Depuis l'introduction de l'expression « démocratie sanitaire » dans le cadre de la loi KouchnerFootnote 1, de nombreux projets ont été menés en vue de promouvoir la participation des usagers dans l’élaboration et l’évaluation du système de soin. Cette démarche repose notamment sur une volonté de reconnaître les « savoirs d'expérience » des usagers (ou anciens usagers) du système de soin — ce qu'illustre par exemple le recrutement de plus en plus fréquent (depuis le début des années 2010) de pairs aidants professionnels dans les services hospitaliers, en particulier dans les services de psychiatrie orientés vers le rétablissement. Dans ces services qui cherchent à aider les personnes atteintes de maladie chronique à « se rétablir » (« to recover »), il semble de plus en plus difficile de faire l'impasse sur la question de la reconnaissance des savoirs élaborés spécifiquement par les patients.
Dans le champ de la santé mentale, on pourrait définir en première approche le rétablissement — en relevant ses dimensions classiquement mises en avant — comme un parcours de vie par lequel une personne atteinte d'une maladie mentale ou de troubles psychiques chroniques parvient à se réapproprier activement le sens de son existence malgré la persistance de la maladie. On distingue, en ce sens, le rétablissement de la « guérison » (où il serait question de la disparition de la maladie), mais aussi de la « rémission » (qui renvoie quant à elle à la disparition des symptômes de la maladie au prix d'un suivi médicamenteux). Dans le cas d'une maladie dite psychotique, par exemple, la « guérison » impliquerait la disparition de l'ensemble des manifestations de la maladie que peuvent être par exemple les idées délirantes et les hallucinations. Or le processus de rétablissement, au contraire, signifie simplement que la personne qui traverse des troubles psychiques à un moment de son existence parvient à changer son rapport à ses expériences de sorte qu'elles ne l'empêchent plus de « vivre sa vie ». Le rétablissement, à cet égard, est aussi utilisé par contraste avec l'idée de « stabilisation » (pour reprendre le terme en usage en psychiatrie), puisqu'il renvoie à l'idée d'un devenir de la personne qui parvient à s’épanouir dans son existence.
Au-delà de cette définition relativement consensuelle, il faut noter que la notion de rétablissement comprend aussi — et surtout — toute une dimension sociale et politique, qui s'explique notamment du fait de l'histoire de cette notion dans le champ de la santé mentale. Un bref historique du mouvement du rétablissementFootnote 2 montre d'abord que ce sont les usagers de la psychiatrie eux-mêmes qui ont contribué à l’élaboration de cette notion pour parler de leur parcours de vie et de la manière dont ils sont parvenus à se sortir de leur situation difficile. Les témoignages de personnes qui se disaient « rétablies » étaient alors ceux de personnes qui parlaient d'elles-mêmes comme des « survivants de la psychiatrie » et qui cherchaient à faire entendre et reconnaître leurs voix d'usagers (ou d'anciens usagers) du système de santé. Le recours à la notion de « rétablissement », clairement conceptualisé par des personnalités comme Patricia Deegan dans les années 1980, indiquait alors une volonté d'aller plus loin dans les pratiques que proposaient déjà les programmes de réhabilitation psychosociale, en donnant davantage de place à la parole du patient et à son vécu pendant le parcours de soin. Aussi, soutenir le rétablissement et les démarches que l'on dit « orientées vers le rétablissement », c'est, qu'on le veuille ou non, adopter une position politique marquée sur la question de la santé.
À l'occasion de la première journée du « forum rétablissement » organisé en France en 2016, Christophe Devys (directeur général de l'Agence Régionale de Santé en Île-de-France), dans son discours d'ouverture, témoigne par exemple de son engagement pour l'idée de « démocratie sanitaire » en montrant le lien étroit qu'elle entretient avec celle de « rétablissement » et celle d’« empowerment » qui l'accompagne. Il rappelle en effet que « poser la question du rétablissement, c'est évidemment poser la question du point de vue de la personne vivant avec un trouble psychique, parce qu'on n'est pas rétabli mais on se rétablit » ; de sorte que toute démarche qui s'intéresse au rétablissement se doit de donner une place réelle au témoignage de ceux qui ont effectivement eu un « parcours de rétablissement » — qu'ils se considèrent comme rétablis ou bien qu'ils soient encore en voie de rétablissement. On comprend que l'objectif affiché par les coordonnateurs de cette journée est, chaque année, de donner la parole à des usagers de la psychiatrie afin qu'ils témoignent de leurs propres parcours de rétablissement. Cette journée s'inscrit ainsi dans la mouvance de nombreuses initiatives récentes au sein du secteur institutionnel, qui ont en commun de chercher à valoriser la parole des personnes vivant des situations de souffrance psychique, en partant de l'idée selon laquelle ces personnes ont quelque chose à dire de partageable sur ce qu'elles ont traversé pendant leur parcours de soin. Reste que la reconnaissance, et plus précisément la reconnaissance institutionnelle de tels savoirs d'expérience, ne va pas sans poser des difficultés aussi bien au niveau pratique qu'au niveau théorique.
Du point de vue pratique, il s'agit en effet de repenser l'organisation des systèmes de soin pour permettre une réelle insertion d'acteurs d'un genre nouveau. Quel statut, par exemple, donner à ces « pairs aidants » qui interviennent désormais comme membres à part entière d'une équipe soignante ? Quelle formation peut-on et doit-on exiger de ces personnes dont le savoir reconnu tient avant tout à leur parcours de vie ? La collaboration avec la psychiatrie institutionnelle — bien qu'attendue et désirée — suppose aussi certains compromis dans les pratiques et les discours de certains anciens usagers de la psychiatrie. Accepter de devenir contractuel de l'hôpital, par exemple, ne va pas de soi pour un pair aidant, dans la mesure où le lien de subordination impliqué par le statut de salarié peut parfois être perçu comme un frein à la libre expression, voire comme une forme d'instrumentalisation qui leur impose le rôle de « patient modèle ».
Du point de vue théorique, l'expression même de « savoir expérientiel »Footnote 3 peut sembler un oxymoron, et elle prête flanc, à cet égard, à de nombreuses critiquesFootnote 4. En effet, en utilisant plus ou moins consciemment un modèle scientifique du savoir, on a traditionnellement tendance à associer le savoir à deux exigences qui semblent a priori incompatibles avec la possibilité d'une origine purement expérientielle : l'exigence de neutralité axiologique d'une part, et celle, d'autre part, d'une objectivité définie avant tout par la rupture épistémologique vis-à-vis de l'expérience commune (Bachelard, Reference Bachelard2004). Pourtant, on peut interpréter la volonté institutionnelle de s'appuyer sur le savoir des usagers pour mieux soigner comme une reconnaissance du fait que les seules connaissances scientifiques ne suffisent pas pour aider efficacement les patients à se rétablir. Quelle est donc la nature de ces « savoirs expérientiels » apparemment paradoxaux, et comment les faire exister dans un cadre institutionnel pour qu'ils puissent effectivement contribuer à une meilleure compréhension de la maladie et du rétablissement ?
Je chercherai ici à montrer que l’épistémologie pragmatiste offre un cadre pertinent pour penser une réelle intégration des savoirs d'expérience dans les dispositifs institutionnels orientés vers le rétablissement. En effet, alors que c'est souvent le contenu du savoir détenu par les usagers qui est valorisé (et intégré dans un cadre théorique déjà constitué), l’épistémologie pragmatiste permet de montrer que c'est surtout par leur capacité à redéfinir les cadres du savoir et repenser les méthodes de son élaboration que les usagers peuvent prendre activement part aux débats animant les politiques publiques qui les concernent.
