Cette note de recherche porte un regard critique sur la science-fiction utilisée comme outil de discussion en gérontologie pour stimuler la réflexivité lors de forums d’informateurs-clés dans le cadre d’une recherche-action (Dolbec et Prud’homme, Reference Dolbec, Prud’homme and Dans Gauthier2009) qui visait à coconstruire une vision commune de la robotique sociale pour favoriser la participation sociale des personnes aînées. Regroupant des roboticiens, des ergothérapeutes et des chercheurs en sciences sociales (sciences politiques et gérontologie), une équipe de recherche interdisciplinaire avait pour but de poursuivre l’émergence d’un robot d’assistance sociale (RAS), une avancée technologique servant à réduire les situations d’isolement chez les personnes aînées (Levasseur et al., Reference Levasseur, Lacroix and Michaud2022). L’origine de la présente démarche de recherche s’appuyait sur une confrontation régulière des roboticiens aux conversations de groupes limitées par le robot existant et par une connaissance biaisée de l’état du développement de la robotique, notamment, par des perceptions tirées d’œuvres de science-fiction. Plutôt que de demander aux personnes participantes de mettre de côté ces a priori fictifs, l’équipe les a utilisés pour approfondir la discussion à partir de représentations choisies de divers types d’interactions entre des humains et des robots tirées d’œuvres populaires de science-fiction. Ce nouvel outil de collecte de données consiste à stimuler la réflexion des personnes participantes à des forums d’informateurs-clés à partir d’extraits d’œuvres populaires de science-fiction comme point de départ des discussions sur les interactions humain-robot: celles que l’on souhaite, celles que l’on craint et celles qu’on veut voir interdites.
La présente note de recherche commence par une description de la méthode utilisée et de sa mise en œuvre dans ce projet de recherche en robotique sociale, pour ensuite analyser les contributions tirées de l’usage de la science-fiction dans le cadre de deux forums d’informateurs-clés réalisés avec des personnes aînées. Cette note se conclut en portant un jugement critique sur cette méthode innovante de collecte de données et en ouvrant sur d’autres exemples d’application de la science-fiction comme outil de discussion en recherche en gérontologie.
Des forums d’informateurs-clés alimentés par la science-fiction
La première étape de recherche fut de faire émerger, chez des personnes participantes aînées, une vision de la robotique sociale dans le cadre de forums d’informateurs-clés à partir de la science-fiction. L’équipe a choisi d’utiliser cette méthode éprouvée lors d’études précédentes (Levasseur et al., Reference Levasseur, Routhier, Clapperton, Doré and Gallagher2020, Reference Levasseur, Routhier, Demers, Lacerte, Clapperton, Doré and Gallagher2021), mais cette fois-ci de développer la structure des forums autour d’extraits d’œuvres de science-fiction. Il s’agissait de stimuler la conversation entre les personnes participantes au moyen d’échanges d’idées et de perceptions modérées par un animateur chargé d’assurer le bon déroulement de la conversation. Sans chercher le consensus, ces forums permettent généralement de faire ressortir une compréhension collective, propre au groupe de personnes participantes, reposant à la fois sur les outils de discussion et sur la dynamique de groupe (Fortin et Gagnon, Reference Fortin and Gagnon2016).
Bien que l’usage en recherche de la science-fiction demeure encore aujourd’hui peu utilisé, elle n’est pas nouvelle. Elle fut utilisée comme outil réflexif en droit (Defferrard, Reference Defferrard2015), en gestion (Gendron et Pierssens, Reference Gendron and Pierssens2019), en innovation (Michaud, Reference Michaud2017) et en philosophie et en éthique (Béland et Legault, Reference Béland and Legault2012) pour sonder les questionnements, les inquiétudes, les angoisses qui lui sont contemporains, et ce, en agissant entre autres à titre de « miroir de nos craintes collectives les plus criantes » (Prémont, Reference Prémont, Dans Prémont and Lacroix2016 : 2). La science-fiction permettrait de créer une distance entre l’auditoire et le sujet ou encore, dans le cas inverse, de présenter des exemples avec lesquels il est déjà familier (Allen et Vaughn, Reference Allen and Vaughn2016). Contrairement à d’autres démarches s’inscrivant dans le créneau de l’analyse des représentations dans la science-fiction (Lacroix, Reference Lacroix2019, Reference Lacroix2020; Lacroix et Prémont, Reference Lacroix and Prémont2016) qui considèrent les précautions nécessaires à l’utilisation d’objets culturels ou l’impact des contextes de production et de diffusion des œuvres artistiques tels que développées notamment dans le créneau des cultural studies (Anderson, Reference Anderson2012; Athanaspoulos, Reference Athanaspoulos2017; Besson, Reference Besson2021; Carpenter, Reference Carpenter2016; Chopplet, Reference Chopplet2006; Langlet, Reference Langlet2019; Rumpala, Reference Rumpala2010, Reference Rumpala2016; Vizzini, Reference Vizzini2008; Weldes, Reference Weldes2003), une autre approche a ici été choisie. Dans le présent projet, l’utilisation de la science-fiction était limitée à la présentation de personnages choisis pour leur potentiel de représentation d’interactions variées de possibles interaction humain-robot au service de la coconstruction d’une vision commune de la robotique d’assistance sociale. Sans porter spécifiquement sur la robotique sociale, des études s’intéressent aux représentations entre la société humaine et la robotique (Archibugi, Reference Archibugi2016; Czarniawska et Joerges, Reference Czarniawska and Joerges2019; Jones, Reference Jones2016; Mattie, Reference Mattie2014; Rivera, Reference Rivera2012; Stewart, Reference Stewart2014), pour questionner leur éventuel impact politique et sociétal.
