En décembre 2022, le ministre des Ressources naturelles, Jonathan Wilkinson, a dévoilé la nouvelle « Stratégie canadienne sur les minéraux critiques », dont l'objectif est de « faire du Canada un fournisseur mondial de choix de minéraux critiques et de technologies numériques propres que ces minéraux rendent possibles » (Canada, 2022 : 1). Pour y parvenir, le gouvernement fédéral entend « accélérer » et « faciliter » les projets d'exploitation minière en offrant des incitatifs financiers – entre autres choses, un crédit d'impôt de 30 % de même qu'un soutien financier par le biais du Fonds stratégique pour l'innovation pour les projets d'exploration et d'exploitation des minéraux critiques.Footnote 1 Le plan fédéral prévoit aussi un allégement des procédures d’évaluation environnementale, car « les processus complexes de réglementation et de délivrance de permis peuvent entraver la compétitivité économique du secteur » (Canada, 2022 : 24). Une tendance similaire s'observe en contexte québécois, où cet engouement pour les minéraux critiques se traduit déjà par une multiplication des claims miniers,Footnote 2 acquis en vertu de la section 3 de la Loi sur les mines Footnote 3 et destinés à la prospection de ces minéraux « d'avenir » (Québec, 2020).
La prolifération des titres miniers au Québec et cet emballement pour la prospection des minéraux critiques suscitent d'importantes tensions entre, d'une part, les gouvernements fédéral et provincial, ainsi que les entreprises minières, et, d'autre part, la société civile, les communautés localesFootnote 4 et les groupes environnementaux militant pour une protection du territoire québécois. Comme en témoigne un récent rapport du Ministère des ressources naturelles et des forêts (ci-après MRNF), plusieurs municipalités, et regroupements citoyens, critiquent le manque de transparence et le manque de consultation publique (Québec, 2023 : 15). Ce rapport du MRNF fait suite à une vaste consultation publique lors de laquelle ont été recensées 2,482 interventions citoyennes manifestant des inquiétudes à l’égard des impacts locaux des éventuelles activités minières (de même que des conflits d'usage du territoire que ces activités vont générer) (Québec, 2023 : 12). Quant aux groupes environnementaux (comme SNAP Québec et la Coalition pour que le Québec ait meilleure mine), ils plaident que l'importante perte d'habitat (et ses effets sur la biodiversité) occasionnée par l'extraction des minéraux critiques nécessiterait une meilleure régulation du secteur minier.
Les arguments en faveur d'une extraction plus intensive de ces minéraux, mis de l'avant par les gouvernements canadien et québécois, sont non seulement économiques – on promet « des retombées dans les régions productrices » (Québec, 2020 : 13) – mais aussi géopolitiques et stratégiques – par exemple, la prospection des minéraux critiques a été abordée comme un enjeu de sécurité et de « résilience » des chaînes d'approvisionnement canadiennes lors du Sommet des leaders nord-américains de 2023 (Canada, 2023). Or, en s'inscrivant dans le contexte de la transition énergétique – c'est-à-dire la transition vers une économie basée sur des technologies à faible émission de GES –, la question des minéraux critiques soulève aussi une question de nature morale et politique : une communauté occupant un territoire riche en minéraux critiques a-t-elle l'obligation morale d'exploiter ces ressources naturelles nécessaires à la transition mondiale vers une économie verte ? C'est à tout le moins de cette manière que les gouvernements et les entreprises faisant la promotion de ces activités minières présentent les choses. On pouvait récemment lire, dans The Economist (2023), qu'il fallait « étreindre les pylônes et non les arbres » (hug pylons, not trees) pour sortir l'humanité de la crise environnementale. À une époque où l’électrification de l’économie nous est présentée comme une panacée, l'opposition citoyenne à l'exploitation des minéraux critiques est quant à elle vue comme une forme de nimbisme (de l'expression anglaise NIMBY pour « not in my backyard ») (Cloutier, Reference Cloutier2022). On parle de nimbisme pour décrire une « opposition citoyenne intense (et souvent d'ordre émotif) » organisée par des résident.es d'une communauté locale face à une proposition qui viendrait dégrader leur milieu social, et ce, même si ledit projet est susceptible de produire des bénéfices collectifs en optimisant l'usage du territoire (Wexler, Reference Wexler1996 : 92, notre traduction). L'accusation de nimbisme formulée à l’égard de l'opposition citoyenne aux projets d'exploitation des minéraux critiques comporte en effet une portée morale. Cette accusation suppose que les communautés locales refusant de tels projets soient guidées par les motivations individuelles égocentriques de ses membres plutôt que par le bien commun.
C'est essentiellement à partir des considérations normatives soulevées par l'accusation de nimbisme que nous abordons, dans cet article, le débat entourant l'exploitation des ressources minières au Québec. Pour vérifier la validité d'une telle accusation, il faut en examiner d'abord le présupposé selon lequel les communautés auraient, dans le contexte de la transition énergétique mondiale, un devoir moral d'extraire les minéraux critiques de leur territoire.
La seconde étape argumentative de l'article propose une remise en question du paradigme de la « modernisation écologique » qui sous-tend le projet politique de la transition énergétique (M'Gonigle et Takeda, Reference M'Gonigle and Takeda2013 : 1072). En allant puiser du côté de la Green Legal Theory (ci-après GLT), ce texte cherche à mettre en évidence certains écueils du discours qui sous-tend la ruée actuelle vers les minéraux critiques. L'analyse que nous proposons prend le contexte politique et réglementaire québécois comme cas d'espèce, en mettant en évidence la relation problématique au territoire qui sous-tend son régime minier actuel.
L'article est divisé en cinq sections. La première revient sur la notion de « communauté locale », et sur la manière dont ces communautés peuvent être vues comme titulaires de droits territoriaux sur les ressources. La deuxième propose une analyse de la logique du free mining à partir du champ conceptuel et normatif lockéen. En particulier, les politiques (néo)extractivistes mises en place au Québec s'appuient sur un principe d'efficacité qui rappelle la pensée politique de John Locke. La troisième section du texte s'intéresse à l'arrière-plan philosophique de la résistance citoyenne à l’égard des projets d'exploitation minière des minéraux critiques. Selon notre analyse, les arguments mis de l'avant par les élus locaux et les regroupements citoyens s'appuient sur deux principes : celui de subsidiarité et celui d'autodétermination. Dans l'ensemble, les trois premières sections du texte visent à montrer en quoi le débat actuel entourant les claims miniers au Québec témoigne d'un clivage social et philosophique entre deux manières de penser les fondements normatifs des droits territoriaux. La quatrième section du texte fournit une réponse provisoire à la question à savoir si les communautés politiques ont une obligation morale d'exploiter les minéraux critiques dans le contexte de la transition énergétique. La dernière section vient compléter cette réponse en l'ancrant dans les nombreuses critiques formulées à l’égard du paradigme de la transition énergétique.
