la définition juridique de la victime pour y inclure non seulement les proches des victimes, mais aussi la collectivitéFootnote 19.
Cette situation contraste avec la tradition d’un droit criminel qui s’est historiquement construite sans la « participation impliquée » des victimes à ce moment particulier des procédures (Labonté Reference Labonté, Desrosiers, Garcia and Sylvestre2017). La question qui nous interpelle dans cet article est celle de savoir quelle place le système judiciaire va faire à la victime dans le processus de détermination de la peine.
II. Méthodologie : une analyse documentaire à partir de la jurisprudence canadienne
Sur le plan de la méthode, nous avons privilégié une analyse documentaire. Nous avons observé le rapport entre le système judiciaire et les victimes exclusivement à partir de décisions judiciaires qui ont été rendues au cours des trois dernières décennies par les tribunaux canadiens. Nous avons vu dans ce type de document un lieu d’observation idéal pour étudier notre objet de rechercheFootnote 20. Pour constituer notre corpus empirique, nous disposions virtuellement de l’ensemble des décisions judiciaires canadiennes traitant de la matière criminelle et pénaleFootnote 21. Dans un va-et-vient continu entre l’empirie et l’analyse, nous avons progressivement établi un univers de travail constitué de 331 décisions, mais nous avons procédé seulement à l’analyse de 95 décisions, ce qui représente notre corpus empiriqueFootnote 22. Nous avons pu repérer ces décisions grâce à des moteurs de recherche tels que Nexis Lexis Quicklaw® et CanLii®. Nous pouvons dire de manière globale que la sélection des décisions judiciaires a pris la forme d’une « étude collective de cas » (Stake 1994, cité par Pires Reference Pires, Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayer and Pires1997, 152), c’est-à-dire que nous avons cherché à trouver des décisions qui jetaient de la lumière sur différents aspects du phénomène étudié de façon à établir une « mosaïque par l’entremise d’un nombre diversifié de cas » (Pires Reference Pires, Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayer and Pires1997, 157). En abordant le processus de sélection de manière exploratoire, nous avons pu identifier progressivement les contextes ou les situations dans lesquelles les références aux victimes étaient susceptibles de se manifester dans les décisions judiciaires. Une fois identifiés les situations ou les contextes pertinents, nous avons dès lors adopté une logique « d’échantillonnage par contraste-approfondissementFootnote 23 » (Pires Reference Pires, Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayer and Pires1997, 160). Cette stratégie d’échantillonnage nous a été très utile lorsque nous avons trouvé des décisions dans lesquelles les victimes adoptaient une attitude punitive. Nous avons alors délibérément cherché des décisions dans lesquelles les victimes adoptaient une attitude inverse en prônant le pardon, la clémence et la modération. Spécifions que l’objectif théorique était moins de comparer les attitudes adoptées par les victimes que la réaction des tribunaux à leur égard.
Pour qu’une décision soit intégrée au corpus empirique, il fallait évidemment qu’elle effectue des renvois aux victimes et que ces derniers fournissent suffisamment de détails pour observer, d’une part, les inputs victimaires, et d’autre part, la réception de ces inputs par les tribunaux. Ces conditions étaient remplies lorsque le tribunal citait des passages de déclarations des victimes (orales ou écrites) in extenso ou encore lorsque les décisions prenaient la forme d’un verbatim de l’audience sur la détermination de la peine. Dans ce dernier cas, l’observation intégrale du discours des victimes lors des audiences sur la peine et leur réception par les tribunaux était possible.
Par rapport à l’analyse des inputs des victimes, nous avons procédé à une analyse du discours général (Duchastel Reference Duchastel1993). Notre stratégie d’analyse comportait deux moments. Dans un premier temps, nous avons entrepris de décrire la variété des inputs victimaires que nous pouvions observer à partir de notre corpus empirique. Contrairement aux études centrées sur les victimes (tel que discuté dans l’introduction), cette étape ne constitue pas la finalité de notre recherche, mais plutôt une étape préliminaire à l’observation de la mise en forme juridique des attentes victimaires. Ce n’est que dans un deuxième temps que nous pouvions observer les formes que prennent ces inputs une fois transposés (ou non) dans le processus de détermination de la peine. En procédant ainsi, nous nous sommes donné les conditions nécessaires pour mettre en évidence le rôle actif du système judiciaire dans l’établissement de sa frontière entre les inputs admissibles et les inputs inadmissibles ou plus difficilement admissibles en matière de détermination de la peine. L’analyse qui suit présente les énoncés qui nous semblent être les plus représentatifs de ce que nous avons pu observer dans l’ensemble du corpus empirique.