1. La communauté d'enquête : un modèle pour penser les savoirs en jeu chez les patients experts
1.1. Quel(s) savoir(s) en jeu dans les différentes missions des médiateurs de santé pairs ?
1.1.1. Des missions « bidirectionnelles »
Le recrutement de « médiateurs de santé pairs » (désormais « MSP ») dans les services de psychiatrie orientés vers le rétablissement est particulièrement révélateur d'un processus actuel de valorisation institutionnelle du savoir expérientiel des patients. L’éventail des missions confiées à ces nouveaux professionnels du système de santé donne à voir concrètement le type de savoirs et de compétences qu'on leur prête du fait de leur expérience personnelle. Force est de constater, avant tout, la grande diversité de ces rôles. On a pu qualifier ces missions de « bidirectionnelles » (Gross, Reference Gross2020b, p. 168) parce qu'elles sont tournées à la fois vers les patients et vers la structure de soin.
D'une part, les MSP doivent jouer auprès des patients un certain nombre de rôles : soutien, écoute, apport d'informations sur leurs droits et sur les aides extrahospitalières, aide à la rédaction du « plan de crise conjoint »Footnote 5, etc. Les MSP peuvent aussi présenter aux patients leurs stratégies pour faire face à la maladie et aux symptômes : il s'agit alors pour eux de partager ces techniques permettant d'aider un patient en particulier à affronter sa situation (« coping »), ou bien de conseiller un groupe de patients dans le cadre de formations ou d'ateliers d’éducation thérapeutique. Les MSP sont amenés, enfin, à jouer leur rôle de « médiateurs » en faisant un travail de traduction entre l’équipe médicale et les patients. Ce rôle auprès des patients place parfois le MSP en position de véritable relais de l’équipe soignante, lorsqu'il est amené par exemple à favoriser — voire à surveiller (Godrie, Reference Godrie, Roelandt and Staedel2016, p. 155) — la compliance de certains patients et l'observance de leurs traitements.
D'autre part, les MSP ont bien souvent des missions qui les amènent également à influer directement sur l’équipe soignante, ainsi que sur la structure de santé qui les emploie. En effet, ils sont parfois amenés à intervenir dans les formations des soignants (au titre par exemple de « patient formateur »), dans l’évaluation de certains dispositifs de prise en charge, ou encore dans la création de nouveaux modules dans l'offre de services en réhabilitation psychosociale. Dans plusieurs services, les MSP sont considérés comme membres de l’équipe soignante à part entière, et, à ce titre, participent activement aux réunions d’équipe et aux prises de décision.
Cette liste (non exhaustive) de différentes missions attribuées aux pairs aidants professionnels montre différentes manières de comprendre et de reconnaître le savoir d'expérience, et cela peut nous aider à saisir ce que pourrait être une expertise proprement expérientielle qui justifierait la qualification d’« expert d'expérience » parfois utilisée pour désigner ces professionnels d'un genre nouveau.
1.1.2. Quels savoirs en jeu ?
Dans une certaine mesure, les pairs aidants qui interviennent dans les services de santé ont une utilité du simple fait de leur présence en tant que personnes ayant été affectées par des troubles mentaux et ayant réussi à se rétablir. Lorsqu'on évoque la dimension d’« espoir » et de « confiance » que suscite leur présence, lorsqu'on décrit la mise en place d'une dynamique d’« imitation » qui pourrait favoriser le rétablissement des patients, il n'est question d'aucun savoir ni d'aucune compétence spécifiques — sinon de ce qu'on pourrait qualifier de « savoir-être » implicite. De même, la capacité à écouter et l'aptitude à communiquer — souvent valorisée par ceux qui promeuvent la présence des MSP dans les services — sont certes des compétences utiles, mais il n'est pas sûr qu'elles existent de façon spécifique chez les personnes rétablies, et ce n'est peut-être pas là que se joue la reconnaissance de leurs savoirs originaux.
Un « savoir » qui semble en revanche propre aux pairs aidants reposerait plutôt sur l'expérience qu'ils ont eue, en première personne, à la fois de la maladie, de sa prise en charge, et du rétablissementFootnote 6. La notion de « savoir » désignerait ici un vécu original et singulier, plus ou moins réflexif, plus ou moins explicité, et plus ou moins susceptible d’être généralisé au-delà du simple cas singulierFootnote 7. Valoriser ce savoir, ce serait donc mettre au jour les informations que les patients ont recueillies au cours de leur propre parcours — ces informations pouvant porter sur la maladie en elle-même, sur sa prise en charge, ou sur les stratégies qu'ils ont su mettre en place pour gérer la maladie. Mais ce qu'on appelle ici « informations » recouvre en fait des réalités assez différentes. En particulier, il peut s'agir d'informations factuelles (des stratégies qui ont permis de faire face à la maladie par le passé, par exemple), mais aussi de ressentis et d'impressions entièrement subjectifs dans lesquels d'autres peuvent éventuellement se reconnaître (« ce que ça fait d'avoir vécu ça », par exemple)Footnote 8. Le psychiatre Jean Naudin (Reference Naudin, Roelandt and Staedel2016, p. 177–178) développe sur ce point l'idée selon laquelle c'est précisément dans cette expérience originale de la réalité que consiste le savoir spécifique d'un pair aidant — un savoir de type phénoménologique, donc. Chaque patient dit « expert » est ici expert de son propre vécu, et c'est en tant que témoin de son expérience personnelle qu'il pourrait intervenir dans les services auprès d'usagers vivant une situation problématique suffisamment similaire à la sienne pour que son témoignage puisse être reçu et réapproprié par eux.
Pour répondre aux critiques qui ont tendance à réduire leurs savoirs à de simples témoignages, les associations d'usagers soulignent qu'elles font aussi un travail d'appropriation des connaissances scientifiques sur les maladies qui les concernentFootnote 9. De fait, les MSP ont souvent un rôle à jouer en matière de vulgarisation (c'est-à-dire de médiation scientifique auprès d'un public profane), ce qui implique de leur part non seulement de posséder des connaissances scientifiques suffisamment solides, mais aussi de croiser ces connaissances avec les préoccupations des personnes concernées. Ce savoir scientifique est en effet réinterprété au prisme des enjeux de la situation particulière vécue par le patient, et, dans cette configuration, on voit bien se dessiner une forme originale de savoir, puisque c'est grâce à leur propre expérience vécue — dans la mesure où elle est partagée avec celle du patient — que les pairs aidants sont les mieux à même de percevoir les préoccupations d'un usager, et donc de cerner la perspective dans laquelle projeter les notions scientifiques de façon à ce qu'elles fassent sens pour ce dernier.
Or, il me semble que c'est précisément dans cette capacité à analyser la situation du patient en fonction d'enjeux propres que se joue l'essentiel du savoir expérientiel spécifique aux MSP. Des exemples de rôles qui mobilisent clairement cette forme originale de savoir sont l’évaluation critique des dispositifs ou la création de nouveaux modules en réhabilitation psychosociale. On attend alors des MSP qu'ils soient plus sensibles aux différentes facettes des problèmes qui peuvent se poser aux patients, parce que l'on admet que ces pairs aidants ont un accès privilégié à la dimension existentielle de la condition de malade. Cette capacité à comprendre autrement ce qui est problématique, ce qui est significatif ou ce qui est en jeu pour un patient dans une situation donnée constituerait donc une dimension essentielle du savoir propre au pair aidant.