Communautés locales et droits sur le territoire
L'unité de base de notre analyse est la « communauté locale ». Nous nous intéressons aux revendications territoriales légitimes que peuvent formuler ces communautés, et à la mesure dans laquelle ces revendications doivent être considérées dans le contexte de la transition énergétique mondiale. Notre article part en ce sens du principe que certaines unités juridictionnelles locales devraient servir de contre-pouvoir aux droits juridictionnels exercés par un État sur son territoire.
Ce présupposé est à plusieurs égards compatible avec les cadres conceptuels que nous mobilisons dans cet article. Chacune à leur manière, Moore et Nine remettent en question le modèle de gouvernance étatique centralisée du territoire. Moore (Reference Moore2015 : 183) met d'emblée de l'avant l'idée selon laquelle le fait d'exercer un contrôle sur ses ressources naturelles est une condition de possibilité de l'autodétermination collective de toute communauté politique. Ceci concerne bien sûr les États, mais aussi certains groupes nationaux infraétatiques (Moore, Reference Moore2015 : 175). Dans son approche, les peuples sans État – définis comme des groupes qui partagent un projet d'autodétermination, une capacité politique de le mettre en œuvre, et une histoire commune de collaboration politique – peuvent aussi revendiquer des droits sur le territoire. L'approche de Nine va quant à elle encore beaucoup plus loin que celle de Moore à cet égard, en ce qu'elle justifie un « pluralisme légal » axé sur le partage des droits territoriaux entre diverses unités juridictionnelles correspondant à différents niveaux de gouvernance. Le modèle de Nine suppose en effet que des revendications légitimes basées sur le droit à l'autodétermination puissent être mises de l'avant par des groupes qui se chevauchent à différentes échelles – ce qui inclut les villes et les autres municipalités locales (Moore, Reference Moore2015 : 137). Aux yeux de Nine, les États ou les groupes nationaux ne seraient pas les seuls à pouvoir revendiquer des droits territoriaux sur base du droit à l'autodétermination. Les communautés locales devraient aussi disposer d'une autorité politique réelle pour toute question relative au territoire qu'elles occupent. Appliqué à la division des ressources, ce principe de gouvernance territoriale partagée suppose que l'allocation des droits sur les ressources se fasse selon un principe de subsidiarité (Nine, Reference Nine2022 : 246). Nous revenons, dans la suite de l'article, en plus de détails sur les implications et les justifications de ce principe de subsidiarité. Mais, pour l'instant, gardons seulement en tête que, selon le cadre théorique que nous empruntons dans l'article,Footnote 5 certaines instances locales peuvent être vues comme des sujets potentiels de droits territoriaux limités, susceptibles de contraindre dans certains contextes les droits juridictionnels exercés par les gouvernements étatiques. Reste maintenant à savoir dans quelle mesure cela implique de leur reconnaître un « droit de dire non » aux projets de développement minier dans le contexte de la transition énergétique.
Cela étant dit, il va sans dire que le recours à la notion de « communauté locale » pose certains défis d'opérationnalisation. Dans son usage courant, cette expression est employée pour désigner une multitude de collectifs regroupant des personnes liées par un territoire particulier, à échelle humaine – allant du regroupement de citoyen.nes jusqu'au gouvernement de proximité. Cette polysémie ouvre la porte, à tout le moins en théorie, à une multiplication de droits territoriaux, et par conséquent à une prolifération des conflits juridictionnels. Un modèle de gouvernance partagée du territoire, comme celui de Nine, suppose toutefois que les communautés locales pouvant revendiquer des droits sur la base du droit à l'autodétermination soient seulement celles ayant une structure institutionnelle permettant d'exercer un contrôle juridictionnel sur un territoire. Lorsque resitué dans le contexte de la controverse entourant les claims miniers au Québec, ceci correspondrait en particulier aux municipalités régionales de comté (ci-après MRC) visées par des projets miniers (car ce sont elles qui se sont mobilisées contre l'exploitation des minerais critiques). C'est donc surtout à ces instances que nous référons, dans cet article, par l'idée de « communauté locale ».
Bien entendu, et ce même au sein d'une MRC, les orientations à prendre en matière d'aménagement du territoire ne font jamais complètement consensus. Malgré cela, la structure de gouvernance propre aux MRC au Québec permet de rassembler la pluralité des intérêts à une échelle locale « autour d'un projet global de communauté » (Proulx, Reference Proulx2014 : 15). Les MRC ont en effet une fonction de « médiation intersectorielle » qui rend possible une réflexion collective autour de l'aménagement du territoire, et qui la concrétise autour d'une vision globale des enjeux communautaires (Proulx, Reference Proulx2014 : 19). C'est sur cette base que nous considérons les MRC comme susceptibles de porter de manière cohérente les revendications des citoyens et des différents groupes d'intérêts à l’échelle locale dans le débat entourant les claims miniers au Québec. Qu’à cela ne tienne, l'argument déployé dans cet article pourrait tout de même, en principe, s'appliquer à plusieurs échelles d'analyse et potentiellement servir comme outil pour penser les litiges entre une MRC et d'autres collectifs locaux.