III. La réception inégale des « inputs » victimaires par le système judiciaire canadien
Si le cadre législatif amène les victimes à se prononcer, dans leur déclaration, strictement sur les conséquences du crime, la loi n’établit pas explicitement de limites au contenu des déclarations des victimes. Ce sont plutôt les tribunaux qui se sont dotés de limites :
The law is clear. A victim may address the specific harm suffered, but not express either their views about the offender or about the sentence […] This limitation is imposed not by legislation, but by the courts. The Criminal Code, in s. 722, describes the procedures for completing a victim impact statement. Nothing in these provisions precludes or provides for any further victim involvement Footnote 24.
Les tribunaux se sont dotés d’une limite qu’ils ne doivent pas franchir, sauf dans certaines situations d’exceptionFootnote 25. Cette limite, nous allons tenter de l’illustrer à partir de nos observations empiriques sur la réception des attentes victimaires. Parmi les inputs victimaires, nous retrouvons ceux qui concernent la description des conséquences du crime sur les victimes, c’est-à-dire les torts subis par elles (3.1.). Nous incluons également les attentes de dédommagement (3.2.), les attentes de quiétude et de protection (3.3.). Nous avons pu identifier les recommandations des victimes sur la peine (3.4.) et les attentes de closure (nous en préciserons le sens supra) (3.5.). Ces attentes peuvent aller vers la répression ou vers la clémence.
Dans ce qui suit, nous allons présenter comment chacune de ces attentes tend à se transposer dans le contexte de la détermination de la peine.
3.1. Les torts subis par les victimes et l’évaluation de la gravité de l’infraction
Ces « inputs » sur les torts causés aux victimes sont surtout mobilisés par le tribunal pour déterminer la gravité de l’infraction qui a été commiseFootnote 26. En droit criminel canadien, la gravité de l’infraction constitue l’un des deux pôles du principe de justice fondamental de la proportionnalitéFootnote 27. Cela signifie que la « gravité de l’infraction » joue un rôle important dans le choix de la sanction (autant vis-à-vis de sa nature que de son quantum).
Les conséquences du crime sur la victime se rapportent à la dimension matérielle de l’infraction et les déclarations des victimes constituent un moyen utile pour les évaluer (Manikis Reference Manikis2015a, 95; Markin Reference Markin2017, 105). Nous l’avons observé empiriquement à partir de la jurisprudence. En effet, l’utilité et l’importance des conséquences du crime dans l’évaluation de la gravité de l’infraction ont été réitérées à multiples reprises par les tribunaux canadiensFootnote 28. Par exemple, la Cour de la Nouvelle-Écosse, dans une affaire d’agression sexuelle d’un père de famille à l’endroit de l’amie (voisine) de sa propre fille, le tribunal a fait valoir que : « the impact on the victim is important in assessing how grievous of the offences are »Footnote 29. Lorsque les tribunaux déterminent la gravité de l’infraction, ils effectuent des sélections à partir d’au moins trois bassins d’information : un bassin d’éléments factuels sur les circonstances de l’infractionFootnote 30; un bassin d’éléments jurisprudentiels et un bassin d’éléments légaux où les loisFootnote 31 et la volonté du LégislateurFootnote 32 sont interprétées.
La mobilisation des déclarations des victimes dans l’évaluation de la gravité de l’infraction constitue, selon les juges canadiens interviewés par Dubé et Garcia (Reference Dubé and Garcia2018), la limite de l’intégration des victimes dans le processus de détermination de la peine. Par conséquent, lorsque les tribunaux affirment « avoir pris en considération la déclaration des victimes ou avoir reconnu les torts subis dans la détermination de la peine », il faut comprendre que ces torts ont été mobilisés dans l’évaluation de la gravité de l’infraction (Ibid.).
Nos observations empiriques confirment les observations faites par les autres chercheurs. Toutefois, notre analyse de la jurisprudence nous indique que l’intégration des victimes dans la détermination de la peine ne se limite pas seulement à l’évaluation de la gravité de l’infraction. L’intégration des victimes à ce moment des procédures s’effectue également sous d’autres thèmes.