Reste que l'on touche ici la limite de tout savoir purement expérientiel : l'existence de chacun étant singulière, deux expériences ne sont par définition jamais superposables, si bien que ce n'est pas parce qu'un MSP aurait été diagnostiqué schizophrène qu'il pourrait prétendre « comprendre parfaitement » un autre schizophrène. Ce point de débat est souvent soulevé à propos du caractère transversal des compétences d'un MSP : n'est-il le « pair » que des patients à qui l'on a diagnostiqué la même maladie mentale que lui ? Je reviendrai plus loin sur cette question, mais on voit déjà émerger l'exigence d'un savoir qui serait à élaborer en permanence et collectivement entre pairs aidants : le réduire à une pure et simple « intuition » individuelle conduirait au risque d'une projection injustifiée du vécu propre sur l'expérience des autres.
Si l'on admet que cette forme spécifique de savoir repose sur un certain nombre d'enjeux existentiels, on est amené à conclure que ce savoir est imprégné de jugements de valeur qui peuvent s'avérer critiques, voire contestataires. En insistant sur le caractère politique de ces enjeux, certains auteurs vont jusqu’à affirmer que le savoir des MSP porte avant tout sur les rapports de domination à l’œuvre dans les systèmes de soinFootnote 10. D'autres auteurs expriment leur perplexité face à cet aspect « militant » des éclairages apportés par les MSPFootnote 11. Plutôt que d’écarter ces expériences sous prétexte qu'elles seraient trop engagées et donc trop partiales pour être considérées comme un réel savoir, il s'agira ici de se demander à quelles conditions ces expériences peuvent — tout en assumant leur portée critique — être considérées comme suffisamment constructives pour être valorisées et institutionnellement reconnues comme des savoirs en tant que tels.
Cette brève typologie vise à montrer que la diversité des formes de savoirs que l'on peut reconnaître spécifiquement aux MSP empêche de réduire leur savoir expérientiel à un simple apport de contenu ou à de simples informations factuelles. C'est pourquoi je vais tenter de montrer que valoriser institutionnellement ces savoirs d'expérience suppose d'accorder à ceux qui en sont porteurs une réelle place dans l’élaboration du savoir sur la maladie et sur sa prise en charge. Aussi, lorsque la ministre française des Solidarités et de la Santé Agnès Buzyn affirme que « le renouvellement du modèle de la démocratie sanitaire tel qu'on le connaît aujourd'hui passera par cette intégration du retour d'expérience du patient dans l’évaluation du système de soin, des parcours ou des pratiques » (Buzyn, Reference Buzyn and Biosse-Duplan2017, p. xii), il me semble important de préciser que cette « intégration » ne doit pas se limiter à un simple recueil de données, mais qu'elle doit se caractériser par la participation effective des personnes concernées. Autrement dit, valoriser les savoirs d'expérience ne saurait se réduire à la simple consultation de témoignages, mais cela doit passer par une réelle négociation sous la forme d'une enquête collective.
1.2. Le modèle pragmatiste de la communauté d'enquête
L’épistémologie de John Dewey fournit un cadre théorique qui me semble pertinent pour décrire les modalités de participation active des pairs aidants dans l’élaboration de savoirs en commun.
1.2.1. Une enquête pratique, pluraliste, participative et provisoireFootnote 12
A) Des savoirs situés dans la pratique
Pour commencer, la philosophie pragmatiste nous oblige à prendre en considération le fait que tout savoir — y compris la connaissance scientifique — est situé, c'est-à-dire impliqué dans une situation d'action particulière, un contexte donné. Selon Dewey, le savoir se constitue sous la forme d'une « enquête » qui vise toujours la résolution d'un problème réel, initialement ancré dans la pratique. En ce sens, la logique de la science n'est pas en rupture avec la logique du sens commun — ce qu'affirmait Bachelard —, et il serait vain de vouloir détacher la science de cet ancrage pratique. Le savoir scientifique opère ainsi une sélection dans la réalité pour ne retenir d'elle que les éléments de réponse à la question posée. À cause de cette réduction méthodologique, constitutive de la scientificité même, la science ne peut jamais prétendre épuiser la totalité de la réalité qu'elle étudie. Dans son article de 1906 intitulé « La réalité comme expérience », Dewey prend l'exemple d'un piocheur dans un chantier de fouilles pour illustrer l'idée que l'expérience pratique d'interaction directe avec le monde — où la situation est vécue avant d’être objectivée et formalisée dans un but de connaissance — donne accès à une réalité irréductible à ce que la science peut en dire :
C'est en tant qu'elle est une expérience elle-même vitale ou directe, en tant qu'expérience humaine (aspects qu'ignore la formulation qu'un géologue, un physicien ou un astronome peut en donner) que cette dernière [l'expérience pratique du piocheur] est plus satisfaisante, et aussi plus vraie, en ce sens qu'elle a plus de valeur pour d'autres interprétations, pour la construction d'autres objets sur lesquels se fondent d'autres projets (Dewey, Reference Dewey2005).
Dire ainsi que la science n'est qu'un « projet » parmi d'autres dans la confrontation à une situation, c'est dire la nécessité de compléter la perspective scientifique par les perspectives expérientielles qui engagent d'autres activités que la science. Le caractère situé de la science n'est donc pas un problème selon Dewey, dans la mesure où elle ne prétend pas inclure dans son modèle toutes les dimensions d'une situation, mais se donne au contraire les moyens d’être compatible avec les autres perspectives sur la situation qui viendront compléter la sienne.
B) Une enquête plurielle et participative
Corriger la vision unilatérale créée par la réduction méthodologique induit alors la nécessité, pour comprendre une situation dans sa complexité, de varier les perspectives à partir desquelles on l'appréhende — autrement dit, de faire discuter une pluralité d'enquêteurs qui l'appréhenderont à partir d'enjeux spécifiques, parfois conflictuelsFootnote 13. Il ne s'agit pas seulement ici de mettre en commun des propositions de solutions pour répondre à un problème déjà défini et qui se poserait de manière identique à tous les acteurs ; il s'agit au contraire de mobiliser toutes les expériences de la situation problématique pour reconstruire ensemble les données du problème lui-même. Or, se donner les moyens de comprendre ensemble en quoi exactement la situation est problématique suppose de prendre conscience des tensions contradictoires qui constituent toute situationFootnote 14. Dans la mesure, alors, où chaque enquêteur se trouve mobilisé dans la construction du problème lui-même, on comprend qu'il est vain de procéder à une forme de division du travail intellectuel, où il s'agirait pour certains d'apporter des témoignages et des contenus d'information, et pour d'autres de formaliser ces informations dans des concepts et des modèles intégratifs. Une telle manière de faire reviendrait en effet à projeter une grille d'interprétation externe à la situation vécue, là où la conceptualisation doit, d'après Dewey, procéder de l'expérience elle-même pour aider à faire émerger la signification de l'interaction avec la réalité.
