Published online by Cambridge University Press: 01 January 2020
Spinoza semble adopter une position pleinement nominaliste lorsqu'il discue des notions universelles dans YEthique, mais on y trouve aussi plusieurs arguments ou, semble-t-il, des universaux sont presupposes. La solution avance par plusieurs commentateurs, y compris Haserot, est que le systeme spinoziste est d'inspiration platoniste, et qu'il faut reinterpreter les passages d'apparence nominaliste pour les accorder avec le platonisme ou l'essentialisme. J'argumente qu'un tel procede n'est justify ni par le texte ni par la structure du systeme de Spinoza. L'interpretation du spinozisme que je propose le place dans le cadre logique du nominalisme contemporain, k l'instar du systeme de Nelson Goodman, par exemple.
1 Cette étude fut en partie supportée par une bourse NEH, et aussi par une bourse de recherche (pour Etienne Barbone, qui m'aida dans les préparations finales du manuscrit) de la part de l'Université Marquette. Nous sommes reconnaissants à Thaddeus Burch, S.J., pour son aide et son encouragement. Je voudrais exprimer ma reconnaissance aux lecteurs ainsi qu'au rédacteur du Canadian Journal of Philosophy pour leurs critiques et leurs suggestions. Enfin, sans l'encouragement et la critique toujours sympathique et perspicace d'Etienne Barbone (Marquette University), mes arguments seraient beaucoup plus faibles. C'est moi naturellement qui reste seul blamable pour ses fautes, soit de langue soit de raisonnement.
2 Le platonisme, sans connexion à la philosophie historique de Piaron, s'oppose ici au nominalisme. Au lieu de platonisme le mot réalisme s'emploie souvent dans la philosophie médiévale. Pour le sens moderne des termes nominalisme et platonisme, voir Goodman, Nelson The Structure of Appearance, 2e ed. (Indianapolis; Bobbs-Merrill 1966), 37–46Google Scholar.
3 Je préfère l'edition des Oeuvres Complètes par J. Van Vloten et J. P. N. Land (Benedicti de Spinoza Opera quotquot reperta sunt. 3e éd. 4 tomes. [La Haye: M. Nijhoff 1914]) à celle de Carl Gebhardt (Opera, im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissenschaften. 4 tomes. [Heidelberg: Carl Winters Verlag 1925]). Une nouvelle édition critique, en train de rédaction en l'Hollande, ressemblera de près à celle de Van Vloten et Land. La traduction française est de moi, mais je me suis servi de la traduction excellente de L'Ethique, introduction, traduction, notes et commentaire par Robert Misrahi (Paris: PUF 1990). Toute référence à YEthique est interne. E2P13Cor est le corollaire à la proposition 13 de la 2e partie, étc. Autres abbréviations: Dém(onstration), Schol(ie), App(endice), et Déf(inition),
4 Voir, par exemple, Lasbax, Emile La hiérarchie dans l'univers chez Spinoza, 2e éd. (Paris: Vrin 1926), 104-6Google Scholar. Une espèce de platonisme se trouve aussi dans les interprètations de Martial Gueroult, Spinoza, I: Dieu (Paris: Aubier-Montaigne 1968), 564-8; De Dijn, H. ‘How to Understand Spinoza's Logic or Methodology,’ Studia Spinozana 3 (1987) 419-30Google Scholar; et Lévêque, R. Le problème de la vérité dans la philosophie de Spinoza (Strasbourg: Librairie Istra 1923), 83–96Google Scholar.
5 Voir J. Lagrée, ‘Clauberg et Spinoza’, en Travaux et documents 2: Méthode et métaphysique, éd. Groupe de recherches spinozistes (Paris: Presses de l'Université de Paris-Sorbonne 1989), 19-46; L. Rice, ‘Reflexive Ideas in Spinoza’ Journal of the History of Philosophy 28 (1990) 201-11; et Joel E. Friedman, ‘An Overview of Spinoza's Ethics,’ Synthese 37 (1978) 67-105.