3.2. La réception des attentes de dédommagement
Comme pour les inputs précédents, les demandes de dédommagement n’éprouvent aucune difficulté à se transposer en information juridiquement pertinente pour déterminer la peine. Par contre, là où le bât blesse, c’est dans la mise en application des ordonnances de dédommagement, c’est-à-dire leur imposition (Young Reference Young2001, 22). Le critère des « dommages facilement calculablesFootnote 33 » agit comme un obstacle majeur à l’imposition d’ordonnances de dédommagement. Il suffit d’imaginer une victime voulant obtenir un dédommagement pour poursuivre une thérapie. Comment déterminer la valeur des torts psychologiques subis par une victime? En déterminant le nombre de séances de thérapie nécessaires? Comment déterminer le nombre de séances nécessaire? Cet exemple n’est pas fictif, il provient de la décision LSJPA-1631 Footnote 34. Comme, dans cette affaire, la valeur du « dommage » n’était pas facilement calculable, le tribunal n’a pas pu prononcer le dédommagement demandé par la victimeFootnote 35. Précisons que le tribunal n’a éprouvé aucune difficulté à comprendre la requête de la victime et qu’il s’est même montré réceptif à sa situation.
La présence de ce critère est au cœur de l’enjeu de la différenciation entre le droit civil et le droit criminel. Pour maintenir une frontière entre les tribunaux criminels et civils, les cours de justice criminelles évitent de se « civiliser » au sens de se substituer aux tribunaux civils.Footnote 36 Cela explique en partie pourquoi le dédommagement n’a pas le statut d’une sanction autonome en droit criminel canadien, sinon les tribunaux criminels devraient nécessairement s’adonner à des calculs complexes pour déterminer la valeur du dommage. Les énoncés suivants illustrent cette préoccupation des tribunaux criminels :
Les tribunaux criminels ne doivent pas se substituer aux tribunaux civils et le processus de détermination de la peine n’est jamais le bon forum pour établir des dommages sérieusement contestés ou juridiquement plus complexes […]Footnote 37.
Je ne crois pas que le législateur, à l’article 738 C.cr., ait voulu confier à des juges exerçant en matière criminelle le soin de décider de litiges civils dépassant le million de dollars. C’est d’ailleurs l’esprit des décisions de la Cour suprême du Canada citées plus haut […]Footnote 38.
Ce qu’il faut comprendre à partir de ces énoncés, c’est que l’autoportrait punitif du droit criminel agit comme un obstacle, non pas au niveau de la réception des attentes de dédommagement, mais au niveau de l’application des ordonnances de dédommagement, en limitant le dédommagement à une simple ordonnance facultative plutôt qu’à une sanction autonome en droit criminel (Pires et Acosta Reference Pires and Acosta1994, 20-21). Sous l’influence d’un programme plus « citoyen » et non plus sous celui de la RPM, le droit criminel aurait plus de facilité à concevoir le dédommagement comme un moyen suffisant de résoudre un conflit, sans y voir une ingérence du civil dans le criminel ou une dédifférenciation entre le civil et le criminel. Comme le programme de la RPM insiste sur les normes de sanctions pour construire son identité et qu’il valorise l’affliction et l’exclusion sociale du coupable, le dédommagement n’apparaît pas comme une sanction suffisamment forte pour réitérer cette identité guerrière (Pires Reference Pires1990). Dans un autre système d’idées, plus « citoyen » que « guerrier », l’identité pourrait se fonder non plus sur les normes de sanction, mais plutôt sur les normes de comportement, c’est-à-dire les illicites définis comme étant criminels. En construisant son identité sur les normes de comportement, le droit criminel pourrait valoriser le dédommagement et en faire une sanction autonome sans dissonance à l’égard de son identité systémique. Par ailleurs, sous un tel programme plus « citoyen », le critère du « dommage facilement calculable » pourrait prendre une autre forme. Plutôt que d’exiger que la valeur des dommages soit facilement calculable en vue d’ordonner le versement d’une somme proportionnelle au dommage, les tribunaux pourraient stipuler comme peine n’importe quel montant, plus élevé ou moins élevé que les dommages civils et adapté au revenu du coupable. Par la suite, si la victime estime que le montant est insatisfaisant, elle pourrait aller au tribunal civil pour recevoir la différence (selon les calculs du tribunal civil). Cette interprétation est rendue difficile, voire complètement « invisibilisée » par la domination actuelle du programme de la RPM qui dévalorise le dédommagement comme mode de résolution de conflit (Pires Reference Pires1990) et qui rend l’exigence d’un dédommagement proportionnel au dommage inflexible quitte à se coincer dans une logique du « ça passe ou ça casse ». Le principe de proportionnalité agit ici, dans le cas du dédommagement, comme un obstacle à la mise en œuvre des ordonnances.
3.3. La réception des attentes de quiétude et de protection
Les attentes de quiétude et de protection représentent deux types d’attentes distinctes l’une de l’autre, mais que nous traitons sous un même point puisqu’elles se transposent sensiblement de la même manière dans le processus de détermination de la peine. Les attentes de quiétude concernent l’intégrité psychique de la victime alors que les attentes de protection concernent plutôt leur intégrité physique. Nous pouvons nous les représenter comme étant les deux aspects d’un même problème de « sécurité ».