C) Des savoirs provisoires
De même, enfin, que le problème en jeu doit être élaboré à plusieurs et sans cesse redéfini en prenant en compte l'intervention de nouveaux acteurs, de même les objectifs mêmes de l'enquête — c'est-à-dire les critères d'acceptabilité de la solution recherchée — doivent être soumis au débat et réévalués en cours d'enquête par la totalité des acteurs concernés. Critiquant en effet la conception qui « exclut les fins [de l'enquête] du champ de l'enquête et réduit l'enquête à une affaire tronquée et déformée consistant à découvrir des moyens pour des objectifs déjà fixés » (Dewey, Reference Dewey1993, p. 599), Dewey affirme qu'il faut toujours considérer les fins visées par l'enquête comme des hypothèses provisoires, à réévaluer régulièrement à travers un débat. Cela s'avère particulièrement pertinent en ce qui concerne la notion de rétablissement, qui échappe à toute grille de critères consensuels et objectifs qui nous permettrait de dire quand, finalement, on a atteint cette « fin » qu'est le rétablissement.
En effet, le modèle du rétablissement — du fait même de l'importance donnée, dans la définition du terme, à l'expérience vécue de la personne concernée et à l’évaluation de sa situation — met en difficulté les critères de rationalité en vigueur dans le système de soin institutionnel, qui sont largement inspirés de la médecine factuelle (« evidence-based medicine », EBM). Dans le cadre de la médecine factuelle, on admet comme recevables uniquement les thérapies dont l'efficacité a été prouvée par des études statistiques à grande échelle. Cela implique que les seuls effets pris en compte soient de nature quantifiable et mesurable au moyen d'un dispositif expérimental approprié. Ces critères d’évaluation se veulent suffisamment objectifs pour protéger le système de soin contre le charlatanisme et pour optimiser l’équilibre bénéfices-risques présent dans chaque démarche thérapeutique. Or, on comprend vite que ce type d’évaluation est particulièrement difficile à mettre en place dans le cas de démarches thérapeutiques orientées vers le rétablissement dont les résultats ne s'expriment pas, a priori, sous une forme quantifiableFootnote 15.
1.2.2. La constitution d'une communauté d'enquête en psychiatrie
Il me semble que ce cadre théorique deweyen s'avère particulièrement pertinent pour analyser le projet visant à intégrer les MSP dans la communauté d'enquête constituée autour de la question du rétablissement. Le psychiatre américain David H. Brendel proposait déjà en 2006 de caractériser l'action soignante en psychiatrie comme une « enquête » au sens de Charles Sanders Peirce et Dewey. Dans son livre Healing Psychiatry, il résume les principes que nous venons d'exposer par une formule de son invention — « les quatre P » — pour signifier que le savoir produit par cette enquête doit être pratique, pluraliste, participatif et provisoire (Brendel, Reference Brendel2009, p. 29). L'intégration de patients (à titre d'experts) dans l'institution de santé semble être une condition nécessaire pour remplir ces exigences, en ce sens que cela permet de faire exister ce qu'on pourrait qualifier (en utilisant le vocabulaire de Peirce, puis de Dewey) de véritable « communauté d'enquête », où chaque acteur se définit comme « co-enquêteur » pour éclairer une situation problématique qui le concerne plus ou moins directement. C'est une telle communauté qui permet aux personnes concernées d’émerger comme un publicFootnote 16 conscient de lui-même, capable de se redéfinir en permanence, de respécifier la situation problématique autour de laquelle il se réunit, et d'interroger sa propre démarche — autant de conditions indispensables à l’émergence d'une enquête collective véritablement démocratique. L'existence et la force de ce public sont alors fonction de sa variété et de la pluralité des perspectives qui le constituent.
Notons, à cet égard, que la différence entre les divers membres de ce qui pourrait être une communauté d'enquête en psychiatrie ne tient plus à une opposition trop schématique entre, d'un côté, une perspective « théorique » (celle que représenterait le savoir médical), et de l'autre une perspective empiriquement située, et donc empreinte de jugements de valeur (celle que représenteraient les patients). La persistance d'une telle opposition témoigne en effet d'une méconnaissance à la fois des outils théoriques développés et mis en œuvre dans le parcours de soin, et de la part proprement expérientielle constitutive de tout savoir professionnel. Il serait en effet tout aussi réducteur d'assimiler le savoir des soignants au pur produit d'une formation théorique et académique que d'assimiler les savoirs des patients à un pur témoignage passivement enregistré. Dans le paradigme de la communauté d'enquête, reconnaître le savoir des patients implique par la même occasion de reconnaître les savoirs d'expérience des soignants, qui ne se contentent jamais d'appliquer à la lettre les cadres théoriques vus pendant leur formation. Insister sur l'importance d'une reconnaissance des savoirs d'expérience des patients, ce n'est pas simplement valoriser un savoir pratique qu'on opposerait à un savoir théorique, mais c'est affirmer la nécessité de pluraliser les perspectives sur une réalité qui dépasse toujours l'image qu'un modèle peut nous en donner. Les « co-enquêteurs » constitutifs du public sont autant d'acteurs situés par rapport à une situation jugée problématique à plusieurs titres.
1.2.3. Des enquêteurs en transaction dans leur milieu
Le cadre théorique pragmatiste (et plus précisément deweyen) nous permet alors d'insister sur les possibilités et la marge de transformation inhérentes à toute situation problématique. Si la réalité ne fait plus l'objet d'un savoir univoque, totalisant, voire absolu, c'est parce qu'elle est essentiellement évolutive. Se mettre en quête d'une vérité définitive et absolueFootnote 17, c'est aller à l'encontre de cette fluidité constitutive de la réalité en faisant barrière aux processus constants de transformation qui y sont à l’œuvre. À cet égard, il est important de souligner que Dewey, à la fin de son œuvre, préférera le terme de « transaction » à celui d’« interaction » pour qualifier les expériences et les transformations à l’œuvre dans une situationFootnote 18 :
Si l'inter-action est la démarche par laquelle l'enquête considère les constituants inter-agissant comme autant de « faits » séparés et indépendants les uns des autres, alors la transaction est le fait considéré de telle sorte qu'aucun de ses constituants ne peut être adéquatement spécifié comme fait séparément de la spécification des autres constituants du problème en question (Dewey et Bentley, Reference Dewey and Bentley1949, p. 137 ; je traduis).
Le terme « interaction », en effet, laisse penser que l'existence et la définition des éléments en jeu dans une situation préexistent à leur rencontre et à leur mise en relation au sein d'un système que l'on pourrait étudier de façon isolée. En parlant de « transaction », au contraire, Dewey veut mettre de l'avant l'idée selon laquelle l'expérience précède la distinction entre deux pôles distincts que l'on pourrait définir indépendamment l'un de l'autre (comme lorsque l'on distingue le sujet et l'objet, ou encore l'individu et l'environnement). Les deux pôles de la relation ne sont pas des données préalables déterminant l'expérience, mais ils sont constitués par l'expérience elle-même, et en ce sens, ils sont sans cesse redéfinis au fur et à mesure que l'expérience évolueFootnote 19. Cette manière transactionnelle de penser la réalité laisse entrevoir la possibilité de fonder l'effort de transformation des institutions de soin sur une meilleure prise en compte de l'expérience et de la pratique de tous les acteurs impliqués, autrement dit de tous ceux qui se constituent en un public.
