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La production historique des normes dans la philosophie de Hegel

Published online by Cambridge University Press:  24 November 2020

Jean-Baptiste Vuillerod*
Affiliation:
Université Paris-Nanterre
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Résumé

L'article propose une interprétation des leçons sur la Philosophie de l'histoire de Hegel afin de comprendre comment le philosophe en arrive à une conception historique des normes. En montrant l'importance de la notion de problème (Aufgabe) dans sa pensée, nous soutenons que c'est parce que les humains sont confrontés à des situations historiques problématiques qu'ils en arrivent à inventer des normes et à les transformer dans l'histoire. Cette perspective permet de réhabiliter la philosophie hégélienne de l'histoire, dans le sillage des actuelles lectures non métaphysiques de l'hégélianisme.

Abstract

ABSTRACT

This article aims to interpret Hegel's Philosophy of History in order to understand how Hegel can propose a historical comprehension of normativity. Shedding light on the notion of the problem (Aufgabe) in Hegel's philosophy, I maintain that people invent and transform their norms throughout history when they encounter problematic situations. This perspective makes it possible to read the Hegelian philosophy of history in line with current anti-metaphysical interpretations of Hegel.

Type
Original Article/Article original
Copyright
Copyright © The Author(s), 2020. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/l'Association canadienne de philosophie.

De nombreuses lectures contemporaines et «non métaphysiques» (Kervégan et Mabille, Reference Kervégan and Mabille2012, p. 13) de la philosophie de Hegel ont cherché à l'actualiser dans la perspective d'une «théorie normative de la modernité» (Kervégan, Reference Kervégan2007, p. 11), c'est-à-dire d'une philosophie normative dont l'originalité aurait été d'aborder la question des normes dans une perspective historique. Parmi les interprétations centrées sur les Principes de la philosophie du droit, Allen W. Wood a ainsi pu parler d'un «naturalisme historicisé» pour décrire la manière dont, chez Hegel, l'individu moderne parvenait à une réalisation de soi plus accomplie et plus riche que l'individu des époques passées (Wood, Reference Wood1990, p. 33). C'est aussi en ce sens qu'Axel Honneth peut reprendre les travaux de Frederick Neuhouser afin d'insister sur la théorie hégélienne de la liberté sociale et sur les institutions qui la rendent possible dans la modernité (Neuhouser, Reference Neuhouser2000; Honneth, Reference Honneth, Joly and Rusch2015). En ce qui concerne les lectures davantage focalisées sur la Phénoménologie de l'esprit, Terry Pinkard a pu montrer que le récit phénoménologique expliquait la manière dont les individus modernes étaient parvenus à justifier les normes de la vie en commun, non plus à partir de la nature, de Dieu ou d'un appel à la tradition, mais à partir d'un espace social des raisons (Pinkard, Reference Pinkard1994). Enfin, Robert B. Pippin a soutenu que l'impératif d'autonomie ne se résumait pas, chez Hegel, à une dimension morale et anhistorique, mais concernait la «réalité sociale moderne» en tant que telle (Pippin, Reference Pippin1997, p. 7); dans ce cadre, la Phénoménologie entreprendrait de socialiser et d'historiciser la philosophie kantienne de la conscience de soi (Pippin, Reference Pippin1989).

Certes, comme l'a remarqué Frederick C. Beiser, ces lectures non métaphysiques ont pour défaut de nier l'exigence hégélienne d'une pensée de l'absolu et la volonté propre à Hegel de repenser la métaphysique sur de nouvelles bases, en prenant notamment en compte l'apport kantien (Beiser, Reference Beiser and Beiser1993). Sans doute choisissent-elles de manière trop tranchée le versant «positiviste» de l'hégélianisme contre son versant métaphysique, sans essayer véritablement de saisir l'articulation cohérente de ces deux moments. Karl Löwith avait d'ailleurs noté en son temps, dans De Hegel à Nietzsche, que la philosophie hégélienne concentrait de manière paroxystique la tension entre une prise en compte inégalée de l'histoire et le maintien d'une perspective métaphysique aux résonnances théologiques (Löwith, Reference Löwith and Laureillard2003 [1941], p. 67). Löwith notait que l'hégélianisme «de gauche» et les Jeunes hégéliens avaient déjà scindé ce que le système hégélien tentait de concilier, et avaient par conséquent proposé la première lecture non métaphysique de la philosophie de Hegel en la faisant tendre vers un historicisme radical. À certains égards, c'est précisément cette voie que les lectures non métaphysiques actuelles poursuivent, bien que de manière différente.

Nous ne prétendons pas ici trancher le débat entre les lectures opposées de l'hégélianisme, ni soutenir que les lectures non métaphysiques de Hegel n'auraient pas de limites d'un point de vue exégétique. Nous supposons par contre que les lectures non métaphysiques ont permis de jeter un regard nouveau sur l’œuvre hégélienne et ont mis en évidence un certain nombre de traits qui, sinon, seraient restés inaperçus. C'est pourquoi nous inscrirons notre propos dans leur sillage tout en prenant une certaine distance, on le verra, avec certains de leurs présupposés. Et la raison de cette distance résulte de la place que ces lectures accordent, le plus souvent, aux leçons sur la Philosophie de l'histoire.

On peut remarquer en effet que, paradoxalement, les lectures historicisées de la théorie normative de Hegel ne s'intéressent que rarement aux leçons sur la Philosophie de l'histoire. Ces leçons, auxquelles on n'a longtemps eu accès que sous la forme tronquée de La raison dans l'histoire Footnote 1, constituent sans nul doute «l'un des textes les plus mythogènes qu'ait connu l'histoire de la philosophie» (Renault, Reference Renault2015, p. 171). On y a couramment vu une conception métaphysique de l'histoire, dans laquelle «Hegel expliquerait qu'un absolu, ou une raison existant de toute éternité, se réalise progressivement dans l'histoire» (ibid.). La grande «théodicée» de l'esprit que propose la philosophie hégélienne de l'histoire serait à placer du côté des textes métaphysiques du philosophe allemand et ne pourrait par conséquent que faire obstacle à son actualisation.