Recrutement et personnes participantes
Dans le cadre du projet, deux forums d’informateurs-clés ont été être créés. Les personnes participantes furent recrutées de différentes façons. D’abord, la majorité a été invitée par courriel, à partir de la liste des personnes aînées intéressées à participer à des projets de recherche disponible au Centre de recherche sur le vieillissement du CIUSSS de l’Estrie-CHUS. Ensuite, des personnes aînées des réseaux personnels des membres de l’équipe de recherche ont aussi été invitées par courriel ou par téléphone. Certaines personnes contactées ont également partagé notre invitation à des personnes de leur entourage. Les personnes intéressées à participer au projet étaient invitées à communiquer avec l’étudiant coordonnant cette partie de l’étude qui assurait le suivi des invitations, la présentation de la recherche et de son formulaire d’information et de consentement remis à toutes les personnes participantes. Pour répondre aux critères de sélection, les personnes invitées devaient être âgées de 60 ans et plus, ne pas avoir de troubles cognitifs modérés à graves et être intéressées et disponibles pour participer à une rencontre de groupe. De plus, puisque les discussions se déroulaient en français et de manière virtuelle, à cause de la pandémie de COVID-19, les personnes participantes devaient pouvoir interagir dans cette langue et utiliser le logiciel de vidéoconférence Teams. Avant le début de la rencontre, un questionnaire a été remis aux personnes participantes et a permis de recueillir des données sociodémographiques de même que des informations concernant leur intérêt personnel pour la science-fiction de même que leur ouverture à interagir avec des robots.
Les critères de sélection étant inclusifs, une diversité de personnes a participé, notamment quant à l’intérêt ou la connaissance de la science-fiction ou de la robotique (Tableau 1). Si le genre était réparti équitablement entre les personnes participantes, le groupe 1 était un peu plus âgé et comprenait deux personnes diplômées universitaires de plus que le groupe 2 (Tableau 1). Avant la discussion, les personnes participantes se disaient majoritairement ouvertes à interagir avec un robot, mais l’intérêt pour la science-fiction était plus faible, particulièrement dans le groupe 1 (Tableau 1).
* Données manquantes pour 4 participants qui ont préféré ne pas répondre à cette question.
Déroulement de la démarche
Les deux forums ont duré trois heures chacun. Trois (1er forum) à quatre (2e forum) extraits de film ont été diffusés, chacun précédé d’une courte présentation pour situer le contenu de l’extrait choisi. Le coordonnateur de recherche poursuivait ensuite avec l’animation de la conversation à partir des trois questions suivantes reprises suivant chaque extrait: 1) À la suite du visionnement de cet extrait vidéo, parlez-moi de vos impressions en voyant ce robot interagir avec [nom du personnage fictif]. 2) Comment trouvez-vous ces robots ? et 3) Parlez-moi de votre ouverture à interagir avec ce robot. Ces rencontres se terminaient en invitant les personnes participantes à ajouter quelque chose si elles le souhaitaient et en les remerciant.