Il faut aussi savoir que nous laissons de côté le cas des peuples autochtones dont le territoire traditionnel se situe au Québec, car celui-ci requérait une analyse distincte. Les situations où des MRC et des communautés autochtones ne sont pas en accord quant au type de projets qu'elles souhaitent voir réaliser sur leur territoire – par exemple, lorsque l'une des parties est en faveur d'un développement minier et que l'autre s'y oppose, soulèvent des enjeux philosophiques et juridiques particuliers. Il ne fait aucun doute que, dans une société issue du colonialisme d’établissement comme le Québec, les revendications territoriales des peuples autochtones revêtent une saillance morale et politique sans commune mesure avec celles mises de l'avant par des communautés locales allochtones, et ce, en ce qu'elles impliquent des usurpations territoriales passées. Autant Moore (Reference Moore2016) que Nine (Reference Nine2022 : 218–238) discutent en profondeur des implications territoriales de la correction des torts commis à l'endroit des peuples autochtones. Dans le cas du régime minier québécois, le caractère distinct des revendications mises de l'avant par des communautés autochtones est notamment manifeste dans les prérogatives particulières dont ces peuples jouissent en vertu de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et des dispositions propres aux communautés autochtones dans la Loi sur les mines, notamment l'article 2.1 prévoyant la consultation distincte de celles-ci lorsqu'un projet d'exploitation concerne un territoire traditionnel. Faute d'espace, nous avons néanmoins d'autre choix que de laisser de côté ces considérations dans le cadre de cet article.
La logique du free mining et le principe lockéen d'efficacité
Comment doit-on comprendre la controverse entourant l'exploitation minière au Québec ? Le débat actuel entourant l'exploitation minière au Québec résulte de la multiplication des claims miniers provoquée par le récent emballement pour les minéraux critiques. Le claim minier est un « droit réel immobilier […] qui accorde le droit exclusif de procéder à des travaux de recherche de substances minérales » (Québec, 2016 : 1). Ce droit d'appropriation du terrain à des fins d'exploration minière est valable pour une durée de deux ans, mais est renouvelable indéfiniment à peu de frais. Le seul critère pour qu'un.e détenteur.rice puisse le renouveler : fournir la preuve au gouvernement provincial qu'elle ou il « satisfait aux conditions et obligations prévues par la Loi sur les mines » (Québec, 2016 : 1), ce qui, en pratique, ne requerrait du titulaire que d'avoir minimalement investi en exploration au cours des dernières années (Ménard, Reference Ménard2022). Le titulaire d'un claim dispose en outre d'un droit exclusif de rechercher des substances minérales sur un terrain,Footnote 6 en plus d'un droit d'accès au terrain pour y mener le travail de prospection.
La récente vague de claims miniers a suscité une controverse particulièrement vive, mais il ne s'agit pourtant pas d'une nouvelle pratique. Déjà à l’époque de l'adoption de l’Acte général des mines de Québec de 1880 (l'ancêtre de l'actuelle Loi sur les mines), le régime minier québécois était pensé dans l'optique de faciliter l'accès au territoire pour l'industrie minière : ce qu'on désigne couramment comme le « principe du free mining » (Lapointe, Reference Lapointe2008 : 11). Ce principe part de la prémisse que tout développement minier est souhaitable, et qu'il faut donc garantir trois droits aux prospecteurs miniers : 1) le droit d'accéder librement aux terres dont les ressources sont une propriété publique, 2) le droit d'acquérir la possession exclusive des ressources en vertu d'un titre minier, sans intervention de l’État et 3) le droit de procéder à l'exploitation des ressources minières découvertes (Barton, Reference Barton1993 : 115).
La logique derrière le principe du free mining suppose qu'il faille accorder une primauté aux droits des entreprises minières sur les droits accordés aux citoyen.nes, aux peuples autochtones et aux écosystèmes. En « privilégie[ant] une utilisation du territoire axée sur l'extraction des ressources minérales », un régime de free mining met en place une « structure de pouvoir asymétrique […] qui restreint considérablement la capacité des citoyens et des populations locales d'influer sur les choix de développement du territoire » (Lapointe, Reference Lapointe2008 : 5–6). En contexte québécois, cette préséance accordée aux droits miniers s'observe notamment dans les dispositions de la Loi sur les mines permettant l'acquisition des terres visées par un bail minier par expropriation pour mener à bien ses travaux d'exploitation (art. 235). Ces dispositions accordent un statut particulier aux titulaires de droits miniers, en vertu duquel les titulaires de ces droits peuvent outrepasser les droits de propriété privés. En principe, l'article 304.1.1 de la Loi sur les mines permet aux MRC d'identifier des territoires incompatibles avec l'activité minière (TIAM), ce qui permet aux communautés locales de mettre certaines parties de leur territoire à l'abri des titres miniers. En pratique toutefois, et comme l'a récemment révélé une enquête parue dans La Presse, « la majorité des demandes [de désignation de TIAM par des MRC] déposées au gouvernement du Québec [depuis 2016] ont d'abord été refusées par le ministère des Ressources naturelles et des Forêts (MRNF) », et ce, en vertu de l'article 246 de Loi sur l'aménagement et l'urbanisme Footnote 7 (Champagne, Reference Champagne2023). L'article 246Footnote 8 affirme explicitement la préséance des usages à vocation minière sur tous les autres usages du territoire, et conséquemment la primauté des droits miniers sur les droits de propriété privés et les droits juridictionnels des communautés locales.Footnote 9
Quel sens donner à cette primauté accordée aux droits miniers sur les autres catégories de droit ? Selon la lecture que nous en proposons dans cet article, la logique du free mining qui structure le régime minier québécois serait symptomatique d'une relation particulière au territoire et aux ressources naturelles, dont la logique rappelle la pensée politique de John Locke. En quoi la logique du free mining peut-elle être vue comme lockéenne ? Car elle voit la légitimité des droits sur le territoire et les ressources comme tributaire du potentiel de création de valeur que permettent les droits de propriété privée. Dans les approches lockéennes et néo-lockéennes,Footnote 10 les droits sur un territoire se justifient grosso modo de la manière suivante : plus la valeur d'un territoire T est attribuable à un certain agent A, plus A peut légitimement revendiquer des droits sur T, incluant les droits sur les ressources naturelles présentes sur T. La justification lockéenne des droits territoriaux gravite donc autour de l'idée de valeur : c'est en créant de la valeur, par une transformation du territoire, que les personnes acquièrent des droits territoriaux. Or, le fait de lier ainsi la légitimité des droits territoriaux et la création de valeur autorise une hiérarchisation des revendications territoriales en fonction des différents usages de la terre. Autrement dit, certains usages, ayant un plus grand potentiel de génération de valeur, sont susceptibles de mener à des revendications territoriales plus fortes que d'autres. Suivant cette logique, il faudrait ultimement voir les conflits territoriaux comme des conflits d'usage, et les résoudre en accordant une priorité aux usages de la terre susceptibles de générer le plus de valeur. Dans la suite du texte, c'est ce modèle de résolution des conflits d'usage que nous désignons comme le principe lockéen d’efficacité.