La question reste alors de savoir dans quelle mesure ce public — en intégrant des acteurs qui vivent des enjeux parfois conflictuels — peut et doit s'unifier autour d'une démarche cohérente et commune. Dans quelle mesure faut-il chercher à harmoniser les perspectives et les problématiques vécues pour que l'enquête s'avère pertinente, efficace et qu'elle conduise à une réelle amélioration de la situation problématique ? Dans sa Logique (1938), Dewey définit l'enquête comme « la transformation contrôlée ou dirigée d'une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu'elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié » (Dewey, Reference Dewey1993, p. 168). L'enquête doit donc parvenir à transformer une situation indéterminéeFootnote 20 en un « tout unifié » : les acteurs doivent finalement parvenir à se réunir autour d'un problème commun, d'une fin commune et de réponses communes. La tendance à l'institutionnalisation des savoirs d'expérience et à l'intégration d'anciens patients au sein des équipes soignantes semble bien indiquer cette volonté de faire émerger un public qui puisse parvenir à se reconnaître une forme d'unité, en dépit de sa diversité. Dans quelle mesure, cependant, peut-on envisager la constitution d'un public unifié sans en même temps renoncer à cette pluralité nécessaire à la construction d'une enquête véritablement démocratique ?
2. Peut-on institutionnaliser les savoirs sans les standardiser ?
2.1. Public ou contre-public : où situer le point de vue des patients experts ?
L’émergence de nouveaux points de vue au sein des équipes soignantes pose nécessairement la question de la possibilité d'une réelle cohérence au sein des équipes — d'autant plus que ces points de vue sont a priori valorisés pour leur hétérogénéité. Face au risque d'une perte de cohérence, il s'agirait donc de garantir — notamment par le biais d'une formation adéquate — la bonne intégration de ces nouveaux acteurs au sein du système existant. Mais ce processus d'intégration peut-il se dissocier d'un processus de normalisation et de standardisation des points de vue et des pratiques ?
Dewey, dans Le public et ses problèmes, nous rappelle que le risque couru par toute institution — que l'on peut définir comme une structure politique et sociale formalisée reconnue comme légitime, impliquée dans la régulation du pouvoir et dans les prises de décision publiques — est sa tendance à l'homogénéisation et à la fixité des pratiquesFootnote 21. Les modèles d'action et les valeurs, une fois instaurés publiquement, ont tendance à se perpétuer et à laisser moins de place à l’émergence de la nouveauté et de la remise en question. On pourrait craindre alors que la professionnalisation des MSP s'accompagne d'une forme d'homogénéisation qui ferait perdre à leur point de vue sa spécificité. Si une certaine forme d'harmonisation peut sembler nécessaire pour assurer une cohérence au sein du système de soin, il reste que la valeur ajoutée des MSP réside précisément dans leur capacité à se décaler des pratiques déjà existantes pour les apprécier à l'aune d'une nouvelle perspective, et ainsi pouvoir les critiquer et les amener à évoluer. Ces deux injonctions peuvent sembler contradictoires, comme le note Olivia Gross, qui parle à ce propos de « dilemme ontologique » (Gross, Reference Gross2020b, p. 170).
En ce sens, on peut comprendre la critique selon laquelle le projet d'intégrer officiellement des patients experts aux équipes de soin comporte des contradictions structurelles. La sociologue Lise Demailly évoque par exemple le risque d'un « émoussement » des savoirs des patients qui se produirait au fur et à mesure de l'intégration à l’équipe de soin (Demailly et al., Reference Demailly, Bélart, Roux, Dembinski, Farnarier, Garnoussi and Soulé2015, p. 129–130). Le développement d'une expérience professionnelle du patient s'accompagnerait paradoxalement d'une perte de son expertise propre et d'une dévaluation de ses compétences. De la même manière, en amont de (ou en parallèle à) l'accumulation de cette expérience professionnelle, la formation universitaire des patients aurait cet effet paradoxal de les priver de ce qui faisait leur valeur spécifique en leur imposant des grilles d'interprétation déjà définies. Le fait même que la qualification de « pairs » professionnels soit finalement officialisée par le système de santé est parfois perçu comme l'indice d'un processus d'homogénéisation « par le haut », qui empêche une prise de parole réellement singulière et originale des patients expertsFootnote 22.
Parmi les différentes critiques adressées aux projets de professionnalisation des pairs aidants, cette peur d'une standardisation des points de vue est souvent invoquée, et elle émerge aussi bien du côté des professionnels de santé (Bonnet, Reference Bonnet2020, p. 33) que de celui des patients experts ou des associations d'usagers. Certains témoignages de MSP indiquent même une impression d'avoir été instrumentalisés (Cassan, Reference Cassan, Roelandt and Staedel2016, p. 42). A contrario, certains anciens usagers de la psychiatrie, militants dans des associations, n'acceptent de jouer un rôle de médiation dans la prise en charge des patients qu’à condition de ne pas être assimilés à la catégorie de MSP. Il faut comprendre en ce sens la volonté de Vincent Demassiet, président du réseau REV FranceFootnote 23, de refuser le statut de patient expert salarié de l'hôpital, pour lui préférer celui de consultant indépendantFootnote 24. La liberté que lui confère ce dernier statut — indépendance que revendiquent fortement les membres de l'association du REV — serait selon lui garante d'une forme d'autonomie épistémologique et institutionnelle. Il est significatif, sur ce point, que cet entendeur de voix rétabli refuse de formuler avec les concepts et les catégories scientifiques des soignants les enjeux et les problématiques qu'il considère devoir leur apporterFootnote 25.
Afin d’éviter de disparaître au sein d'un public où ils ne parviendraient pas à se faire pleinement reconnaître, certains militants préfèrent donc se positionner comme des « en dehors » pour mieux contrebalancer — depuis cette position explicitement alternative — un discours qu'ils présentent comme celui de l'institution. Nancy Fraser mobilise en ce sens la notion de « contre-public » pour insister sur le fait que c'est d'abord par une confrontation directe avec le discours dominant que les voix des minorités peuvent émerger dans l'espace public. Selon elle, ces voix alternatives ne peuvent se développer que comme un « contre-pouvoir » permettant de contrebalancer ce qu'elle nomme l’« hégémonie » d'une grille interprétative qui s'autovalide du fait qu'elle ne trouve pas de contradicteurs au sein du public dont la parole est reconnue comme légitime. Le rôle « contre-hégémonique » de ces contre-publics sera donc de remettre en question les fausses évidences en les faisant apparaître comme telles grâce à des questionnements directs et des alternatives qui paraissaient jusque-là inconcevables au sein du paradigme dominantFootnote 26. L'existence de structures indépendantes par rapport au système de santé serait donc, selon certains auteurs, nécessaire pour faire exister un « contre-public » qui garde une véritable portée critique et autonome. Autrement dit, le maintien d'une forme d'indépendance serait peut-être en ce sens la seule garantie de possibilité d'une enquête collective apte à redéfinir pleinement jusqu'aux critères de légitimité et d'acceptabilité du savoirFootnote 27.