6 Voir Aquila, Richard ‘States of Affairs and Identity of Attributes in Spinoza’, Midwest Studies in Philosophy 8 (1983) 161-79CrossRefGoogle Scholar; Jarrett, Charles ‘The Logical Structure of Spinoza's Ethics, Part I’, Synthese 37 (1978) 15–66Google Scholar; Martens, Stanley ‘Spinoza on Attributes’, Synthese 37 (1978) 107-11CrossRefGoogle Scholar; Gueroult, 141-53; et Lasbax, 125-36.
7 Voir Steinberg, Diane ‘Spinoza's Ethical Doctrine and the Unity of Human Nature’, Journal of the History of Philosophy 22 (1984) 303-24CrossRefGoogle Scholar; et Rice, Lee “Tanquam naturae humanae exemplar: Spinoza on Human Nature’, The Modern Schoolman 68 (1991) 291–304CrossRefGoogle Scholar.
8 Joel Friedman, ‘An Overview of Spinoza's Ethics,’ pourvoit des arguments sommaires pour supporter le nominalisme. Voir aussi Eichberg, Waldemar Untersuchungen Über der Erkenntnislehre Spinozas zur Scholastik mit besonderer BerÜksichtigung der Schule Okkams (Leipzig: Robert Noske 1910), 15–38Google Scholar.
9 Haserot, Francis S. ‘Spinoza and the Status of Universale,’ Philosophical Review 59 (1950) 469-92Google Scholar (réimpression dans Studies in Spinoza, P. Kashap, éd. [Berkeley: University of California Press 1972], 43-67), C'est à cette réimpression que mes références se portent en ce qui suit. Voir aussi l'étude de Diane Steinberg citée ci-dessus.
10 Bennett, Jonathan A Study of Spinoza's Ethics (Indianapolis: Hackett 1984)Google Scholar; et Alan Donagan, Spinoza (Chicago: University of Chicago Press 1988)
11 Voir Joachim, H.H. A Study ofthe Ethics of Spinoza (Oxford: Clarendon Press 1901), 93-7Google Scholar. Joachim insiste enfin que ce n'est que la substance qui soit ‘réelle’ dans le Système spinoziste, et que les modes individus (les corps et les esprits) sont une espèce d'Illusion: ‘In the timeless actuality of the modal sustem, in the completeness of “natura narurata,” there is no individual “essentia” or “existenria” except that of the whole System.’ Voir aussi Savan, David ‘Spinoza and Language,’ Spinoza, Grene, M. éd. (Garden City: Doubleday 1973), 60–72Google Scholar.
12 To the nominalist, words other than proper nouns can be signs for things only as a consequence of the lilcenesses of the things; but, in point of accuracy, such words refer to nothing common in the things, and the classes they supposedly represent are entia rationis. Since this is the case, there can be no Joint assertion of nominalism and common properties. If one is affirmed, the other is, by definition, denied’ (Haserot, 44).
13 ‘But is there no further restriction on the admissible predicates? May a nominalistic language contain even so platonistic-sounding predicate of individuals as “belongs to some classes satisfying the function F“? Strangely enough it may — so long as we take this string of words as a Single predicate of individuals…. The distinction between nominalism and platonism thus depends not upon what predicates of individuals are employed, but upon what values are admitted for the variables’ (Goodman, 38).
14 ‘Since for nominalism particulars alone exist, and logical generalizations are subjective constructs, the chief topics of concern for nominalism are those of knowledge and truth’ (Haserot, 45).
15 ‘These laws are universals and are implicit in the nature of things. Nominalism cannot postulate these laws as in things without contradicting itself, and as a result it is channeled into semantics and positivism’ (Haserot, 58),
16 Voir E2Défl: ‘Par corps, j'entends un mode qui exprime, d'une maniere particuli£re et déterminée, l'essence de dieu en tant qu'on le considère comme une chose étendue’.
17 Voir Goodman, 46-55, pour une exposition du calcul d'individus, qui fut développé en 1917 par Lesniewski. Le primitif de ‘recouvrement’ (‘overlapping’) s'emploie dans le calcul pour construire des individus complexes. J'ai employe une notion similaire dans mon exposition de la theorie spinoziste de l'individuation en physique. Voir ‘Spinoza on Individuation,’ The Monist 55 (1971) 640-59 (réimpression en Spinoza: Essays in Interpretation, M. Mandelbaum et E. Freeman, éd. [LaSalle: Open Court 1975], 195-214).