De nombreuses tentatives récentes ont pourtant proposé des lectures stimulantes et non métaphysiques de la Philosophie de l'histoire, remettant en cause les principaux préjugés attachés à ce texte. La réflexion hégélienne sur l'histoire a été contextualisée en dialogue avec ses contemporains (Bouton, Reference Bouton2004) et de nouveaux thèmes ont fait leur apparition : les peuples plutôt que les grands hommes (Marmasse, Reference Marmasse2015), l'attention au présent plutôt que la ruse de la raison éternelle (Renault, Reference Renault2015), le tragique et la non-réconciliation plutôt que l'harmonieuse théodicée (de Boer, Reference de Boer and Dudley2009), le caractère empirique de l’écriture historique plutôt que son caractère métaphysique et abstrait (McCarney, Reference McCarney2000). Cette revalorisation relativement récente est particulièrement importante, puisqu'elle révèle en creux le manque d'interrogation sur le statut de l'histoire et de l'historicité qui sous-tend les interprétations d'une théorie historicisée des normes chez Hegel. En effet, si ces interprétations ont le mérite d'indiquer les apports de la pensée hégélienne pour une philosophie normative, elles prennent en quelque sorte l'historicité des normes chez Hegel comme un fait, et ne s'interrogent pas suffisamment sur ce qui, en droit, rend possible une telle conception. Est laissé vacant le questionnement sur ce qui, dans la philosophie hégélienne, permet de penser la production historique des normes.

La question que posait Herbert Marcuse au sujet de la conception de «l'historicité» (Marcuse, Reference Marcuse, Raulet and Baatsch1991 [1932]) dans la pensée de Hegel ne trouve ainsi pas véritablement de réponse dans les actualisations contemporaines de sa philosophie normativeFootnote 2. Ce n'est pourtant pas dans la Science de la logique et dans une ontologie du devenir, comme le croyait Marcuse, que se trouve la réponse à cette question : outre qu'elle s'avère difficilement compatible avec les lectures non métaphysiques actuelles de l'hégélianisme, une telle démarche se situe à un niveau de généralité trop élevé et manque la spécificité du devenir historique chez Hegel. Les leçons sur la Philosophie de l'histoire fournissent une porte d'entrée bien plus pertinente pour comprendre l'exigence qu'il y a à penser l'historicité des normes, puisqu'elles se concentrent sur la question de l'histoire en tant que telle et qu'elles se focalisent sur l'historicité d'une norme particulière — la liberté — qui est envisagée à partir de son apparition historique, de sa transformation et de son effectuation dans l'histoire.

L'importance de ces leçons tient en outre au fait que, contrairement à d'autres textes hégéliens, la question historique y est véritablement envisagée pour elle-même. Il ne s'agit pas, comme dans la Phénoménologie de l'esprit, de sélectionner quelques moments historiques particuliers pour servir au processus de formation de la conscience et introduire le sujet philosophant au point de vue du savoir absolu — ce qui empêche de considérer le chapitre VI de la Phénoménologie comme une philosophie de l'histoire au sens strict (Siep, Reference Siep2014 [2000], p. 72). Il n'est pas question non plus, comme c'est le cas dans l’Encyclopédie, de penser l'histoire depuis l'horizon d'une réconciliation de l’État et de la religion et d'allier la «Révolution» à la «Réforme», selon la formule de Hegel dans la remarque du paragraphe 552 (Hegel, Reference Hegel and Bourgeois2012, p. 572). Il existe assurément divers traitements de l'histoire dans la philosophie hégélienne, à quoi l'on devrait même ajouter une pluralité d’«histoires spéciales dotées de principes de développement et de rythmes distincts», selon que l'on a affaire à l'histoire de l'art, à l'histoire de la religion, ou encore à l'histoire de la philosophie (Renault, Reference Renault2015, p. 179). Mais les leçons sur la Philosophie de l'histoire ont l'indéniable avantage, selon nous, de traiter pour elle-même la question de l'historicité et la dimension nécessairement historique de la normativité, sans réduire ce questionnement à d'autres enjeux. C'est pourquoi nous nous concentrerons essentiellement sur ce texte pour en proposer une interprétation générale. Nous chercherons ainsi à montrer que, dans la Philosophie de l'histoire, la position hégélienne consiste à transformer en profondeur notre conception de la détermination historique afin de saisir la liberté comme norme créative et évolutive dans l'histoire. Nous verrons que Hegel substitue au rapport déterministe des causes et des effets la relation ouverte du problème (Aufgabe) à ses solutions, et qu'il pense le rôle normatif de la liberté en fonction d'un problème qui connaît une naissance et des transformations dans l'histoire. La philosophie hégélienne pourra alors être comprise comme une pensée qui réinscrit la nécessité de l'invention des normes dans les problèmes historiques et sociaux de chaque époque. La question de la production historique des normes trouvera par là à s’éclairer sous un nouveau jour alors même qu'elle restait présupposée dans nombre d'actualisations contemporaines de l'hégélianisme, puisque l'on comprendra que l'historicité des normes leur vient des problèmes historiques auxquels elles sont liées de manière essentielle.

1. Le problème historique de la liberté

Les leçons sur la Philosophie de l'histoire définissent très clairement l’évolution de l'histoire du monde à partir de la succession des problèmes auxquels elle donne lieu. De l'esprit et de ses transformations, Hegel écrit :

Toutefois, ce qu’était sa culture devient son matériau, et son labeur élève celui-ci à une nouvelle figure plus haute. Ses changements ne sont pas un simple retour à la même figure mais une élaboration, une purification, un parachèvement de lui-même, où, par la solution de son problème [die Lösung seiner Aufgabe], il se crée de nouveaux problèmes [neue Aufgaben] et multiplie la matière de son labeur [Arbeit]Footnote 3.

Le concept de «problème» ou de «tâche» (Aufgabe) est ici mobilisé pour décrire la succession des divers moments de l'esprit dans l'histoire, c'est-à-dire la succession des différents peuples, des différentes organisations sociales et des différents systèmes normatifs dans l'histoire. On sait que Hegel considère essentiellement quatre «règnes historico-mondiaux»Footnote 4 : le règne oriental, le règne grec, le règne romain et le règne germanique. Chacun de ces règnes ou de ces mondes affronte un problème et le résout à sa manière afin de constituer une certaine élaboration sociale, une «culture» (Bildung), dans laquelle le problème propre à cette société et à cette époque historique se trouve résolu, au moins partiellement. Si Hegel peut comprendre cette résolution comme un «labeur» (Arbeit), c'est parce qu'il rapproche l’évolution historique de la lenteur et de la pénibilité du travail, et qu'elle constitue un agir formateur par lequel l'esprit s'objective dans une œuvre qui lui fait face et où il peut se reconnaître de manière plus ou moins satisfaisante (Renault, Reference Renault2016). La «matière» que crée l'esprit d'un peuple n'est autre que la société dans laquelle il vit, avec ses lois et ses institutions qui résolvent le problème auquel un peuple a été confronté historiquement. Le texte hégélien suggère que cette résolution est toujours fragile et instable et que, comme dans tout travail, ce qui apparaît à un moment donné comme une résolution achevée peut se révéler n’être finalement qu'une résolution transitoire et insuffisante, voire même constituer à son tour un problème dans une étape ultérieure de l’œuvre.