Si l’infraction commise est poursuivie par procédures sommaires, les demandes de quiétude et de protection des victimes se transposent en des interdictions de communications et de contacts entre l’accusé et la victimeFootnote 39. Lorsque l’infraction commise est poursuivie par voie de mise en accusation criminelle, ces demandes peuvent être sélectionnées, entre autres, pour justifier une peine d’emprisonnement. Lorsque cette peine d’emprisonnement est suivie d’une ordonnance de probation, les interdictions susmentionnées sont également incluses. De la sorte, le tribunal estime assurer une protection de la victime par l’incarcération, laquelle se prolonge par les interdictions de communications et de contacts. Dans la décision A.R., la protection d’une victime de violence conjugale constitue le souci primordial du tribunal, si bien qu’il met le principe de proportionnalité en arrière-plan pour favoriser la protection de la victime :
[…] le Code criminel actuel ne permet pas au juge qui rend une ordonnance de détention supérieure à deux ans de prononcer des interdictions de contact, si essentielles à la protection et au besoin de sécuriser les victimes. Cela m’apparaît particulièrement malheureux dans le dossier sous étude. […] La Cour ne peut se résoudre à imposer la peine juste et appropriée de 26 mois de détention puisqu’elle considère que la protection dont doit jouir la victime vaut plus que quelques semaines de détention additionnelles. La peine sera donc ajustée à deux ans de détention à la seule fin d’ajouter une ordonnance de probation contenant les ordonnances d’interdiction et tant qu’à faire, de traitement. Cette peine de 2 ans d’emprisonnement assortie d’une ordonnance de probation de 3 ans, est ordonnée dans le deuxième dossierFootnote 40.
Dans Marier, un autre dossier de violence conjugale, la victime manifeste son désir de « pouvoir retrouver la paix et la quiétude de sa vie passée »Footnote 41. Le tribunal impose une ordonnance de non-communication à l’accusé. Ces ordonnances de non-contact et de non-communication sont reconnues par les tribunaux comme étant des moyens par lesquels ces derniers peuvent offrir une certaine tranquillité d’esprit, une certaine quiétude, voire une forme de protection aux victimesFootnote 42.
Les attentes de quiétude et de protection ne rencontrent pas d’obstacle une fois qu’elles ont été injectées dans le système de justice criminelleFootnote 43. Ce sont des attentes qui peuvent aisément être prises en considération par les tribunaux sans ébranler « l’autoportrait punitif » du système (Pires Reference Pires2001a, 184). Nous pouvons déduire que ces attentes de quiétude et de protection constituent de l’information juridiquement pertinente pour les tribunaux, et que ces derniers peuvent combler ces attentes victimaires en ajustant la sanction en conséquence.
3.4. La réception des recommandations des victimes sur la peine
Les recommandations des victimes sur la peine peuvent aller de la répression à la clémence/modération. En ce qui concerne les demandes de répression, le problème est assez complexe. À certaines occasions, les tribunaux peuvent en venir à associer ces demandes à une forme de vengeance alors qu’à d’autres occasions, ces demandes peuvent être perçues comme un indicateur de la répercussion de l’infraction sur les victimes. Lorsque ces demandes sont observées comme une forme de vengeance, elles sont évacuées du processus, comme c’est le cas dans l’énoncé suivant :
In the case before the court, it is clear that the family, friends and community of friends of [the victim] are very sad and angry and grieving. However, to the extent that the victim impact statements speak to a wish for an increased penalty, or even go so far as to express a desire for vengeance, they are not appropriate and have been disregarded by this court Footnote 44.
Cela dit, si les tribunaux évacuent ces inputs répressifs, ce n’est peut-être pas dû à un manque de soutien cognitif pour valoriser l’affliction et l’exclusion sociale, mais plutôt à la menaceFootnote 45 que représentent les victimes répressives pour l’intégrité du processus de détermination de la peine. Dans l’affaire Mooswa, les parents de victimes décédées dans une infraction de conduite en état d’ébriété ont suggéré au juge de lourdes peines d’incarcération, plus lourdes que celle qui avait été soumise conjointement par les parties. Le juge a pris position et a accepté la soumission conjointe de dix ans d’emprisonnement, et a ainsi prononcé la peine la plus lourde permise par la jurisprudence de la province de la Saskatchewan. Au premier regard, on a l’impression qu’il ignore les proches des victimes, mais il s’adresse à elles en précisant qu’il n’a pas pu aller au‑delà de cette peine en raison d’une contrainte sociojuridique (Dubé Reference Dubé and Sosoe2017) : la fourchette des peines établies par la jurisprudence. Autrement dit, le juge a donné aux parents des victimes ce qu’ils voulaient, mais avec les moyens qu’il avait à sa disposition. Par contre, cela ne signifie pas pour autant que la vengeance puisse constituer un motif légitime pour punir. La peine d’emprisonnement de 10 ans a été motivée par la rétribution et la dissuasion. La vengeance, en tant que motif pour punir, n’est juridiquement pas recevableFootnote 46.