18 ‘In other words, the nominalist countenances ordy individuals but may take anything as an individual, Whether a system is nominalistic depends not upon whether the entities admitted are in fact individuals (whatever that might mean) but upon whether they are construed in the system as individuals — that is, upon whether the system always identifies with one another entities that it generates out of exactly the same selections from among those admitted entities that it does not generate out of others’ (Goodman, 39). Bien entendu ce n'est pas constater qu'un tel choix soit déraisonné, mais constater qu'il dépend de considérations pragmatiques.
19 Tractatus de intellectus emendatione, Van Vloten et Land, I, 31 (ma traduction).
20 Parkinson, G.H.R. Spinoza's Theory of Knowledge (Oxford: Clarendon Press 1954), 166-8Google Scholar. Une distinction semblable se présente aussi chez Alan Donagan, Spinoza (Chicago: University of Chicago Press 1988), 50-2, et chez Lermond, Lucia The Form of Man: Human Essence in Spinoza's Ethics (Leiden: E.J. Brill 1988), 53-6CrossRefGoogle Scholar.
21 Ici je suis en désaccord avec la traduction (en général excellenie) de Robert Misrahi, qui parle (135) de ‘toute propriété commune’ pour E2P39; où Spinoza ne dit que, ‘in toto commune est et proprium.'
22 Il ne s'agit ici que d'une esquisse provisoire, car le probleme de la ‘communauté’ qu'impose un attribut aux modes finis qui en relèvent reste compliqué. La direction de solution que je propose ici est semblable à celle proposée par Diana Steinberg (mais limitée à la conception de la nature humaine) dans ‘Spinoza's Ethical Doctrine and the Unity of Human Nature’, Journal ofthe History of Philosophy 22 (1984) 303-24. Voir aussi mon étude, ‘Tanquam Naturae Humanae Exemplar’, The Modern Schoolman 68 (1991) 291-304. La proposition de traiter ce qui est ‘commun’ comme à la fois propositionel et nomologique semble aussi permettre d'éviter la plupart des problemes que rencontre Goodman avec la relativite de la similitude. Voir son étude, ‘Seven Strictures on Similarity’, dans Problems and Projects (Indianapolis: Bobbs-Merrill 1972), 437-46. Enfin je dois à Etienne Barbone la prise de consdence du fait qu'une teile notion de ‘communaute nomologique’ est tout à fait conforme à l'usage que fait Spinoza de la notion de ‘ce qui est commun entre les hommes’ pour fonder le contrat social (voir E4P37Schol2). Voir E. Barbone, ‘Virtue and Sociality in Spinoza’, étude inédite, Marquette University (à paraître).
23 Voir l'étude citée de Richard Aquila, pour qui les attributs ont un Statut équivoque et générateur de tensions. D'une part ils ne se distinguent pas de la substance, et sont les consrituants ultimes de la réalité. Mais d'autre part ils sont les formes pour la détermination possible de la substance.
24 Goodman, 13-21, où il s'agit d'un ‘isomorphisme extensionnel.’
25 CTI, 6; CT I, 10
26 CM I, 1; CM II, 7
27 TdIE, Van Vloten et Land, 16, 24, et 30
28 Ep2 (Van Vloten et Land, 6) et Ep56 (192)
29 E2P40Schol1, E2P48Schol, et E4Pref
30 Mais pas du tout les seuls exemples qu'il donne. Les modes infinis, dont la nature reste assez obscure dans l'exposition de Spinoza, en foumissent d'autres. En ce qui concerne la question du nominalisme, ces modes peuvent bien être ignorés; car ils sont clairement des ‘super-individus’ dont les modes finis font partie. Voir Rivaud, A. Les notions d'essence et d'existence dans la philosophie de Spinoza (Paris: Alcan 1906), 84-7Google Scholar.
31 ‘Attamen ne quid horum omittam, quod scitu necessarium sit, causas breviter addam, ex qtiibus termini transzendentales dicti suam duxerunt originem, ut ens, res, aliquid, Hi termini ex hoc oriuntur, quod scilicet humanum corpus, quandoquidem limitatum est tantum est capax certi imaginum numeri … in se distinete simul formandi; qui se excedatur, hae imagines confundi ineipient; et si hie imaginum numerus, quarum corpus est capax, ut eas in se simul distinete formet, longe excedatur, omnes inter se plane confundentur’ (E2P40Scholl).