Historiquement, et comme l'ont bien montré les travaux de James Tully (Reference Tully1993 : 163), l'influence de la pensée lockéenne a contribué à discréditer les usages traditionnels du territoire (notamment dans le contexte de la colonisation de l'Amérique), en accordant de facto la primauté aux usages industriels et agricoles du territoire par les colons européens. En contexte québécois, c'est par une logique semblable qu'est justifiée la préséance accordée aux droits miniers sur les autres droits de propriété ou droits d'usage du territoire. La Loi sur les mines vise à rendre possible le modèle de développement économique qu'est l'extractivisme. L'extractivisme, en tant qu'interprétation particulière du principe lockéen d'efficacité, suppose que l'usage le plus générateur de valeur d'un territoire est son exploitation minière. Or, comme « ceux qui améliorent les terres et par extension mettent en valeur les ressources méritent d'exercer le droit de propriété », la préséance doit être accordée aux droits miniers sur les autres droits lorsqu'il y a conflit de droits (Beaudoin-Jobin, Reference Beaudoin-Jobin, Abraham and Murray2015 : 92).
À vrai dire, dans le cas du Québec contemporain, nous avons affaire à une approche davantage « néoextractiviste » que classiquement extractiviste, dans la mesure où, depuis la Révolution tranquille, « la prise en main collective de la gestion des ressources du territoire » est vue comme s'inscrivant dans la quête d'autodétermination de la nation québécoise (Beaudoin-Jobin, Reference Beaudoin-Jobin, Abraham and Murray2015 : 28 ; voir aussi Gosselin-Tapp, Reference Gosselin-Tapp2023 : 87). On parle de « néoextractivisme » lorsque les projets d'extractions sont promus par des gouvernements dans une logique de réappropriation collective du territoire, dont les bénéfices seraient redirigés, par l’État, vers des programmes sociaux ayant des retombées bénéfiques pour l'ensemble de la communauté politique (Gobeil, Reference Gobeil, Abraham and Murray2015). Dans le cas des récents projets d'extraction de minéraux critiques, la justification néoextractiviste de l'exploitation minière se situe à deux niveaux : non seulement promet-on des retombées économiques à la population québécoise, mais on justifie aussi les projets sur la base de leur contribution à la transition énergétique (on parle alors de « néoextractivisme environnemental ») (Bihouix, Reference Bihouix, Abraham and Murray2015 : 284). Selon cette lecture, l'exploitation du territoire est une chose doublement noble, car elle répondrait autant au besoin d'affirmation nationale du Québec qu'aux impératifs planétaires de la lutte contre les changements climatiques.
L'opposition citoyenne au Québec : subsidiarité et autodétermination
La promotion de l'exploitation minière au Québec dans la mesure où elle rend possible la transition énergétique entraîne une hausse du nombre de claims miniers dans les territoires où se trouvent des minéraux critiques. C'est pourquoi l'actuel régime minier génère plusieurs inquiétudes du côté des citoyen.nes : la multiplication des claims étant synonyme de prospection et potentiellement de projets d'exploitation dans des zones actuellement dédiées à d'autres usages. À ceci s'ajoute le fait que les droits de propriété privée détenus par des individus peuvent être supplantés par des droits miniers et que les communautés locales n'ont pas leur mot à dire dans le processus d'octroi de ces droits. Pour se prémunir contre la primauté accordée aux droits miniers sur les droits de propriété privée, certain.es citoyen.nes sont même allé.es jusqu’à acquérir les claims sur leurs terres privées (Beaudoin-Jobin, Reference Beaudoin-Jobin, Abraham and Murray2015 : 112). Dans les derniers mois, les interventions médiatiques répétées des gouvernements locaux et des regroupements de citoyen.nes, de même que les préoccupations exprimées lors des consultations publiques menées par le MRNF (Québec, 2023), trahissent toutes un sentiment d'impuissance face à cette ruée vers les minéraux critiques, et à l'absence de mécanisme institutionnel pour asseoir la résistance citoyenne face à ces projets.
De manière générale, l'opposition citoyenne à l’égard des projets miniers au Québec s'inscrit dans une logique complètement différente sur le plan de la justification des droits territoriaux. Dans une lettre ouverte publiée dans le quotidien La Presse, plusieurs porte-parole et préfets de MRC avancent qu'une « mine ne peut plus [désormais] s’établir [de manière acceptable] sans l'implication de la communauté d'accueil et les décisions [concernant l'attribution de claims] ne peuvent plus seulement se prendre à Québec » (Demers et al., Reference Demers, Lauzon, Bousez, L'Heureux, Perreault, Lamarche and Pearce2022). Ces préoccupations, qui sont aussi mises de l'avant par plusieurs groupes de citoyen.es, demandent au gouvernement provincial de revoir la logique du free mining qui structure son régime minier, en faisant preuve de plus de transparence et en impliquant les communautés locales dans les processus de développement et d'approbation des projets miniers (voir Québec, 2023 : 18). L'arrière-plan philosophique des discours qui plaident pour la mise en place de structures décisionnelles locales permettant une opposition citoyenne à la prolifération des claims miniers au Québec peut être schématisé, d'un point de vue normatif, à partir de deux idées : un principe de subsidiarité et un autre d'autodétermination.
En droit, le principe de subsidiarité est le principe « selon [lequel] il importe de reconnaître des pouvoirs réels aux gouvernements locaux, près des citoyens » (Robitaille, Reference Robitaille2018 : 14). Dans le contexte de l'exploitation du territoire, ce principe voudrait que les communautés locales disposent de pouvoirs permettant de refuser des projets miniers, d'un droit de dire non, en quelque sorte. Or, et comme nous l'avons vu, le régime minier québécois n'accorde pas de véritable contre-pouvoir aux élus locaux.