Lorsque les demandes de répression des victimes ne sont pas observées comme une forme de vengeance, ces demandes de peines sévères sont perçues comme un indicateur du degré de leur souffrance et comme une indication de la gravité du crime qui serait autrement non visible. Dans ces cas-là, les demandes de répression peuvent se transposer en circonstance aggravante et influencer la sévérité de la peine.
En ce qui concerne maintenant les demandes de clémence ou de modération, les tribunaux font preuve d’une ambivalence fonctionnellement équivalente. Si ces demandes ne sont pas perçues comme une menace à l’intégrité du processus de détermination de la peine, les tribunaux se montrent clairement plus réceptifs. En effet, les tribunaux canadiens semblent avoir développé une certaine tolérance à l’égard des discours non punitifs de la part des victimes. Dans les affaires Gabriel et Bullen, les soussignés décrivent ces situations comme des « exceptions », mais nous préférons les présenter comme des « conditions de possibilités » pour la réception des recommandations des victimes sur la peine par le système judiciaire, recommandations qui, on l’aura compris, sont normalement à proscrire :
Recommendations as to penalty must be avoided, absent exceptional circumstances, i.e. a court-authorized request, an aboriginal sentencing circle, or as an aspect of a prosecutorial submission that the victim seeks leniency for the offender which might not otherwise reasonably be expected in the circumstances Footnote 47.
Victims have been allowed to express their views about the offender and about the sentence in conferences, circles and in other restorative justice sentencing processes […]. Victims have also been allowed to comment about the offender and the sentence when both counsels agree Footnote 48 […] and, curiously, when victims are supportive of the offender […]. These practices are exceptions to the clear line courts have drawn preventing victims from commenting on the offender or on an appropriate sentence Footnote 49.
Lorsque nous observons comment ces demandes de clémence se transposent en information dans la détermination de la peine, nous pouvons voir que celles-ci ont un poids marginal. En effet, les demandes de clémences des victimes sont généralement transposées en circonstance atténuante. Les énoncés suivants sont tirés de l’affaire Perry (2011) qui implique une course de rue (en motocyclette) ayant causé la mort de l’un des motocyclistes. Alors que le condamné a ralenti pour se ranger en bordure de route, la victime a poursuivi la course et est entrée en collision avec une voiture venant en sens inverse. Le condamné est reconnu coupable d’une conduite dangereuse causant la mort (Art. 249(4), C.cr.). Lors des audiences sur la détermination de la peine, la mère de la victime soumet une lettre au tribunal dans laquelle elle exprime sa position par rapport aux événements :
[…] Mes sentiments comme mère de la victime est que seul mon fils Éric est responsable de sa mort et personne ne me convaincra du contraire. Je demande donc par la présente la clémence de la cour pour Kevin Perry Footnote 50.
Face à cette demande de clémence, le tribunal réagit de la manière suivante :
Le Tribunal précise avec respect qu’il n’appartient pas aux victimes ou à leur famille de qualifier si l’acte posé est criminel ou accidentel comme il appartient seulement aux tribunaux d’imposer les peines, même si de leur part s’y trouve un appel à la clémence. […] Par contre, le Tribunal doit tenir compte des sentiments vécus par la mère de la victime décédée. Lorsque les membres de la famille d’une victime réclament dans leur douleur au tribunal une peine sévère, ce dernier doit prononcer une sanction dont un des facteurs aggravants sera les conséquences vécues par la famille. Le contraire s’appliquera aussi dans une situation comme la présente, lorsque malgré la douleur vécue par une mère qui perd son fils, elle fait appel à la clémence du Tribunal. Mais en aucun cas le fardeau d’imposer une peine ne doit reposer sur les épaules d’une victime ou de son entourage familial. Seuls, les tribunaux ont pour tâche de punir un individu conformément à la Loi et la jurisprudenceFootnote 51.
