La place du secteur privé en éducation est périodiquement débattue dans les pays occidentaux et, au Canada comme ailleurs, des acteurs politiques se sont interrogés sur le bien-fondé du financement de l'enseignement privé sans arriver à un consensus. Ainsi, cinq provinces canadiennes sur dix financent l’école privée. Les provinces les plus peuplées, l'Ontario et le Québec, ont fait des choix opposés à cet égard. Au Québec, les écoles privées reçoivent une subvention par élève qui équivaut à 60 pour cent de celle versée pour un élève fréquentant l’école publique (Gouvernement du Québec, 2019). En Ontario, l'État n'offre aucune aide directe aux écoles privées (Gouvernement de l'Ontario, 2018).
Cet article cherche à expliquer ces décisions. L'auteure avance que ces politiques sont liées à la configuration religieuse des provinces au moment de l’établissement de leur système d’éducation. Au Québec, où le catholicisme était dominant, l'autorité de l'État sur l'éducation a été contestée jusqu'au milieu du 20e siècle par l’Église. Sous la pression du clergé, les acteurs du 19e siècle ont mis en place des politiques qui préservaient le rôle de l’Église en éducation. Lors des réformes des années soixante, l'héritage de ces politiques a influencé la décision du gouvernement de continuer à financer l’école privée. Pendant les décennies suivantes, la popularité de l’éducation privée a continué d'affecter la volonté de changement des politiciens critiques de cette politique.
En Ontario, les églises protestantes étaient moins impliquées en politique et l'État s'est imposé comme l'autorité suprême en matière d'éducation au 19e siècle. Le secteur public s'est développé rapidement à partir de 1840 et, en 1871, les grammar schools privées ont été intégrées aux écoles publiques (Fleming, Reference Fleming1971, vol. 3). À l'issue des conflits religieux et linguistiques en éducation du 20e siècle, les gouvernements successifs en Ontario ont intégré les écoles catholiques au secteur public. De plus, même s'ils ont évoqué la possibilité de financer l’éducation privée à quelques reprises, ils ont toujours rejeté cette alternative.
Cet article comprend cinq parties. La première traite du contexte théorique et passe en revue la littérature sur le financement des écoles privées. La seconde explique la sélection de cas et la méthodologie utilisée pour recueillir et analyser les données. Les deux parties suivantes se concentrent sur les études de cas. Finalement, les contributions à la littérature scientifique et les limites de cette étude sont détaillées dans la dernière partie de l'article.
Contexte théorique et revue de la littérature
L'institutionnalisme historique constitue la fondation théorique de cette étude. Les tenants de cette approche avancent que les institutions structurent le processus politique (Hall et Taylor, Reference Hall and Taylor1996 : 941). Deux concepts sont particulièrement importants pour cette étude : la dépendance au sentier et les préférences endogènes à la structure institutionnelle.
Pour les tenants de l'institutionnalisme historique, le concept de dépendance au sentier est essentiel pour expliquer les phénomènes politiques. Ce concept fait référence à la façon dont un mouvement initial dans une certaine direction conditionne les mouvements subséquents dans la même direction (Pierson, Reference Pierson2000 : 74). Le début d'une séquence de dépendance au sentier est caractérisé par son ouverture : les acteurs politiques ont alors la possibilité de choisir entre plusieurs options de politiques publiques. En revanche, plus le temps passe depuis la décision initiale, plus les coûts politiques et économiques d'opter pour une autre option augmentent (Pierson, Reference Pierson2000 : 75). Cela ne signifie pas que le changement devient impossible, mais plutôt qu'il tend à être incrémental (Mahoney et Thelen, Reference Mahoney and Thelen2010; Streek et Thelen, Reference Streek and Thelen2005; Thelen Reference Thelen1999).
Les tenants de l'institutionnalisme historique avancent également que les institutions façonnent les préférences des acteurs. Comme l'explique Zysman (Reference Zysman1994 : 244), « la définition des intérêts et des objectifs est créée à l'intérieur de contextes institutionnels dont elle n'est pas séparable.Footnote 1 » Ainsi, les préférences des acteurs sont endogènes à la structure institutionnelle où ils évoluent. La dépendance au sentier et l'endogénéité des préférences sont des concepts essentiels pour expliquer pourquoi certaines institutions se perpétuent dans le temps.
L'influence de la diversité religieuse sur la conception des institutions a été mis en lumière par plusieurs auteurs (par exemple, Manow et van Kersbergen, Reference Manow and Van Kersbergen2009; Morgan, Reference Morgan2006). La littérature sur le financement des écoles privées se situe dans cette traditionFootnote 2. Si ces auteurs s'entendent pour dire que l'existence de conflits religieux est un facteur déterminant afin d'expliquer la décision des gouvernements de financer l’école privée, la raison pour laquelle ils jugent ce facteur important varie. Deux approches émergent de cette littérature : l'approche démographique et l'approche politique.
L'approche démographique avance que le financement des écoles privées est le résultat de compromis historiques entre les membres de confessions majoritaires et minoritaires ou entre des factions cléricales et anticléricales dans les sociétés divisées par des clivages religieux. Ansell et Lindvall (Reference Ansell and Lindvall2013) démontrent qu’à l'exception du Danemark, seuls les pays où une large proportion de la population est catholique sans que cette religion soit dominante financent l’école privée de manière significative. Les pays où la population catholique est dominante ou très petite n'ont pas tendance à subventionner l’école privée puisque le clivage religieux est moins prononcé (Ansell et Lindvall, Reference Ansell and Lindvall2013 : 516–517). Dans leur analyse, Ansell et Lindvall identifient le Canada comme un pays religieusement mixte, ce qui expliquerait selon eux le financement de l’école privée dans certaines provinces (Reference Ansell and Lindvall2013 : 517).