La formulation la plus aboutie de la justification politique du principe de subsidiarité, pour des questions concernant le territoire, est assurément celle que propose Cara Nine dans ses écrits plus récents (où elle prend d'ailleurs ses distances par rapport aux justifications typiquement lockéennes des droits territoriaux). Nine (Reference Nine2022 : 206–212) s'appuie sur la métaphore de la rivière pour penser le système de droits et d'obligations sur lequel reposent les droits territoriaux. Selon cette schématisation, les configurations particulières du territoire forment des communautés de personnes en situation d'interdépendance les unes par rapport aux autres. Cette interdépendance est, la plupart du temps, due à une proximité géographique, elle-même liée à des caractéristiques physiques du paysage (Nine, Reference Nine2022 : 10, 149). En prenant la métaphore de la rivière, on comprend qu'une action posée par une personne en amont d'un bassin versant aura nécessairement une incidence sur les personnes résidant en aval. Nine désigne ces entités politiques et géographiques par l'expression « territoire fondateur » (« foundational territory »). À ses yeux, la source ultime de légitimité de toute autorité juridictionnelle exercée sur le territoire doit s'enraciner dans l'obligation naturelle qu'ont les individus de respecter l'agentivité morale des autres personnes avec lesquelles ils sont dans une relation d'interdépendance au sein d'un « territoire fondateur ». C'est de cette manière que Nine en vient à justifier un principe de subsidiarité, selon lequel les communautés politiques locales, c'est-à-dire les communautés d'interdépendance tracées autour d'un « territoire fondateur », doivent jouir d'un droit de participer aux instances portant sur tout enjeu « spécifique au lieu » (« place-specific ») (Nine, Reference Nine2022 : 10). La décision d'exploiter ou non une ressource minière fait partie des enjeux « spécifiques au lieu » auquel devrait s'appliquer le principe de subsidiarité.Footnote 11
Le principe de subsidiarité se justifie aussi d'un point de vue épistémique, comme en témoigne l'intégration – en écologie, en foresterie et dans l'ensemble des disciplines portant sur le territoire – des savoirs écologiques locaux (LEK) et des savoirs écologiques traditionnels (TEK).Footnote 12 De nombreuses études empiriques ont établi la fécondité et la pertinence des savoirs développés par les communautés locales au fil des générations en ce qui concerne les écosystèmes locaux, de telle sorte que les LEK/TEK font désormais partie intégrante de plusieurs modèles et protocoles en sciences du territoire (voir, entre autres, Pierotti et Wildcat, Reference Pierotti and Wildcat2000 ; Joa et al., Reference Joa, Winkel and Primmer2018). Pour le dire plus simplement, la justification épistémique du principe de subsidiarité prend la forme suivante : plus une décision concernant un territoire est prise localement, plus elle serait prise par des personnes compétentes en ce qu'elles connaissent intimement le territoire. Bien que ce ne soit pas la voie argumentative que nous privilégiions dans cet article, il serait même possible de lier la justification épistémique du principe de subsidiarité au principe lockéen d'efficacité en s'appuyant sur les travaux en économie écologique qui adoptent la grille d'analyse des services écosystémiques (à la Costanza et al., Reference Costanza1997). En quantifiant « la valeur économique totale de l'ensemble des services écosystémiques fournis par la biosphère » (comme la régulation du climat, l’épuration des eaux, la pollinisation, etc.), ces approches en viennent à justifier certains usages traditionnels (ou, à tout le moins, certains usages non industriels et non agricoles) des terres, mais sur la base d'un principe d'efficacité (Méral, Reference Méral2012 : 6, l'italique est de nous). Autrement dit, dans plusieurs contextes, une forêt inexploitée ou un milieu humide auraient une plus grande « valeur » économique qu'un projet d'exploitation minière.
L'opposition citoyenne à l’égard des projets miniers s'articule aussi autour d'arguments fondés sur le droit à l'autodétermination des communautés locales. L'approche de Margaret Moore en matière de droits territoriaux, s'appuyant justement sur cette prémisse, peut nous aider à comprendre l'arrière-plan normatif des pouvoirs revendiqués par les gouvernements locaux. Le modèle de Moore offre une alternative aux approches d'inspiration rigidement lockéenne pour justifier les diverses revendications que les personnes et les communautés politiques développent par rapport au territoire qu'elles occupent. Moore (Reference Moore2015 : 29) distingue trois catégories de droits liés au territoire : droits de résidence (possédés par des individus), droits d'occupation (possédés par des groupes), et les droits territoriaux (possédés par des institutions politiques). Le fondement normatif des droits territoriaux est le droit moral d'occupation d'un groupe sur un territoire donné. Le droit moral d'occupation d'un groupe est, quant à lui, pensé à partir d'une forme d'individualisme moral : le droit collectif d'occupation se justifie sur la base des intérêts fondamentaux des personnes qu'il protège. Une personne, pour mener à bien son projet de vie, quel qu'il soit, a nécessairement besoin d'un endroit où s’établir et en vertu duquel développer des « attentes légitimes » (« legitimate expectations ») (Moore, Reference Moore2015 : 146). Le droit à l'autodétermination des communautés politiques est donc, pour Moore, le reflet de l'exercice de l'autonomie rationnelle des personnes : comme toute personne doit avoir un lieu où ancrer ses aspirations et ses projets rationnels de vie, sa communauté politique doit conséquemment posséder certains droits sur le territoire qu'elle occupe. Ceci suppose en outre que les communautés politiques puissent disposer d'un droit juridictionnel sur un territoire donné, ayant comme corollaire le droit d'en contrôler les ressources naturelles. Moore évite ainsi de recourir à la grammaire propriétaire des approches lockéennesFootnote 13. Elle met plutôt de l'avant l'idée selon laquelle les communautés politiques, formées de membres ayant formé des « attentes légitimes » par rapport à un lieu précis, doivent jouir d'un droit de contrôler collectivement les ressources naturelles sur un territoire donné.
Le débat public entourant l'exploitation du sous-sol minier québécois laisse paraître deux manières radicalement différentes de penser le rapport entre les individus, les communautés et le territoire, et conséquemment deux approches diamétralement opposées en matière de droits territoriaux. D'un côté, suivant le principe d'efficacité lockéen, en cas de conflits d'usage (et de droits) par rapport à un territoire, la préséance doit être accordée à l'agent dont l'utilisation est la plus efficace (au sens de génératrice de valeur). C'est cette manière de voir les choses qui structure la logique du free mining et les politiques néoextractivistes québécoises. De l'autre côté, les groupes environnementaux, les élus locaux et les mouvements citoyens réclament la mise en place de structures décisionnelles locales, sur la base d'un principe de subsidiarité et du droit à l'autodétermination des communautés locales.