On comprend que lorsque Hegel pense la progression de l'esprit du monde comme un approfondissement et un parachèvement de lui-même, il ne vise nullement à réduire l'ensemble de l'histoire mondiale à une évolution unitaire et longiligne, dénuée de pluralité, de difficulté et d'inventivité. Tout au contraire, la philosophie hégélienne de l'histoire ne néglige nullement les ruptures, les moments où «il fallut recommencer depuis le début», les «retours en arrière» à partir des «ruines» laissées par les sociétés antérieures (Hegel, PH, p. 90). Elle se concentre non pas sur le devenir linéaire de l'esprit, mais sur sa «différenciation» historique (ibid., p. 91), sur les nouveautés qui surgissent dans l'histoire et qui introduisent un enrichissement réel de l'esprit du monde. Cette multiplicité inventive et laborieuse, qui constitue la marque de l’évolution historique, est due aux «nouveaux problèmes» qui se font jour à chaque fois qu'un peuple croit avoir trouvé une solution stable aux problèmes essentiels de son temps. C'est précisément parce que les hommes doivent incessamment résoudre de nouveaux problèmes qui se posent à eux dans l'histoire qu'un élément de nouveauté et de pénibilité refait toujours surface dans le cours de l'esprit du monde.

De là vient l'exigence à traduire le terme Aufgabe par «problème» plutôt que par «tâche», et à penser l’Aufgabe comme un problème dont la résolution constitue une tâche pour les peuples et les acteurs de l'histoire. C'est tout le dynamisme de la philosophie hégélienne qui se joue ici, car Hegel ne pense nullement que les différents peuples se donneraient arbitrairement des tâches et des objectifs à accomplir dans l'histoire, et il considère encore moins qu'une forme de finalité transcendante par rapport à l'action des hommes guiderait les peuples dans l'histoire. Tout au contraire, il saisit chaque peuple comme étant confronté à une situation problématique pour laquelle il invente des solutions qui sont inévitablement précaires et qui, surtout, constituent à terme des problèmes ultérieurs pour les peuples et les générations à venir dans l'histoire. Cette processualité créative de l'action historique des hommes explique qu’à la réalisation de tâches fixées arbitrairement ou transcendant la conscience des hommes, Hegel substitue l'idée d'une pluralité de problèmes historiques auxquels les peuples apportent des solutions nouvelles. C'est notamment ce qui distingue sa philosophie de l'histoire de celle de Kant, qui, dans l’Idée d'une histoire universelle au point de vie cosmopolitique, subordonnait les problèmes humains (caractérisés notamment par l'insociable sociabilité) à la réalisation du «dessein de la nature» en imaginant que la concurrence entre les hommes allait d'elle-même, à terme, réaliser une organisation pacifiée du monde, comme si «un accord pathologiquement extorqué en vue de l’établissement d'une société [pouvait] se convertir en un tout moral» (Kant, Reference Kant and Piobetta1990, p. 70 et p. 75). À la différence de la perspective téléologique kantienne, chez Hegel, ce sont les problèmes humains eux-mêmes qui, par l'exigence de résolution qu'ils imposent aux individus et aux peuples, constituent le moteur de l'histoire, sans qu'il y ait besoin de présupposer une quelconque finalité de la nature transcendant les problématiques interhumaines.

S'il est néanmoins possible d’écrire une philosophie de l'histoire, c'est parce que la pluralité inventive des problèmes historiques peut être synthétisée à partir d'un problème central : celui de la liberté. Hegel considère ainsi que «l'histoire mondiale est le progrès dans la conscience de la liberté» et que «la fin ultime du monde, c'est donc la conscience qu'a l'esprit de sa liberté» (PH, p. 64–65). Cela ne signifie pas que la liberté constitue l'unique problème dans l'histoire des hommes, mais seulement qu'il s'agit d'un problème particulièrement important qui oriente l’écriture hégélienne de l'histoire du monde et à partir duquel il devient possible de donner un sens au devenir historique. N'est pas non plus impliqué par là que le problème de la liberté recevrait une unique acception dans l'histoire. Au contraire, l'histoire ne trouve une signification que dans le surgissement du problème de la liberté et dans sa différenciation, c'est-à-dire dans les éléments pluriels et nouveaux qui vont surgir en lui. Le problème de la liberté a donc une naissance et un développement différencié, et l’écriture d’une philosophie de l'histoire a pour objectif de donner le sens de cet avènement et de cette différenciation.

D'après la philosophie hégélienne de l'histoire, le problème de la liberté serait né en Égypte dans le moment de transition du règne oriental au règne grec. «Le problème de l'esprit égyptien [die Aufgabe des ägyptischen Geistes], c'est que la pensée doit ressortir, la pensée en laquelle l'homme se saisit lui-même» (PH, p. 363), c'est-à-dire se saisit comme être libre. Les leçons insistent particulièrement sur la manière dont l’Égypte, en héritant de certains éléments qui s’étaient développés dans le monde oriental, a su poser ce problème absolument nouveau dans l'histoire. Alors que les Orientaux prenaient la nature comme «assise» (ibid., p. 326) de leurs croyances et de leurs actions, et que ses lois éternelles constituaient le système normatif à partir duquel ils orientaient leurs vies, les Égyptiens ont eu l'intuition que les hommes pouvaient guider leur existence en fonction du principe proprement spirituel de la liberté. Déjà en Orient, au sein de l'Empire perse, trois éléments étaient venus introduire le principe de la spiritualité libre et avaient concurrencé l'adoration orientale de la nature : le développement du commerce phénicien et la transformation de la nature qu'impliquait l'essor des activités économiques, les religions syriennes qui insistaient sur la souffrance et l'intériorité spirituelle des hommes, et enfin la religion juive qui avait arraché Dieu à la nature (ibid., p. 323–325). L’Égypte a recueilli l'héritage de ces éléments et a par conséquent dû affronter le nouveau problème historique qu'ils impliquaient : «Ce sont les éléments d'une nouvelle conscience de soi, dans laquelle il est impliqué que l'homme se propose de résoudre un autre problème, entièrement nouveau [daß der Mensch eine ganz neue, andere Aufgabe sich zur Lösung stellt]. Il nous faut considérer l’Égypte, le pays à qui revint la tâche de résoudre ce problème [diese Aufgabe zu lösen]» (ibid., p. 326).

Nous retrouvons ici l'insistance de Hegel sur le caractère absolument nouveau des problèmes historiques. En particulier, c'est la nouveauté du problème de la liberté dans l'histoire qui l'intéresse dans le moment égyptien. Le développement des besoins et des intérêts individuels qui s'est fait jour dans le commerce en Phénicie, l'accentuation nouvelle de l'intériorité religieuse dans les croyances de la côte syrienne (Hegel mentionne les cultes d'Adonis, de Cybèle et d'Apis), et le fait que les Juifs aient affirmé une forme de transcendance de Dieu par rapport à toute incarnation naturelle, tout cela confronte les individus à leur liberté proprement spirituelle, au fait que l'action humaine n'est pas réduite à suivre le grand cycle des lois de la nature. L’Égypte reçoit ce nouveau problème apparu sur la scène de l'histoire et cherche à lui donner une première formulation. C'est pourquoi elle est «le pays du combat, de la dialectique, le pays du problème [das Land der Aufgabe]» (PH, p. 361) : c'est là, sur les bords du Nil, que les êtres humains, pour la première fois de leur histoire, se trouvent confrontés au problème nouveau que constitue la conquête de leur liberté.

