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Discours public québécois sur l'affaire du mot en « n » : entre dénonciation d'une insulte raciale et défense des libertés universitaires

Published online by Cambridge University Press:  02 January 2024

Saaz Taher*
Affiliation:
Chaire de recherche du Canada en éthique féministe, Université du Québec à Trois-Rivières, QC, Canada
*
Auteur correspondant : Saaz Taher Courriel : saaz.taher@uqtr.ca
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Résumé

S'intéressant au débat public québécois concernant l'affaire du mot en « n », survenue en 2020 à l'Université d'Ottawa, cet article vise à déterminer comment les discours de déni du racisme produits par les membres des groupes dominants se maintiennent au sein de l'espace public, malgré les critiques anti-racistes produites par les membres des groupes dominés. En combinant la théorie critique de la race, la théorie de l'injustice et l'ignorance épistémiques et la théorie des actes de discours, cet article propose une analyse critique du discours médiatique québécois sur l'affaire du mot en « n ». Il retrace ainsi les positions dénonçant l'utilisation du mot en « n » comme une insulte raciale et une manifestation du racisme systémique et celles justifiant la nécessité de protéger la liberté universitaire et la liberté d'expression face à une culture de l'annulation menaçant de les censurer. L'analyse du cas québécois révèle que le déni public du racisme reproduit des injustices herméneutiques à l’égard des critiques anti-racistes, particulièrement celles formulées par les communautés noires, et cela à travers un nouveau mécanisme linguistique que je nomme les « déviations illocutoires ».

Abstract

Abstract

Focusing on the Quebec public debate concerning the N-word affair that occurred in 2020 at the University of Ottawa, this article aims to determine how the discourses of racism denial produced by members of dominant groups are maintained within the public space, despite the anti-racist critiques produced by members of dominated groups. By combining critical race theory, the theory of epistemic injustice and ignorance and the speech act theory, this article offers a critical analysis of the Quebec media discourse on the N-word affair. It thus traces the positions denouncing the use of the N-word as a racial insult and a manifestation of systemic racism and those justifying the need to protect academic freedom and freedom of expression in the face of a cancel culture threatening to censor them. The analysis of the Quebec case reveals that the public denial of racism reproduces hermeneutical injustices regarding anti-racist critiques, particularly regarding those expressed by Black communities, and this through a new linguistic mechanism that I call “illocutionary deviations.”

Type
Étude originale/Research Article
Creative Commons
Creative Common License - CCCreative Common License - BY
This is an Open Access article, distributed under the terms of the Creative Commons Attribution licence (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/), which permits unrestricted re-use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original work is properly cited.
Copyright
Copyright © The Author(s), 2023. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Political Science Association (l’Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique

Introduction

L'utilisation de certains mots peut blesser, et il faut reconnaître la douleur de ceux qui la ressentent. Par contre, leur juste cause ne doit pas être détournée par des radicaux qui veulent censurer, museler, intimider et brimer notre liberté de parole. Entre blessure et censure, on doit tracer une ligne. S'il peut être sain de remettre en question certaines conceptions ou certains comportements et d’éviter de choquer ou de blesser, on ne doit pas pour autant sacrifier notre liberté d'expression. On doit se tenir debout pour que les personnes intimidées sachent qu'elles ont le droit d'exposer des faits et des idées, et qu'on sera là pour les défendre. […] Nos universités devraient être des lieux de débats respectueux, de débats sans censure et de recherche de vérité, même quand la vérité peut choquer ou provoquer (Legault, Reference Legault2021).

Ces propos, tenus le 13 février 2021, sont extraits d'une déclaration du premier ministre québécois et chef de la Coalition avenir Québec (CAQ) François Legault. Publiée sur ses réseaux sociaux, cette déclaration fait suite à l'affaire du mot en « n », survenue à l'Université d'Ottawa et dont les répercussions ont été importantes au sein du débat public québécois.Footnote 1 S'inscrivant parmi un ensemble d'autres interventions publiques réfutant le caractère raciste de l'usage du mot en « n », le premier ministre dévie alors toute discussion sur le racisme systémique pour mettre en lumière la nécessité de protéger la liberté universitaire et la liberté d'expression face à une culture de l'annulation (cancel culture) menaçant de les censurer.Footnote 2 Il déclare même, au moment de l'affaire, qu'il ne faut « pas mêler le racisme puis les francophones » (Bélair-Cirino, Reference Bélair-Cirino2020).Footnote 3 Ce discours intervient alors que de nombreux acteur⋅rice⋅s québécois⋅es, issu⋅e⋅s des groupes dominésFootnote 4, se sont exprimé⋅e⋅s publiquement pour soutenir qu'en fonction du positionnement situé du⋅de la locuteur⋅rice et indépendamment du contexte d’énonciation et de ses intentions, l'utilisation du mot en « n » dans un acte de langage constitue une insulte raciale et a pour effet la blessure et l'humiliation pour les membres des communautés noires.

Comment les discours de déni du racisme – principalement tenus par les groupes dominants – sont-ils maintenus dans le débat public québécois concernant l'affaire du mot en « n », alors que des critiques anti-racistes – tenues par les groupes dominés – dénoncent cette affaire comme une manifestation du racisme systémique ? En m'appuyant sur la théorie critique de la race, la théorie de l'injustice et l'ignorance épistémiques et la théorie des actes de discours, je soutiens que le maintien de ces discours s'explique en raison des injustices herméneutiques qu'ils reproduisent. En imposant une définition du racisme systémique – produite par les groupes dominants et au détriment des conceptions apportées par les groupes dominés – les discours publics de déni du racisme définissent ainsi le racisme par la négative, par ce que le racisme n'est pas. Contrairement à la littérature existante (Anderson, Reference Anderson, Kidd, Medina and Pohlhaus2017), mon analyse du débat public québécois entourant l'affaire du mot en « n » révèle que ces injustices herméneutiques se reproduisent par le biais d'un mécanisme linguistique nouveau que je nomme les « déviations illocutoires ». Ce mécanisme permet, dans ce cas-ci, aux groupes dominants de dévier la discussion publique sur le racisme, pour la remplacer par un discours sur les dangers de la censure et les menaces aux libertés universitaires.

Dans une première partie, je présenterai, tout d'abord, les travaux sur le post-racialisme afin de mettre en lumière la façon dont les discours de déni du racisme sont ancrés dans une idéologie post-raciale. Je combinerai, ensuite, ces travaux avec la théorie de l'injustice et l'ignorance épistémiques et la théorie des actes de discours afin de déterminer comment les discours de déni du racisme reproduisent des injustices épistémiques – notamment herméneutiques – et par le biais de quels mécanismes linguistiques cette reproduction se matérialise. Dans une seconde partie, je contextualiserai les phénomènes reliés à la reproduction du racisme et des injustices épistémiques en contexte universitaire au Québec et au Canada. Je proposerai, enfin, d'appliquer empiriquement mon appareillage théorique à une analyse du discours médiatique québécois sur l'affaire du mot en « n ».

Post-racialisme comme invisibilisation et reproduction du racisme

Les théories critiques de la race mettent en lumière la façon dont les discours de déni du racisme sont le produit du post-racialisme. L'idéologie post-raciale soutient l'idée selon laquelle, au sein des dites démocraties libérales occidentales, la race et les distinctions raciales ne seraient plus des facteurs déterminants des inégalités structurelles. Dans cette perspective, le racisme serait une structure oppressive obsolète et les situations de discrimination raciale seraient le fait de cas individuels isolés. Ces sociétés seraient désormais perçues comme étant passées à une ère post-raciale, en attestent les différentes juridictions et normes nationales et internationales actuelles sanctionnant la discrimination raciale (Goldberg, Reference Goldberg2015). Cette négation du racisme comme facteur d'oppression systémique réduit « les problèmes d'insertion socioéconomique que connaissent certaines catégories de la population, dont les minorités racisées, […] à un déficit de capital humain ou à des déficiences individuelles ou culturelles autopénalisantes » (Eid, Reference Eid2018 : 126).

Les discours publics ancrés dans le post-racialisme permettent, en associant le racisme et les inégalités raciales à des phénomènes externes, d'invisibiliser les formes nouvelles et parfois plus implicites par lesquelles le racisme se reproduit (Bonilla-Silva, Reference Bonilla-Silva2010 ; Gines, Reference Gines2014), notamment à travers les discours portant sur l'incompatibilité des valeurs et des cultures (Lentin et Karakayali, Reference Lentin and Karakayali2016). Le post-racialisme autorise ainsi la reproduction et le maintien des privilèges blancs (Alcoff, Reference Alcoff2015), par le fait d’écarter les explications reliées aux processus de racialisation pour expliquer les disparités raciales, en appuyant, par exemple, des discours se fondant sur les principes méritocratiques (Gallagher, Reference Gallagher2003 : 26). Le post-racialisme soutient également la mise en œuvre de politiques publiques indifférentes aux différences raciales, menaçant de ce fait l'exercice de certains droits fondamentaux et délégitimant la mise en place de l’État-providence et de ses programmes sociaux. L’établissement de telles politiques publiques permet ainsi la reproduction des hiérarchies raciales, notamment à travers des pratiques de profilage (Sundstrom, Reference Sundstrom, Taylor, Alcoff and Anderson2018 : 495).