Là où le bât blesse, toutefois, dans le cas de l'exploitation des minéraux critiques, c'est que les entreprises minières invoquent ultimement la transition énergétique pour justifier la logique du free mining. Nous avons affaire, dans ce contexte, à une version dopée de l'argument lockéen fondé sur l'efficacité : le potentiel que représente le sous-sol québécois n'a pas que de la valeur pour les Québécois, mais pour l'humanité tout entière. Une communauté s'opposant aux projets de prospection et d'exploitation des minéraux critiques commettrait un tort moral en privant le monde des ressources nécessaires à la transition vers les technologies à faible émission de GES, surtout si cette opposition citoyenne locale est justifiée par une volonté de s’éviter des effets nuisibles à l’échelle locale. C'est ce qu'on désigne, dans cet article, comme l'accusation de nimbisme formulée à l'encontre des opposant.es aux projets d'exploitation minière des minéraux critiques. La suite de cet article vise à fournir une réponse possible à cette accusation.
Entre autodétermination et justice environnementale
Une première piste de réponse à l'accusation de nimbisme est à trouver chez Moore (Reference Moore2015, Reference Moore2019). Selon cette dernière, une communauté politique doit pouvoir jouir d'une autorité juridictionnelle sur les ressourcesFootnote 14 de son territoire, et ce puisque les règles entourant l'utilisation des ressources impactent les autres aspects de la vie collective de la communauté en question et de la vie individuelle de ses membres (Moore, Reference Moore2015 : 166). L'accusation de nimbisme suppose, en quelque sorte, qu'il y ait certaines limites à ce droit de contrôle des ressources que possèderaient les communautés politiques. À cet égard, l'accusation de nimbisme rappelle les arguments mis de l'avant par les théoricien.nes de l’égalitarisme de la chance mondial (global luck egalitarianism) (ci-après ECM), dont font partie Charles Beitz (Reference Beitz1999) et Thomas Pogge (Reference Pogge1989). Dans cette perspective, comme la distribution des ressources naturelles est arbitrairement répartie dans le monde, il y aurait lieu de mettre en place des politiques de justice distributive globale pour que toutes les personnes, peu importe leur lieu de naissance, aient un accès aux ressources mondiales nécessaires pour mener une vie minimalement digne. Plusieurs variantes de l'ECM mettent ainsi de l'avant, et ce sur la base du droit universel à un niveau de vie suffisant, un principe de redistribution mondiale des ressources naturelles et des richesses générées par l'exploitation de celles-ci.Footnote 15
Pour Moore, cet argument de l'ECM se heurte toutefois au dilemme suivant. Supposons deux territoires (Ax et Bx) également pourvus en ressources naturelles nécessaires pour garantir, aux personnes, des conditions de vie décentes, et ce, à l’échelle mondiale. Supposons aussi que la communauté politique A choisit de ne pas extraire les ressources du territoire Ax tandis que la communauté B décide, quant à elle, d'extraire les ressources du territoire Bx. Deux interprétations de l'argument de l'ECM sont ici possibles. On pourrait, d'une part, en conclure que la communauté B, ayant extrait les ressources de son sous-sol et s’étant enrichie grâce à cette exploitation, aurait une obligation de les redistribuer à l’échelle mondiale, obligation que n'aurait pas la communauté A. D'autre part, on pourrait aussi, à l'inverse, considérer que la communauté A a une obligation morale d'exploiter son territoire puisque les ressources qui se trouvent sur Ax contribueraient à pleinement satisfaire, à l’échelle mondiale, le droit universel à un niveau de vie suffisant. Autrement dit, nous devons statuer sur la question suivante : est-ce que les communautés politiques ont une obligation morale de développer leur territoire et d'exploiter leurs ressources naturelles lorsque ces ressources sont nécessaires pour garantir les droits fondamentaux d'autres communautés ? Même si on souscrit à la thèse générale de l'ECM, c'est-à-dire à l'obligation morale que nous avons de corriger la distribution arbitraire et inéquitable des ressources naturelles à l’échelle mondiale, Moore considère, malgré tout, qu'il faut reconnaître un droit prima facie à l'autodétermination aux communautés locales. En vertu de ce droit, une communauté politique peut choisir de ne pas développer ses ressources. L'argument de Moore repose toutefois sur l'hypothèse selon laquelle, ceteris paribus, l'existence de communautés politiques capables de s'autodéterminer politiquement est nécessaire pour garantir et protéger les intérêts fondamentaux des personnes (Moore, Reference Moore2015 : 178–181). En d'autres termes, penser la justice distributive mondiale de manière à rendre complètement inopérant le droit à l'autodétermination des communautés locales compromettrait davantage les intérêts fondamentaux des personnes que cela ne les protègerait.
D'un point de vue méthodologique, l'approche de Moore en matière de justice des ressources est à la fois contextualiste et pluraliste. Elle part du principe que le droit à l'autodétermination est une source valide de revendications territoriales, mais qu'il ne s'agit pas pour autant de la seule valeur pouvant justifier des droits territoriaux. Elle reconnaît en ce sens une certaine validité aux arguments d'inspiration lockéenne fondés sur le principe d'efficacité. En revanche, face aux désaccords irréconciliables en ce qui a trait à la notion même de valeur à donner à un territoire, la résolution des conflits concernant l'usage et l'exploitation d'une zone doit être effectuée au cas par cas. Son approche en est une de quête de compromis visant à concilier le plus possible, et selon le contexte, l'ensemble des revendications des personnes et des groupes concernés, ce qui inclut les intérêts fondamentaux de l'ensemble de la population humaine (Moore, Reference Moore2019).
Cet argument pose donc un défi particulier lorsqu'on tente de l'appliquer au cas de l'exploitation des minéraux critiques dans le contexte de la crise environnementale mondiale et de la transition énergétique mondiale. L'idée de justice environnementale, suppose qu'il faille corriger non seulement les inégalités écologiques, c'est-à-dire les inégalités sur le plan de la contribution à la crise environnementale, mais aussi les inégalités environnementales, c'est-à-dire les inégalités au niveau de l'exposition aux effets de la pollution et de la crise climatique mondiales (Larrère, Reference Larrère2017). Les politiques d'externalisation des industries polluantes par les pays plus riches posent en ce sens un double problème : elles viennent réduire artificiellement l'empreinte écologique des pays riches, en plus d'exposer encore davantage des communautés déjà vulnérables aux impacts environnementaux locaux de certaines industries. Les tenants de l’écologie décoloniale – comme Malcom Ferdinand (Reference Ferdinand2019 : 312–313) – critiquent sur cette base les « politiques d'externalisation [des] “impacts” environnementaux » adoptées par les pays du Nord, car elles participent du « colonialisme environnemental » du Sud global, produisant et reproduisant des inégalités environnementales à l’échelle mondiale.