Les Égyptiens ne sont cependant pas parvenus à formuler clairement ce problème, ni à le résoudre entièrement. Ils ne sont pas parvenus à une formulation adéquate du problème de la liberté, parce qu'ils pensaient encore trop dans des catégories issues de la nature, c'est-à-dire qu'ils enfouissaient de manière énigmatique la question de la liberté humaine dans des forces et des êtres naturels qui sont incapables de lui donner une réponse satisfaisante :

Pour les Égyptiens, le vrai était encore le problème [Aufgabe] à concevoir, il était encore cette chose énigmatique [dieses Rätselhafte] et ils l'ont entrevu, ils l'ont déterminé pour eux-mêmes dans l'intuition de l'animal. Ceux qui reconnaissent que le vrai est à tous égards quelque chose d'inconcevable doivent être renvoyés du côté de ce qui est naturel, car l'esprit est pour lui-même clair, libre, il se révèle à l'esprit : l'esprit consiste à n'avoir rien d’étranger en soi. Mais la nature est dissimulation (PH, p. 344).

Le culte égyptien pour les divinités animales, leur «intuition de la vie animale comme de quelque chose de supérieur», les a empêchés de s'interroger sur la liberté humaine en tant que telle, autrement que sur le mode d'une intuition obscure. Sans doute les animaux divinisés ne sont-ils, en Égypte, que des «symboles» (PH, p. 347) indiquant une réalité supérieure, et il est possible que cette réalité supérieure soit la liberté humaine qui s’était imposée aux Égyptiens comme un problème à partir des différents héritages qu'ils avaient reçus d'Orient. Cependant, le fait que ces symboles ne soient pas explicités, qu'ils renvoient à des forces mystiques qui servent d'explication des phénomènes naturels, empêche la question de la liberté d’être clairement posée.

L’énigme que la Sphinge pose à Œdipe est ainsi révélatrice de l'esprit égyptien, puisque «c'est le sphinx, le hiéroglyphe, le fait d’être une énigme [Rätsel] qui détermine surtout le caractère de l’Égypte» (PH, p. 328). À l'animal mythique qui parle sous forme de mystères, c'est un Grec, un Thébain, qui répond de manière claire et sans détours (ibid., p. 363). Sans doute la réponse d’Œdipe à l’énigme de la Sphinge est-elle la source de nouveaux problèmes, auxquels feront face les règnes grec, romain et germanique. Mais elle aura eu pour mérite de formuler clairement et distinctement le problème historique de la liberté. Ce n'est pas à dire que les Grecs aient résolu de manière définitive le problème, mais ils ont au moins su exprimer adéquatement la difficulté dans laquelle se trouvaient les hommes à partir de cette époque. Leur fameux Gnothi Seauton, le fait que, pour les Grecs, «l'esprit doit se connaître et se saisir en son essence» (PH, p. 362), a moins apporté de véritable réponse qu'il n'a consisté en une clarification du problème historique.

Seule cette clarification rend possible une résolution ultérieure plus satisfaisante du problème de la liberté. En effet, parce qu'ils n'avaient pas su formuler clairement le problème, les Égyptiens ont été incapables d'y apporter un semblant de solution. L’énigme permet d'approcher la question de la liberté, mais pas de la résoudre. «Pourtant, la résolution de ce problème [die Lösung dieser Aufgabe] semble bien plutôt consister en ce que, dans l'individualité de ce peuple, l’énigme [das Rätsel] soit posée, et qu'elle ne soit pas résolue [nicht gelöst]» (PH, p. 328). C'est pourquoi, chez les Égyptiens, «le spirituel n'est donc pas encore parvenu à résoudre l’énigme, pas encore parvenu à la conscience libre» (ibid.). Plutôt que la liberté, on a bien plutôt affaire à «un esclavage dur et rigoureux» (PH, p. 351), et l'esprit égyptien en reste, comme l'ensemble du règne oriental, à l'idée selon laquelle un seul est libre, tandis que tous les autres sont réduits à des conditions serviles. Les Égyptiens ne parviennent pas véritablement à dépasser le fait que «dans la représentation orientale, on ne laisse aucune liberté à l'individu» (ibid., p. 355). Peut-être ont-ils l'intuition de cette liberté dans leur pratique de l'embaumement et de la momification, qui semble accorder une vie infinie à l’âme individuelle. Mais Hegel l'interprète comme un intérêt pour la survie du corps après la mort plutôt que comme le signe d'une connaissance de la liberté de l’âme (ibid., p. 357).

Si la réponse d’Œdipe marque le commencement d'une nouvelle étape dans la progression de l'esprit du monde, la figure de tyran qu'il incarne ne donne aucun contenu au problème de la liberté humaine que, pourtant, il aide à clarifier. Selon Hegel, «c'est seulement grâce à la liberté politique que cet ancien savoir parvient à la clarté» (PH, p. 363). La démocratie grecque, en particulier dans la période hellénistique classique, ouvre donc une ère où les hommes sont confrontés au problème de la liberté en tant que tel, et où par conséquent ils peuvent lui proposer un premier élément de réponse. Les Grecs incarnent assurément pour Hegel le premier peuple libre de l'histoire. Chez eux, l'individu acquiert pour la première fois une valeur sur la scène de l'histoire du monde. «Ils ont déjà très tôt manifesté un sentiment de soi consistant à s'estimer eux-mêmes» (ibid., p. 384). Dans leurs arts, et notamment dans leurs sculptures, on trouve une «impulsion joyeuse du sentiment de soi» et une «transformation du corps en une œuvre d'art» (ibid.). Les Grecs atteignent ainsi «l'intérieur, l'humain»; pour eux, l’élément essentiel «a tout d'abord reçu la forme d'une figure humaine et de la beauté que celle-ci revêt, de telle sorte que l'homme saisisse en elle sa propre liberté» (PH, p. 386).

Les figurations humanisées des dieux grecs témoignent de ce changement de perspective par rapport à l'esprit égyptien. Là où l’Égyptien reste soumis aux puissances de la nature, l'individu grec n'est déterminé que par lui-même; il est libre : «Celui qui était né grec devait tout d'abord se faire grec, et c'est une détermination essentielle de l'esprit, de se faire ce qu'il est» (PH, p. 389). La démocratie est ainsi «ce par quoi la constitution grecque se distingue» (ibid., p. 399), car elle est précisément cette organisation politique dans laquelle la voix de chacun est prise en compte en vue de l'autodétermination de la cité. En cela, la Grèce rompt avec le «despotisme oriental» et avec l'asservissement généralisé qui régnait en Orient et jusqu'en Égypte.