Selon la sociologue critique de la race Alana Lentin (Reference Lentin2015), le post-racialisme attribue une caractéristique figée (frozen) au racisme, au sens où les manifestations du racisme sont associées à des phénomènes et des images historiquement figées dans le temps et dont la dimension raciste explicite est socialement reconnue. L'idéologie post-raciale conçoit également le racisme de façon mobile (motile), du fait que l'association du racisme exclusivement à des phénomènes passés rend les dénonciations du racisme contemporain plus difficiles, tout en reproduisant le racisme sous diverses formes. Une telle conceptualisation du racisme fait en sorte que sa définition même est réduite à celle proposée par les groupes dominants, dont les discours s'ancrent dans le post-racialisme. Cette définition relègue ainsi à la marge le sens que lui donnent les individus et les groupes qui subissent le racisme et qui en font l'expérience quotidienne (Lentin, Reference Lentin2015 : 3–4). Les discours de déni du racisme permettent donc de maintenir le contrôle de sa définition par les groupes dominants et dans une perspective post-raciale, vidant le racisme de son sens et le définissant comme un non-racisme (Lentin, Reference Lentin2018 : 3). Cette situation amène inévitablement à des conflits discursifs sur la qualification publique du caractère raciste d'un phénomène et permet, par conséquent, la « discutabilité » publique du racisme (Lentin, Reference Lentin2015 : 11).

La littérature sur le post-racialisme fournit ainsi des pistes d'analyse pour comprendre le déni du racisme au sein du débat public au Québec, dans le cas de l'affaire du mot en « n », survenue à l'Université d'Ottawa. Pourtant, si les travaux sur le post-racialisme permettent de rendre compte des fondements idéologiques du déni du racisme systémique et de ses manifestations discursives, ils ne cherchent pas à rendre compte de la façon dont ces discours se maintiennent ou des répercussions épistémiques qu'ils ont sur les critiques anti-racistes.

Post-racialisme et ses répercussions épistémiques

Si le concept d'injustices épistémiques a émergé dans les champs universitaires avec la sortie de l'ouvrage de la philosophe Miranda Fricker, Epistemic Injustice : Power and the Ethics of Knowing (2007), les phénomènes qu'il décrit – tels que l'absence de reconnaissance de l'agentivité épistémique des individus et des groupes et leur exclusion de la production des savoirs – ont préalablement été examinés par de nombreux⋅ses activistes et chercheur⋅e⋅s en études féministes et critiques de la race et en études décoloniales. Dans la continuité de ces travaux, Fricker (Reference Fricker2007) développe une théorie des injustices épistémiques, au croisement des champs de l’épistémologie sociale, l’épistémologie de la vertu et l’éthique de la vertu. Elle définit les injustices épistémiques comme des formes d'injustices dont les individus et les groupes souffrent dans leur (in)capacité à agir en tant qu'agent⋅e⋅s de connaissances. Ces injustices se produisent en raison de biais à leur égard ou de représentations préjudiciables de la part de l'auditeur⋅rice à l’égard de certaines caractéristiques attribuées au⋅à la locuteur⋅rice et indépendantes de sa capacité à être un⋅e agent⋅e épistémique (Fricker, Reference Fricker2007 : 44). Ainsi les individus et les groupes qui subissent des injustices épistémiques sont désavantagés, comparativement à d'autres, non seulement dans leur capacité à rendre leur parole crédible et intelligible, mais également dans la participation de ces injustices épistémiques à la reproduction d'injustices structurelles plus larges (Fricker, Reference Fricker2007 : 43). Parmi ces injustices épistémiques, Fricker identifie notamment les injustices herméneutiques comme des situations où il est accordé peu d'intelligibilité au contenu des discours des membres des groupes dominés, en raison du manque de ressources herméneutiques ou interprétatives collectives servant à faire sens de leurs expériences (2007 : 158).Footnote 5

Le philosophe critique de la race José Medina (Reference Medina2013) soutient, au contraire, que les ressources herméneutiques pour faire sens des expériences d'oppression des groupes non dominants ne sont pas manquantes, mais plutôt qu'elles ne sont pas reconnues par les groupes dominants comme des ressources herméneutiques collectives valides et sont, de ce fait, maintenues à la marge de celles-ci. Ce processus est qualifié par Medina de « méta-ignorance », c'est-à-dire la reproduction de formes d'ignorance – de la part des groupes dominants – au sujet de leur manque de connaissances vis-à-vis des ressources herméneutiques apportées par les groupes dominés (Medina, Reference Medina2013 : 58).Footnote 6 Cette ignorance et les liens qu'elle entretient avec l'injustice épistémique et la production des savoirs ont été investigués par de nombreux⋅ses chercheur⋅e⋅s s'appuyant sur le concept d’ « épistémologie de l'ignorance ». Ce concept, développé par l’éminent philosophe des études critiques de la race Charles W. Mills, dans son ouvrage The Racial Contract (1997), examine comment les expériences vécues par les membres des groupes racialement dominants alimentent leurs perceptions du monde social qui les différencient des expériences des groupes dominés. Cette distorsion des perceptions sociales du monde, basées sur des expériences différentes, causent un dysfonctionnement épistémique, faisant en sorte que les groupes dominants restent ignorants de la réalité et des expériences vécues par les groupes dominés. Le savoir étant, comme l'ignorance, le produit de rapports de pouvoir inégalitaires entre groupes sociaux, la position sociale d'un individu détermine alors sa perception de la réalité sociale, lui donnant accès à certains savoirs et reproduisant, chez cet individu, certaines formes d'ignorance. Dans la perspective théorique critique de la race, l'ignorance est ainsi envisagée comme un processus actif, c'est-à-dire comme une production et non pas simplement une absence de connaissances (Mills, Reference Mills1997 ; Sullivan et Tuana, Reference Sullivan, Tuana, Sullivan and Tuana2007 ; Code, Reference Code2014).

Afin de comprendre comment et par quels mécanismes linguistiques le déni du racisme se reproduit, je propose un cadre théorique combinant le post-racialisme, les injustices épistémiques et les actes de discours. Ce cadre est également développé par le philosophe critique de la race Luvell Anderson (Reference Anderson, Kidd, Medina and Pohlhaus2017). Selon lui, l'existence du post-racialisme permet aux injustices herméneutiques de se maintenir et de se reproduire par le biais de deux principaux mécanismes linguistiques : le renversement illocutoire (illocutionary flipping) et la mise sous silence illocutoire (illocutionary silencing).Footnote 7 S'appuyant sur la théorisation qu'en fait Kukla (Reference Kukla2014), Anderson définit le renversement illocutoire comme un mécanisme linguistique faisant en sorte que le témoignage délivré par le⋅la locuteur⋅rice est interprété par l'auditeur⋅rice dans le sens contraire que celui initialement voulu par le⋅la locuteur⋅rice. Pour illustrer ce mécanisme, Anderson prend l'exemple d'une situation où une femme refuserait verbalement les avances sexuelles d'un homme et que ce refus soit interprété comme un accord pour cet homme qui lui fait face. S'appuyant sur les travaux en philosophie portant sur la mise sous silence (Hornsby, Reference Hornsby1993 ; Hornsby et Langton, Reference Hornsby and Langton1998 ; Maitra, Reference Maitra2009 ; McGowan, Reference McGowan, Maitra and McGowan2012), Anderson définit le second mécanisme linguistique, la mise sous silence illocutoire, comme un court-circuitage de l’énonciation d'un⋅e locuteur⋅rice. Dans l'exemple de la femme refusant des avances, son illocution est mise sous silence au sens où son refus n'est pas pris en compte, mais nié par l'auditeur qui lui fait face.

Au-delà de ces deux mécanismes linguistiques explicatifs des liens entretenus entre post-racialisme et injustices herméneutiques, le débat public québécois entourant l'affaire du mot en « n » pousse à conceptualiser un nouveau mécanisme, que je nomme la « déviation illocutoire ». La déviation illocutoire correspond à une situation où le témoignage du⋅de la locuteur⋅rice, issu⋅e d'un groupe dominé et relatant ses expériences d'oppression, fait face en réponse à un⋅e auditeur⋅rice, appartenant aux groupes dominants, qui dévie la discussion pour mettre de l'avant une autre forme d'oppression que celle soulevée initialement par le⋅la locuteur⋅rice. Le témoignage de ce⋅tte dernier⋅ère est alors mis sous silence. Le mécanisme de déviation reproduit ainsi des rapports de pouvoir, et plus particulièrement des formes de hiérarchies raciales, car les membres des groupes dominants parviennent à dévier la discussion collective sur l'oppression raciale avancée par les dominés, premiers concernés par celle-ci. Ce mécanisme de déviation est également dit « illocutoire », car au moment d'orienter la discussion sur une autre forme d'oppression, les membres du groupe dominant produisent la déviation discursive et placent instantanément l'oppression raciale, avancée par les membres des groupes dominés, en marge de la discussion publique.

Dans le cas du débat public québécois entourant l'affaire du mot en « n », lorsque les locuteur⋅rice⋅s soutiennent que l'usage ou la mention du mot en « n » constitue un acte de langage insultant et une manifestation du racisme systémique, ce témoignage est dévié d'une discussion sur le racisme et le caractère raciste de l'usage du terme, pour engager une réflexion sur les menaces à la liberté universitaire et à la liberté d'expression.