2.2. Comment garantir l’émergence effective de ce public au sein d'une communauté d'enquête ?
L'existence de structures indépendantes paraît nécessaire pour maintenir des formes de contre-discours qui puissent assumer pleinement leur portée polémique. Pour autant, l'existence de telles structures ne me semble pas incompatible avec l'intégration de patients experts au sein du système de santé institutionnel. Les critiques adressées aux MSP ne doivent peut-être pas tant conduire à rejeter ce type d'initiatives qu’à interroger plus en détail leurs conditions pratiques de mise en œuvre. Ces critiques nous alertent notamment sur le fait qu'il ne suffit pas de décréter l’élargissement d'une communauté d'acteurs (ou d'un public) pour que cet élargissement soit réellement effectif. Conformément au modèle pragmatiste de la communauté d'enquête, il s'agit donc de rendre possible l’émergence, au sein de l'espace public, des points de vue propres aux différents acteurs concernés par une situation problématique commune. L'institutionnalisation des savoirs d'expérience supposerait véritablement que soient assurées les conditions d’émergence de ces nouveaux points de vue. Nous pouvons nous appuyer, à cet égard, sur la manière dont le sociologue François Dubet définit les institutions et le processus d'institutionnalisation :
Entendues dans un sens politique, les institutions sont un ensemble d'appareils et de procédures de négociation visant la production de règles et de décisions légitimes. […] C'est souvent dans cette perspective que l'on parle d'institutionnalisation pour désigner la reconnaissance légale, constitutionnelle ou réglementaire, des acteurs sociaux invités à participer à la table des négociations, des groupes et des individus entrant dans les divers dispositifs formels de constitution d'un débat public et d'une scène politique. Conçue de cette façon, l'institutionnalisation est indissociable du développement de l'espace démocratique, qui n'a cessé d'intégrer de nouveaux acteurs et de nouveaux problèmes dans le jeu des institutions (Dubet, Reference Dubet2002, p. 22).
Encore une fois, institutionnaliser des savoirs d'expérience, dans ce cadre-là, ne signifie pas simplement intégrer des informations recueillies auprès des usagers, mais cela signifie bien mettre en place des procédures qui garantissent la visibilité des acteurs dont dépendent ces savoirs, et qui leur assurent une place réelle dans les « négociations » à l’œuvre dans toute décision publique. De telles négociations, dans le cas qui nous intéresse, sont à l’œuvre à la fois au niveau local (il peut s'agir de discuter de la pertinence d'un traitement ou de la mise en place d'un atelier dans une structure hospitalière, par exemple) et au niveau gouvernemental, du côté des politiques de santé (sur des questions comme celle qui nous intéresse ici, par exemple : comment prendre en compte le point de vue des patients dans le système de santé ?). Dans une perspective deweyenne, ces négociations — constitutives des transactions à l’œuvre dans l'enquête — ne peuvent porter uniquement sur les « moyens » de parvenir à une meilleure prise en charge, mais elles doivent toujours porter sur les fins visées par les actions menées, et sur les critères à l'aune desquels on va évaluer la réussite ou non de ces actions. Elles impliquent donc une réelle réflexion sur les critères mêmes de recevabilité du savoir.
Dans le cadre de sa réflexion sur les modalités de formation des MSP, Olivia Gross fait par exemple remarquer l'importance d’échanges réguliers entre ceux-ci — que ce soit dans un cadre associatif ou dans celui d'une formation continue — pour faire réellement exister leurs points de vue dans le système de soin. Ces espaces d’échange permettraient à ce métier émergent d’« identifier ses propres normes, voire ses propres valeurs, sinon sa propre déontologie », et aux MSP de « poursuivre l’élaboration de leurs savoirs propres, d'entretenir leur différence ontologique, leur étonnement d’être là, voire leur capacité d'indignation » (Gross, Reference Gross2020b, p. 171). Dans cette perspective, ils pourraient se constituer en un véritable corps de métier, de façon à établir ensemble les exigences qui définissent leurs pratiques et à élaborer, par une dynamique d'intelligence collective, des savoirs nouveaux et spécifiques. Une telle socialisation du savoir amène à dépasser l'idée selon laquelle le savoir d'un MSP serait un ensemble d'informations données une fois pour toutes qu'il tiendrait de son propre vécu et qu'il posséderait seul, avant toute élaboration collective. Selon une telle conception réductrice, la professionnalisation des experts d'expérience s'accompagnerait nécessairement d'un émoussement (voire d'une corruption) de leurs savoirs. Au contraire, si l'on considère le savoir comme un processus qui s’élabore progressivement et collectivement au cours d'une enquête, il semble que le savoir des MSP peut au contraire se préciser et se construire au cours de leur parcours professionnel et d'un débat collectif. Autrement dit, la spécificité des MSP viendrait bien de leur vécu antérieur, mais ce vécu en lui-même ne pourrait suffire à constituer un savoir avant son élaboration dans la confrontation des points de vue. Olivia Gross témoigne d'une autre expérimentation que celle des MSP qui me semble bien illustrer cette idée : il s'agit cette fois d'une expérience de formation de « patients-enseignants » amenés à intervenir dans la formation d'internes en médecine (Gross, Reference Gross2020a). L'auteure insiste sur la manière dont les rencontres régulières entre ces « patients-enseignants » leur ont permis de redéfinir ensemble les normes et les valeurs associées à leurs missions, jusqu’à renégocier les critères d'un langage légitime sur ce qui les concerneFootnote 28.
C'est à la condition de reconnaître la dimension collective de l’élaboration du savoir d'expérience que l'on pourrait donc éviter le risque d’« injustice épistémique » (Schweitzer, Reference Schweitzer2020, p. 65 ; Godrie, Reference Godrie2019) consistant à réduire le savoir des MSP à un simple témoignage. Il s'agirait ainsi d’éviter — pour reprendre le vocabulaire de Dewey — une « atomisation » des MSP dans les différents services où ils sont employés, si l'on veut qu'ils puissent constituer une forme de public à part entière, ou plus précisément se faire reconnaître comme des co-enquêteurs essentiels du public dont ils font partie. Ce groupe pourrait dès lors jouer son rôle polémique de réintégration sans avoir à se définir comme un « contre-public » dans la mesure où il serait pleinement intégré dans l'institution du système de soin. Olivia Gross précise ainsi qu'il s'agit de mobiliser leur capacité d'indignation « tout en la maintenant dans une forme institutionnellement compatible » : ils doivent répondre aux conditions d'un travail en équipe. Pour autant, c'est un groupe (composé d'une pluralité de points de vue) qui revendique une perspective propre et qui la fait exister publiquement. Au-delà de l’émergence d'un « contre-public », il y aurait ainsi la constitution d'un véritable corps de métier qui ait une perspective commune et qui puisse interagir avec d'autres corps de métier pour former avec eux un public plus large. C'est seulement dans la mesure où cette partie du public reste dans une situation asymétrique (dans la mesure donc où elle n'est pas encore reconnue publiquement et écoutée à la table des négociations) qu'elle reste un « contre-public » et qu'elle doit agir comme tel pour se faire entendre. Il semblerait alors que les MSP ne soient pas condamnés à se trouver dans cette situation d'opposition décrite par Nancy Frazer. Dans la mesure où l'on dépasserait la situation d'asymétrie, voire d'injustice épistémique initiale, on pourrait concevoir que ce corps de métier fasse partie intégrante d'un public élargi, sans pour autant qu'il soit amené à perdre de vue sa perspective spécifique.
Tout l'enjeu et l'intérêt d'une institution capable de prendre en compte ce qu'on nomme les « savoirs d'expérience » serait donc sa capacité à faire exister les points de vue des différents acteurs qui la composent, et à se laisser transformer continuellement par la prise en compte de ces perspectives.