Pour autant, la liberté des Grecs reste ambiguë. Leur conception humanisée des dieux n'est pas tant la preuve de leur divinisation de l'homme, ou de leur reconnaissance du caractère divin — libre — en l'homme, que le témoignage d'une projection anthropomorphique sur des divinités qui restent dans l'ordre de la nature. «Poséidon n'est pas le dieu de la mer, le dieu est la mer elle-même, la mer en tant que dieu» (PH, p. 391), précise Hegel. Les Grecs n'ont donc pas réfléchi jusqu'au bout la liberté que, pourtant, ils vivaient concrètement à travers leurs institutions politiques et leurs pratiques artistiques. «Les Grecs sont donc libres, mais précisément pour cette raison, ils sont encore pris dans cette détermination de la naturalité» (ibid.). De là vient le fait que, en Grèce, seuls quelques-uns sont libres — les femmes et les esclaves étant exclus de l’égalité démocratique. La conséquence en est aussi que seule une «liberté formelle» (PH, p. 398) trouve à s'exprimer dans le monde grec. Cette liberté formelle signifie que, si l'individu grec fait ses choix en toute liberté, le contenu de ses choix lui reste dicté par les lois transcendantes de la nature et du cosmos, sans que les intérêts individuels soient véritablement pris en compte. C'est ce que veut dire Hegel lorsqu'il écrit que, en Grèce, «si l'homme accepte les choses telles qu'elles sont, il n'existe dès lors aucune discordance entre lui et ce qui existe, entre ce que l'homme veut et ce qui est» (ibid.).

L'homme grec choisit, mais il ne choisit pas ce qu'il choisit, et en ce sens sa liberté est seulement «formelle»; elle ne va pas jusqu’à inclure l'individualité dans le contenu de la volonté libre; il atteint «la libre individualité, mais pas encore dans la détermination de la moralité, bien plutôt comme mœurs, selon le côté objectif de la volonté» (PH, p. 401). C'est pourquoi l'individu grec vit pour son peuple, pour sa cité, pour ses dieux, et pourquoi sa particularité s'estompe finalement dans un ordre supérieur. Tiraillé entre son individualité non reconnue dans la cité et l'oubli de son être, «l'homme grec n'est pas réconcilié», comme l’écrit Gilles Marmasse : «Parce qu'il vit dans la particularité, quand bien même celle-ci est substantielle, il ne peut échapper à la contradiction» (Marmasse, Reference Marmasse2015, p. 309). Une telle contradiction éclate chez quelques individualités fortes, comme Socrate et Antigone, qui font valoir leur particularité contre l'ordre de la cité. Mais le sort tragique que ces quelques individus d'exception ont connu révèle à quel point la liberté intérieure n'a pas encore su trouver à s'institutionnaliser dans le monde grec.

Les Romains ont hérité de la résolution grecque de la liberté comme d'un nouveau problème. La solution qu'ils ont proposée n'a guère été plus satisfaisante, selon Hegel. Ils ont en effet concentré la liberté dans la «personne abstraite» (PH, p. 437), c'est-à-dire dans la personne juridique et «sans âme». Développant le droit, les Romains s'en sont tenus à cette liberté extérieure qui les fait honorer le devoir sans l’épouser intérieurement. Ils connaissent ainsi le divorce et la «séparation» (ibid., p. 438) entre la liberté intérieure et la liberté extérieure, là où les Grecs maintenaient unis ces deux aspects — au détriment, certes, d'un véritable droit à la particularité de la liberté intérieure. Le déchirement propre au monde romain a produit naturellement une obéissance aveugle aux lois de l’État et le «sacrifice absolu à l'Un» (PH, p. 446), ce qui ne pouvait conduire la République qu'au régime impérial. L'individualisation de la liberté a certes permis que la propriété et son accumulation fassent de quelques Romains les prototypes de «grands capitalistes» (ibid., p. 447), mais sa dimension purement juridique a abouti à la cohabitation conflictuelle des propriétaires égoïstes, de sorte qu'il fallait l’Imperator pour faire tenir ensemble les individualités isolées que sont les personnes juridiques. Comme le résument les Principes de la philosophie du droit, on n'a affaire dans le monde romain qu’à des «personnes privées […] que seul un arbitraire abstrait, poussé jusqu'au monstrueux, tient alors rassemblées» (Hegel, PPD, §357, p. 441).

Or, le déchirement romain a aussi donné naissance à la pure intériorité, au for intérieur détaché des intérêts matériels et mondains : ce n'est assurément pas un hasard, selon Hegel, si le christianisme est apparu dans le monde romain. En effet, contre la puissance froide de l'Empire et l'obéissance extérieure qu'on lui devait, «s'est dressé le sujet, la subjectivité absolue» (PH, p. 451). «C'est ainsi que survint la religion chrétienne, cette grande affaire de l'histoire mondiale» (ibid., p. 452). Comme le résume Allen W. Wood, là où les Grecs tendaient à concevoir leur réalisation d'eux-mêmes dans le fait d’être «membres de la communauté», et là où les Romains ont détruit la belle harmonie grecque en faisant prévaloir, par le droit abstrait, «les privilèges de l'individu» au point de soumettre tous les individus à un unique Empereur, les chrétiens découvrent le «sujet moral» capable de décider par lui-même, dans sa propre intériorité, et de trouver satisfaction en lui-même (Wood, Reference Wood1990, p. 22–23).

Alors, les hommes prennent véritablement conscience de la liberté, dans ce Dieu fait homme que représente le Christ et qui, à l'inverse des divinités grecques, incarne véritablement la divinisation de l'individu humain : «C'est à cela qu'aspirait le monde : […] que l'homme soit intuitionné comme Absolu» (Hegel, PH, p. 459). Le christianisme a ainsi produit «la réconciliation de l'homme avec Dieu et de Dieu avec l'homme» (ibid.), qui seule permet de reconnaître la liberté intérieure en chacun. C'est pourquoi, chez les chrétiens, «l'esclavage est proscrit» (PH, p. 469) et tout homme possède enfin une valeur en lui-même — en tant qu'homme, et non «en tant qu'il est grec, romain, brahmane, juif, en tant qu'il est bien ou mal né» (ibid.). Toute la difficulté est que, sous le règne romain, une telle idée ne peut que mener à «deux types d’États» (ibid., p. 465), l'un temporel et politique, l'autre éternel et religieux. Le problème de l'histoire mondiale va alors être d'inventer les institutions susceptibles d'accueillir la liberté intérieure et individuelle sans que celle-ci ne constitue un danger pour la société politique. Il faut, d'après Hegel, attendre «le principe de la monarchie des Temps modernes» (PH, p. 466) pour parvenir à une conciliation — toute relative, en réalité — de l'individualité intérieure, réaffirmée par la Réforme, et de la communauté politique.