Injustices raciales et épistémiques au sein des universités québécoises et canadiennes

L'affaire du mot en « n » et son traitement au sein du débat public au Québec ont été l'occasion de réaffirmer le déni public du racisme, venant ainsi reproduire et renforcer des injustices raciales et épistémiques déjà présentes au sein des sphères universitaires québécoises. Cette affaire a mis en lumière un sujet public contesté : la reconnaissance du racisme systémique et la façon dont celui-ci joue un rôle dans la structure et le fonctionnement des institutions universitaires, comme dans le reste des institutions de la société. Les inégalités raciales à l’échelle des universités se manifestent notamment par la sous-représentation des minorités raciales et des populations autochtones au sein du corps professoral et de la haute direction, ainsi que par l'effacement de leurs expertises et plus largement des savoirs dits minoritaires au sein de la recherche et de l'enseignement. Dans un contexte québécois où le racisme systémique n'est pas reconnu par le gouvernement en place – alors que ses matérialisations sont toujours présentes et qu'elles affectent les institutions politiques, juridiques et sociales actuelles au Québec comme au Canada – les manifestations du racisme au sein des sphères universitaires québécoises et canadiennes vont du contrôle et de la violence sur les corps à la marginalisation et la mise sous silence des savoirs.

Premièrement, les injustices raciales se traduisent par le contrôle et la violence sur les corps. Il n'y a pas si longtemps de cela, de 1918 à 1965, l'Université Queens, en Ontario, avait mis en place un règlement interdisant à tout⋅e étudiant⋅e issu⋅e des communautés noires de s'inscrire ou de poursuivre ses études au sein de la faculté de médecine. De telles restrictions raciales ont également été mises en place pour interdire l'admission d’étudiant⋅e⋅s noir⋅e⋅s à l'Université McGill dans les années 1920 à 1930, puis de 1945 au début des années 1960. Bien que ces règlements n'existent plus dans les universités québécoises et canadiennes, il persiste pourtant de nombreuses situations de profilage racial où les personnes racisées, noires et autochtones – étudiantes ou membres du corps professoral – se font interpeller verbalement et parfois physiquement de façon violente. Ces interpellations se justifient la plupart du temps par le recours à des moyens disproportionnés où l'on fait intervenir des gardien⋅ne⋅s de sécurité et parfois des agent⋅e⋅s de police sur le campus universitaire (Curtis, Reference Curtis2021 ; Tomlinson, Mayor et Baksh, Reference Thomlinson, Mayor and Baksh2021). Le rapport intitulé Being Raced (Grant et al., Reference Grant, Choudhary, Lee, Harvey, Burrows, Lindo and Oliver2019), produit en 2019 par un groupe réunissant des étudiant⋅e⋅s, des professeur⋅e⋅s et du personnel de l'Université Wilfried Laurier, démontre que, parmi les personnes ayant été interviewées lors de cette étude, 75% d'entre elles disent avoir été elles-mêmes victimes ou avoir été témoins d'incidents racistes au sein de l'Université. 71% de ces personnes disent ne pas être allées signaler ces incidents parce qu'elles doutaient de la volonté réelle de l'administration et de la direction universitaire de lutter contre le racisme sur le campus. Une étude plus récente de 2021, portant sur les réalités des étudiant⋅e⋅s racisé⋅e⋅s au sein des universités québécoises, retrace leurs expériences de micro-agressions raciales en contexte éducatif (Magnan et al., Reference Magnan, Collins, Darchinian, Kamanzi and Valade2021).Footnote 8

Deuxièmement, les injustices raciales au sein des sphères universitaires se matérialisent également à travers le contrôle sur la production des savoirs. Il se traduit tout d'abord par la sous-représentation, au sein du corps professoral des universités et dans les postes de haute direction, des minorités racisées et des peuples autochtones (Henry et Tator, Reference Henry and Tator2009 ; Henry et al., Reference Henry, Dua, James, Kobayashi, Li, Ramos and Smith2017). Dans un rapport de 2019, l'organisation Universités Canada révèle que 48,9% des postes de haute directionFootnote 9 au sein des universités canadiennes sont occupés par des femmes (2019 : 11), même si elles sont encore peu à occuper des postes de cheffe d’établissement et de vice-rectrice des universités (2019 : 15). Le rapport révèle, en revanche, que 8,3% des postes de haute direction dans les universités canadiennes sont occupés par des personnes racisées, alors qu'elles représentent 20,9% du corps professoral à temps plein, 30,5% des titulaires de doctorat et 22% de la population générale. Les minorités raciales sont donc sous-représentées dans les postes de haute direction ainsi que dans le corps professoral, comparativement à la proportion de personnes racisées détentrices d'un doctorat. Les peuples autochtones, quant à eux, représentent 2,9% des postes de haute direction, 1,3% du corps professoral, 0,9% des titulaires d'un doctorat et 4,9% de la population en général. Les peuples autochtones sont ainsi sous-représentés dans les postes de haute direction ainsi que dans le corps professoral, relativement à leur proportion au sein de la population canadienne plus largement.

Dans la production des savoirs, les injustices raciales se traduisent également par la reproduction d'injustices épistémiques, c'est-à-dire par la mise sous silence des voix des membres des groupes non dominants et des savoirs considérés comme minoritaires au sein des universités. Plusieurs chercheur⋅e⋅s ont étudié la façon dont les savoirs minoritaires sont disqualifiésFootnote 10 et dont les auteur⋅rice⋅s de ces savoirs subissent des injustices épistémiques au sein des institutions universitaires. Les injustices épistémiques sont ainsi reproduites par la façon dont la matière des cours enseignés invisibilise, passe sous silence et discrédite de façon structurelle certain⋅e⋅s auteur⋅rice⋅s, certaines traditions intellectuelles et certaines régions du monde (Minnich, Reference Minnich1990 ; Mohanty, Reference Mohanty2004 ; Outlaw, Reference Outlaw, Sullivan and Tuana2007). Ces injustices se reproduisent également par la façon dont l'enseignement de certaines méthodes et de certains designs de recherche sont présentés comme scientifiquement neutres, comparativement à des chercheur⋅e⋅s et à des savoirs minoritaires considéré⋅e⋅s comme biaisé⋅e⋅s, permettant ainsi de protéger la blanchité et les épistémologies dominantes (Zuberi et Bonilla-Silva, Reference Zuberi and Bonilla-Silva2008). Settles et al. (Reference Settles, Jones, Buchanan and Dotson2020) ont abordé les défis auxquels font face les chercheur⋅e⋅s racisé⋅e⋅s au sein des institutions universitaires et notamment l'exclusion épistémique comme forme de dévaluation d'elleux-mêmes et de leurs travaux, en raison de la domination des épistémologies positivistes (Sampaio, Reference Sampaio2006). Ainsi, des travaux examinent les stratégies d'invisibilisation et de disqualification des recherches au Canada portant sur l'intersectionnalité, sur les rapports sociaux de race, ainsi que sur l'indigénéité (Thompson, Reference Thompson2008 ; Smith, Reference Smith, Henry, Dua, James, Kobayashi, Li, Ramos and Smith2017).Footnote 11

Déviations illocutoires dans le discours public québécois entourant l'affaire du mot en « n »

Cet article soutient que le déni public du racisme – en réponse aux critiques anti-racistes de l'usage du mot en « n » – reproduit des injustices herméneutiques, ancrées dans une conception post-raciale de la réalité québécoise. Par une analyse critique de discours du contenu public médiatique, je retrace les principales positions défendues par les acteur⋅rice⋅s étant intervenu⋅e⋅s dans ce débat public au Québec. Je démontre comment ce déni du racisme, dans l'affaire du mot en « n », reproduit des injustices herméneutiques à l'endroit des critiques anti-racistes, particulièrement des communautés noires, par le biais de mécanismes linguistiques spécifiques : les déviations illocutoires.

Mon analyse de discours couvre des données discursives présentes dans le débat public médiatique et inclut du contenu de presse écrite, audiovisuelle, ainsi que des pétitions et des communiqués officiels. Ces données couvrent une période allant du 16 au 27 octobre 2020 et du 13 au 17 février 2021. Alors que la chargée de cours de l'Université d'Ottawa faisant l'objet de l'affaire du mot en « n » a été suspendue le 23 septembre 2020, j'ai décidé de répertorier les principaux arguments parus publiquement après que cette décision ait été rendue publique, délimitant ainsi une première séquence temporelle allant du 16 au 27 octobre 2020. J'ai ensuite délimité une seconde séquence temporelle – allant du 13 au 17 février 2021 – à la suite d'une déclaration publique du premier ministre québécois, le 13 février 2021, relançant le débat public sur l'affaire. La sélection des différentes interventions d'acteur⋅rice⋅s s'est faite afin d'assurer une diversité de positionnement : par la diversification raciale, de positionnement politique, ainsi que de statut professionnel (étudiant⋅e⋅s, professeur⋅e⋅s et membre du corps universitaire, chroniqueur⋅euse⋅s, militant⋅e⋅s et représentant⋅e⋅s politiques). Cette sélection non exhaustive recouvre des interventions issues d'une pluralité de sources médiatiques, totalisant 14 différents médias.Footnote 12 Adoptant une démarche méthodologique d'analyse critique de discours (Fairclough, Reference Fairclough1995) et une approche inductive, j'ai codé l'ensemble des discours contenus dans ces deux séquences temporelles. Le logiciel de traitement de données NVivo a été utilisé pour l'analyse, afin de classer et répertorier les différents arguments présentés par chaque acteur⋅rice dans le débat médiatique. Ainsi, cette classification m'a permis (a) de relever quels arguments étaient largement relayés chez un grand nombre d'acteur⋅rice⋅s ; (b) de reconstruire, de façon parallèle, quels arguments s'opposaient à quels autres ; et enfin (c) de cartographier les intervenant⋅e⋅s en fonction des différents arguments ressortis du codage. Avec le codage des données, je suis ainsi parvenue à établir trois grandes thématiques parmi les discours en défaveur de l'usage du mot en « n » et deux autres parmi ceux en faveur de son usage.

