La Grammaire comparée des français d'Acadie et de Louisiane (GraCoFAL), avec un aperçu sur Terre-Neuve est le fruit d'un long projet de recherche réalisé en plusieurs étapes : la conception, amorcée par Ingrid Neumann-Holzschuh, a été entreprise en collaboration avec Raphaële Wiesmath et Patrice Brasseur (2003 à 2006). À partir de 2011, et en collaboration avec Julia Mitko, Neumann-Holzschuh a ensuite vu à l'analyse des corpus et à la composition de la grammaire. Par la perspective historique mais aussi évolutive ici mise de l'avant, par une volonté comparatiste et par l'ampleur des corpus dépouillés, ce projet de recherche n'est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, les grands projets réalisés ces dernières années en linguistique canadienne, dont ceux de France Martineau, de Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière (Franqus), ou plus anciennement, ceux de Claude Poirier (Trésor de la langue française au Québec). Comme ces travaux, la GraCoFAL contribue à faire la lumière sur les variétés de français qui avaient cours à l’époque coloniale, dont le français au 17e siècle en France, ainsi que sur les créoles à base française. En multipliant les points de comparaison, les auteures souhaitent mieux faire connaître l’évolution du français ailleurs que dans la métropole française, dans le but notamment de permettre d'ouvrir sur les mécanismes universels qui pourraient avoir eu cours, et ce, en dépit de l'absence notable du français laurentien et de ses provignements dans cet ouvrage. Cette absence s'explique, d'une part, par la situation sociolinguistique commune des français acadien, louisianais et terre-neuvien (dont la précarité du français dans un milieu anglo-dominant), et d'autre part, par le partage d'une parenté historique moins bien documentée que celle de la colonie laurentienne. À terme, par la réalisation de cette entreprise, les auteures entendent « contribuer au vaste projet d'une comparaison transgéographique qui engloberait autant de variétés de français que possible, sinon toutes, des plus proches aux plus éloignées les unes des autres. Ce travail, immense, reste encore à faire » (p. lvii).
Sur le plan de la forme, la GraCoFAL est divisée en trois grandes sections précédées d'une préface et d'une introduction, et close par une annexe et une bibliographie. La première section regroupe les chapitres portant sur le groupe nominal (« Le genre », « Le nombre », « Les pronoms indéfinis », « Les pronoms personnels », etc.), la deuxième traite du groupe verbal (« Le non-accord du verbe », « Les temps du passé », etc.), alors que la dernière aborde la phrase (« L'interrogation », « La subordination », « Les adverbes », etc.). L'annexe, intitulée « Formes verbales remarquables », est composée de tableaux synoptiques de quelques verbes irréguliers et très fréquents (aller, s'assir, avoir, boire, dire, être, etc.). Chacun des chapitres est divisé en trois rubriques, soit les préliminaires, qui fait la synthèse des éléments saillants détaillés par la suite, la description des phénomènes – riche en exemples – et les commentaires, qui ouvrent « la perspective sur des observations historiques et variationnelles » (p. xxviii). Les analyses proposées proviennent de nombreux et riches corpus constitués par d'autres chercheurs. Pour les provinces maritimes, les auteures ont mis à profit les corpus Arrighi (2002–2003), Henneman (2005), Wiesmath (1996–1997), Boudreau-Dubois (1998), Falkert (2003) et Perrot (1995) (les dates sont celles de la collecte des données). Ces corpus sont complétés par des données issues de divers ouvrages, dont le Dictionnaire du français acadien de Cormier (1999), Le parler acadien du Sud-Est du Nouveau-Brunswick de Péronnet (Reference Péronnet1989), ainsi que plusieurs articles scientifiques faisant état des travaux de Flikeid et de King. Le franco-terre-neuvien, quant à lui, a pour base le Dictionnaire des régionalismes du français de Terre-Neuve de Brasseur (Reference Brasseur2001), et les analyses portant sur le français louisianais sont issues de quatre corpus : Découverte 2003 (Valdman), regroupant des données qui s’étendent de 1960 à 2000, le corpus de Stäbler (1988–1989), celui de Rottet (2001) et le Dictionary of Louisiana French de Valdman et al. (Reference Valdman, Rottet, Acelet, Guidry and Klingler2010), qui s'appuie sur les données de Découverte 2003 mais aussi sur des données antérieures.