La solution moderne au problème de la liberté reste insuffisante, comme l'a admis Hegel. Le «droit des individus à leur particularité» (Hegel, PPD, §154, p. 258) a surtout trouvé à se manifester dans la société civile et les activités économiques, où la poursuite égoïste du bien de chacun produit une richesse nationale qui ne parvient pas à abolir complètement la pauvreté et «l'engendrement de la populace» (ibid., §244, p. 323). L’État peut bien prendre en charge ses pauvres et chercher à l'extérieur, par la colonisation notamment, des moyens pour apaiser ses tensions internes, mais il ne saurait, selon Hegel, faire disparaître complètement la contradiction entre misère et richesse qui structure de manière principielle les sociétés économiques modernes et qui empêche toute résolution définitive en elles (de Boer, Reference de Boer and Dudley2009, p. 230–235). Même là où la liberté intérieure semble s’être réalisée plus harmonieusement, dans la liberté de conscience religieuse, est toujours à l’œuvre le risque d'un «fanatisme» qui conduit à la «dévastation» et qui s'avère incompatible avec toute forme d'institution et de tolérance envers autrui (Hegel, PPD, §5, p. 121). Ce que Hegel dénonce comme n’étant qu'une «liberté du vide», une pure furie de destruction, est un autre danger qui témoigne du fait que la solution moderne apportée à la question de la liberté reste encore et toujours un problème à résoudre.

2. Normativité et problématicité de l'histoire

Que déduire de ce parcours dans les leçons sur la Philosophie de l'histoire pour éclairer le rapport entre normativité et historicité chez Hegel? Il faut tout d'abord relever que la philosophie hégélienne ne s'attache pas à décrire la manière dont l'humanité, dans son histoire, serait guidée par des normes transcendantes qu'elle découvrirait petit à petit, comme si tout l'objectif de l'histoire humaine était de réaliser des principes anhistoriques. Hegel s'attache bien plutôt à montrer comment l'exigence normative de liberté est née historiquement et il cherche à comprendre comment elle s'est formée de manière immanente à l'histoire. À ses yeux, la liberté ne constituait pas une norme majeure pour les individus avant le moment égyptien de l'histoire du monde. C'est seulement à partir de la manière particulière dont l’Égypte a reçu certains héritages orientaux, dans lesquels s’était développé un début d'intériorité et d'individualité, que la liberté a pu solliciter l'intérêt des hommes dans l'histoire comme une exigence normative nouvelle. En cela, la pensée hégélienne met l'accent sur la production historique des normes et refuse tout type de transcendance qui les arracherait, d'une quelconque manière, à l'historicité. Comme par exemple Hume avant lui (Gautier, Reference Gautier2005), Hegel entend s'enfoncer tout entier dans l'histoire pour y saisir l'avènement d'une normativité immanente, sans jamais la réduire à quelque transcendance principielle que ce soit. C'est là notamment ce qui le distingue de la philosophie kantienne de l'histoire, dont on a rappelé précédemment qu'elle soumettait les problèmes historiques rencontrés par les hommes à la réalisation d'un plan de la nature et à une finalité qui leur échappaient.

Il faut par conséquent insister sur le fait que, à la différence de Kant, Hegel ne comprend pas tant l'exigence normative de liberté à la manière d'un but (Zweck) ou d'une fin (Ende) qu’à la manière d'un problème. Que la liberté soit à la fois une norme et un problème, qu'elle constitue un impératif normatif sur le mode d'une situation problématique, c'est précisément ce que le terme Aufgabe exprime en allemand. À la fois «problème» et «tâche à accomplir», l’Aufgabe désigne la situation problématique qui saisit les hommes et les oblige à s'atteler à sa résolution : l’Aufgabe désigne donc le problème en tant que sa résolution est l'affaire d'une tâche impérative. L'exigence normative de liberté n'est donc pas un idéal qu'il s'agirait de viser pour le réaliser davantage à chaque étape de l'histoire — à la manière, là encore, de l'Idée d'une paix éternelle à l’échelle cosmopolitique chez KantFootnote 5. Elle est l'impératif qui surgit au sein même des difficultés que doivent affronter les hommes à un moment donné de leur histoire. Nous sommes ici dans un cadre que, de manière anachronique, on pourrait qualifier de «pragmatiste» avant la lettre — et qui n'est pas indu, si l'on pense à l'importance qu'eut la philosophie hégélienne dans l’élaboration, par Dewey, d'une logique des problèmes (Point et Vuillerod, Reference Point and Vuillerod2019). Comme dans le pragmatisme deweyien, les normes n'ont de sens chez Hegel qu’à être réinscrites et ressaisies à l'aune des problèmes historiques et sociaux qui en font naître le besoin. C'est très exactement cette intuition fondamentale que cherche à rendre le terme d’Aufgabe, sur lequel le commentaire hégélien ne met pourtant que trop rarement l'accent.

La normativité est d'ailleurs à ce point liée à la problématicité historique que les hommes n'ont qu'une conscience confuse, au départ, des exigences normatives dont sont porteuses les situations problématiques qu'ils rencontrent. Pour les Égyptiens, le problème de la liberté n’était d'abord qu'une énigme (Rätsel) qui ne parvenait à se formuler que mystérieusement, à la manière d'un hiéroglyphe, et qui par conséquent rendait impossible toute réalisation effective de la liberté dans le monde. C'est dire que l'exigence normative est d'abord liée à une expérience négative dans laquelle les mots se cherchent encore et où la situation problématique dans laquelle les individus vivent n'est pas encore comprise pleinement. Il faut un dur labeur et un lent travail d’élaboration — celui qui a lieu entre l’Égypte et la Grèce — pour que le problème parvienne à s'expliciter de manière claire et distincte et pour que des premières ébauches de solution puissent voir le jour.

L'apport de solutions ne met cependant pas fin au problème, tout au contraire. Chaque tentative de résolution du problème de la liberté porte avec lui ses difficultés, qui obligent à chaque fois les hommes à proposer de nouvelles solutions — elles-mêmes porteuses de nouveaux problèmes. La manière dont Hegel envisage cette succession est différenciée. Il la pense au premier abord comme une progression quantitative. Pour les Orientaux, «[u]n seul est libre», pour les Grecs et les Romains, «[q]uelques-uns sont libres», et il faut attendre les nations germaniques, c'est-à-dire le christianisme, pour atteindre «la conscience que l'homme en tant qu'homme est libre» (Hegel, PH, p. 63). Or, cet élargissement quantitatif de la liberté dans l'histoire va de pair avec une progression qualitative, dans laquelle la conception que les hommes se font de la liberté se transforme à chaque époque en fonction des sociétés où ils vivent.