Je précise que parmi les acteur⋅rice⋅s reconnaissant ou non l'affaire du mot en « n » comme une manifestation du racisme systémique se trouvent dans les deux cas des personnes issues des communautés noires. Cette donnée est importante à prendre en compte, car elle permet d’éviter toute homogénéisation des discours portés par les membres de ces communautés. Cette information permet surtout de démontrer que peuvent participer au maintien de l'ignorance blanche toutes personnes, mêmes celles racisées comme non blanches. L'ignorance blanche, dit Mills, « ne signifie pas qu'elle doit être limitée aux populations blanches » (Reference Mills, Sullivan and Tuana2007 : 22), car la blanchité ne se limite pas aux facteurs biologiques – comme la couleur de la peau – mais correspond avant tout à un positionnement social au sein des rapports de pouvoir. Selon Mills, l'ignorance blanche comprend « à la fois les motivations racistes directes et une causalité socio-structurelle plus impersonnelle, qui peut être opérante même si le connaisseur en question n'est pas raciste » (Reference Mills, Sullivan and Tuana2007 : 21).

L'usage du mot en « n » comme acte de discours insultant

Parmi les acteur⋅rice⋅s abordant le racisme dans l'affaire du mot en « n », nombreux⋅ses s'expriment publiquement (1) pour dénoncer l'usage du mot en « n » comme un terme reproduisant la violence raciale et pour soutenir que sa non-utilisation à l'université ne porte pas atteinte à la liberté universitaire ; (2) pour soutenir que l'environnement universitaire constitue déjà un espace hostile aux minorités ; et enfin (3) pour dénoncer qu'une déviation du débat public portant initialement sur le racisme contribue à l'invisibilisation de celui-ci.

Le mot en « n » et la violence raciale

Dans une déclaration, le caucus des 24 professeur⋅e⋅s et bibliothécaires noir⋅e⋅s, autochtones et racisé⋅e⋅s de l'Université d'Ottawa « condamne sans équivoque l'utilisation du mot en “n” et la conversation autour de la liberté académique qui est utilisée pour justifier cette insulte raciste » (Change.org, 2020). Le caucus explique que « l'utilisation du mot “n” par un⋅e professeur⋅e blanc⋅he montre une ignorance à propos du racisme anti-Noir⋅e⋅s et de l'histoire raciste du mot » (ibid.) et que « l'interdiction d'utiliser des insultes racistes, même dans les discussions sur le racisme, n'est pas une violation de la liberté académique » (ibid.). Il soutient qu'il « est d'une grande violence pour les personnes Noir⋅e⋅s d'avoir à expliquer encore et encore que ce terme les déshumanise » (ibid.), rappelant – en citant le Tribunal des droits de la personne de l'Ontario – que « le terme est plus que simplement blessant pour les Afro-Canadiens ; il rabaisse, humilie et affirme un sentiment menaçant de supériorité raciale » (ibid.). Nawel Hamidi, professeure à l'Université Saint-Paul soutient que l'affaire du mot en « n » est « un problème de pédagogie avant d’être un problème de liberté d'expression » et rappelle que « le mot en “n” est traumatisant, déshumanisant et humiliant. Face à l'humiliation, la première impression, c'est qu'on se fait enlever sa dignité humaine » (Hamidi citée dans La Converse, 2020).

Différent⋅e⋅s acteur⋅rice⋅s expliquent que, même sous forme de mention en contexte pédagogique, l'usage du mot en « n » reproduit le racisme et que se contraindre à ne pas le prononcer à l'université ne porte pas atteinte à la liberté d'expression ni à la liberté universitaire. Jacques Frémont, recteur et vice-chancelier au Sénat de l'Université d'Ottawa, explique que les membres des groupes dominants ne sont pas légitimes pour définir ce qu'est du racisme ou non et que si la liberté d'expression et la liberté universitaire sont à préserver, il est important de protéger la dignité des personnes à laquelle l'usage de ce terme nuit :

Ce qui peut sembler banal pour un membre de la communauté majoritaire peut être perçu par plusieurs membres de la minorité comme étant profondément offensant. Les membres des groupes dominants n'ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression. C'est dans ce contexte qu'est survenu l'incident de la Faculté des arts où plusieurs ont tenté de réduire la question à une simple question de liberté d'expression et/ou de liberté académique. La question est beaucoup plus vaste puisque plusieurs membres de notre communauté considèrent que leur droit à la dignité a été atteint. […] Ceci dit, et contrairement aux commentaires de plusieurs ces derniers jours, liberté d'expression et droit à la dignité ne se contredisent pas ; ils doivent se compléter et exister l'un en présence de l'autre. (Frémont cité dans Médias UOttawa, 2020)

Au-delà de l'Université d'Ottawa, d'autres membres des corps professoral et étudiant se sont exprimés sur la question. Buuma Maisha, professeur adjoint à l'Université Saint-Paul et président de la Communauté congolaise du Canada à Ottawa-Gatineau, explique qu'il faut tenir compte de la charge que l'utilisation du mot en « n » détient pour les minorités noires et qu'avancer l'exercice de la liberté universitaire n'est pas suffisant pour le faire :

Il faut faire attention à l'utilisation de ce mot peu importe le contexte. Il faut l'aborder humainement et en ayant en tête de quelle façon la personne ou la population est affectée par ce terme et non le mettre dans la face de tout le monde et dire qu'au nom de la liberté académique, on devrait être libre de l'utiliser. (Maisha cité dans Vachon, Reference Vachon2020)

Nathalie Batraville, professeure adjointe à l'Institut Simone de Beauvoir et au Département des Women's Studies de l'Université de Concordia, soutient que ne pas prononcer certains termes permet d'assurer le bien-être de tou⋅te⋅s et ne correspond pas à de la censure : « Taboos exist to create a collective well-being. […] If a student doesn't want me to say it, why would I say it? » (Batraville citée dans Scott, Reference Scott2020). Philippe Néméh-Nombré, candidat au doctorat à l'Université de Montréal, soutient que le débat sur la liberté universitaire est décontextualisé et ne tient pas compte de la charge traumatisante de l'usage du mot en « n » pour les populations noires :

It's aggravating to see people fighting so hard to have the right to use the n-word. […] the people I've seen fight hardest for the word are people who don't even work on issues relating to the Black community. […] How can your reaction to someone saying, “This hurts me” be “Well, I have the right to hurt you?” […] The word is traumatizing. We've all been called that word. It brings up some of the worst memories of your life. It's not radical to not want to experience that. (Néméh-Nombré cité dans Curtis, Reference Curtis2021)

Pour Tihitina Semahu, co-animatrice du balado Woke or Whateva, qui traite des enjeux reliés au racisme, le mot en « n » n'est pas dissociable de son caractère insultant. Elle souligne le positionnement social distinct entre les groupes dominants et dominés influant sur la compréhension du mot en « n » comme une insulte : « I feel like sometimes when you're part of the dominant group, you see life through a white gaze; you see through rose-coloured glasses that I cannot put on as a Black person because we don't have the same experience » (Semahu citée dans Scott, Reference Scott2020). Sa collègue, Rébecca Joachim, co-animatrice du balado, explique que la discussion autour de la liberté universitaire écarte de vue les expériences des minorités noires et que l'emploi du mot en « n » « n'ajoute rien à un apprentissage, ça ne permet pas aux élèves de mieux comprendre » (Joachim citée dans La Converse, 2020).