De manière similaire, West et Woesmann avancent que les pays où des clivages religieux étaient présents, qu'ils soient entre différents groupes confessionnels ou entre un parti anticlérical et un parti chrétien, ont généralement établi un système de financement des écoles privées avant les années soixante (Reference West and Woesmann2010 : 233). Ils suggèrent que cela constitue le résultat de l'influence des doctrines de l’Église catholique, qui demandaient aux parents catholiques d'envoyer leurs enfants à l’école confessionnelle (West et Woesmann, Reference West and Woesmann2010 : 232).
L'article de van Raemdonck et Maranto (Reference Van Raemdonck and Maranto2018) illustre également l'argument démographique en comparant le cas de la Belgique et celui des États-Unis. En Belgique, des luttes entre un parti anticlérical et un parti chrétien se sont soldées par la création de subventions pour l’éducation privée, alors qu'aux États-Unis, la présence d'une religion majoritaire, le protestantisme, a mené au seul financement des écoles publiques.
La seconde approche, l'approche politique, avance que la présence de clivages sociétaux n'explique pas complètement le financement de l’école privée. Cette approche suggère que les groupes religieux obtiennent du financement pour leurs écoles grâce à leurs efforts de lobbyisme. Par exemple, Banack (Reference Banack2015) explique que le parti conservateur albertain détient ses plus grands appuis électoraux dans les régions rurales de l'Alberta, où se trouvent plusieurs poches de conservatisme religieux. S'ils demeurent minoritaires, ces groupes sont incontournables au niveau local et influencent la politique éducative grâce à leurs accès au sein du parti (Banack, Reference Banack2015 : 935).
De manière similaire, Hiemstra (Reference Hiemstra2005) explique comment les leaders d’églises calvinistes ont réussi à pousser leurs idées en matière d’éducation en Alberta. Il avance que les divergences entre les deux groupes de protestants–majoritaire et minoritaire–au sujet des politiques éducatives ne représentaient pas seulement un conflit entre la majorité et la minorité, mais bien l'opposition de deux visions de la place de la religion dans la société. L'auteur démontre que la vision pluraliste défendue par les églises calvinistes a influencé les membres du gouvernement, ce qui a mené à l'introduction du financement des écoles privées (Hiemstra, Reference Hiemstra2005 : 147).
Ainsi, il y a deux grandes approches dans la littérature sur le financement de l'enseignement privé : l'approche démographique et l'approche politique. Si l'approche démographique semble expliquer le financement de l'enseignement privé dans les pays où des conflits scolaires importants ont eu lieu, elle est moins adaptée pour expliquer le cas canadien. En effet, en s'appuyant sur cet argument, les provinces où les catholiques représentaient un groupe important mais pas complètement dominant devraient financer l’école privée plus largement que les provinces plus homogènes du point de vue religieux. Or, l'Ontario, qui ne finance pas l’école privée, était légèrement plus hétérogène au 19e siècle que le Québec, qui subventionne l’éducation privée. De plus, jusqu’à la fin des années soixante, l'Ontario a été davantage marquée que le Québec par des conflits scolaires entre la majorité et les minorités religieuses.
L'approche politique offre une contribution intéressante au débat. Les articles de Banack et de Hiemstra illustrent efficacement comment des groupes religieux minoritaires ont influencé la politique éducative en Alberta. Si l'approche politique explique comment ces groupes ont exercé de l'influence sur le gouvernement, elle n'arrive pas à expliquer le choix d'instrument de politique publique. En effet, pourquoi les écoles religieuses qui reçoivent du financement de l’État sont-elles intégrées au système d’éducation public dans certains cas, comme en Ontario, alors qu'elles conservent ailleurs davantage d'indépendance en demeurant privées, comme au Québec? Il y a lieu d'approfondir le lien entre religion et financement de l’école privée au Canada.
Sélection de cas et méthodologie
Les cas sélectionnés pour cette étude ont été choisis car ils sont similaires, mais diffèrent en ce qui a trait à un facteur clé: la religion dominante lors de l’établissement du système d’éducation. La taille de la population et la nature des économies du Québec et de l'Ontario sont semblables. De plus, entre 1840 et 1867, certaines décisions éducatives ont été prises de concert dans ces deux provinces, alors liées sous l'Acte d'union. En outre, à partir de 1867, la même exigence constitutionnelle s'applique aux deux provinces, qui doivent financer des écoles pour leur minorité religieuse.
Ces similarités sont utiles afin de comprendre les effets du facteur explicatif principal : la configuration religieuse des deux provinces lors de l’établissement de leur système d’éducation. En 1867, environ 17 pour cent des Ontariens étaient de confession catholique. Les autres groupes religieux comprenaient, en ordre d'importance, les méthodistes (29%), les presbytériens (22%), les anglicans (20%) et les baptistes (5%) (Library and Archives Canada, 2016a). Au Québec, plus de 86 pour cent de la population était catholique. Les 14 pour cent restant étaient divisés entre différents groupes protestants (Library and Archives Canada, 2016b). De plus, le comportement des élites religieuses protestantes et catholiques divergeait pendant la seconde moitié du 19e siècle. En effet, le processus de sécularisation était amorcé en Ontario et les églises protestantes étaient moins impliquées en politique (Westfall, Reference Westfall and Die2001 : 23). Au Québec, cette période est marquée par l'apogée de l'ultramontanisme. La religion influençait chaque aspect de la vie politique de la province (Monière, Reference Monière1977 : chapitre 5).