D’une durée d’environ trois minutes chacun, les extraits choisis étaient visionnés dans cet ordre: Terminator (1984); Star Wars (1977); Cœur circuit (1986); A.I. (2001). Ces extraits étaient brièvement présentés pour permettre essentiellement de situer l’interaction humain-robot représentée. Puisque l’objectif était de centrer l’attention des personnes participantes surtout sur cette interaction plutôt que sur l’œuvre entière, les films n’ont pas été mis en contexte, ni d’un point de vue cinématographique ni sociétal. Ces quatre extraits ont été choisis pour offrir aux personnes participantes des représentations d’interactions entre des humains et des robots différentes les unes des autres: un robot obéissant (contrôle) aveuglément aux commandes d’un jeune homme (Terminator), l’achat de robots – C3PO et R2D2 – selon les fonctions physiques et mentales (objet/besoins matériel) de ceux-ci par un humain (Star Wars), une humaine qui danse (loisirs) et qui négocie l’heure du couvre-feu avec son robot (contrôle) – Numéro 5 (Cœur circuit) et un robot enfant (relation) chargé de répondre aux besoins émotionnels d’une mère dont l’enfant est décédé (A.I.). De plus, l’apparence et la personnalité des robots étaient volontairement diversifiées. Cette sélection visait des situations variées, pour susciter des réflexions et des réactions tout aussi variées quant aux interactions plutôt génériques, souhaitées ou non, d’humains avec des robots allant au-delà de situations mettant en scène précisément des personnes aînées. Finalement, les extraits devaient provenir d’œuvres populaires pour augmenter les possibilités que les personnes aînées connaissent les personnages présentés en raison de leur large rayonnement. À la suite de ces rencontres, un verbatim a été produit à partir des enregistrements des séances assurés par Teams. Une analyse de contenu (Coman et al., Reference Coman, Crespy, Louault, Morin, Pilet and Van Haute2016) a été réalisée pour faire ressortir les thématiques associées à l’usage de la science-fiction et à son effet.
Les contributions
Trois contributions complémentaires de la science-fiction, tirées de l’étude des deux verbatims, ont été identifiées comme des composantes de l’approfondissement de la réflexion des personnes participantes, soit 1) les illustrations; 2) les comparaisons et 3) les déclencheurs de réflexions. Utilisées en complémentarité les unes des autres, elles permettent aux personnes chercheuses d’atteindre leur objectif réflexif tout en assurant une ouverture réelle aux réflexions inattendues provenant des personnes participantes. L’analyse de contenu des verbatims s’est concentrée sur les passages se référant directement aux extraits ou à l’usage de la science-fiction lors des discussions en groupe autour de la coconstruction d’une vision commune de la robotique sociale destinée aux personnes aînées.
Illustrations
Les personnes participantes se sont référées à certains éléments spécifiques contenus dans les extraits de science-fiction en s’exprimant sur ce qui les intéressait personnellement. Des éléments touchaient les aspects esthétiques des robots, appréciés ou non, leurs capacités techniques, les difficultés de communication illustrées et les aspects plus émotionnels reliés à la relation robot-humain. Ces commentaires étaient directement ciblés par les outils de collecte de données alors que les questions préparées pour guider la discussion cherchaient spécifiquement à susciter une telle réaction chez les personnes participantes. Ainsi, les exemples de robots vus à l’écran ont entraîné des commentaires précis quant à ce qui était apprécié ou non. Une personne participante à un des groupes (Gr2) mentionnait d’entrée de jeu un aspect technique qu’elle apprécie: « Ce que je retiens de cette vidéo, c’est la reconnaissance vocale. Je crois que c’est un point qui peut être assez fort en robotique » (Gr2). D’autres se réfèrent aux personnages robotiques pour en souligner les aspects les moins appréciés: « Je n’ai jamais vu ce film, mais je n’aimerais pas que le robot [ait une forme humaine]. Il ne faut pas créer de confusion, que ça soit clair que c’est un robot pour servir [les humains] » (Gr2). Ce commentaire souligne une des attentes incontournables à l’égard d’un RAS, soit qu’il doit être au service de l’humain. Une autre personne participante mentionne qu’il ne faut pas perdre de vue que ce sont des œuvres de fiction: « On n’aimerait pas danser avec [ce robot], parce que c’est un paquet de métal, mais je l’ai vu comme une caricature » (Gr2). Dans cette dernière citation, la personne participante réaffirme l’aspect fictionnel de cet extrait, marquant bien la limite de l’usage de la science-fiction.