Parallèlement au monde universitaire, les sphères politiques et médiatiques québécoises se sont également rapidement emparées de l'affaire, incluant différents élu⋅e⋅s provinciaux⋅ales et fédéraux⋅ales, chroniqueur⋅euse⋅s, chercheur⋅e⋅s et membres de la société civile. Parmi ces prises de position, des militant⋅e⋅s engagé⋅e⋅s dans la cause antiraciste et membres des communautés noires montréalaises, ont pris la parole pour ramener l'enjeu du racisme systémique dans le débat public. Alors que le réalisateur et travailleur social Will Prosper nomme le mot en « n » comme « mot haine » (Prosper, Reference Prosper2020), la chroniqueuse et cofondatrice de Québec Inclusif Emilie Nicolas parle, quant à elle, d'un « mot arme » (Nicolas, Reference Nicolas2020), en faisant l'analogie entre le mot en « n » et le bâton utilisé par les personnes blanches pour frapper les corps des personnes noires durant la période esclavagiste. L’écrivain Didier Leclair explique que le mot en « n » porte en lui une charge insultante et que, si la liberté d'expression existe, elle ne doit pas empiéter sur les libertés individuelles :

Les enseignants disent qu'ils veulent le prononcer dans un contexte historique et académique, mais le mot est vivace. Dans un contexte scolaire, lorsqu'on le prononce, il y a plusieurs oreilles et personnes, et tout le monde ne peut pas accepter un mot aussi insultant. Les enseignants n'ont pas seulement des droits, ils ont aussi des responsabilités. […] Je vois que beaucoup de leaders au Québec ont réagi, mais il semble qu'ils confondent la liberté d'expression et la liberté des individus. (Leclair cité dans Pierroz, Reference Pierroz2020)

Lors de son passage à l’émission de télévision québécoise Tout le Monde en Parle, le 25 octobre 2020, l'artiste Aly Ndiaye alias Webster souligne le « poids déshumanisant » (Webster cité dans Radio-Canada, 2020c) du mot en « n ». Il rappelle l'importance « de dire que ce mot-là appartient à l'histoire québécoise aussi » (ibid.) et la nécessité de tenir compte du contexte sociétal faisant en sorte que le mot en « n » est utilisé largement dans la société québécoise :

Cette semaine, on parle du cadre académique, mais tout le monde veut l'utiliser à l'extérieur, tout le monde l'utilise à l'extérieur. C'est ça qu'on essaye de couper un moment donné aussi. On demande du respect, on demande de la dignité face à cette situation et à cette histoire. (Ibid.)

L'artiste déplore également que certaines acteur⋅rice⋅s médiatiques, essentiellement issu⋅e⋅s du groupe dominant blanc, tentent de minimiser la violence raciale avec laquelle le terme est perçu et reçu par les personnes noires :

[Il] y a une tonne de chroniqueuses, chroniqueurs qui veulent nous dire comment est-ce que nous, on devrait se sentir par rapport à ce mot-là. Je veux dire, c'est nous qui le vivons. [Il n'y] a personne qui le vit autre que les personnes noires. Donc les gens peuvent théoriser à ce propos, peuvent y réfléchir, mais ne le vivent pas. Ils voudraient nous dire comment on doit se sentir par rapport à ce mot-là. Pour ma part, je trouve ça condescendant. (Ibid.)

Cette intervention de Webster souligne la domination du déni du racisme au sein du débat public médiatique et dénonce les tentatives des membres des groupes dominants d'imposer une certaine définition du racisme anti-Noir⋅e⋅s à la place des communautés noires.

L'Université comme espace hostile aux populations noires, racisées et autochtones

Un autre ensemble de discours vient soutenir que les universités – et notamment celles au Québec et ailleurs dans le Canada – constituent des espaces hostiles pour les minorités noires, racisées et les peuples autochtones et qu'il est nécessaire à cet effet d’étudier le racisme au sein des campus universitaires. Des étudiant⋅e⋅s de l'Université d'Ottawa ont rapporté qu'ielles se sentent « blessé⋅e⋅s » par cet incident et que l'usage du mot en « n » dans le contexte universitaire contribue à rendre l'environnement de travail hostile et violent pour les minorités noires (La Converse, 2020). Hannan Mohamud, étudiante en droit et vice-présidente de la défense des droits de l'Association des étudiants noirs en droit à l'Université d'Ottawa, aborde l'enjeu des micro-agressions – subies par les personnes noires – sur le campus universitaire et souligne que :

la plus violente de ces micro-agressions est le mot qui commence par N. […] Aux États-Unis, qu'on aime montrer du doigt, vous pouvez vous faire renvoyer d'une université prestigieuse pour avoir prononcé ce mot. Je pense que les gens ne comprennent pas que cela existe aussi au Canada. Il y a ceux pour qui le mot en N ne peut pas être dit, et les autres, qui l'entendent et le disent depuis toujours, et qui se demandent où est le problème. […] Cela contribue activement à créer un endroit violent, et nous, les étudiants, payons pour cela. (Mohamud citée dans La Converse, 2020)

La déclaration de Mohamud met en lumière le déni public du racisme, comme externalisation géographique du racisme hors des sociétés québécoise et canadienne. Leila Benhadjoudja, professeure adjointe à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l'Université d'Ottawa, explique que les universités sont des espaces hostiles où le racisme s'exerce et où il est nécessaire d’éduquer sur le racisme et particulièrement sur le racisme anti-Noir⋅e⋅s :

Les personnes non-Noires, particulièrement les professeur.e.s, ont la responsabilité d'apprendre aux étudiants ce qu'est le racisme anti-Noir.e.s. Si nous assistons aujourd'hui à une controverse autour de l'usage du mot en N, plusieurs autres enjeux liés au racisme anti-Noir.e.s polluent toujours l'espace académique. (Benhadjoudja citée dans La Converse, 2020)

Au-delà du monde universitaire, des membres de la société civile dénoncent la discussion sur les menaces à la liberté universitaire et la cancel culture visant les groupes dominants, alors que la censure est omniprésente dans l'espace public pour les minorités noires, racisées et les peuples autochtones, particulièrement pour les femmes au sein de ces groupes, lorsque celles-ci dénoncent le racisme et le sexisme. Comme l'explique Emilie Nicolas :

When one of us gets mobbed online or we get threatened, it makes the other Black women I know think twice about speaking out. […] We talk about censorship. Well what do you call that? When you know you'll be targeted by hate, sometimes you decide not to say anything, to stay on the sidelines. […] It's hard for new Black voices to emerge because the existing ones get railroaded in public. A conversation we've had – when I say we I mean Black, Muslim, Indigenous women – is we ask ourselves, “Okay who has the energy to take this on this week?” (Nicolas citée dans Curtis, Reference Curtis2021)

Débat public comme espace d'invisibilisation du racisme

Enfin, d'autres discours abordent l'invisibilisation d'une discussion de fond sur le racisme et la marginalisation des personnes noires dans le débat public québécois entourant l'affaire du mot en « n ». Comme le souligne l'artiste, travailleur et entrepreneur social Ricardo Lamour, si les discussions sur le racisme systémique au Québec révèlent le caractère « tabou » (Lamour cité dans Radio-Canada, 2020c) du terme, avec cette affaire :

on est rendus sur une autre autoroute à pleine vitesse, en train de parler du mot en “n” alors qu'on ne discute pas des conditions dans lesquelles sont les personnes qui réclament plus d'espace, notamment médiatique, mais sur une pléthore d'enjeux [également]. (Ibid.)

Au sein du corps professoral, Leila Benhadjoudja explique que la question du racisme systémique a été invisibilisée dans le débat public entourant l'affaire :

Tout le débat tourne autour de la liberté académique et des tensions entre francophones et anglophones, mais on ne parle pas vraiment du racisme […]. Ces derniers jours, on a beaucoup réfléchi à la façon de faire entendre des choses qui sont d'habitude inaudibles. (Benhadjoudja citée dans La Converse, 2020)

Bruno Cornellier, professeur agrégé à l'Université de Winnipeg, quant à lui, soutient que l'argument avancé dans le débat public sur les menaces à la liberté d'expression reflète le déni du racisme systémique : « It demonstrates how we're not even able to agree on symbols or language. […] So what chance do we really have of achieving any substantial change when it comes to structural racism if we're not even willing to agree on words, let alone policy changes? » (Cornellier cité dans Scott, Reference Scott2020).

Dans une lettre publiée dans la presse écrite, Arlene Laliberté, Anishenabekwe, psychologue et membre régulière du Centre de recherche et d'intervention sur le suicide, enjeux éthiques et pratiques de fin de vie, et Georgia Vrakas, professeure au département de psychoéducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières, dénoncent ce que je nomme la « déviation illocutoire ». Elles mettent en lumière comment le discours – porté par les membres des groupes majoritaires – a pour but de faire dévier la discussion publique sur un autre enjeu que celui avancé par les membres des communautés noires. Ici, elles expliquent que la réorientation du débat sur l'affaire du mot en « n » et sur le racisme à l'université vers une discussion sur la liberté universitaire consiste en une « tactique » des groupes dominants pour rendre les voix des groupes minoritaires inaudibles :

D'abord, ce n'est pas surprenant que le débat se soit décentré de l'enjeu principal (l'utilisation du pire des n-word par une professeure dans un contexte universitaire) et se soit concentré plutôt sur la liberté académique et le spectre de la censure à l'université. C'est une tactique très efficace, pour rallier la majorité, que d'instaurer l'illusion que des voix minorisées porteraient atteinte à des libertés fondamentales de la société, même si cette atteinte n'est pas fondée. Deuxièmement, l'utilisation de la censure comme arme de silence. Alors qu'on décrit la censure dans l'espace public, on rend difficile pour les personnes qui ne véhiculent pas le discours majoritaire de se faire entendre. On qualifie ces voix d'extrémistes et on nous fait bien comprendre que si on se mouille, on s'expose à des représailles. […] La liberté académique est un privilège qui vient avec des responsabilités. (Laliberté et Vrakas, Reference Laliberté and Vrakas2020)

Rebecca Joachim et Tihitina Semahu, quant à elles, dénoncent le fait que le débat public médiatique sur l'affaire du mot en « n » ne donne pas suffisamment la parole et ne fasse pas suffisamment de place à la pluralité des voix des communautés noires :