Même si, dans Perry, nous pouvons remettre en question le rapport du condamné avec la conséquence funeste de la mort de son ami, le tribunal a pu éviter le recours à l’incarcération en favorisant le sursis, et ce malgré une contrainte sociojuridique qui l’empêchait d’y recourirFootnote 52. Cependant, en aucun cas le tribunal ne s’appuie sur la demande de clémence de la mère du défunt pour valoriser le sursis. Toute l’argumentation repose sur la valorisation du principe d’individualisation de la peineFootnote 53.
La demande de la mère du défunt n’est pas exclue du processus de détermination de la peine, mais son intégration subit une mise en forme sémantique : elle devient une demande de « clémence » et prend la forme d’une simple circonstance atténuanteFootnote 54; une circonstance parmi d’autres. Pour la mère de la victime, c’est le prix à payer pour être entendue par le tribunal. Dubé et Garcia (Reference Garcia, Dubé, Desrosiers, Garcia and Sylvestre2017a, 14) décrivaient cette réaction des tribunaux comme une « reconversion [d’une attente a priori inaudible] en attente audible dotée d’une certaine capacité de connectivité minimale à l’intérieur de la cohérence interne du système ». L’énoncé provenant de l’affaire Perry, lorsque nous le faisons dialoguer avec les énoncés tirés de Gabriel et de Bullen sur les conditions de possibilités, tend à suggérer que la réception des demandes de clémence que nous venons de décrire constitue une tendance forte : ces demandes se transposent essentiellement en circonstance atténuante et peuvent influencer la sévérité de la peine (Labonté Reference Labonté, Desrosiers, Garcia and Sylvestre2017). Par conséquent, même si les tribunaux font preuve d’écoute aussi à l’égard des demandes de clémence des victimes, cette écoute, à l’intérieur de la rationalité pénale moderne, ne bénéficie que d’une marge de manœuvre limitée.
Notre empirie a pu nous révéler une condition de possibilité supplémentaire qui autorise la victime à se prononcer sur la peine. Il s’agit des situations particulières où la peine juste et adéquate imposée ou en voie d’être imposée cause un préjudice additionnel à la victime Footnote 55. Ce préjudice additionnel, qu’il se soit concrétisé ou non, peut justifier une peine plus clémente ou plus sévère. Dans ces situations, ce sont souvent les victimes elles-mêmes qui informent le tribunal des conséquences de la peine envisagée ou qui a été imposée. Nous avons pu observer ces situations dans les affaires Deschênes Footnote 56 et Basque Footnote 57.
L’affaire Deschênes porte sur une conduite avec les facultés affaiblies ayant causé des lésions. La victime et l’accusé, de bons amis, étaient à bord de la même voiture. La victime a perdu l’usage de ses mains et de ses jambes. L’accusé, quant à lui, s’en tire avec des blessures mineures et va agir comme un aidant naturel auprès de la victime durant les deux années qui s’écoulent entre la commission de l’infraction et les audiences de détermination de la peine. Lors des audiences sur la peine, la victime réalise que son ami, l’accusé, risque une lourde peine de prison et s’adresse au tribunal pour lui demander de faire preuve de clémence. La victime informe le tribunal qu’une peine d’emprisonnement allait lui causer un préjudice additionnel en le privant de l’aide apportée par l’accusé. Le tribunal va faire preuve d’ouvertureFootnote 58 à l’égard de cette requête et, même s’il ne parvient pas à abandonner l’injonction d’une peine d’incarcération, il va prononcer une peine plus clémente, sous la fourchette établie par la jurisprudence : une peine d’emprisonnement discontinu. Notons que pour le tribunal, réduire la peine d’incarcération dans ce cas relève de la clémence, et non pas de la peine juste. Parler de « clémence » plutôt que d’une « peine juste » dans ce cas démontre encore une fois la profondeur de nos racines dans l’idéal punitif tel qu’il est valorisé par la rationalité pénale moderne.
Dans d’autres circonstances, le préjudice additionnel causé par la peine peut justifier l’augmentation de la sévérité d’une peine et favoriser l’affliction et l’exclusion sociale du condamné. C’est ce qui se produit dans l’affaire Basque où une employée d’un dépanneur a été victime d’un vol à main armée. Le juge de première instance a prononcé une peine d’emprisonnement avec sursis (purgée en collectivité). Le procureur a interjeté appel et le juge de deuxième instance a déterminé que la peine était trop clémente par rapport au geste causé. Il appuyait son raisonnement en partie sur la nécessité de dissuader et de dénoncer le comportement illégal, mais aussi sur le préjudice additionnel que le sursis à l’emprisonnement causait à la victime. Celle-ci avait informé le tribunal que le fait que l’accusé se trouvait en collectivité nuisait grandement à son bien-être psychologique et qu’elle aurait à déménager si le sursis devait être maintenu. La Cour d’appel a précisé que la justice ne devrait pas engendrer ce genre de situation pour la victime. Elle a alors remplacé l’emprisonnement avec sursis par une peine d’emprisonnement ferme.