Au-delà de l’apparence esthétique des robots, ou de leurs capacités techniques, les extraits ont aussi permis de discuter des relations projetées avec les humains. Les préoccupations quant aux difficultés à communiquer avec un robot sont ressorties à la suite du visionnement de plus d’un extrait: « Il n’y a pas beaucoup de dialogues, pas de langage commun, ils [les robots] sont même un peu incompréhensibles » (Gr1). Cette situation a fait émerger chez les personnes participantes une crainte récurrente dans les discussions, soit que le robot complique davantage la vie des personnes aînées plutôt que de la simplifier: « Ne pas se comprendre, pas être à l’écoute, puis d’essayer de régler une situation, mais de la compliquer parce qu’on [n’est pas assez] précis » (Gr1). Dans ce cas-ci, la crainte était qu’une commande formulée de façon imprécise entraîne des conséquences dommageables pour la personne aînée, devenant, par le fait même, une source de stress supplémentaire pour la personne aînée interagissant avec le RAS. Pire encore pour certaines personnes participantes, les extraits illustraient parfois la possibilité de perdre le contrôle sur le RAS, que ce dernier « n’écoute pas »: « C’est une machine de tôle, il est entraînant, il fait plaisir à voir, mais s’il n’écoute pas quand tu lui dis d’arrêter… » (Gr2). Ce type de commentaire fut aussi exprimé dans le premier groupe: « Au début, on voyait très bien que le jeune homme [ne contrôlait] pas le robot » (Gr1).
D’autres illustrations contenues dans les extraits suscitaient la discussion entre des personnes participantes concernant l’aspect émotionnel de la relation avec le robot, notamment l’inconfort de l’humain face au RAS: « En général, son manque d’humour, il est toujours au premier niveau, cette rigidité fait qu’une personne va être mal à l’aise de parler. Le robot doit être adapté à chaque personne » (Gr2). Plus globalement, les représentations fictives favorisent la prise en compte de l’émotivité humaine: « Je pense que, dans ce qu’on nous a montré dans la petite “clip”, c’est qu’il y a tout le côté émotionnel de l’humain qui rentre en ligne de compte » (Gr1). De façon générale, les personnes participantes se référaient toujours à l’objectif qui justifiait, à leurs yeux, de développer un RAS perfectible et donc, imparfait: « Cette interférence, je la prendrais pour aider, pour soulager les gens » (Gr1).
Les œuvres ne suscitaient pas le même intérêt chez toutes les personnes participantes. Par exemple, une d’elles y percevait quelque chose de plus léger: « Je trouve que c’est un clin d’œil » (Gr1). Or, même dans ce cas où le commentaire semble moins positif, la réaction de la répondante sert l’objectif de l’équipe de roboticiens, alors que cette personne participante se positionnait tout de même face à la représentation robotique liée à l’enjeu de la confiance présente dans l’extrait tandis qu’elle ajoutait: « C’est un clin d’œil, mais je ne m’y fierais pas » (Gr1).
Selon ces échanges avec les personnes participantes, diverses considérations doivent être prises en compte par les roboticiens, notamment le stress que peut accroître la présence du RAS si la personne qui le côtoie a la perception de ne pas le comprendre ou de ne pas être comprise ou, pire encore, de perdre de contrôle du RAS. Même s’il n’offre pas de solution technique, ce type de commentaires peut orienter le développement de l’innovation.
Comparaisons
En plus de permettre une conversation sur les capacités éventuelles d’un RAS et des interactions pouvant en découler, les extraits de science-fiction ont suscité des commentaires où les personnes participantes comparaient la situation mise en scène à l’écran à celle de la vie réelle. Les comparaisons portaient sur les caractéristiques du RAS à conserver, celles à ne pas reproduire, ainsi que les craintes et les limites que les extraits soulevaient. Cette comparaison offrait aux personnes participantes des situations communes à partir desquelles lancer la discussion, et une référence connue de toutes, bien que de façon variable selon la connaissance plus ou moins profonde des personnes participantes de l’œuvre incluant l’extrait visionné.
Les personnes participantes comparaient notamment ce qui leur apparaissait être des caractéristiques positives à rechercher chez un RAS. Le personnage de Terminator, incarné par Arnold Schwarzenegger, un acteur connu, a servi de fréquent point de comparaison: « Arnold [Schwarzenegger] on voit sa force » (Gr1). Toujours concernant ce personnage, une autre personne ajoute: « Je le prendrais pour couper mon bois de chauffage, par exemple » (Gr2). Même chose pour les robots populaires de Star Wars: « Ces robots sont sympathiques parce qu’ils ont des sentiments » (Gr1), qui suscitent aussi des suggestions de création: « C3PO, le robot doré, je trouve qu’il est trop technique. Ce que j’ai bien aimé de R2D2, c’est la reconnaissance des sons. Avec des personnes aînées, la reconnaissance de sons familiers [est importante, car], avec le temps, l’ouïe va diminuer. Il faut penser à des sonorités qui vont résonner [pour les aînés] » (Gr2).