Ainsi, les Grecs ne pensent pas la liberté comme les Romains, et les Romains ne la pensent pas comme les chrétiens. La liberté grecque consiste essentiellement à obéir aux lois et aux mœurs de la cité, quand bien même l'individualité n'est pas absente dans l'Antiquité hellénistique. Elle est dite «formelle» en ce sens, mais elle n'est pas encore celle du formalisme juridique des Romains, où la liberté est certes individualisée, mais se limite à la personne juridique et non à l'individu concret. Ce sont les chrétiens qui, selon Hegel, élèvent la volonté intérieure au rang de liberté légitime. Pour reprendre la distinction d'Isaiah Berlin, on dira que le christianisme invente non seulement une nouvelle forme de liberté «positive», qui prend désormais la forme d'une obéissance à la propre loi de sa raison, mais aussi donne à voir une liberté «négative» qui n'avait pas véritablement d’équivalent dans le monde antique, puisque la liberté intérieure est susceptible désormais de donner lieu à des formes de déprises par rapport à tout ce qui peut faire obstacle à la volonté propre de l'individu (Berlin, Reference Berlin2002 [1958]). La liberté chrétienne a d'ailleurs donné lieu à une forme de rupture avec le monde, et tout l'enjeu de la philosophie hégélienne de l'histoire est de penser la réconciliation de la liberté intérieure avec les institutions sociales et politiques. Comme l’écrit Hegel, une fois le christianisme apparu, «c’était une autre tâche encore que d'incorporer ce principe dans la réalité de ce monde-ci — une tâche qui, pour être résolue et accomplie, exige un long et dur travail de formation culturelle» (Hegel, PH, p. 63–64). L'institutionnalisation de la forme chrétienne de la liberté donne donc naissance à un problème à part entière, au sein duquel la conception de la liberté continue à se peaufiner et à s'inventer.

Faut-il dire, comme Axel Honneth, que la solution hégélienne consiste en la promotion d'une «liberté sociale», qui serait entièrement originale par rapport à la liberté positive et à la liberté négative (Honneth, Reference Honneth, Joly and Rusch2015 [2011], p. 71–102)? Il est vrai que la reconnaissance intersubjective que l'individu moderne trouve dans la famille, dans la société civile et dans l’État peut être thématisée comme une forme originale de liberté, bien que le texte hégélien ne le formule pas tout à fait en ces termes. Pour autant, comme nous l'avons vu, Hegel ne considère nullement que la liberté individuelle serait parfaitement réconciliée avec l'extériorité dans le monde moderne. L'expression économique de cette liberté peut conduire à des contradictions insolubles du monde social, et certaines formes de fanatisme peuvent la retourner en pure et simple folie de destruction. La modernité ne résout en aucun cas de manière définitive et absolument satisfaisante le problème historique de la liberté. Pour Hegel, il ne s'agit que d'une nouvelle étape — la plus proche de lui — dans l'histoire de ce problème. Cette étape implique une conception singulière de l'exigence normative de liberté, originale d'un point de vue historique, ainsi que des solutions propres. Rien ne dit cependant que la liberté ne continuera pas à évoluer et à se transformer dans l'histoire afin de répondre aux problèmes que les résolutions modernes auront elles-mêmes suscités. De son époque, Hegel écrit :

Mais que cette liberté, telle qu'elle a été indiquée, soit encore elle-même indéterminée, ou que ce soit un mot doté d'une infinité de sens, qu'en étant ce qu'il y a de suprême, elle s'accompagne d'un nombre infini de malentendus, de confusions, d'erreurs et de tous les excès possibles, voilà quelque chose que l'on n'a jamais mieux su et dont on n'a jamais mieux fait l'expérience qu'au temps présent […] (Hegel, PH, p. 65).

On peut difficilement dire de manière plus claire que l'exigence normative de la liberté reste un problème à part entière pour le monde moderne, et que l'histoire reste ouverte sur ce point. Cette ouverture de l'histoire est l'une des principales originalités du concept hégélien d’Aufgabe. En pensant les normes depuis la notion de problème, Hegel opère un déplacement décisif dans la compréhension de la causalité historique. Alors que la relation de la cause à l'effet induit un rapport déterministe, comme si l'effet était tout entier compris dans sa cause, la relation du problème à sa résolution reste ouverte et inventive. La solution implique toujours un acte de création et un surplus d'invention par rapport au problème qu'elle vient résoudre, et en outre, un même problème admet plusieurs solutions possibles entre lesquelles on peut hésiter et choisir, et qui ne sont pas nécessairement incompatibles.

Il est vrai que le problème, et la manière dont on le comprend, orientent sa résolution. Hegel peut ainsi dire que «lorsque le problème [Aufgabe] est trouvé, lorsqu'il est déterminé, la solution [Lösung] est elle-même donnée par là en même temps» (PH, p. 361). Mais la solution elle-même, comme on l'a abondamment souligné, prend diverses formes historiques et se révèle à son tour problématique dans l'histoire. Cela témoigne de son indétermination fondamentale et de l’écart qu'elle maintient nécessairement avec le problème. Les hommes qui inventent des solutions sociales et politiques adaptées au problème historique des exigences normatives qui se font jour à leur époque ne se libèrent jamais de l'indécision profonde et de l'ouverture infinie qui grèvent leur geste d'une destinée imprévisible. C'est ce caractère du devenir et de l’événementialité proprement historiques que la philosophie hégélienne souhaite maintenir dans sa compréhension d'une historicité problématique, qui substitue le rapport du problème à ses solutions au rapport de la cause à ses effets (Renault, Reference Renault2015, p. 207–232).

La fameuse «dialectique» hégélienne, appliquée à l'histoire, n'est donc nullement la théodicée que l'on peint trop souvent; elle ne décrit pas l'histoire comme un processus purement logique, longiligne et prévu d'avance, dans lequel l'esprit absolu et éternel se contenterait d'apparaître progressivement à la conscience des hommes. La dialectique historique n'est autre qu'une philosophie des problèmes, qui ressaisit certes une certaine signification de la progression historique à partir du devenir de l'exigence normative de liberté, mais qui ne sacrifie jamais l'immanence de l'histoire au profit de la transcendance de valeurs éternelles.