Tel que mentionné plus haut, les politiques publiques en matière d’éducation privée du Québec et de l'Ontario diffèrent. L'Ontario subventionne quatre types d’écoles : les écoles communes francophones et anglophones ainsi que les écoles catholiques francophones et anglophones. Toutes ces écoles font partie du système d’éducation public car l'Ontario ne finance pas les écoles privées, ces dernières étant fréquentées par sept pour cent des élèves (Ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2017). En 2016, près de la moitié (47,9%) de ces écoles étaient religieuses (Allison et coll., Reference Allison, Hasan and Van Pelt2016: 9).
Jusqu'en 1998, le Québec comptait des écoles publiques confessionnelles similaires aux écoles ontariennes. Grâce à une modification de l'Article 93 de la Constitution, ce système a été remplacé par des commissions scolaires linguistiques (Garant, Reference Garant2001 : 439). En plus des écoles publiques anglophones et francophones, le Québec finance plusieurs écoles privées. Ces écoles reçoivent une subvention par élève qui équivaut à 60 pour cent de celle versée pour un élève fréquentant l’école publique (Gouvernement du Québec, 2019). Douze pour cent des élèves québécois fréquentaient une école privée en 2017. Ce pourcentage s’élevait à 21 pour cent des élèves au secondaire (Gouvernement du Québec, 2017). Un tiers des écoles privées québécoises étaient religieuses en 2016 (Allison et coll., Reference Allison, Hasan and Van Pelt2016: 9).
Afin d'expliquer ces politiques, cet article explique comment et pour quels motifs l'Ontario et le Québec ont choisi différents sentiers en matière de politiques éducatives au 19e siècle. Il montre ensuite comment ces décisions ont été contestées au 20e siècle, et ultimement renforcées par les gouvernements provinciaux. La méthode utilisée pour ce faire est la reconstitution de processus (process tracing). Les données analysées proviennent de la recherche documentaire. Pour les réformes anciennes (au 19e et début du 20e siècle), les données sont essentiellement tirées de la littérature secondaire, notamment des travaux d'historiens de l’éducation, ainsi que de la législation élaborée à l’époque. En ce qui concerne les réformes et les débats plus récents, l'analyse se base sur une variété de sources. Tout d'abord, les rapports des commissions provinciales sur l’éducation tenues au Québec et en Ontario, particulièrement les rapports Shapiro et Parent, ont été analysés. De plus, les mots clés « enseignement privé » et « écoles privées » ont été utilisés afin de trouver les textes législatifs pertinents dans les deux provinces. Des articles de médias locaux, repérés à l'aide des mêmes mots-clés, de même que des documents juridiques ont aussi été consultés afin de documenter les débats ontariens n'ayant pas mené à des réformes législatives. En excluant la littérature secondaire, plus de 500 documents ont été analysés pour la période 1960–2000 au Québec et 1960–2007 en Ontario, dont la grande majorité provient de débats parlementaires dans les deux provinces.
Québec
Au Québec, l’Église catholique a encouragé le retrait de l’État de la gouvernance de l’éducation au 19e siècle ce qui a eu pour effet de cimenter le rôle majeur des institutions privées dans le système d’éducation québécois. Ce sentier amorcé au 19e siècle a influencé les réformes de l’éducation mises en œuvre au 20e siècle.
Établissement du système d’éducation au 19e siècle
Au Bas-Canada, l’État intervient peu en éducation avant les premières décennies du 19e siècle et les premières écoles sont majoritairement gérées par des congrégations religieuses (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. I, 1963 : 21–23). En 1801, des écoles royales laïques voient le jour, mais elles sont boudées par les francophones catholiques, le clergé y voyant une tentative d'assimilation (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. I, 1963 : 23).
Le développement de l’éducation catholique publique, supportée par le clergé, commence en 1824 avec la Loi sur les écoles de fabrique. Cette loi autorise les catholiques à créer des écoles primaires lesquelles sont financées avec les revenus de la fabrique de leur paroisse (Charland, Reference Charland2000 : 21). Le nombre d’écoles créées grâce à cette loi est toutefois faible et seulement cinquante écoles voient le jour entre 1824 et 1828 (Dessureault, Reference Dessureault2009 : 38).
En 1829, la Loi sur les écoles de syndics instaure un financement gouvernemental pour les écoles situées dans les paroisses pauvres. Les nouvelles écoles sont financés à la fois par les parents, les paroisses et le gouvernement colonial (Dessureault, Reference Dessureault2009 : 39). Des membres du clergé critiquent ouvertement cette loi car elle oblige les paroisses à soumettre un rapport annuel au député de leur région justifiant les dépenses faites à partir des fonds alloués par l’État (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. 1, 1963 : 24). Cette désapprobation est illustrée dans une lettre de l'Abbé Painchaud, fondateur du collège de La Pocatière:
L'horizon se noircit d'une manière alarmante, ici comme en Europe. Un esprit d'insubordination et d'irréligion machine dans les ténèbres un système de subvention général […]. On cherche à faire ici ce qu'on vient de faire dans la trop malheureuse France, soustraire l’éducation au contrôle ecclésiastique, c'est-à-dire donner un coup mortel au sanctuaire (Lettre du 2 février 1829, cité dans Charland, Reference Charland2000 : 22).
La Loi sur les écoles de syndics permet la création de 1372 écoles. Toutefois, en raison de conflits politiques à la Chambre d'assemblée, elle n'est pas renouvelée en 1836. Plusieurs des écoles ainsi créées ferment leurs portes après le retrait des subventions faute de financement (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. 1, 1963 : 24).