Pour d’autres, la comparaison les amenait à soulever des aspects négatifs qu’elles jugeaient important à considérer en vue d’une intégration du RAS dans le domicile d’une personne aînée. Le personnage incarné par Arnold Schwarzenegger suscitait beaucoup de réactions en raison de son apparence, mais aussi de ce qu’il représentait globalement: « La forme de robot présenté par Arnold, je ne crois pas que les aînés seraient à l’aise; moi, je ne le serais pas, parce qu’il a une forme trop imposante. Je vois plus [le robot] dans une forme semi-humaine où il serait de taille un peu plus petite que l’humain, avec un visage souriant. Arnold est loin d’être souriant. Il faut mettre un peu quelque chose de plus beau, de plus doux que l’image d’Arnold » (Gr2). Cette opinion rejoint les commentaires d’une autre personne participante qui compare la taille des deux robots de Star Wars, dont un a une forme plus humanoïde et une taille plus imposante: « C3PO, c’est sa grandeur! Mais R2D2, il est de plus petite taille et son langage, ça sonne joyeux. Faut aller vers de plus petites tailles… » (Gr2). À l’inverse, l’aspect humain d’Arnold serait jugé positif par certaines contrairement à un robot présentant un aspect trop mécanique: « Une machine comme ça, si ça avait été Arnold, peut-être que ça aurait changé quelque chose, ça aurait été plus vraisemblable comme situation. Mais une machine, je ne comprends pas comment on a un intérêt, on interagit avec ça. Surtout que, quand il touche, ça doit être froid » (Gr1). Numéro 5 du film Cœur circuit a soulevé une réaction similaire liée à une comparaison avec d’autres objets plus faciles à intégrer dans la vie des personnes aînées: « [Contrairement au] robot dans Cœur circuit, on pourrait aller vers une forme de contact, mais chaleureux, avec la douceur, un toutou ou quelque chose que [les personnes aînées peuvent] coller » (Gr2). Cette personne participante suggérait d’ailleurs un toutou ou un objet de ce type que les personnes aînées pourraient prendre et serrer, en complément d’un RAS plus utilitaire.
Les comparaisons suscitées par les extraits cinématographiques ont permis de mettre de l’avant des craintes plus profondes telles qu’ici aussi la perte de contrôle humain face aux êtres artificiels: « On sait que ça ne sera pas ça, mais [je trouve important de nommer qu’on veut avoir] le contrôle dessus. À la fin de Space Odyssey, 2001 l’astronaute se bat avec son robot et c’est le robot qui a le dessus. Il faut toujours que [les robots] soient un outil pour aider les humains » (Gr1). Aussi, la possibilité de « remplacer » des humains par des robots est soulevée, même pour des relations de très grande proximité: « Ça m’a semblé être un robot qui remplaçait une personne qu’ils ont perdue. Une famille qui aurait perdu un enfant et la robotique pourrait faire un robot avec son enveloppe corporelle. Je me trompe peut-être, je n’ai pas vu le film, mais c’est la première idée qui m’est venue » (Gr2). Ainsi, la connaissance de l’œuvre entière n’est pas jugée nécessaire par cette personne participante pour pouvoir émettre son opinion à l’égard des représentations visionnées et, surtout, de l’usage possible d’un RAS.
Enfin, au fil des discussions, certaines personnes participantes ont mentionné les limites de l’utilisation de la science-fiction. Par exemple, une des personnes participantes mentionne l’écart entre ce qui est transposé dans l’univers fictif introduit et ce qu’on retrouve dans la réalité actuelle: « C’est tellement farfelu, imaginaire de voir ce [robot] personnifié par un acteur qu’on connait bien. Je vois mal [comment on pourrait avoir] des robots aussi performants [et répandus] auprès des personnes pour les amuser […]. Je vois un petit robot beaucoup plus simple, un bras pour les personnes paraplégiques ou quelque chose comme ça. De voir le robot Terminator, je pense qu’on rêve un peu » (Gr2). Malgré un certain inconfort quant au point de départ de la conversation, cet écart ne semblait toutefois pas empêcher la personne participante de partager ses réflexions quant à une éventuelle intégration d’un RAS.
Les comparaisons émergeant du visionnement des extraits et de la discussion qui a suivi ont permis de souligner certaines attentes à l’endroit des RAS. Les personnes participantes souhaitaient voir des caractéristiques telles que la douceur, la chaleur, la beauté, des sons joyeux et une taille peu imposante. Ces éléments suggèrent l’importance de travailler en collaboration avec des personnes expertes pouvant contribuer à ces aspects qui vont au-delà de l’ingénierie. De plus, la comparaison utilisée par les personnes participantes ont permis de rappeler l’importance pour une personne aînée en interaction avec un RAS de maintenir constamment un contrôle sur ce dernier.