Cette étendue des corpus dans l'espace et dans le temps permet aux auteures de jeter un regard à la fois « transgéographique » et diachronique sur les processus observés, surtout ceux qui ont cours en marge du français de référence (soit celui décrit dans les dictionnaires et les grammaires usuels). Cette approche différentielle a pour effet de mettre de l'avant les éléments de la langue qui sont directement tributaires du français populaire (ou des vernaculaires) et masque la présence des registres plus soutenus ou même neutres qui ont cours dans la société acadienne. Si l'on peut comprendre les défis qui se posent au chercheur dans la description globale de la langue sur le plan des ressources financières, humaines et matérielles, il n'en demeure pas moins que l’« image » ici avancée du français acadien est nettement orientée vers le passé, et participe de ce fait à la folkloriser. Pourtant, les auteures étaient bien conscientes de cet écueil, et ce, dès la constitution du corpus : « La prudence est de mise si l'on compare des corpus établis à des dates plus ou moins distantes, avec des méthodes souvent divergentes, dans des conditions différentes et auprès de populations diverses » (p. xviii). Si l'on ne peut qu’être d'accord avec l’énoncé au cœur de l'entreprise, soit de tenir compte tant de l'usage traditionnel que de l'usage contemporain, il n'en demeure pas moins que l'ouvrage de Neumann-Holzschuh et Mitko peine à dire clairement que certains phénomènes sont désormais obsolètes. À titre d'exemple, – et nous prenons celui-ci délibérément, car il fut longtemps emblématique du français acadien –, les auteures avancent timidement, en citant Péronnet, que l'emploi du je -ons, en parlant de son usage dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick « [est] une forme qui est déjà “de plus en plus rare” » (p. 170). Or, l'ouvrage de Péronnet, publié il y a 30 ans, recueillait déjà à cette époque les formes produites par des gens âgés. La volonté « d’évaluer la proximité ou la distance de ces variétés dans l'histoire et à l’époque actuelle, et d'esquisser la direction dans laquelle elles pourraient évoluer » (p. xviii) ne devrait empêcher d'ouvrir fermement sur la langue contemporaine.
Cela dit, nous nous en voudrions de passer sous silence l'une des contributions majeures de cette grammaire, qui est d'avoir rassemblé des descriptions que le lecteur devrait par ailleurs aller chercher de façon parallèle (voir notamment les démonstrations convaincantes de Péronnet des systèmes pronominaux et déterminatifs du français acadien du Sud-Est du Nouveau-Brunswick dans son ouvrage de 1989) et surtout, d'en proposer de nouvelles. Sur ce dernier point, nous référons aux chapitres traitant de la dérivation impropre de certains syntagmes nominaux en fonction d'adverbe (p. 755), des particularités d'adverbes fréquents (p. 774) ou encore des emprunts dans le système prépositionnel acadien (p. 870), éléments regroupés dans la troisième partie de l'ouvrage portant sur la phrase. Cette partie est, à notre sens, la plus pertinente et celle qui représente le mieux les pratiques actuelles de la communauté acadienne. Une autre contribution quelque peu inattendue est la réflexion présentée dans l'introduction de l'ouvrage qui, outre la présentation des régions étudiées et des sources consultées, se penche sur les difficultés méthodologiques de l'entreprise, dont la comparabilité des corpus mais également leur représentativité, déjà évoquée. Les auteures reviennent aussi à profit sur la notion de « variété », en discutant à la fois des critères définitoires de ce concept et de la nécessité d'identifier des traits linguistiques qui lui soient propres. Elles évacuent ainsi la notion de « continuum » pour plutôt « suggérer l'existence d'un espace variationnel complexe aux limites perméables, dans lequel quelques variétés se démarquent par une fréquence plus élevée de certains traits et non par l'absence ou la présence de tel ou tel trait particulier » (p. lii).
Il ne fait aucun doute que l'ouvrage de Neumann-Holzschuh et Mitko apporte une contribution majeure à la connaissance du fonctionnement grammatical des français de souche acadienne en Amérique du Nord. S'adressant résolument à un public de spécialistes, la GraCoFAL est d'une richesse et d'une exhaustivité remarquables et saura sans aucun doute faire époque, et ce, en dépit des petites réserves que nous avons exprimées.