En 1841, un poste de surintendant de l'Instruction publique du Canada-Uni est créé (Manzer, Reference Manzer2003 : 41). Les principales responsabilités de ce haut fonctionnaire consistent à redistribuer les subventions du gouvernement aux écoles et à percevoir les taxes scolaires (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. 1, 1963 : 27). Les pouvoirs du surintendant s’étendent seulement aux écoles publiques. En 1843, le poste est scindé en deux : un surintendant pour le Haut-Canada et un autre pour le Bas-Canada sont créés (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. 1, 1963 : 27). La loi de 1841 introduit également le droit de dissidence, qui donne aux catholiques (au Canada-Ouest) et aux protestants (au Canada-Est) le droit de recevoir du financement public pour leurs écoles (Manzer, Reference Manzer2003 : 41). Ce système confessionnel est renforcé en 1867 par l'adoption de l'Acte d'Amérique du Nord britannique, qui détermine que l’éducation est de compétence provinciale, mais oblige le Québec et l'Ontario à maintenir des écoles publiques pour leur minorité religieuse (Manzer, Reference Manzer2003).
Pendant la seconde moitié du 19e siècle, l'ultramontanisme est à son apogée au Québec et l’Église catholique est très impliquée en politique (Monière, Reference Monière1977). À cette époque, les gouvernements prennent plusieurs mesures pour accommoder les demandes du clergé. En 1868, le premier ministre Chauveau prend en charge le portefeuille de ministre de l'Instruction publique (Audet, Reference Audet1968 : 185). Pendant son mandat, il crée un conseil de l’éducation biconfessionnel chargé de gérer le système d’éducation et décide que les congrégations religieuses doivent avoir certains avantages pour soutenir leur rôle en éducation : elles sont exemptées de taxes foncières et reçoivent désormais des subventions (Québec, 1869).
L'expérience du ministère de l'Instruction publique est de courte durée. En 1875, le premier ministre Boucher de Boucherville, encouragé par les évêques, décide de rétablir le rôle de surintendant et de lui transférer les responsabilités de ministre de l'Instruction publique. Le surintendant dirige un nouveau Conseil de l'instruction publique (Audet, Reference Audet1968 : 212) composé de membres non-élus. Le conseil est séparé en deux comités : le comité protestant, formé de sept membres laïcs, et le comité catholique, qui inclut les sept évêques du Québec et sept membres laïcs (Charland, Reference Charland2000 : 110). Cette organisation assure donc l'influence du pouvoir religieux sur l’éducation au Québec et consacre le retrait de l’État de la gouvernance de l’éducation.
Au tournant du siècle, le premier ministre libéral Marchand dépose un projet de loi pour rétablir l'existence du ministère de l'Instruction publique. Celui-ci est décrié à la fois par le clergé et l'opposition conservatrice. L'archevêque de Montréal se rend même à Rome pour combattre le projet, lequel est finalement rejeté par le conseil législatif (Tremblay et coll., Reference Tremblay, Blais and Simard1989 : 9). Le système d’éducation reste ensuite stable pendant plusieurs décennies (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. 1, 1963 : 34). Les collèges classiques continuent de fonctionner avec les subventions de l’État et demeurent la principale option pour les francophones qui veulent fréquenter l’école secondaire (Manzer, Reference Manzer2003). L’établissement d'un réseau d’écoles secondaires publiques, amorcé en Ontario cinquante ans plus tôt, ne commence au Québec qu'au début des années soixante.
Effets des décisions prises au 19e siècle sur les réformes du 20e siècle
Ainsi, l’Église catholique a eu un rôle déterminant sur l’établissement du système d’éducation au 19e siècle, encourageant le retrait de l’État et cristallisant le rôle majeur des institutions privées dans le domaine de l’éducation secondaire. Cette seconde partie explique comment ce sentier emprunté au 19e siècle a influencé les réformes de l’éducation du 20e siècle.
Au début des années soixante, le gouvernement libéral lance la Commission royale d'enquête sur l’enseignement dans la province de Québec dite « Commission Parent », laquelle est chargée de faire des « recommandations quant aux mesures à prendre pour assurer le progrès de l'enseignement dans la province » (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. 1 : 13). La Commission Parent est formée de dix membres incluant deux représentants du clergé, dont Monseigneur Parent, le président de la Commission. Le rapport de la Commission recommande entre autres la création d'un ministère de l’Éducation responsable de l'ensemble du système d’éducation et conseille au gouvernement de développer un réseau d’écoles secondaires publiques qui démocratiseraient l'accès à l'université (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. 1, 1963).
Concernant l’école privée, les conclusions du rapport sont ambivalentes. D'un côté, la Commission loue l'importance d'une saine émulation entre le secteur public et le secteur privé (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. 1, 1963 : 99) et souligne « le rôle historique joué par les établissements privés, à une époque où on ne demandait pas à l’État d'exercer dans l'enseignement les fonctions et l'autorité dont il est aujourd'hui investi. » (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. 4, 1966 : 238). D'un autre côté, on affirme que le secteur privé doit subir une redéfinition nécessaire (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. 4, 1966 : 240). La Commission recommande l'adoption d'une loi qui donnerait des pouvoirs de surveillance et de contrôle sur les écoles privées au ministre de l’Éducation (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, vol. 4, 1966 : 247).
Lors de la création du ministère de l’Éducation en 1964, le gouvernement libéral tente de rassurer le secteur privé et inclut la protection de l'enseignement privé et de son financement dans le préambule de la loi (Québec, 1964). Malgré ces assurances, la croissance du secteur public est telle qu'on commence à s'inquiéter pour la survie des écoles privées (Québec. Assemblée nationale. Reference Québec1967). À l’époque, les deux partis représentés à l'Assemblée nationale sont clairs quant au soutien qu'ils souhaitent accorder à l'enseignement privé. En effet, lors de l’élection de 1966, l'union nationale avait promis de « maintenir les écoles privées et les aider » (Union nationale, 1966 : 11) et les libéraux s’étaient engagés à ce que les institutions privées bénéficient de subventions « considérablement augmentées » (Parti libéral du Québec, 1966 : 14).