Déclencheurs de réflexions
Finalement, la dernière contribution de la science-fiction identifiée dans les propos des personnes participantes fut celle de servir de déclencheurs de réflexions plus approfondies ou prenant une orientation non envisagée au départ. Les personnes participantes ont ainsi réfléchi à la possibilité de fournir des capacités émotionnelles aux robots, à ce qu’elles souhaiteraient ou craindraient dans leur relation éventuelle avec un robot, ou encore aux capacités non anticipées par les extraits présentés que pourraient développer les futurs robots. Ces déclencheurs ont permis à quelques reprises aux personnes participantes d’anticiper des conséquences de l’intégration de RAS, des besoins pouvant être pris en charge par ce dernier ou l’amélioration d’une réponse robotique à une demande exprimée par une personne aînée.
Les extraits et les discussions entraînaient de façon naturelle chez les personnes participantes une réflexion sur les possibilités d’interaction avec un robot en transposant les capacités des personnages fictifs dans un contexte réel. Ces extraits permettaient d’aborder, par exemple, les capacités émotionnelles des robots: « Le nom “science-fiction” ou la réalité de la science-fiction prend tout son sens. Je ne pense pas qu’on soit arrivé à avoir des robots aussi capables de réagir puis d’interagir, voire même d’exprimer d’une certaine façon des émotions » (Gr1). Des capacités vivement souhaitées par une autre étaient aussi mentionnées, malgré ses croyances que cette technologie n’a pas encore été développée: « Si scientifiquement on peut faire en sorte qu’un robot puisse capter des images, de comment donner un soin ou faire des choses comme ça, ça serait merveilleux. Donc, continuons! » (Gr1). Une autre personne participante exprimait le souhait de voir ce qui est représenté à l’écran et de pouvoir l’expérimenter personnellement, notamment pour la stimulation intellectuelle: « Il serait intéressant de voir si vraiment ça fonctionne. J’aimerais le voir de mon vécu. S’il y a une interaction intellectuelle, une discussion, que [le robot] va chercher des informations pour me parler, me donner l’information que je recherche » (Gr1).
Certaines personnes participantes ont même formulé que l’exercice vécu dans le cadre de ce forum engendre des réflexions portant sur le développement technologique appliqué aux RAS, ce qu’une personne participante explique en associant le développement des robots au développement de l’intelligence artificielle: « Ça me fait beaucoup réfléchir. Quand je pense intelligence artificielle en particulier, je pense à la robotique » (Gr1). Pour elle, il s’agissait de deux composantes d’une même avancée technologique. Similairement, mais en poussant la portée de sa réflexion, une autre personne participante exprime sa préoccupation naissante pour le contrôle qui doit encadrer le développement de RAS à partir des extraits visionnés: « Ça m’a fait réaliser qu’il faut vraiment, quand on parle de contrôle, être au courant de ce qu’on veut, ce qu’on va faire » (Gr1).
Pour certaines, les réflexions suscitées par les extraits et les discussions les entraînent dans une anticipation de craintes importantes. Par exemple, à la suite du visionnement de l’extrait de Terminator, une personne participante mentionnait qu’il ne fallait pas créer des robots pouvant menacer la vie humaine: « J’ai aimé le film, mais je trouve que le robot, on peut lui faire faire ce qu’on [veut], chose qui ne devrait pas exister parce qu’il peut se revirer de bord et tuer. J’aime voir le film, mais pas quand ils se font donner des ordres pour massacrer du monde » (Gr2). Notons que cette crainte est soulevée par une personne disant avoir aimé le film, ce qui ne semble pas biaiser sa réflexion. Après avoir visionné l’extrait d’A.I., une personne participante rapporte qu’il ne serait pas souhaitable de créer des RAS semblables à un humain, que ce serait « trop »: « On est dans l’extrême, entre la mécanique et l’humanoïde. Est-ce que le film est pour nous faire comprendre qu’effectivement, dans une galaxie lointaine, ça existe le parfait petit bonhomme qui va répondre aux besoins des parents esseulés? Ça, c’est peut-être un peu trop, c’est le côté non plus assistance, mais le coté émotionnel qui a l’air d’être mis en perspective » (Gr2). Finalement, quant à la crainte de voir l’humain perdre le contrôle au profit des robots, une personne participante souligne l’aspect générationnel de l’influence de certaines œuvres populaires: « Les générations futures, les prochaines générations, vont être plus à l’aise avec ça. On a beaucoup été influencé par Odyssée 2001, il ne faut pas laisser l’informatique nous contrôler. Quand le robot disait “va falloir changer de maison” le robot devient trop humain » (Gr2).