Le nimbisme dans le cas des projets d'exploitation de minéraux critiques pose un problème moral et politique bien particulier. L'exercice d'un droit à l'autodétermination des communautés locales risque assurément de mener à une externalisation des projets d'exploitation des minéraux critiques. Le cas échéant, d'aucuns pourraient alors conclure, sur la base de ce risque que représente l'externalisation problématique de ces projets miniers, en un devoir d'exploiter localement ces ressources. L'argument de Moore justifie un droit prima facie à l'autodétermination (incluant un droit de ne pas exploiter les ressources se trouvant sur un territoire) qu'auraient les communautés politiques, mais seulement dans la mesure où cette autodétermination est compatible avec le respect des droits fondamentaux des personnes (Moore, Reference Moore2015 : 182). Or, pour plusieurs, la transition vers les technologies à faible émission de GES est la voie à privilégier pour diminuer l'empreinte écologique mondiale. Si tel est le cas, contribuer autant que possible à la transition énergétique devrait être vu comme une obligation que les communautés ont à l’égard de l'ensemble de la population. Cette obligation se justifierait notamment sur la base du principe de justice distributive globale appliqué aux enjeux de justice environnementale. L'exploitation des minéraux critiques viendrait corriger des inégalités écologiques et environnementales, dans le but de garantir à toutes et tous un environnement minimalement sain. Pour le dire encore plus directement, si on prend, comme prémisse, le bien-fondé de la transition énergétique, il faut reconnaître une certaine validité à l'accusation de nimbisme formulée à l’égard des communautés locales refusant l'exploitation de minéraux critiques. Et, dans un contexte de justice environnementale globale, on pourrait légitimement vouloir imposer des limites au droit prima facie à l'autodétermination des communautés locales nimbistes. Tout l'argument repose donc, au final, sur la validité du paradigme de la transition énergétique.
Transition énergétique et modernisation écologique
La valeur morale conférée par certains à la transition énergétique repose sur l'hypothèse suivante : par le développement et la diffusion de technologies à faible émission de GES, nous pourrions nous sortir de la crise climatique, et ce, sans modifier substantiellement nos modes de vie actuels et sans remettre en question le principe de développement économique. Cette hypothèse est pourtant loin de faire consensus. Une des plus sérieuses et des plus abouties des critiques du paradigme de la transition énergétique vient de la GLT (Green Legal Theory), c'est-à-dire la théorie critique du droit remettant en question les fondements du droit environnemental, et dont font notamment partie Michael M'Gonigle et Louise Takeda (2013).
M'Gonigle et Takeda (Reference M'Gonigle and Takeda2013 : 1005–1020) prennent d'entrée de jeu comme cible la double mission problématique de l’État libéral : les gouvernements sont tenus de prendre en charge le développement économique en même temps que la protection de l'environnement. Or, aux yeux de la GLT, il y aurait tout lieu de considérer ces deux missions comme foncièrement incompatibles, d'autant plus que l’économie libérale, reposant sur le principe de croissance économique, n'a d'autre choix que d'accorder la primauté à la production économique sur la protection de l'environnement. Dans le cas de l'exploitation minière, ceci explique que l’État cherche surtout à faciliter l'accès aux ressources minières, plutôt qu’à protéger les écosystèmes. Les formules et les objectifs mis de l'avant dans la « Stratégie canadienne sur les minéraux critiques » de 2022 semblent donner raison à M'Gonigle et Takeda sur ce point : on retrouve, dans ce document, un croisement inusité entre le champ sémantique du développement économique et celui du respect de la nature. On y affirme, entre autres, que le Canada se doit de « créer les conditions nécessaires pour que les entreprises canadiennes puissent croître », mais avec une « une approche “respectueuse de la nature” » (Canada, 2022 : 5, les guillemets ne sont pas de nous).
C'est sur cette confusion des rôles que s'appuie la critique des politiques environnementales libérales que propose la GLT. Les lois environnementales dans les sociétés libérales démocratiques demeurent secondaires par rapport au principe de développement économique, de telle sorte que ces lois ne peuvent jamais mener à une refonte en profondeur des pratiques de surconsommation et de surexploitation ayant mené à la crise environnementale. En subordonnant la protection de l'environnement à l'idéologie de la croissance, les politiques environnementales libérales visent essentiellement à mitiger les dégâts environnementaux en améliorant les structures et les techniques du système de production, mais sans entreprendre de remise en question frontale du modèle général de développement économique (M'Gonigle et Takeda, Reference M'Gonigle and Takeda2013 : 1068). C'est ce que les défenseurs de la GLT désignent comme l'idéologie de la « modernisation écologique », c'est-à-dire la stratégie actuellement prédominante qui vise à rediriger le modèle de développement économique actuel vers des technologies à faible émission de GES (M'Gonigle et Takeda, Reference M'Gonigle and Takeda2013 : 1072). Comme nous l'avons déjà expliqué, le « néoextractivisme environnemental » visant les minéraux critiques qui sévit au Québec à l'heure actuelle est justifié par la course vers les technologies dites « vertes » (Bihouix, Reference Bihouix, Abraham and Murray2015 : 284). L'idéal de la transition énergétique, que promeuvent les gouvernements canadien et québécois est, en ce sens, une traduction typique de l'approche de la « modernisation écologique ».