En 1968, le projet de loi 56, qui deviendra la Loi sur l'enseignement privé, fait l'objet d'une commission consultative qui rassemble les principaux acteurs de l’éducation privée, notamment l'Association des parents catholiques, la Fédération des collèges et plusieurs écoles de métier. Le projet de loi propose de fixer la subvention par élève aux écoles jugées « d'intérêt public », c'est-à-dire celles qui dispensent le programme obligatoire, à 80 pour cent de celle versée pour un élève fréquentant l’école publique. La subvention pour les écoles qui se qualifient pour du financement sans être d'intérêt public serait quant à elle fixée à 60 pour cent (Québec. Assemblée nationale. 1968a). Le projet est bien reçu par les groupes présents à l'exception des syndicats des enseignants du secteur public qui s'opposent à un financement aussi élevé (Québec. Assemblée nationale. 1968a).
À l'Assemblée nationale, le projet de loi ne rencontre pas d'opposition. Le ministre d’État à l’Éducation explique en chambre que le projet de loi s'inscrit dans la lignée des politiques antérieures du Québec :
Nous devons dire que la liberté de l'enseignement n'a jamais été contestée au Québec, et que les institutions privées ont pu naître et se développer librement sous l'œil bienveillant et souvent même avec l'aide de l'État qui n'exerçait qu'un contrôle minimal […] Ces institutions, je le répète, doivent avoir la liberté et les moyens de continuer leur œuvre bénéfique. Le Québec ne peut se permettre de voir disparaître ces institutions plus que méritantes. (Québec. Assemblée nationale. 1968b)
L'opposition libérale est également en faveur du projet de loi, et Jean Lesage, chef du parti, rappelle aux députés que son gouvernement avait inclus le choix de l’école dans la Loi sur le ministère de l’Éducation. Le projet de loi est adopté à l'unanimité (Québec. Assemblée nationale. 1968b).
Au cours des années suivantes, les effectifs des écoles privées augmentent rapidement (Étude des crédits du ministère de l’Éducation, 1973, vol. 13, no. 30; 1975, vol. 16, no. 46). Toutefois, à partir du milieu des années soixante-dix, ces politiques ne font plus l'unanimité. Dans son programme de 1976, le parti québécois indique qu'il projette d’éliminer le financement de l’éducation privée s'il est élu (Parti québécois, 1976 : 308). Après avoir formé un gouvernement majoritaire, les péquistes annoncent qu'ils travaillent sur une politique de l'enseignement privé en 1977 (Québec. Assemblée nationale. 1977). En attendant que la politique soit prête, ils décrètent un moratoire sur l'expansion de l'enseignement privé en n'approuvant aucun nouveau projet d’école et en n'améliorant pas le niveau de financement des écoles en place (Québec. Assemblée nationale. 1979).
Or, même s'ils sont questionnés à ce propos par l'opposition, trois ministres de l’Éducation repoussent le dépôt de cette politique qui n'aura finalement pas lieu. La popularité du secteur privé est l'une des raisons qui explique cette ambivalence. D'ailleurs, en 1977, une pétition de 546 097 noms demandant au gouvernement de respecter la Loi sur l'enseignement privé est déposée à l'Assemblée nationale (Québec. Assemblée nationale. 1977). De plus, des dissentions se manifestent à l'intérieur du parti à ce proposFootnote 3. En 1981, le gouvernement décide de réduire graduellement les subventions aux écoles privées au moyen d'une loi budgétaire présentée par le ministre des Finances. Les coupures sont présentées comme mineures et justifiées par la récession (Québec. Assemblée nationale. 1981).
À leur retour au pouvoir en 1985, les libéraux lèvent le moratoire sur le développement de l’éducation privée. En 1991, ils présentent le projet de loi 141 qui a pour but d'actualiser la Loi sur l'enseignement privé sans toucher au financement des écoles (Québec. Assemblée nationale. 1991). Sous la pression du secteur privé, la subvention par élève est toutefois augmentée et fixée au taux actuel, soit 60 pour cent de la subvention versée pour un élève dans le réseau publicFootnote 4. Cette décision est décriée par le parti québécois, qui souligne qu'en parallèle les compressions dans le système public sont nombreuses. Grâce à la majorité des libéraux à l'Assemblée nationale, le projet de loi est adopté en 1992 (Québec. Assemblée nationale. 1992).
Ainsi, les luttes politiques sur l’école privée au Québec au 20e siècle ont été influencées par les décisions prises au siècle précédent. Au 19e siècle, l’Église catholique a encouragé le retrait de l’État du secteur de l’éducation, ce qui a cimenté le rôle majeur des institutions privées, particulièrement au secondaire. Pendant la seconde moitié du 20e siècle, les gouvernements successifs ont préservé la « tradition » du financement de l'enseignement privé–les libéraux et unionistes y étant favorables, et les péquistes, en raison de la popularité de ces écoles qui les a dissuadés d'initier des réformes qui auraient diminué fortement ou aboli ces subventions.
Ontario
En Ontario, en l'absence de pression de l’Église catholique, l'État s'est rapidement imposé comme autorité suprême en matière d'éducation. Le secteur public s'est développé rapidement à partir de 1840 et, en 1871, les grammar schools privées ont été intégrées aux écoles secondaires publiques (Fleming, Reference Fleming1971, vol. 3). Ce sentier emprunté au 19e siècle a influencé les décisions prises un siècle plus tard, alors que les gouvernements ontariens décident d'intégrer les écoles secondaires catholiques au secteur public et refusent de financer l’éducation privée.