À la suite du visionnement des extraits, les personnes participantes anticipaient les capacités du RAS devant être considérées par les roboticiens. Ainsi, ces personnes ont mentionné que le fait que le RAS soit en mesure d’apprendre par lui-même était une bonne idée, mais en précisant que cela devait avoir lieu dans des situations où les apprentissages autonomes étaient mis au service des besoins de la personnes aînées. Les personnes participantes ont aussi établi des limites à ne pas dépasser, notamment que le RAS ne puisse pas représenter une menace pour des humains ou qu’il ne puisse pas être utilisé pour combler des besoins émotionnels des personnes aînées en remplacement d’autres personnes humaines. Ces réflexions ont aussi mené les personnes participantes à rappeler la nécessité que les personnes aînées conservent le contrôle des RAS, non seulement au moment de son utilisation, mais aussi au moment de la diffusion de l’information sur « ce qu’on veut et va faire » sur le plan du développement des capacités du robot. Les roboticiens ont ainsi le rôle d’informer les utilisateurs ciblés en cours de développement de l’innovation pour maintenir sa pertinence sociale.
Discussion
L’objectif de cette note de recherche était de montrer comment la science-fiction peut être un outil de recherche innovant en gérontologie pour stimuler, à partir d’extraits d’œuvres de science-fiction populaires, les réflexions des personnes participantes aux forums d’informateurs-clés. Cette démarche a été mise en œuvre dans le cadre d’un projet de recherche pour coconstruire une vision commune de la robotique sociale en appui au développement des prochains RAS, pour réfléchir aux besoins qu’ils devraient combler, ce qui est considéré comme positif et ce qui est à éviter, voire à bannir. L’usage des extraits de science-fiction a directement contribué à générer ces réflexions. Le retour sur la démarche mise en œuvre a d’ailleurs révélé des similitudes avec les méthodes d’innovation centrées sur les usages (par exemple, Pizelle, Hoffmann et Verchère, Reference Pizelle, Hoffmann and Verchère2014), qui orientent le développement autour des usages projetés à partir des pratiques réelles d’usagers potentiels, mais aussi de leurs représentations. Ces méthodes visent à bien saisir les différentes réalités des futurs utilisateurs pour permettre une intégration répondant véritablement à des besoins concrets identifiés dès la conception.
Or, si cette démarche a ainsi permis de stimuler la discussion lors de forums d’informateurs-clés, des personnes participantes ont soulevé au moins deux points d’amélioration à envisager, soit l’information à transmettre sur l’état du développement technologique concerné et sur les extraits à visionner, pour lesquels un ajustement de la démarche apparaît nécessaire.
Les pratiques porteuses peuvent être regroupées sous trois observations réalisées auprès des deux groupes. D’abord, la conversation entre les personnes participantes quant à leurs craintes ou attentes à l’égard des futurs RAS semblait facilitée par le visionnement préalable d’extraits de film de science-fiction. Les personnes participantes s’y référaient directement, et un certain amusement a pu être constaté. Ensuite, et cela était au cœur des objectifs du projet de recherche, les personnes participantes transposaient aisément ce qu’elles percevaient de l’univers fictif présenté dans leur réalité quotidienne. Ce transfert permettait de souligner les forces et les faiblesses à intégrer, ou pas, dans un éventuel RAS de nouvelle génération. Aussi, aucun blocage ne fut constaté en lien avec le fait que les extraits présentaient des situations irréelles. Au contraire, les personnes participantes soulignaient directement le fait que c’était de la fiction et s’appuyaient sur celle-ci pour se projeter dans un réel à créer. Ces extraits permettaient à ces personnes d’aller au-delà de la réalité connue pour projeter une alternative à leur vécu actuel. Pour ces personnes, cette expérience ne manquait ni de sérieux ni de réalisme et était source de réflexions très pertinentes en lien avec les besoins en robotique sociale.
Les observations tirées de ces deux forums permettent également de revoir les pratiques de collecte de données pour que les concepteurs tentent de les rendre plus performantes quant à son objectif réflexif. Dans un contexte où la discussion se centre sur un objet technologique pointu, tel qu’un RAS, il serait peut-être encore plus porteur d’introduire brièvement, auprès des personnes participantes, l’état du développement de la technologie concernée en lien avec les interactions contenues dans les extraits, comme mentionné par certaines personnes participantes. La méconnaissance de l’état du développement de la robotique sociale, dont on cherche à coconstruire la prochaine génération, a pu être source de confusion pour certaines personnes. Est-ce que les robots pouvaient, ou non, déjà interagir avec des humains comme dans les extraits présentés? Aussi, certaines personnes participantes ont mentionné qu’elles auraient apprécié avoir un peu plus d’informations avant de visionner les extraits, notamment pour identifier plus rapidement le personnage représentant le robot dans la vidéo, celui-ci ayant parfois une apparence humaine. Sans alourdir l’effort d’appropriation des personnes participantes, un choix ciblé d’informations objectives rapidement intégrées à la présentation pourrait rendre plus aisée leur participation. Par exemple, certaines personnes participantes auraient aimé que leur soit précisé, avant de lancer l’extrait tiré du film Terminator, que l’homme était le robot et l’enfant l’humain.