Soulignons que, lorsque la peine est susceptible d’apporter un préjudice additionnel à la victime, la prise en compte de la demande victimaire semble avoir un impact beaucoup plus marqué sur le choix de la sentence que ne l’aurait une simple circonstance atténuante ou aggravante.
3.5. La réception des attentes de closure
Les attentes de closure peuvent « renvoyer à la fermeture (d’un dossier), au règlement (d’un cas) ou à la résolution (d’une affaire) » ou encore à « l’idée de mettre un terme à la souffrance »Footnote 59 (Cauchie et Sauvageau Reference Cauchie, Sauvageau, Dubé, Garcia and Maìra2013, 169). Cependant, il faut aussi distinguer entre ce que les tribunaux et les victimes associent au closure (Dubé et Garcia Reference Dubé and Garcia2018, 9). En effet, cette distinction nous amène à observer une asymétrie sémantique du concept de closure.
Pour les victimes, le closure est plus susceptible de prendre le sens d’un « closure psychologique » qui, lorsqu’atteint, permet aux victimes et à leurs proches de continuer à vivre malgré les souffrances. Pour le système judiciaire, le closure prend plutôt le sens d’un « closure procédural » au sens d’un aboutissement des procédures judiciaires (ibid.). La détermination d’une peine, du point de vue du système, permet de fermer un dossier, de marquer un dossier comme étant réglé. Cependant, nous pouvons très bien imaginer qu’une victime continue de souffrir des conséquences du crime malgré la fin des procédures judiciaires. Nous pouvons également envisager la possibilité dans laquelle la peine prononcée crée un effet thérapeutique sur la victime et ses proches en leur permettant d’obtenir un closure psychologique. Il faut cependant faire preuve de prudence afin d’éviter de confondre, comme le soulignent Dubé et Garcia (Reference Dubé and Garcia2018, 9), l’effet avec la cause : l’abrègement des souffrances des victimes par le prononcé de la peine n’est pas un objectif de la peine admissible. Autrement dit, le système établit une distinction entre peine et thérapieFootnote 60. Il s’agit plutôt de situations qui dépendent de chaque victime et non d’une tâche que doivent remplir les peines. Du fait de cette distinction entre peine et thérapie, les attentes de closure psychologique ne parviennent à se stabiliser que sous la forme d’un closure procédural; le closure psychologique étant laissé aux victimes elles‑mêmes.
Néanmoins, il peut arriver que les tribunaux se rapprochent du closure psychologique en cherchant à éviter de produire des souffrances additionnelles aux victimes, des souffrances qui seraient imputables au cours normal des procédures judiciaires (et non pas au crime subi). Comme nous l’avons vu avec Deschênes et Basque, lorsque la peine cause des torts supplémentaires à la victime, les tribunaux réagissent en cherchant à atténuer ce fardeau supplémentaire. Il en va de même pour les délais judiciaires : les longs délais et les incertitudes qu’ils génèrent pour les victimes sont reconnus comme ajoutant un préjudice à la victimeFootnote 61. Toutefois, il ne faut pas se méprendre et conclure que les tribunaux cherchent à offrir un closure psychologique aux victimes et à leurs proches. Le rôle que les tribunaux se donnent par rapport au closure ne répond pas à une logique thérapeutique, mais plutôt à une logique de « justice » qui ne se détourne pas des pratiques punitives préétablies. Ils cherchent à éviter que le cours normal de la justice criminelle entraîne des souffrances additionnelles dues à l’injustice que représentent les longs délais judiciaires pour toutes les parties du conflit. Seulement, pour les victimes, les souffrances découlant des délais judiciaires s’ajoutent aux souffrances qu’elles ont déjà subies par l’intermédiaire de l’infraction. L’abrègement des souffrances générées par l’infraction continue d’être exclu en tant qu’objectif de la peine.
Conclusion : l’intégration des victimes dans la détermination de la peine représente‑t‑elle un obstacle à l’évolution du droit criminel moderne?