3. L'exigence d'une nouvelle répartition des savoirs dans le paradigme du rétablissement
Une telle exigence est particulièrement présente dans les services qui se disent « orientés vers le rétablissement », dans la mesure où le concept même de « rétablissement », dans sa genèse, renvoie à l'effort de certains patients militants non seulement pour se transformer eux-mêmesFootnote 29, mais aussi pour transformer leur milieu — et notamment le milieu institutionnel. Cette notion de rétablissement, qui prétend renouveler l'idée même de santé, donne peut-être des pistes, alors, pour voir dans quelle direction les institutions soucieuses de démocratie sanitaire pourraient évoluer. Ce concept, notamment, relie la notion de santé à celle d'autonomisation (« empowerment »), de telle sorte que considérer les services de rétablissement comme des « communautés d'enquête » suppose que professionnels et patients cherchent à déterminer ensemble en quoi consiste la santé qu'ils poursuivent. Dans cette perspective, celle-ci ne consisterait jamais dans la seule capacité des individus à s'adapter (pour « être adapté »), mais aussi à avoir le pouvoir de participer à l'adaptation du milieu à soi.
3.1. Le rétablissement comme « processus réciproque » : l'exigence d'une réciprocité dans l’échange entre individu et institution.
Rappelons que les premiers acteurs à avoir investi la notion de rétablissement se sont activement engagés dans des luttes sociales et politiques pour transformer un système de soin qu'ils jugeaient alors inadapté à la perspective du rétablissementFootnote 30. Chez Patricia Deegan notamment, le recours au témoignage apparaît comme une manière de porter un discours sur la maladie psychique (en l'occurrence la schizophrénie) qui ne soit pas celui de l'institution psychiatrique, et de se faire entendre auprès des soignants, des responsables politiques ou administratifs, mais aussi d'autres usagers, pour transformer le regard que chacun porte sur la maladie. Autrement dit, c'est un moyen d'accompagner la transformation de soi et du regard que l'on a sur soi d'une transformation du regard de l'autre sur soi, et par là même de la posture qui accompagne ce regard. Les responsables du REV France mettent en avant cette dimension essentielle du rétablissement lorsqu'ils affirment que « le rétablissement est un processus réciproque »Footnote 31. Dans cette perspective, on ne se rétablit jamais seul, mais les personnes avec qui on est en relation, notamment à travers le parcours du soin et ses institutions, doivent aussi se transformer elles-mêmes et changer leurs représentations pour que l'on puisse parler de rétablissement.
Cette manière de définir la notion de rétablissement s'inscrit pleinement, me semble-t-il, dans l'approche transactionnelle développée par Dewey, dans la mesure où elle insiste sur le mouvement de transformation des institutions que la reconnaissance de la parole des patients contribue à faire émerger. À cet égard, il semble essentiel de ne pas réduire la notion de « rétablissement » à un processus que l'on pourrait qualifier de simple réadaptation sociale, comme elle est parfois présentée ou mise en œuvreFootnote 32.
Le rétablissement est ici bien présenté comme un processus qui — loin de ne concerner que l'expérience individuelle de la personne touchée par la maladie — implique au premier chef l'autre avec qui cette personne est en transaction (et l'institution qu'il représente). Les modalités de cette relation, pour qu'elle soit propice au rétablissement, doivent ici être celles de la réciprocité, de sorte qu'il n'est plus uniquement question de ce que le soignant apporte au patient (de manière unilatérale), mais aussi de ce qu'il apprend de lui — autrement dit, de ce que le patient apporte aussi au soignant. Cette perspective conduit ainsi à redéfinir le statut de chaque constituant de la relation de soin. Le psychiatre Patrick Le Cardinal insiste sur l'importance de la réciprocité qui caractérise les relations qu'il tente de construire avec les patients dans son service. Or une telle relation de « réciprocité » ne peut se construire qu'au prix d'un changement de posture de la part du soignant. Aussi insiste-t-il notamment sur l'idée qu'il faut se défaire de la figure du soignant qui maîtrise la situation de soin et qui connaît — mieux que le patient — les possibilités qui s'offrent à lui. Dans sa conférence intitulée « Comment les patients sont en train de changer la psychiatrie » (Le Cardinal, Reference Le Cardinal2016), il souligne le rôle crucial qu'ont joué les rencontres avec les patients dans sa pratique actuelle du métier de psychiatre — au point qu'il dit aujourd'hui ne plus pouvoir travailler sans l'aide d'anciens patients de la psychiatrie à ses côtés. La dimension réciproque du processus de rétablissement prend ici tout son sens, puisque le soignant reconnaît être dans une permanente situation d'apprentissage grâce à la confrontation des expériences avec les usagers et anciens usagers (qui ont ici le statut de « pairs aidants »).
3.2. Reconnaître la diversité des savoirs pour contrebalancer une asymétrie trop radicale
On voit alors que derrière la reconnaissance du point de vue des patients se joue une nouvelle répartition des rôles de chacun dans l'institution, et donc des relations de pouvoir liées à ces différents statuts. De fait, on pourrait se demander ici dans quelle mesure une répartition trop asymétrique du pouvoir, fondée notamment sur la reconnaissance des savoirs et des compétences, ne fait pas obstacle à l'idéal deweyen d'une véritable communauté d'enquête.
On comprend ainsi que certains militants se soient emparés de la notion de rétablissement dans le but de renverser une asymétrie trop radicale entre le monde des soignants d'un côté et le monde des malades de l'autre. Vincent Demassiet affirme ainsi de manière polémique que le rétablissement est un processus qui « concerne tout le monde, et qui n'est pas propre aux gens qui souffrent en psychiatrie » (Demassiet, Reference Demassiet2015). Comme le fait Patrick Le Cardinal, il élargit ainsi la notion de « rétablissement » (peut-être en prenant le risque de la sous-déterminer) en la sortant du seul cas de la maladie mentale — ce qui va de pair avec le refus de l'asymétrie radicale existant le plus souvent entre soignants et patients. Dire que le rétablissement est un processus réciproque, c'est donc mettre en avant le point commun entre patient et soignant — un point commun identifié comme la vulnérabilité partagée. De plus, c'est seulement à la condition que cette vulnérabilité partagée soit reconnue que le processus de rétablissement peut avoir lieu.
Patricia Deegan soulignait déjà l'importance, pour les soignants, de reconnaître ce point commun (et donc leur propre vulnérabilité) pour établir, avec le patient, une relation qui ne l'enferme pas dans son statut d'individu « autre » et « anormal » :
Les attitudes des équipes [soignantes] trahissent trop souvent la présupposition implicite qu'il existerait un « monde des anormaux » et un « monde des normaux » […]. Or cela crée une dichotomie entre « eux » et « nous », dans laquelle on attendrait d’« eux » (les handicapés) qu'ils fassent tous les efforts pour changer et grandir [« do all the changing and growing »]. Une telle attitude place les équipes dans une position très confortable [« a very safe position »] où ils peuvent maintenir l'illusion qu'ils ne sont pas handicapés [« the illusion that they are not disabled »], qu'ils ne sont blessés en aucune façon, et qu'ils n'ont aucun besoin de vivre l'esprit du rétablissement dans leurs propres existences [« to live the spirit of recovery in their own lives »] (Deegan, Reference Deegan1988, p. 16).