C'est décevant qu'on parle pour nous. […] Le micro devrait être passé aux personnes noires parce que c'est leur combat. […] Il y a une incompréhension de ce qu'est le racisme et on ne verra pas le schéma complet tant que les personnes concernées ne pourront pas parler. […] Il y a beaucoup de personnes blanches, des hommes blancs, en ce moment, qui prennent position sur leurs plateformes, à la radio, mais on n'entend pas ceux qui sont concernés, alors on a recours aux réseaux sociaux. Ils citent Dany Laferrière et [la cheffe du Parti libéral du Québec] Dominique Anglade, mais les personnes noires ne sont pas monolithes. (Joachim et Semahu citées dans Groguhé, Reference Groguhé2020)

Ces différentes interventions, portées dans le débat public québécois, dénoncent l'affaire du mot en « n » comme une manifestation du racisme systémique, notamment car le terme en lui-même est insultant et blessant, mais également car cet événement s'inscrit dans la continuité d'autres types de micro-agressions et de violences raciales produites dans le cadre universitaire et sociétal plus largement. Enfin, différent⋅e⋅s acteur⋅rice⋅s soulèvent le problématique traitement public de l'affaire du mot en « n », venant invisibiliser les voix et les contributions des membres des communautés noires à Ottawa, en Ontario, comme dans l'ensemble de la province québécoise. Cette situation reproduit ainsi des injustices herméneutiques à leur égard en empêchant une plus grande visibilité et une plus grande diffusion des définitions du racisme et des expériences d'oppression raciale fournies par ces minorités au sein du discours public médiatique.

La censure et les menaces à la liberté universitaire et d'expression

En contraste avec les critiques anti-racistes, l'affaire du mot en « n » a également suscité des réactions publiques réfutant son caractère raciste et rappelant la nécessité de protéger la liberté universitaire et la liberté d'expression face à une culture de l'annulation. Lorsque le premier ministre ainsi qu'un grand nombre de professeur⋅e⋅s d'universités québécoises – pour la plupart blanc⋅he⋅s (Prosper, Reference Prosper2020) – s'expriment dans les médias pour soutenir le fait que cette affaire ne relève pas du racisme, ces acteur⋅rice⋅s participent à délimiter les contours de ce qui peut et doit être considéré comme un acte raciste. Ceci se fait au détriment des voix des premier⋅ère⋅s concerné⋅e⋅s, venant ainsi renforcer les injustices épistémiques à l'encontre des populations noires et racisées au Québec. Les acteur⋅rice⋅s portant des discours de déni du racisme dans cette affaire soulignent (1) le rôle de l'université dans la transmission des connaissances, ainsi que (2) l'importance d'empêcher la censure par des groupes dits radicaux, désireux d'imposer la théorie du racisme systémique – et d'autres théories et concepts critiques – à l'ensemble de la société québécoise.

L'Université et son rôle dans la transmission des savoirs

Certain⋅e⋅s acteur⋅rice⋅s avancent l'importance du rôle de l'université dans la transmission des connaissances. À l'annonce de la suspension de la chargée de cours Lieutenant-Duval, 34 professeur⋅e⋅s de l'Université d'Ottawa signent, le 16 octobre 2020, une lettre collective intitulée « Libertés surveillées » (Le Droit, 2020). Exprimant leur désaccord face au traitement accordé à leur collègue par l'Université, ielles y dénoncent la confusion entre :

le racisme sur le campus, les microagressions, la discrimination parfois inconsciente [et] le rôle de l'enseignement universitaire, des professeur⋅e⋅s et des salles de classe qui est de nourrir la réflexion, développer l'esprit critique, permettre à tous et à toutes, peu importe leur position, d'avoir le droit à la parole. (Ibid.)

Les signataires soutiennent notamment que « la salle de classe […] ne peut devenir un lieu libéré du poids de l'histoire, des idées et de leurs représentations » (ibid.), ce qui rend, à leurs yeux, « inévitable que certaines lectures, certains concepts, voire certains mots heurtent des susceptibilités » (ibid.). Les professeur⋅e⋅s soutiennent de ce fait que les institutions universitaires ont pour rôle non seulement de « particip[er] à la mise au jour et à l'abolition de toute forme de racisme systémique [tout en s'assurant de] protéger la transmission des connaissances, le développement de l'esprit critique et la liberté universitaire » (ibid.). Loin de se limiter à l'Université d'Ottawa, l'affaire retentit et divise également au sein des institutions d’éducation au Québec. Le 19 octobre 2020, 579 professeur⋅e⋅s et enseignant⋅e⋅s de cégeps et d'universités québécoises signent un texte d'opinion intitulé « Enseigner dans le champ miné de l'arbitraire » (Le Devoir, 2020). Dénonçant cette suspension comme un « grave précédent qui attaque de front la liberté d'enseignement, qui mine le champ des connaissances et de la recherche » (ibid.), les signataires soutiennent qu'on « ne s'attaque pas au problème du racisme en punissant et en interdisant l'enseignement des mots, des œuvres et des auteur⋅rice⋅s qui, au contraire, le révèlent et le combattent explicitement » (ibid.). Ielles recommandent aux institutions universitaires de se doter « d'une politique claire afin de protéger l'intégrité des connaissances et de ses passeurs » (ibid.), car « le contexte social et le clientélisme ne peuvent prévaloir sur la connaissance et sa diffusion » (ibid.). Ces déclarations, produites par des membres du corps professoral, révèlent la volonté de dissocier l'affaire du mot en « n » d'une forme de racisme, participant ainsi à reproduire des injustices herméneutiques à l'endroit des membres des communautés noires et de leurs explications du poids offensant du terme.

Parmi les acteur⋅rice⋅s soutenant la possibilité d'employer le mot en « n », se trouvent également des membres des communautés noires québécoises. Ainsi, Max Stanley Bazin, président de la Ligue des noirs du Québec, explique qu'il faut comprendre le contexte dans lequel le terme a été employé et que si le but est pédagogique, alors il n'est pas un problème de l'utiliser :

Si le but de l'enseignante Lieutenant-Duval était de souligner l'existence du racisme systémique et d'enseigner des notions d'histoire, ça ne peut pas être vu comme une faute. […] Toutefois, lorsqu'une personne utilise un terme dans un sens péjoratif, c'est là qu'il faut réagir et condamner ; mais ne pas enseigner les réalités de l'histoire, c'est indirectement permettre ou encourager la discrimination systémique. (Bazin cité dans Dib et Beauplat, Reference Dib and Beauplat2020)

Dans le même sens, l'auteur Melchior Mbonimpa, soutient que l'utilisation du terme peut se faire dépendamment du contexte d’énonciation :

Ça me révolte quand je vois écrit le « n-word » dans les articles. […] Je préfère qu'on utilise le mot [mot en « n »], tout simplement. Personnellement, je l'utilise en classe, et personne ne pense à m'attaquer. Mais je fais attention à ne pas l'utiliser dans un contexte dépréciatif où l'on stigmatiserait les Noirs. (Mbonimpa cité dans Pierroz, Reference Pierroz2020)

L’écrivain Blaise Ndala, quant à lui, explique que si le mot en « n » est interdit en contexte universitaire, cela « va effacer les traces matérielles de cette déshumanisation des Noirs. Si on commence à censurer cela, on n'en finit plus ! » (Ndala cité dans Pierroz, Reference Pierroz2020). Ces trois déclarations soulignent la nécessité de prendre en compte le contexte d’énonciation et l'intention du⋅de la locuteur⋅rice dans son utilisation du mot en « n » pour juger des possibilités de son usage. Elles soutiennent en ce sens l'importance de pouvoir continuer à l'utiliser dans une optique pédagogique afin d’éduquer sur le racisme anti-Noir⋅e⋅s et sur les processus de déshumanisation raciale.

Malgré cette position qu'il défend et qui l'assimile ainsi au camp des défenseur⋅euse⋅s de l'usage du mot en « n », Ndala tient à rappeler que les élu⋅e⋅s politiques québécois⋅es instrumentalisent l'affaire du mot en « n » comme une nouvelle occasion d’éviter la question du racisme systémique et de renforcer des discours publics de déni du racisme :

Je trouve très hypocrite la réaction du premier ministre québécois, François Legault, et de la vice-première ministre Geneviève Guilbault. Ce n'est rien de plus que de l'opportunisme. Quand ils avaient l'occasion de dire que le Québec était face à une situation de racisme systémique, ils ne l'ont pas fait. C'est de la malhonnêteté intellectuelle de ne pas régler ces problèmes et aller saisir la faille offerte, pour se mettre en position de donneur de leçon et faire la morale ! (Ibid.)