Que pouvons-nous dire sur la relation entre le droit criminel et les victimes à partir de nos observations? D’abord, nous pouvons affirmer que le cadre pénal affecte la forme que prennent les attentes victimaires à l’intérieur des trames discursives du droit criminel dans le contexte de la détermination de la peine. Lorsque les victimes demandent à être protégées ou à obtenir une certaine tranquillité d’esprit, le programme de la RPM suggère certaines solutions au détriment d’autres, dont le recours aux sanctions privatives de liberté ou à certaines conditions lorsqu’une sanction en milieu ouvert est privilégiée. Ce lien s’observe également dans l’intégration difficile des demandes de clémence par les victimes, sauf lorsque la peine cause un préjudice additionnel à la victime. Dans cette circonstance, ce type de demande peut amener les tribunaux à aller dans une direction vers laquelle ils n’ont pas l’habitude d’aller : la modération et la clémence. Cependant, même dans ce contexte particulier, cette demande de clémence est insuffisante pour abandonner la logique punitive.
Ensuite, à la lumière de notre analyse, nous pouvons observer une volonté juridique de tenir compte de certaines attentes victimaires lorsque les conditions le permettent. Cette volonté juridique dissimulerait une forme de reconnaissance que les tribunaux canadiens auraient institutionnalisée au fil du temps, du fait de la présence marquée des victimes dans les procédures judiciaires (comme ailleurs en occident). Cependant, il ne faut pas se méprendre, cette reconnaissance n’a pas préséance sur la logique punitive préétablie du droit criminel. Au contraire, nos observations suggèrent plutôt que ce soit la première qui soit déterminée par la dernière. C’est à l’intérieur de la logique punitive interne du système que s’opère cette reconnaissance à partir de la considération des attentes victimaires, notamment par la reconnaissance des torts subis lors de l’évaluation de la gravité de l’infraction.
Nous pouvons faire dialoguer cette volonté juridique de combler certaines des attentes des victimes avec le paradigme de l’indépendance judiciaire du « juge gardien des promesses dans la cité » identifiée par Garcia (Reference Garcia2016, 253). Ce paradigme s’oppose à celui du juge dans sa « tour d’ivoire » qui lui offrirait une position de surplomb sur les enjeux sociaux et une neutralité qui le protégerait des influences de la société civile (Ibid., 252). Si, autrefois, les liens étroits entre la cour et la société civile étaient perçus comme une menace à l’indépendance judiciaire, « cette proximité » serait devenue « la condition même de l’objectivité qu’exige l’indépendance judiciaire » (Garcia Reference Garcia2016, 253). Dans ce paradigme du « juge gardien des promesses dans la cité », nous dit l’auteure, « les magistrats eux-mêmes seront les premiers à reconnaître que le temps est venu de créer des liens plus étroits avec la société civile et de développer une proximité plus réelle avec la communauté » (Ibid.). Ainsi, le rapprochement entre les victimes et le judiciaire ne serait qu’une expression particulière de cette récente manière d’envisager l’indépendance judiciaire.
Si cette proximité avec les victimes n’est désormais plus perçue comme une menace à l’indépendance judiciaire, mais bien comme l’une de ses conditions de possibilité, cette proximité risque-t-elle d’aggraver le problème de « non‑évolution » (Pires Reference Pires, Mucchielli and Robert2002) du droit criminel? À cette question, notre exploration au sein de la jurisprudence canadienne nous permet de fournir quelques éléments de réponse. Par évolution, il faut comprendre ici une évolution identitaire, c’est-à-dire le passage d’un droit criminel qui s’auto-décrit comme étant « guerrier » à un droit criminel plus « citoyen » (Pires Reference Pires and De Giorgi2001b) et « responsif » (Nonet et Selznick Reference Nonet and Selznick1978; Dubé et Labonté Reference Dubé and Labonté2016). Pires (Reference Pires2001a, 200) précisait que, pour que l’intégration du public se fasse de manière à favoriser l’évolution du droit criminel, elle « doit être accompagnée d’un mode de pensée alternatif, tant sur le plan cognitif que de l’auto-organisation normative du système, ce qui est un phénomène aussi souhaitable que rare ». Il en va de même concernant l’intégration des victimes et de leurs attentes dans le processus de détermination de la peine. L’enjeu pour l’évolution du droit criminel résiderait moins dans l’intégration des victimes que dans la valorisation d’idées innovatrices pour fonder l’intervention du droit criminel. Une telle transformation impliquerait une volonté juridique de réduire considérablement le recours aux idées fondatrices de la rationalité pénale moderne au profit d’idées plus positives et inclusives comme celles valorisant le lien social entre l’accusé, la victime et la communauté ou encore celles valorisant une éthique « pour‑l’autre » (Dubé et Labonté Reference Dubé and Labonté2016, 696). Ce n’est que lorsque les praticiens du droit oseront s’affranchir des idées de la rationalité pénale moderne qu’ils pourront penser autrement l’intervention du droit criminel en général et la pratique sociale de la détermination de la peine en particulier.