Ainsi, et malgré quelques précisions qui auraient gagné à être intégrées dans la démarche dès le départ, nous suggérons que l’usage de la science-fiction pour stimuler la réflexion des personnes participantes à des forums d’informateurs-clés s’avère porteur lorsqu’on tente d’envisager de nouveaux besoins, de nouvelles capacités et des limites à ne pas dépasser dans la création de nouveaux RAS.
Conclusion
Cette note de recherche portait, à partir des données recueillies dans le cadre de forums d’informateurs-clés regroupant des personnes participantes aînées, sur l’usage de la science-fiction comme outil de discussion innovant en gérontologie. Le texte prenait en exemple la coconstruction d’une vision partagée du prochain RAS, dans le cadre d’un projet de recherche portant sur la robotique sociale destinée aux personnes aînées. Si cette contribution est apparue positive à cette étape, il reste encore à étudier comment la démarche influencera la création du prochain prototype de RAS inspiré notamment, des commentaires, tant positifs que négatifs, des personnes participantes. Ainsi, ces personnes ont même mobilisé leurs souvenirs d’autres œuvres de science-fiction pour identifier ce qui était à prendre en considération dans la création d’un RAS de nouvelle génération. La compréhension de la conception du « contrôle » par les usagers s’est ainsi vue enrichie pour les roboticiens visant une recherche respectant les principes de l’innovation responsable. Il sera de plus intéressant d’évaluer la contribution que peut avoir la science-fiction comme un laboratoire d’intégration sociale pouvant faciliter la mise en société d’une technologie innovante, selon les critères de recherche et d’innovation responsable, mais aussi d’intégration réelle de RAS dans le quotidien de personnes aînées à risque de vivre des situations d’isolement. Il serait d’ailleurs intéressant de refaire un exercice réflexif similaire en présentant cette fois des extraits d’œuvres mettant en scène des personnes aînées interagissant avec des robots pour voir en quoi cela influencerait, ou non, la réflexion des personnes participantes. Aussi, il serait souhaitable de questionner les personnes participantes avant et après le forum d’informateurs-clés pour documenter si cette démarche a, par exemple, influencé leur intérêt pour la science-fiction ou leur ouverture à interagir avec des RAS.
Notons que, dans le cadre de cette démarche de recherche, la science-fiction n’a pas été présentée comme un objet de recherche ayant un impact réel et bien documenté sur les imaginaires collectifs. Pour ceux et celles qui souhaiteraient approfondir leur réflexion à cet égard, nous vous recommandons notamment les ouvrages de Béland and Legault (Reference Béland and Legault2012) et de Besson (Reference Besson2021).
Les outils tirés de la culture populaire, telles que les œuvres de science-fiction, peuvent contribuer à faciliter un travail de recherche véritablement intersectoriel et avoir des effets rassembleurs porteurs de collaboration constructive. Ainsi, la science-fiction peut permettre d’approfondir d’autres thématiques de recherche touchant le vieillissement, comme d’autres technologies émergentes, mais aussi d’autres pratiques de soin innovantes, y compris les soins de fin de vie. D’autres études novatrices pourraient aussi utiliser cet outil en ciblant la lutte contre l’âgisme, en coconstruisant une nouvelle vision de la place des aînés dans la société ou en élaborant de nouvelles politiques ou lois touchant le vieillissement. Alors qu’il est plus que jamais urgent de poursuivre l’essor de la recherche en gérontologie, il est essentiel de favoriser l’émergence d’outils de recherche innovants, tels que ceux utilisant la science-fiction, et de stimuler le financement et de maintenir l’intérêt du grand public pour améliorer la santé et le bien-être des personnes aînées.
Ce projet de recherche a été financé par les Fonds de recherche du Québec - Société et culture (FRQSC) Programme intersectoriel Audace: Levasseur, M, Michaud, F. et Lacroix, I. (Reference Levasseur, Routhier, Clapperton, Doré and Gallagher2020). Développement de l’intelligence-machine auprès d’aînés en situation d’isolement social: une rupture avec les approches traditionnelles grâce à la science.