Pour Dany Laferrière, auteur du roman Comment faire l'amour avec un [mot en « n »] sans se fatiguer (1985), le mot en « n » peut être employé par un⋅e locuteur⋅rice blanc⋅he, car l'auditeur⋅rice peut déceler avec quelles intentions le terme a été prononcé :

On sait quand on est insulté, quand quelqu'un utilise un mot pour vous humilier et pour vous écraser. Et puis, on sait aussi quand c'est un autre emploi. Vous l'employez, vous en subissez les conséquences. (Laferrière cité dans Fortin, Reference Fortin2020)

Dans un texte intitulé « Une révolution invisible », Laferrière explique que le mot en « n » doit pouvoir être prononcé, car son histoire va au-delà des blessures individuelles que son utilisation provoque. Surtout, il souligne que la perpétuation de son usage permet de maintenir l'histoire du racisme anti-Noir⋅e⋅s :

Le mot lui-même ne m'intéresse pas. C'est son trajet qui compte à mes yeux. Ce mot tout sec, nu, sans le sang et les rires qui l'irriguent n'est qu'une insulte dans la bouche d'un raciste. Je ne m'explique pas pourquoi on donne tant de pouvoir à un individu sur nous-mêmes. Il n'a qu’à dire un mot de cinq lettres pour qu'on se retrouve en transe avec les bras et les pieds liés, comme si le mot était plus fort que l'esclavage. Les esclaves n'ont pas fait la révolution pour qu'on se retrouve à la merci du mot [en « n »]. […] Je crois qu'avant de demander la disparition de l'espace public du mot [en « n »], il faut connaître son histoire. Si ce mot n'est qu'une insulte dans la bouche du raciste, il a déclenché, dans l'imaginaire des humains, un séisme. […] Si quelqu'un voulait faire une recherche sur les traces et les significations différentes du mot dans sa bibliothèque personnelle, il sera impressionné par le nombre de sens que ce mot a pris dans l'histoire de la littérature. Et il comprendra l’énorme trou que sa disparition engendra dans la littérature. La disparition du mot [en « n »] entraînera un pan entier de la bibliothèque universelle. […] Vous comprenez qu'un tel mot va plus loin qu'une douleur individuelle et que si nos récits personnels ont une importance indéniable, ils ne font pas poids face à l'Histoire, une Histoire que nous devons connaître puisqu'elle nous appartient, que l'on soit un [mot en « n »] ou un bon [mot en « n »]. (Laferrière cité dans Radio-Canada, 2020d)

Dans le même sens que Laferrière, pour Dominique Anglade, alors cheffe du Parti libéral du Québec (PLQ), il faut pouvoir utiliser le mot en « n » dans un cadre pédagogique pour parvenir à enseigner la charge historique que porte le terme :

S'il y a un lieu où on devrait pouvoir contextualiser, expliquer pourquoi un mot est si chargé émotivement, c'est l'université. Il n'y a pas de meilleur endroit. […] Il ne faut pas accepter cette dérive qui empêche que l'on soit capable, dans un cadre universitaire, de revenir en arrière et de se poser des questions sur l'histoire des mots, ce qu'ils voulaient dire à une époque, ce qu'ils veulent dire aujourd'hui. (Anglade citée dans Dubreuil, Reference Dubreuil2020).

Ces interventions, portées par des personnes issues des communautés noires québécoises, ne révèlent pas des formes de dénégation du racisme systémique ou du poids non insultant du mot en « n » et de sa charge politique et historique. Elles soulignent, au contraire, l'importance de pouvoir le prononcer en contexte pédagogique afin de déconstruire l'oppression raciale. Le cadre d'analyse développé dans cet article, et notamment le concept central d'ignorance épistémique blanche (Mills, Reference Mills1997), suggère que ces discours, de par le positionnement qu'ils occupent, alimentent et participent à renforcer l'ignorance blanche au sujet de la reproduction des catégories raciales, car ils invitent à dépasser les blessures raciales individuelles et collectives provoquées par l'usage du mot en « n ».

Menaces de censures et de domination des théories sur le racisme

Dans cette volonté de soutenir un discours réfutant le caractère raciste de l'usage du mot en « n », d'autres acteur⋅rice⋅s font état de la nécessité de protéger la liberté universitaire contre les menaces de censure par des groupes dits radicaux voulant imposer la théorie du racisme systémique. Cette affaire et les discussions publiques qui s'en sont suivies sur la censure et la liberté universitaire ont relancé le débat sur la culture de l'annulation (cancel culture) et la mouvance woke de gauche (woke leftism), particulièrement dans les milieux universitaires québécois et canadiens. Correspondant à un mouvement de contestations demandant l'annulation de la participation d'un⋅e professionnel⋅le ou de la diffusion d'une œuvre dans le domaine culturel, éducatif ou politique – à la suite de révélations rendues publiques sur le comportement, les pratiques et les discours de celui⋅celle-ci – la cancel culture s'est imposée dans le débat public québécois notamment dans le contexte de la controverse du mot en « n », après celle entourant la pièce de théâtre SLĀV.Footnote 13

Ainsi, le premier ministre québécois déplore, le 13 février 2021, le fait qu'une « poignée de militants radicaux essaient de censurer certains mots et certaines œuvres » (Legault cité dans Ouadia, Reference Ouadia2021). Il rappelle l'intransigeance dont il faut faire preuve pour ne pas les autoriser à brimer la liberté d'expression. Il souligne enfin que cette liberté « fait partie des piliers de notre démocratie. Si on se met à faire des compromis là-dessus, on risque de voir la même censure déborder dans nos médias, dans nos débats politiques. On ne voudra plus rien dire » (ibid.). Différent⋅e⋅s membres de la société civile sont également venu⋅e⋅s appuyer ce point de vue, notamment des commentateur⋅rice⋅s et chroniqueur⋅euse⋅s québécois⋅es. Parmi elleux, le chroniqueur Mathieu Bock-Côté déplore l'argument soutenant que l'usage du mot en « n » est offensant et insultant et défend au contraire, qu'insister sur le racisme systémique a pour effet de l'offenser lui, et, par là, un ensemble des membres de la société québécoise issu⋅e⋅s du groupe dominant blanc :

Quand on veut nous interdire de prononcer le titre d'un livre parce que de nouveaux censeurs se croient en droit d’établir un nouveau délit de blasphème, quand on veut faire croire que les Québécois rêvent d'insulter les Noirs alors qu'ils réclament simplement le droit de mentionner le titre complet d'un ouvrage, je le prends mal. Ça m'insulte, oui. Il y a des limites à nous prendre pour des idiots. […] Quand on veut nous enfoncer à tout prix le concept de racisme systémique dans la gorge et qu'on traite de crétins ou de monstres ceux qui le critiquent, ça m'insulte, croyez-le. (Bock-Côté, Reference Bock-Côté2020)

Par ces déclarations publiques, les membres du groupe dominant blanc – qui disposent par ailleurs d'une certaine influence publiqueFootnote 14 – imposent une lecture de ce qu'est le racisme par la négation : selon elleux, le racisme ne serait pas l'usage du mot en « n ». Le racisme est de ce fait un non-racisme : il est vidé de son sens. En définissant le racisme ainsi, les discours de ces acteur⋅rice⋅s reproduisent des injustices herméneutiques par le biais de mécanismes de déviation illocutoire.

Ces discours de déni du racisme, dans le débat public québécois entourant l'affaire du mot en « n », ne viennent pas engager une discussion de fond sur le racisme systémique dans le cadre universitaire et sociétal plus largement. Ces discours dévient la discussion sur le racisme, dans le cadre de l'affaire, pour en faire un cas relevant de l'enjeu de la censure et de la liberté universitaire. Par l'utilisation du mécanisme de déviation illocutoire, les acteur⋅rice⋅s soutiennent des discours abordant le rôle de l'université dans la transmission des connaissances et la nécessité de combattre la censure des groupes radicaux désireux d'imposer des théories et concepts critiques. Ainsi, dans cette affaire, ces discours participent à maintenir une ignorance blanche au sujet des matérialisations du racisme – en imposant une définition du racisme comme un non-racisme – et à réduire à la marge la définition soutenue par les membres des communautés noires.

Conclusion

Cet article visait à examiner comment le déni du racisme se maintient au sein de l'espace public, dans le cas de l'affaire du mot en « n », face à des critiques anti-racistes dénonçant cette affaire comme une manifestation du racisme systémique. Je démontre, en m'appuyant sur l'affaire, que le déni public du racisme reproduit des injustices herméneutiques, à travers des mécanismes linguistiques de déviation illocutoire.

Que ce soit au sein du débat public ou dans les relations interpersonnelles, les ressources offertes par les membres des communautés noires du Québec sur l'histoire et l'origine du mot en « n » et leurs récits d'expériences d'oppression raciale – notamment en contexte universitaire – sont extrêmement riches et détaillées. L'affaire du mot en « n » constitue un moment, parmi d'autres, où ces communautés doivent fournir un travail pédagogique afin d’éduquer l'ensemble de la société québécoise sur les conséquences offensantes et déshumanisantes de l'usage de ce terme. Comme pour les autres populations racisées ainsi que pour les peuples autochtones vivant au Québec, ce travail explicatif sur le fonctionnement du racisme et ses répercussions concrètes sur leurs conditions de vie amène de nombreux⋅ses membres des communautés noires à se sentir « épuisé⋅e⋅s » (Curtis, Reference Curtis2021), car leur parole publique ne semble pas être prise en compte. Ce phénomène décrit ce que plusieurs femmes activistes et chercheures noires et racisées ont mis en lumière et que la philosophe Nora Berenstain conceptualise, en Reference Berenstain2016, par le terme « exploitation épistémique ». Présente dans les institutions, les milieux activistes et les relations interpersonnelles, l'exploitation épistémique se produit lorsque des membres des groupes dominants – qui bénéficient des structures oppressives – contraignent des membres des groupes dominés à les éduquer sur la nature de leur oppression, sans reconnaître la production de ce travail d’éducation. Le débat public sur l'affaire du mot en « n » soulève une question importante : celle de la prise en compte de la parole des personnes noires et de leurs expériences d'oppression raciale, ainsi que de la nécessité publique d'en prendre soin. Lorsque le premier ministre québécois déclare publiquement qu'il faille investiguer la question de la censure universitaire imposée par certain⋅e⋅s « militant⋅e⋅s radicaux⋅ales » (Legault cité dans Ouadia, Reference Ouadia2021), il présente le défi principal soulevé par l'affaire comme un problème de menace à la liberté universitaire et la nécessité d'engager des moyens politiques pour la protéger. Cette démarche oppose ainsi automatiquement d'un côté, la liberté universitaire des membres des groupes dominants blancs (pour la plupart) et, de l'autre, celle des groupes dominés racisés, sous-entendant que la protection simultanée des deux n'est ni faisable ni souhaitable.