Cette succession ouverte des problèmes et des solutions, irréductible à quelque processus logique prévisible d'avance, Hegel l'envisage de manière très concrète en articulant les aspirations collectives d'un peuple, l'action des grands hommes et la connaissance des philosophes. C'est l'agir historique des hommes qui, en dernière instance, oriente le cours de leur destin. On sait que les leçons sur la Philosophie de l'histoire considèrent que l'instinct et la passion des «grands hommes» (Hegel, PH, p. 74) mettent en œuvre et incarnent les moments décisifs de la progression de la liberté dans l'histoire mondiale. Néanmoins, ces grands hommes ne sont eux-mêmes que les émissaires d'une aspiration plus profonde partagée par l'esprit du temps. Leur instinct n'est que ce qui «réalisa ce dont le temps était venu» (ibid.), il est le déclencheur d'un processus qui les dépasse. Cette aspiration plus générale vient in fine des «peuples», qui certes se rassemblent sous la bannière du grand homme, mais qui portent «l'instinct inconscient» à la source de l'agir historique. Entre les individus du peuple et le grand homme, il y a une forme d'action réciproque par laquelle «il leur montre, et réalise, ce qui constitue leur propre impulsion immanente» (ibid.).

Le rôle du philosophe, de sa connaissance de la société et de sa connaissance de l'histoire, dans cette action réciproque des peuples et des grands hommes, n'est pas clairement défini par Hegel. Mais il ne fait aucun doute qu'il accorde une place centrale au savoir philosophique dans la capacité qu'ont les hommes d'agir sur leur époque et de faire progresser la liberté (Fischbach, Reference Fischbach and Tinland2005). L’écriture philosophique de l'histoire constitue un problème à part entière, qui consiste à donner sens aux moments distincts du cours historique. «Montrer en quoi consiste leur connexion, tel est le problème [Aufgabe] de l'histoire mondiale» (Hegel, PH, p. 124). Mais ce problème n'est nullement disjoint du problème historique de la liberté en tant que tel. Dans l’Encyclopédie, on sait que Hegel fait de l'esprit libre l'unité de l'esprit théorique et de l'esprit pratique, refusant de séparer de manière trop radicale ces deux aspects complémentairesFootnote 6. Déjà à Iéna, dans la Differenzschrift, il parlait du «besoin de philosophie»Footnote 7 auquel les contradictions d'une époque donnent à chaque fois lieu — un thème que la préface de la Phénoménologie de l'esprit reprend également. Il ne fait aucun doute que, pour Hegel, l'activité de connaissance a une part active pour comprendre les tendances du présent et pour nous orienter, à chaque époque, dans le problème de la liberté et dans ses résolutions possibles. Les philosophes sont à ses yeux les justes compléments des aspirations populaires et des actions des grands hommes. C'est dans cette triple alliance que, dans le meilleur des cas, devrait puiser l'histoire.

3. Conclusion

Nous comprenons mieux maintenant cette historicité qui sous-tend le questionnement hégélien sur la normativité. Si Hegel a pu réfléchir de manière originale sur les normes qui orientent la réalisation de soi, la coexistence sociale et le rapport à nos modes de justification à travers des institutions propres à la modernité, c'est uniquement parce qu'il avait développé, en amont, une profonde conception de l'historicité qui permettait de comprendre les exigences normatives en lien avec les problèmes historiques et sociaux qu'affrontent les hommes à une époque donnée. Les normes ne sont historiques, d'après la philosophie hégélienne, que parce qu'elles naissent et se transforment dans l'immanence des problématiques historiques. Ou, autrement dit, c'est le lien pragmatiste entre les normes et les problèmes qui soutient leur historicité fondamentale.

Les actualisations contemporaines de Hegel dans le sens d'une philosophie normative originale sont donc justifiées, mais elles ne peuvent véritablement se légitimer elles-mêmes qu’à interroger plus avant ce qui fait l'historicité des normes dans la pensée hégélienne et qui, dans ces actualisations, est le plus souvent considéré comme un fait ou laissé de côté comme un impensé. Ce pas de plus dans la réflexion suppose cependant de ne plus considérer les leçons sur la Philosophie de l'histoire comme un résidu de métaphysique dogmatique et de les mettre sur le même plan que la Phénoménologie de l'esprit et les Principes de la philosophie du droit. Qu'une telle lecture soit non seulement possible, mais nécessaire, c'est ce que nous voulions suggérer dans cet article.

C'est alors l'actualité de la philosophie hégélienne de l'histoire qui se fait jour. Nous parvenons ici à une conclusion très proche de celle que Jacques d'Hondt avait défendue dans sa Philosophie de l'histoire vivante : dans ses leçons sur la Philosophie de l'histoire, Hegel nous propose à la fois une compréhension rationnelle du processus historique et une invitation à la liberté, une saisie de la logique à l’œuvre dans l'histoire passée et un rappel à l'indétermination présente de l'action des hommes (D'Hondt, Reference D'Hondt1987, notamment le dernier chapitre, p. 429–452). Cet enseignement, comme le rappelait Jacques d'Hondt, n'a rien perdu de son exigence aujourd'hui et n'a rien à voir avec une quelconque spéculation métaphysique d'un autre âge. Nous avons voulu souligner que la notion de problème, d’Aufgabe, éclairait singulièrement ce constat en affirmant, d'une part, que la rationalité du passé tenait à la logique processuelle et dynamique qui lie un problème à ses solutions, et, d'autre part, que la centralité du problème de la liberté dans l'histoire constituait une ligne directrice qui n'a nullement atteint un point final et qui constitue, aujourd'hui encore, l'un des défis de la communauté humaine. Repenser pour notre temps le problème de la liberté à l'aune des situations problématiques dans lesquelles ce problème s'est déjà posé historiquement : tel serait l'enseignement qui, dans la philosophie hégélienne de l'histoire, n'a rien perdu de son actualité.

Footnotes

1 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La raison dans l'histoire (Reference Hegel1979 [1965]).

2 Sur le fait que Hegel est le premier à poser la question de l'historicité (Geschichtlichkeit) en tant que telle, voir Bouton (Reference Bouton1999).

3 G.W.F. Hegel, La philosophie de l'histoire, éd. M. Bienenstock (Reference Hegel and Bienenstock2009, p. 125, traduction légèrement modifiée, désormais noté PH dans le corps de l'article). Le texte allemand est donné à partir des Vorlesungen. Band 12 (Hegel, Reference Hegel1996). Nous faisons systématiquement le choix de traduire Aufgabe par «problème» plutôt que par «tâche», bien que les deux traductions ne soient nullement incompatibles.

4 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. J.-F. Kervégan (Reference Hegel and Kervégan2011, §352, p. 437). Désormais noté PPD dans le corps de l'article.

5 Voir de nouveau l’Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (Kant, Reference Kant and Piobetta1990), ainsi que l’écrit Vers la paix perpétuelle (Kant, Reference Kant, Poirier and Proust2006).

6 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, trad. B. Bourgeois (Reference Hegel and Bourgeois2012, §481, p. 517).

7 G.W.F. Hegel, La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, trad. B. Gilson (Reference Hegel and Gilson1986, p. 109).

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