Établissement du système d’éducation en Ontario au 19e siècle
Au tournant du 19e siècle, le système scolaire du Haut-Canada ressemble beaucoup à celui du Bas-Canada et les écoles sont généralement gérées et financées par des membres du clergé protestant (Shapiro, Reference Shapiro1985 : 3). En 1807, la première loi sur l'enseignement introduit un financement public partiel pour les grammar schools, des écoles secondaires fréquentées par les mieux nantis. Cette loi est critiquée par les classes moyennes car elle concentre le financement public sur les écoles fréquentées par les classes favorisées en ignorant l’éducation primaire pour les classes populaires (Stamp, Reference Stamp1984 : 185). En 1816, les autorités du Haut-Canada instaurent les premières subventions pour l’éducation primaire en Ontario (Manzer, Reference Manzer2003 : 41). En parallèle, des écoles privées éduquent toujours les enfants des plus fortunés.
À partir de 1840, une série de lois vont accélérer le développement du système public. En 1841, comme mentionné précédemment, le poste de surintendant pour le Canada-Uni est créé et le droit de dissidence est établi. En 1843, l'Acte pour la maintenance et l’établissement d’écoles communes au Haut-Canada sépare la gestion de l’éducation en Ontario de celle du Québec. La législation insiste sur la création d’écoles non-confessionnelles, avec des écoles distinctes pour la minorité catholique (Province du Canada, 1843). Cette loi crée également le rôle de surintendant de l'Instruction publique pour le Canada-Ouest et un conseil de l’éducation non-soumis à l'Assemblée législative mais redevable à la Couronne britannique (Province du Canada, 1843).
Au milieu du 19e siècle, le processus de sécularisation de l’État est déjà commencé en Ontario et les églises protestantes ne s'opposent pas au développement des écoles publiques (Westfall, Reference Westfall and Die2001), ce qui facilite la réalisation des grands projets du surintendant de l'Instruction publique Egerton Ryerson. En 1850, ce dernier autorise les municipalités à percevoir des taxes foncières pour financer les écoles publiques (Stamp, Reference Stamp1984 : 196). Trois ans plus tard, en 1853, Ryerson se donne le pouvoir d'inspecter et de réguler les grammar schools, moyennant un financement public accru (Fleming, Reference Fleming1971, vol. 3). En 1867, la loi constitutionnelle maintient l'obligation de financer les écoles catholiques en Ontario.
En 1871, le Common Schools Act rend l’éducation primaire complètement publique et obligatoire et oblige les municipalités à percevoir des taxes foncières pour financer le fonctionnement des écoles (Fleming, Reference Fleming1971, vol. 3). La même année, Ryerson initie l'intégration graduelle des grammar schools au réseau public, créant ainsi des écoles secondaires publiques et des écoles professionnelles publiques complètement financées par les taxes et contrôlées par l’État (Lyons et coll., Reference Lyons, Randhawa and Paulson1991 : 139; Manzer, Reference Manzer2003 : 92). En 1876, l'année du départ de Ryerson du poste de surintendant de l’éducation, la responsabilité du système scolaire est transférée au nouveau ministre de l'Instruction publique assurant ainsi une centralisation accrue du système éducatif et consolidant le rôle crucial de l’État en éducation (Manzer, Reference Manzer2003 : 45). De dominante au début du siècle, l’éducation privée est devenue marginale à la fin du 19e siècle.
Effets des décisions prises au 19e siècle sur les réformes du 20e siècle
Au 20e siècle, l'Ontario connaît des conflits linguistiques et religieux importants en éducation qui portent essentiellement sur le financement des écoles francophones catholiques. À l'issue de ces conflits, les politiciens ontariens du 20e siècle ont continué d'emprunter le sentier choisi au 19e siècle en intégrant ces écoles au réseau public. De plus, plusieurs gouvernements ont refusé de subventionner l’éducation privée entre 1980 et 2007.
Au début du 20e siècle, les écoles francophones, alors financées comme des « écoles séparées » et protégées par l'Acte d'Amérique du Nord Britannique, sont régulièrement critiquées en Ontario (Mougeon et Heller, Reference Mougeon and Heller1986 : 206). En 1912, avec le Règlement 17, l'Ontario interdit l'enseignement en français après les deux premières années du primaire. Cette mesure, approuvée à l'unanimité par les députés de l'Assemblée législative, est populaire dans l'opinion publique ontarienne (Mougeon et Heller, Reference Mougeon and Heller1986 : 206). De nombreuses écoles ferment leurs portes mais les francophones résistent en ouvrant des écoles clandestines (Bélanger, Reference Bélanger2015 : 53) et en militant auprès du clergé canadien français, du gouvernement du Québec, du gouvernement fédéral et même du pape (Gervais, Reference Gervais1996 : 162–170). Le Règlement 17 cesse d’être appliqué en 1927 après la publication du rapport de la Commission Merchant-Scott-Côté, qui recommande l'introduction d'un système d’éducation bilingue (Gervais, Reference Gervais1996 : 182).
Cela ne signifie pas toutefois que le financement des écoles francophones est rétabli : les écoles francophones et bilingues ne sont pas financées par l’État avant 1968 (Farney, Reference Farney2017 : 81) et ce financement reste inférieur à celui des écoles communes pendant plusieurs années (Mougeon et Heller, Reference Mougeon and Heller1986 : 207). De plus, les subventions s'arrêtent à la 10e année (Farney, Reference Farney2017 : 81). En 1984, les conservateurs de Bill Davis étendent le financement aux dernières années du secondaire (Mougeon et Heller, Reference Mougeon and Heller1986 : 210) et le niveau du financement est augmenté au même niveau que celui des écoles communes (Farney, Reference Farney2017 : 79).
Dans la foulée de ces changements, le financement des écoles privées revient au-devant de la scène politique. Le premier ministre Bill Davis crée une commission d'enquête sur les écoles privées car, comme il l'explique à l'Assemblée législative, « la nouvelle politique en ce qui a trait aux écoles catholiques romaines soulève des questions légitimes sur la place des écoles indépendantes dans notre provinceFootnote 5. » (Shapiro, Reference Shapiro1985 : 1). Le commissaire Shapiro est chargé d’étudier la contribution des écoles privées à l’éducation en Ontario et de faire des recommandations sur la gestion de ces écoles et des commentaires sur un possible financement de l'enseignement privé (Shapiro, Reference Shapiro1985 : 2).