La non-utilisation du mot en « n » ne va pas en lui seul démanteler le racisme systémique au Québec. Cependant, développer une écoute attentive – lorsque de telles affaires éclatent – à l’égard des ressources et des explications fournies par les communautés noires sur ce qu'est le racisme constitue un premier pas pour déconstruire les discours de déni, reconnaître les discours anti-racistes portés par les groupes minoritaires et envisager une discussion publique collective de fond pour penser la lutte contre le racisme et des plans d'actions anti-racistes au sein des sphères universitaires, ainsi que dans l'ensemble des institutions publiques.

Footnotes

1 Le 23 septembre 2020, Verushka Lieutenant-Duval, une chargée de cours d'histoire de la Faculté des arts de l'Université d'Ottawa, est suspendue temporairement de ses fonctions par sa direction, à la suite de plaintes d’étudiant⋅e⋅s, pour son utilisation répétée du mot en « n » en salle de classe. Expliquant qu'elle l'utilisait dans une démarche visant à « illustrer la façon dont les groupes marginalisés récupèrent des termes péjoratifs » (Radio-Canada, 2020a), la chargée de cours présente ses excuses publiques et rappelle, lors d'une entrevue télévisée le 21 octobre 2020, que « son intention n’était absolument pas d'injurier qui que ce soit » (Radio-Canada, 2020b).

2 Cette pratique discursive s'inscrit dans la continuité des positions du gouvernement de la CAQ qui, à plusieurs reprises depuis son arrivée au pouvoir, a dénié reconnaître le racisme systémique au Québec (voir Chouinard, Reference Chouinard2019 ; Josselin, Reference Josselin2021; Sioui, Reference Sioui2021).

3 Le premier ministre québécois rappelle, lors d'une conférence de presse tenue le 20 octobre 2020, que « lorsque 34 collègues sont venus à la défense [de la chargée de cours] – arguant que le rôle de l'université est d’être un espace de débat et de réflexion – eux aussi ont été attaqués sur les réseaux sociaux pour ce soutien, ainsi que pour le fait qu'ils soient francophones » (Legault cité dans Authier, Reference Authier2020).

4 Comme le rappelle Marion Iris Young, les groupes sociaux occupent des positions sociales différentes au sein de la société, permettant de distinguer d'un côté des groupes dominants et des groupes dominés (Young, Reference Young1990 : 59). Ces groupes et leur positionnement social sont construits au croisement de différentes structures d'oppression, telles que la race, le genre, la classe et l'orientation sexuelle. J'emploie ainsi, tout au long de l'article, les termes de groupes dominants ou majoritaires et groupes dominés ou minoritaires. Ce choix de langage n'implique pas pour autant de percevoir ces différents groupes comme homogènes, ni de nier la pluralité qui les traverse.

5 Les injustices herméneutiques sont indues au sens où les ressources herméneutiques collectives sont structurellement préjudiciables aux groupes dominés dans la hiérarchie sociale et qui se retrouvent ainsi « herméneutiquement marginalisés » (Fricker, Reference Fricker2007 : 154–155), en raison du fait qu'ils ne peuvent pas participer au développement des ressources herméneutiques ou interprétatives collectives.

6 Par la suite, Fricker (Reference Fricker, Kidd, Medina and Pohlhaus2017) abonde dans le sens des travaux sur l'ignorance épistémique et explique que bien que les injustices épistémiques ne soient pas, à son sens, intentionnelles, cela ne détermine pas pour autant qu'elles ne soient pas coupables – notamment du fait qu'elles puissant être le produit d'attitudes de mauvaise foi ou de déni (Fricker, Reference Fricker, Kidd, Medina and Pohlhaus2017 : 55).

7 La théorie des actes de discours de John L. Austin, développée notamment dans son ouvrage How to Do Things with Words (Reference Austin1975 [1962]), soutient que le langage n'a pas toujours pour fonction de décrire la réalité sociale, mais qu'il peut avoir un pouvoir performatif, c'est-à-dire que le langage a un pouvoir d'action sur la réalité sociale (Austin, Reference Austin1975 [1962] : 117). Austin distingue ainsi les actes de discours locutoires, illocutoires et perlocutoires. L'acte de discours locutoire est l'acte phonétique de dire, de prononcer des expressions, de produire la parole (Austin, Reference Austin1975 [1962] : 92). L'acte de discours illocutoire est un acte de discours « qui en disant quelque chose le [fait] », il est « lui-même la chose qu'il effectue » (Butler, Reference Butler, Nordmann and Vidal2017 [2004] : 23). Un acte de discours illocutoire est un acte qui agit au moment de l’énonciation, comme dans le cas d’énonciation d'ordres, d'avertissements ou de promesses (Austin, Reference Austin1975 [1962] : 98). L'acte de discours perlocutoire correspond à un acte qui produit des effets « qu'ils soient intentionnels ou non sur les représentations, les sentiments, les actions des personnes » qui reçoivent l'acte de discours ; un acte perlocutoire est de ce fait un acte locutoire et illocutoire (Austin, Reference Austin1975 [1962] : 108).

8 Les micro-agressions peuvent être comprises ici au sens d’ « insultes (verbales, non verbales et/ou visuelles) dirigées à l'encontre des populations racisées [et des peuples autochtones] souvent automatiquement et de façon inconsciente » (Solórzano, Reference Solórzano2000 : 60).

9 Ces postes comportent notamment les postes de recteur⋅rice, provost et vice-recteur⋅rice à l'enseignement, vice-recteur⋅rice à la recherche, autres vice-recteur⋅rice⋅s, autres décideur⋅euse⋅s directement subordonné⋅e⋅s au recteur⋅rice, vice-recteur⋅rice⋅s associé⋅e⋅s et leurs équivalents, doyen⋅ne⋅s des autres facultés (p. ex. arts, sciences humaines), doyen⋅ne⋅s des facultés des sciences de la santé, doyen⋅ne⋅s des autres entités (p. ex. école des études supérieures, affaires étudiantes), ainsi que doyen⋅ne⋅s des facultés des STGM.

10 Les savoirs minoritaires comprennent, entre autres, les études et les théories féministes, postcoloniales et décoloniales, ethniques, critiques de la race et queer (voir Bilge, Reference Bilge2015 : 18).

11 Smith a notamment produit une analyse révélant la sous-représentation des perspectives analytiques employant la race, l'indigénéité et le genre dans la production des connaissances au sein de la science politique contemporaine du Canada de l'Ouest, en proposant une analyse quantitative de la composition du corps professoral des départements de science politique, de la diversité des cours sur les thèmes de la race, de l'indigénéité et du genre, ainsi que du nombre d'articles sur la race, l'indigénéité et le genre au sein des revues de science politique. Les mêmes données quantitatives pour le cas québécois sont, pour le moment, manquantes. Cette avenue de recherche reste ainsi à explorer.

12 Les sources médiatiques varient, allant de quotidiens de presse francophone (La Presse, La Presse+, Le Devoir, Le Droit, Le Journal de Montréal, Le Journal de Québec) et anglophone (Montreal Gazette) aux sites d'information en ligne (La Converse, Onfr, Ricochet), en passant par un réseau télévisé et radiophonique (ICI Radio-Canada Télé, Radio-Canada Ohdio), une revue de littérature (Liberté), une plateforme en ligne (Change) ainsi que la page média d'une institution universitaire (Médias UOttawa).

13 En juillet 2018, la pièce de théâtre SLĀV, par le metteur en scène québécois Robert Lepage et dont l'interprète principale est la chanteuse Betty Bonifassi, est annulée par la direction du Festival international de jazz de Montréal, à la suite de nombreuses contestations, notamment le fait que le spectacle représente une « appropriation raciste de la culture noire ». La pièce abordait la question de l'esclavage et mettait en scène une majorité de comédien⋅ne⋅s blanc⋅he⋅s pour interpréter des chants de personnes afro-américaines mises en esclavage (La Presse Canadienne, 2019).

14 En 2018, François Legault est nommé premier ministre du Québec. Le chroniqueur Mathieu Bock-Côté, quant à lui, est classé parmi les 100 personnalités les plus influentes du Québec en 2018 par le média L'Actualité (2018) et fait partie des personnalités québécoises les plus populaires en 2020, d'après un sondage du Journal de Montréal (2020).

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