Comme le montre ici Deegan, le soignant doit se défaire d'une illusion qui vient, structurellement, de la position que l'institution lui demande d'incarner vis-à-vis des patients et des familles. Le soignant — cela fait partie de sa formation et de l'apprentissage du métier — doit être celui qui sait, qui gère la situation, qui prend la décision sans se laisser affecter par les doutes et les opinions des moins qualifiés. C'est à la condition de s’être défait de cette illusion que le soignant, selon Deegan, peut réellement aider la personne à se rétablir sans chercher à tout prix à « la » rétablir. Là où la figure traditionnelle du soignant est celle d'un professionnel qui ne montre pas ses faiblesses, il s'agit au contraire ici de fonder l'interaction sur la reconnaissance mutuelle de la vulnérabilité de chacun. Deegan poursuit en effet :
Si un programme de réhabilitation doit devenir un cadre dynamique qui promeut et cultive le processus du rétablissement, alors les murs rigides séparant le « monde des handicapés » et le « monde des normaux » doivent être abattus. Les membres des équipes doivent être aidés à reconnaître les façons dont, eux aussi, sont profondément blessés […] Un environnement favorisant la dynamique de réhabilitation est un environnement où les membres des équipes sont existentiellement engagés [« vitally involved »] dans leur propre croissance et/ou rétablissement personnel [« in their own personal growth and/or recovery »] (Deegan, Reference Deegan1988, p. 16).
Selon le psychiatre Jean-Marie Danion (Reference Danion, Daléry, D'Amato and Saoud2012, p. 70), cet aveu de vulnérabilité est même la condition d'une « authentique reconnaissance » de l'autre comme une personne — au sens de la première sphère de la reconnaissanceFootnote 33 dont parle Axel Honneth. Le psychiatre s'appuie en effet sur cet auteur pour souligner l'importance de cette sphère de la reconnaissance — que le soignant peut, de façon privilégiée, procurer au patient — pour aider le patient à reconquérir un sentiment de légitimité à existerFootnote 34.
3.3. La conflictualité des perspectives au cœur de la communauté d'enquête
Finalement, l’éclairage apporté par ces analyses du rétablissement insiste surtout sur la dimension relationnelle et psychologique de la prise en charge institutionnelle des personnes. Cependant, il me semble que les transformations relationnelles et institutionnelles en jeu dépendent directement d'un changement de modalité dans l’élaboration des savoirs. En ce sens, reconnaître l'autre, ce n'est jamais uniquement le considérer comme un alter ego dans lequel je vois une fragilité qui nous est commune, mais c'est encore une fois reconnaître l'originalité — et parfois le caractère polémique — de sa parole et de la perspective qu'elle exprime. À propos du cas de l'hallucination en psychiatrie, Maurice Merleau-Ponty écrit qu'on ne saurait connaître ce phénomène sans reconnaître celui qui le vit comme l'origine d'une perspective originale sur le monde :
Je me trompe sur autrui parce que je le vois de mon point de vue, mais je l'entends qui proteste, et enfin j'ai l'idée d'autrui comme d'un centre de perspective. À l'intérieur de ma propre situation m'apparaît celle du malade que j'interroge, et, dans ce phénomène à deux pôles, j'apprends à me connaître autant qu’à connaître autrui (Merleau-Ponty, Reference Merleau-Ponty1945, p. 389).
Dans les divers cas que nous avons cités, c'est bien l’émergence et la résistance du point de vue du patient qui ont obligé les institutions à s'adapter en tenant compte, de plus en plus, de nouvelles exigences. Institutionnaliser les savoirs d'expérience au sein de services dits « orientés vers le rétablissement », ce n'est ainsi en aucun cas se contenter de « recueillir » des informations auprès de ces patients en les intégrant à un modèle préexistant, mais c'est mettre tout en œuvre pour faire participer activement les différents acteurs de ces services (soignants et patients) à la redéfinition même des fins visées par le système de soin, en acceptant les transformations, voire les déséquilibres que cela risque toujours d'impliquer. Il ne s'agit en aucun cas, en effet, de gommer ces conflictualités présentes dans tout public et dans toute communauté d'enquête. Au contraire, la communauté d'enquête nourrit la problématisation d'une situation grâce à la différence de perspectives entre les participants qui la constituent. Pour rectifier l'idée selon laquelle, chez Dewey, la connaissance émergerait d'une résolution évolutive et consensuelle de situations problématiques, Barbara Stiegler nous invite à reconsidérer le rôle que l'auteur pragmatiste fait jouer au conflit dans l’élaboration même de la connaissance. Ainsi, en s'intéressant à l'héritage darwinien revendiqué par Dewey, elle décèle chez cet auteur « le rôle central du “désajustement” et du “conflit” dans l'apparition de la connaissance » :
[Cela] aboutit contre toute attente à placer le conflit au cœur de la nouvelle enquête darwinienne sur les valeurs. Sous l'influence du darwinisme, nous dit Dewey (Reference Dewey2016, p. 32), « la philosophie doit avec le temps devenir une méthode de localisation et d'interprétation des conflits les plus sérieux qui se produisent dans la vie » (Stiegler, Reference Stiegler2018b, p. 444-445).
Dans la mesure où la communauté d'enquête cherche à problématiser une situation de la façon la plus intégrative possible, elle engage finalement une démarche proprement philosophique tout en poursuivant un objectif pratique qui reste celui de l'amélioration de l'expérience de soin : il s'agit toujours de trouver les mesures les plus adaptées à la situation problématisée collectivement.
Conclusion : vers des savoirs situés et institués ?
L'institutionnalisation des savoirs d'expérience s'avère être un véritable défi au sens où elle semble à la fois nécessaire pour garantir une réelle reconnaissance de ces savoirs au niveau de l'espace public, et à la fois toujours impliquer un risque inhérent à tout processus d'institutionnalisation, qui est celui de la subjectivationFootnote 35. Pour devenir « institués », les savoirs risquent en effet de devoir adopter les formes imposées par l'institution déjà existante, qui seules leur garantiraient une forme de reconnaissance officielle. Le risque, donc, serait de n'intégrer de nouveaux acteurs au système de soin qu’à condition de leur imposer — de manière plus ou moins implicite — les formes du discours qu'ils doivent tenir sur eux-mêmes.
La conception pragmatiste de la communauté d'enquête, qui situe la démarche de problématisation au cœur du dispositif d'enquête (l’étape de résolution des problèmes lui étant toujours subordonnée), permettrait peut-être de réduire un tel risque de subjectivation. Suivant cette conception, en effet, le cadre même de l'institution et les protocoles d'institutionnalisation ne sont jamais déjà donnés, mais ils constituent précisément ce qui est redéfini en permanence par la communauté. Le modèle pragmatiste nous permettrait donc de penser les conditions de possibilité d'une réelle intégration des savoirs développés par une pluralité d'acteurs qui se retrouvent autour d'une situation problématique commune — situation qu'ils s'efforcent de rendre signifiante en confrontant les diverses interprétations élaborées depuis chacune de leurs perspectives.
Il pourrait être intéressant de se demander plus précisément dans quelle mesure ce modèle peut permettre l'intégration de toutes les expériences minoritaires — ce qui paraît être la condition pour que ce public émergent puisse prétendre à une forme de « représentativité » des personnes concernées. Face à l'impossibilité d'englober toutes les perspectives impliquées dans une situation singulière, il faut rappeler que la médiation offerte par les MSP ne peut se substituer totalement à d'autres formes de participation plus directes des usagers dans les dispositifs de soin visant un idéal de démocratie sanitaire. Reste qu'elle offre une perspective intéressante pour limiter le caractère réducteur inhérent à toute médiation par un porte-parole, dans la mesure où elle rend concevable l’émergence de perspectives nouvelles et originales au sein de l'espace publicFootnote 36.
Remerciements
Je remercie la personne ayant relu anonymement cet article, dont les remarques m'ont permis d'approfondir et de clarifier un certain nombre d'idées. Je remercie également Cécile Facal pour son aide précise dans la mise en forme de ce texte.