Le rapport conclut que l'Ontario devrait financer certaines activités des écoles privées. Ainsi, dans le cas des écoles qui souhaitent demeurer complètement indépendantes, le commissaire recommande de subventionner le transport scolaire, le matériel didactique et de leur donner accès aux équipements scolaires inutilisés par le secteur public (Shapiro, Reference Shapiro1985 : 52). Les écoles privées sans but lucratif qui accepteraient de fonctionner en association avec les commissions scolaires publiques, ce qui implique de cesser de charger des frais de scolarité et de se soumettre aux mêmes contrôles que les écoles publiques, auraient droit à des subventions complètes (Shapiro, Reference Shapiro1985 : 53–54).
Le rapport de la Commission est déposé à l'Assemblée législative en 1986, mais la réception est tiède. En effet, ni les conservateurs de Bill Davis ni les libéraux de David Peterson n'avaient signifié clairement qu'ils étaient en faveur du financement de l’école privée. En 1975, le premier ministre Davis avait d'ailleurs affirmé à l'Assemblée législative qu’« en termes de politique–et c'est une politique très ferme de la part de ce gouvernement–nous pensons que ce serait inapproprié de financer les écoles privées » (Ontario. Assemblée législative. 1975). Le ministre de l’Éducation du gouvernement ontarien en 1985, le libéral Sean Conway, avait également déclaré en chambre qu'il n’était pas question de financer les écoles privées, même si on étendait le financement des écoles catholiques jusqu’à la treizième année : « J'ai clairement expliqué quelle était la politique du gouvernement à cet égard. Par le biais du projet de loi 30, le gouvernement a l'intention d'achever le financement public de la dernière partie du système d'écoles séparées de la province et n'a pas l'intention de financer des écoles privée » (Ontario. Assemblée législative. 1986). Les recommandations du rapport Shapiro ne sont donc pas mises en œuvre.
La décision du gouvernement de ne pas financer l’éducation privée est contestée par des parents de confessions minoritaires qui avancent que de refuser de financer les écoles fréquentées par leurs enfants est discriminatoire. La Cour d'appel de l'Ontario conclut que la liberté de religion d'un individu n'oblige pas un gouvernement à fournir un support financier à une école confessionnelle (Adler v Ontario, 1994). L'appel à la Cour suprême du Canada obtient un résultat semblable, la majorité des juges confirment la décision de la cour ontarienne et soutiennent que la loi de la province se trouve dans les limites raisonnables de l'article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés (Adler v Ontario, 1996).
La question du financement de l’école privée reste au centre de plusieurs débats politiques jusqu’à la fin des années 2000. En 1999, le Comité des droits humains des Nations Unies déclare que de refuser du financement aux écoles religieuses qui ne sont pas catholiques est discriminatoire (CBC News, 1999). Le gouvernement conservateur de Mike Harris refuse toutefois d’étendre le financement aux écoles d'autres confessions (Farney, Reference Farney2017; CBC News, 1999). Par contre, deux ans plus tard, les conservateurs incluent dans leur budget un généreux crédit d'impôt pour l’éducation privée (Farney, Reference Farney2017, 84). Cette mesure est critiquée par l'opposition libérale et néodémocrate (CBC News, 2001). Le chef des libéraux, Dalton McGuinty, promet d'abolir cette mesure s'il est élu, ce qu'il fait après l’élection de son gouvernement majoritaire en 2003 (Farney, Reference Farney2017 : 84).
En 2007, le débat sur le financement des écoles privées religieuses refait surface pendant la campagne électorale. Le chef conservateur, John Tory, annonce qu'il s'engage à étendre le financement public aux écoles de toutes confessions s'il est élu car il considère que la politique ontarienne est discriminatoire (Leslie, Reference Leslie2006). Ce projet est toutefois impopulaire auprès de l’électorat. Un sondage réalisé un mois avant l’élection montre que trois Ontariens sur cinq s'opposent à ce changement, dont 45 pour cent y sont fortement opposés (IPSOS, 2007). Dix jours avant l’élection, Tory modifie sa promesse et avance qu'il proposera un vote libre sur cette question s'il est élu (Perrella et coll., Reference Perrella, Brown, Kay and Docherty2008 : 80). Toutefois, sa campagne est déjà très mal en point et les libéraux sont réélus avec une majorité à l'Assemblée législative.
En somme, en Ontario, l’État s'est rapidement imposé comme autorité suprême en matière d’éducation pendant la seconde moitié du 19e siècle. Ce changement a été facilité par les églises protestantes, qui ne se sont pas opposées au développement du système d’éducation public. Au cours du 20e siècle, après avoir contesté cette politique avec le Règlement 17, les acteurs politiques ont décidé de maintenir cette tradition, en intégrant les écoles catholiques au réseau public et en refusant de financer les écoles privées pendant les décennies suivantes.
Discussion
Cet article a pour objectif d'expliquer pourquoi le Québec et l'Ontario ont fait des choix opposés en ce qui concerne le financement de l’école privée. Les études de cas montrent que le Québec et l'Ontario ont pris deux sentiers différents pendant la seconde moitié du 19e siècle en raison de la configuration religieuse des deux provinces lors de l’établissement de leur système d’éducation. Ces choix politiques ont influencé l'issue des débats sur le financement de l’école privée dans les deux provinces au vingtième siècle, alors que les politiciens québécois et ontariens ont pris des décisions qui maintenaient les traditions établies cent ans plus tôt.