Le problème est que ce type de politiques environnementales est, en pratique, complètement stérile : ces mesures ne peuvent absolument pas répondre à la crise environnementale actuelle. Comme le montrent plusieurs études empiriques, les politiques de « modernisation économique » se heurtent systématiquement au paradoxe de Jevons (du nom de l’économiste britannique William Stanley Jevons), aussi connu sous le nom d'effet rebond en économie. John M. Polimeni propose la schématisation suivante de cette dynamique qui sabote toute action climatique fondée sur l'innovation technologique :
[l]'augmentation de l'efficacité énergétique réduit la consommation d'intrants, ce qui fait baisser le prix de la production. Lorsque le prix de la production diminue, la demande et la consommation augmentent, ce qui mène au paradoxe de Jevons. […] Au fur et à mesure qu'une technologie devient plus efficace à utiliser et plus abordable, celle-ci sera utilisée davantage ou alors une nouvelle technologie avec plus d'options et de fonctionnalités sera développée. (Polimeni, Reference Polimeni, John M, Polimeni, Giampetro and Alcott2009 : 147, notre traduction)
Pour le dire autrement, la croissance économique rattrape toujours les gains en (éco)efficience, de telle sorte que la « modernisation écologique » et les technologies dites « vertes » ne parviennent jamais à substantiellement diminuer l'impact environnemental des sociétés humaines (M'Gonigle et Takeda, Reference M'Gonigle and Takeda2013 : 1082 ; voir aussi Mayrand, Reference Mayrand2018 : 57). Dans ce contexte, plutôt que repenser notre modèle économique en profondeur, le droit environnemental participe à la logique du développement durable qui ne parvient jamais à réduire la consommation et la croissance. Même lorsque les lois environnementales permettent de contester certains projets jugés trop néfastes pour l'environnement, elles s'inscrivent dans un cadre légal de « non-durabilité systémique » (Mayrand, Reference Mayrand2018 : 135) qui légalise quotidiennement d’énormes dommages écologiques (Wood, Reference Wood2009 : 62). Philippe Bihouix (Reference Bihouix, Abraham and Murray2015 : 268–287) résume bien ce paradoxe qui rend incohérente l'idée de transition énergétique : il nous faut, en tant que société, « admettre qu'il n'y aura pas de sortie par le haut à base d'innovation technologique », en « travaillant sur la baisse de la demande et non sur le remplacement de l'offre ».
Maintenant, est-ce à dire qu'il faut renoncer complètement au développement de technologies à faible émission de GES ? L'analyse que nous proposons dans le cadre de cet article ne nous permet pas de tirer cette conclusion. Dans le cas qui nous intéresse, il s'agissait surtout de déterminer, comme le requiert le modèle de résolution des conflits d'usage de Moore (Reference Moore2019), la force du lien entre un principe normatif et les ressources revendiquées au nom de cette valeur. L'exploitation des minéraux critiques au Québec, au nom de la transition énergétique, se présente comme une solution aux inégalités environnementales et à la crise climatique. Aux yeux de plusieurs, l'approche de la « modernisation écologique » n'est pas en mesure de réaliser cette valeur, et risque même d'aggraver la crise environnementale. Et, à l'inverse, le droit de dire non aux projets miniers que revendiquent les communautés locales est, quant à lui, solidement ancré dans le droit à l'autodétermination et dans le principe de subsidiarité. Dans ce contexte, et sur la base de ces connaissances dont nous disposons actuellement, il y a donc lieu d'accorder préséance au droit de dire non à un projet minier des communautés locales.
Conclusion
Nous avons défendu que bien qu'il soit possible de compromettre le droit à l'autodétermination des communautés locales dans le cadre de projets d'exploitation minière visant l'extraction de minéraux critiques, il faille toutefois justifier que cela est absolument nécessaire. À la question « les communautés locales ont-elles l'obligation morale d'exploiter leur territoire sur la base de considérations liées à la justice globale ? », notre réponse est donc : sous certaines conditions, oui, mais en reconnaissant un droit prima facie à l'autodétermination aux communautés locales. Nous avons ainsi cherché à fournir un ancrage philosophique aux préoccupations citoyennes, notamment celles rapportées par le MRNF (Québec, 2023) et celles exprimées dans les médias, en mettant de l'avant dans cet article l'argument de Moore, qui n'accorde pas une primauté absolue au droit à l'autodétermination sur les obligations morales (qu'elles soient mondiales ou locales) des communautés politiques. Son approche suggère toutefois un renversement du fardeau de la justification. Pour justifier une limite au droit d'une communauté de dire non à un projet d'exploitation de ressources naturelles au nom de la justice globale (incluant la justice environnementale), il faut faire la démonstration que cet objectif ne peut être atteint autrement. Les tenants de la transition énergétique ne parviennent pas à faire cette démonstration. Compte tenu des écueils de la logique du « modernisme écologique », les arguments basés sur celle-ci ne peuvent alors pas justifier de limitation au droit à l'autodétermination. À la question « peut-on fonder une obligation morale d'exploiter les minéraux critiques sur la base de la transition énergétique mondiale ? », notre réponse est non. Rien ne permet de fonder d'obligation morale d'exploiter les minéraux critiques, n'en déplaise aux minières et gouvernements qui accusent les opposants aux projets miniers de nimbistes. Bien que le Québec soit le cas d'espèce à partir duquel nous avons travaillé, l'argument mis de l'avant dans cet article s'applique à toute communauté locale s'opposant à l'exploitation de minéraux critiques au nom de la transition énergétique. Notre analyse du débat actuel entourant les claims miniers suggère, en outre, qu'il est impératif de revoir en profondeur le régime minier québécois. Nous recommandons notamment l'abrogation de l'article 246 de la Loi sur l'aménagement et l'urbanisme, qui donne préséance à l'exploitation en matière d'aménagement du territoire et qui entraîne un refus presque systématique des demandes d'exclusion d'activités minières soumises par les villes et les municipalités du Québec. Sur la base du principe de subsidiarité et du principe d'autodétermination, les communautés locales québécoises devraient avoir leur mot à dire dans l'approbation des projets miniers sur leur territoire, ce qui n'est pas le cas dans le contexte réglementaire actuel.
Conflits d'intérêt
Les auteur.rices ne déclarent aucun conflit d'intérêt.
Remerciements
Les auteur.rices tiennent à remercier les évaluateur.rices anonymes pour leurs précieux commentaires, de même que l’équipe éditoriale de la Revue canadienne de science politique pour leur aide avec la préparation et la révision du manuscrit. La réflexion ayant mené à la rédaction de cet article a aussi été grandement nourrie par les commentaires et les réflexions des participant.es au séminaire de cycles supérieurs intitulé « Souveraineté, territoire, et protection de l'environnement » donné à l'automne 2022 à la Faculté de philosophie de l'Université Laval. Les auteur.rices ont aussi pu compter sur le soutien logistique de l'Institut d’éthique appliquée de l'Université Laval (IDÉA).