32 ‘Ex similibus deinde causis ortae sunt notiones illae, quae universales vocant, ut homo, equus, canis, etc. Videlicet, quia in corpore humane tot imagines ex. gr. hominum formantur simul, ut vim imaginandi, non quidem penitus, sed eo usque tarnen superent, ut singulorum parvas differentias … nequeat…’ (Ibid.).
33 Voir Haserot, 54-8; et aussi Steinberg, ‘Spinoza's Ethical Doctrine and the Unity of Human Nature.’ L'analyse de Steinberg ne s'aecorde pas avec celle de Haserot en tous points, mais les differences ne concement pas de la question de nominalisme. Pour une critique de cette notion de la nature humaine en ses rapports avec l'anthropologie spinoziste, voir Lee Rice, ‘Tanquam humanae naturae exemplar; Spinoza on Human Nature.’ Une notion differente de celle que presentent Steinberg et Haserot se trouve chez Lermond, Lucia Human Essence in Spinozas Ethics (Leiden: EJ. Brill 1988), 45–72Google Scholar. Une revue critique par P.-F. Moreau se trouve dans le Bulletin de Bibliographie Spinoziste 11 (1989) 26-7; et une revue plus favorable par J.T. Cook se trouve dans les Studia Spinozana 4 (1988) 415-19.
34 Bennett, 345-7, examine plusieurs de ces remarques, pour conclure que Spinoza n'est pas soigneux en ses généralisations sur la nature ou le comportement humains.
35 Mais les suggestions de John Lachs sont pertinentes à une solution générale du problème d'une théorie morale qui saurait rester fidèle à l'inspiration nominaliste, et elles ne semblent pas contredire la structure de la morale présentée par Spinoza en E4 et E5. Voir Lachs, John ‘The Philosophical Significance of Psychological Differences Among Humans’, Southern Journal of Philosophy 29 (1991) 329-39CrossRefGoogle Scholar; Rice, Lee ‘Tanquam naturae humanae exemplar: Human Nature in Spinoza’; et aussi Balibar, E. Spinoza et la politique (Paris: Presses Universitaires de France 1990), 91–105Google Scholar.
36 ‘L'essence ainsi déduite n'est pas l'essence singulière de la chose, c'est son essence universelle ou spécifique, sa nature intime, c'est par exemple l'essence de tout homme, teile que, si eile est ôtée, tout homme est ôté, et non l'essence singulière de cet homme-ci ou de cet homme-là, Pierre ou Paul’ (Martial Gueroult, Spinoza, II, l'Ame (Paris: Aubier-Montaigne 1974, 527).
37 ‘Sed cum omnia singularia, praeter illa, quae a suis similibus producuntur, differant a suis causis, tarn essentià quam existentià, nullam hinc dubitandi rationem video’ (Ep64, Van Vloten et Land, 3, 206).
38 Rivaud, Albert Les notions d'essence et d'existence dam la philosophie de Spinoza (Paris: Alcan 1906), 54Google Scholar
39 Voir ‘Body Esscnce and Mind Eternity in Spinoza’, Spinoza: hsues and Directions, E. Curley et P.-F, Moreau, ed. (Leiden; Brill 1990), 85-7.
40 Voir Albert Rivaud: ‘Dans ces conditions, le problème des universaux se pose à Descartes sous iin aspect très particulier. La suppression de la matièere indéterminée de la philosophie classique entrîne en apparence l'impossibilité de distinguer l'élément périssable et l'élément éternel de l'individualité’ (‘Quelques remarques sur la notion d'essence dans les doctrines de Descartes et de Spinoza,’ Septimana Sinozana [La Haye: M. Nijhoff 1933], 218).
41 Taylor, A.E. ‘Some Incoherencies in Spinozism’, Mind 46 (1937) 137-58, 281-301CrossRefGoogle Scholar (réimpression en Studies in Spinoza, P. Kashap, éd. [Berkeley: University of California Press 1972], 189-211,289-309)