Cet article contribue à notre compréhension de l'influence de la religion sur les politiques éducatives de deux manières. D'abord, il illustre les différents rôles joués en éducation par l’Église catholique et les églises protestantes au Canada pendant la seconde moitié du 19e siècle, l’Église catholique ayant été beaucoup plus engagée en politique que les églises protestantes. Ainsi, cet article montre que différents groupes religieux ont des visions contrastées de la place de la religion à l’école.
Ensuite, cet article concourt au débat sur le financement des écoles privées dans les pays occidentaux. Les analyses de cas contredisent l'approche démographique, qui avance que les sociétés où des clivages religieux sont importants ont tendance à financer l’éducation privée, particulièrement lorsque la minorité est catholique. Le cas ontarien démontre au contraire que la présence d'un clivage religieux, même en présence d'une minorité catholique, n'est pas suffisante pour expliquer le financement des écoles privées. En effet, les conflits entre majorité et minorité religieuse s'y sont soldés par l'intégration des écoles catholiques au réseau public. Le cas du Québec contredit également cette approche car cette province n'a été marquée ni par des conflits religieux ni par la présence d'un mouvement anticlérical. Ces cas donnent donc plus de poids à l'approche politique. En effet, au Québec, l’Église catholique était très mêlée à la politique au 19e siècle et a encouragé les politiciens à la maintenir dans son rôle d'acteur principal en éducation. De façon similaire, en Ontario, différents groupes religieux ont tenté de mettre de la pression sur le gouvernement provincial afin qu'il finance leurs écoles.
La principale limite de cette analyse réside dans le petit nombre d’études de cas, ce qui affecte la généralisabilité des résultats. Étudier les politiques relatives au financement de l’école privée dans d'autres provinces ou d'autres pays permettrait d’évaluer si les mêmes facteurs interviennent ailleurs. Toutefois, le petit nombre de cas constitue également un atout car il permet d'identifier des facteurs explicatifs et de générer des avenues de recherches qui pourraient être explorées dans le futur. Notamment, les résultats de cette étude indiquent que les recherches sur les conflits en éducation devraient prêter davantage attention à l'influence des groupes de pression–religieux ou pas–et à leurs stratégies afin d'expliquer les divergences en matière de politiques éducatives des pays occidentaux. De plus, la persistance des choix effectués au 19e siècle dans les débats politiques qui ont eu lieu près d'un siècle plus tard signale aux partis politiques et aux groupes qui souhaitent réformer le financement de l’école privée qu'une approche graduelle présente davantage de chance d’être couronnée de succès qu'un changement plus radical dans ce domaine.
Conclusion
Le financement de l’école privée reste controversé au Canada et des débats ont périodiquement fait rage dans les provinces canadiennes à ce sujet au cours des dernières décennies. Le Québec et l'Ontario ont mis en place des politiques opposées à cet égard. Au Québec, l’État verse aux écoles privées une subvention par élève équivalente à 60 pour cent de celle reçue par les écoles publiques. En Ontario, l’État n'offre aucune aide directe à ces écoles. Cet article visait à expliquer ces choix. Il a été démontré que ces politiques sont liées à la configuration religieuse des provinces au moment de l’établissement de leur système d’éducation. Au Québec, les pressions de l’Église catholique ont encouragé le retrait de l’État de la gouvernance de l’éducation, ce qui a eu pour conséquence de cimenter le rôle crucial des écoles privées. Lorsque les démarches pour démocratiser l'enseignement commencent pendant la Révolution tranquille, l'enseignement privé est largement établi et fait partie de la tradition de la province. Les élus ont décidé de préserver cet héritage en haussant le financement de l’école privée. Par la suite, plus le secteur privé se développait, plus il était difficile de proposer des coupures à son financement.
En Ontario, où l’Église catholique était moins puissante et les églises protestantes moins engagées en politique, l’éducation a rapidement été centralisée et démocratisée. En 1871, les grammar schools ont été intégrées au secteur public en plein essor. Au 20e siècle, à la suite de conflits religieux et linguistiques ayant mené à la suppression du financement des écoles francophones et catholiques, le gouvernement a aussi choisi d'intégrer ces écoles au secteur public entre 1968 et 1985. Du plus, les gouvernements ontariens des années 1980 à 2000 ont refusé d’étendre le financement public aux écoles privées.
Cet article démontre que l'existence d'un clivage religieux n'est pas suffisante pour expliquer le versement de subventions aux écoles privées. Il contredit ainsi l'approche démographique, dominante dans l’étude de ces politiques, et donne davantage de poids à l'approche politique, qui avance que les différences observables dans les pays industrialisés sont liées aux efforts de lobbyisme des groupes religieux. De plus, l'article met en lumière les différentes stratégies adoptées par l’Église catholique et les églises protestantes lors de la création des systèmes d’éducation du Québec et de l'Ontario au 19e siècle. Ces constats suggèrent que l’étude des luttes politiques en éducation devrait prêter davantage attention aux stratégies des groupes de pression qui tentent d'infléchir les décisions des gouvernements afin d'expliquer les différences observables dans les politiques éducatives des pays occidentaux. Par ailleurs, la persistance de l'héritage de décisions prises au 19e siècle et la difficulté pour les politiciens du 20e siècle de s’écarter du sentier amorcé cent ans plus tôt indiquent que le changement en matière de financement de l’école privée présente davantage de chance d’être réussi si une approche graduelle est préconisée.
Remerciements
L'auteure souhaite remercier toutes les personnes qui ont lu et commenté les versions antérieures de cet article. Leurs commentaires judicieux ont été d'une grande aide. Merci donc à Keith Banting, Samuel Defacqz, Jack Lucas, Réjeanne Lachance et aux deux évaluateurs anonymes.