(English follows)
La rédaction de Dialogue a déjà eu l'occasion de rappeler, dans ces pages, son attachement à la diversité en philosophie en termes de styles, de thèmes, de traditions et de langues. Depuis la publication, en septembre 2020, d'une note éditoriale intitulée « Permettre et encourager la circulation des idées : Dialogue face aux défis du bilinguisme » (voir Bandini, Reference Bandini2020 ; Maclure, Reference Maclure2020), une initiative internationale a été lancée par une poignée d'enseignant.es et chercheur.es en philosophie afin d'y promouvoir une plus grande inclusivité, notamment linguistique. Hébergée par l'institut de philosophie analytique de Barcelone, elle propose aux individus, institutions, centres de recherche, sociétés savantes et revues d'adhérer à cinq principes, dits « principes de Barcelone », dans le but de réduire autant que possible les obstacles auxquels se trouvent confronté.es celles et ceux dont la langue maternelle n'est pas l'anglais pour être publié.es et lu.es. Lancée à la suite de la publication d'un numéro spécial de la revue Philosophical Papers consacré au thème de la « justice linguistique » en philosophie analytique (Contesi et Terrone, Reference Contesi and Terrone2018), cette initiative a fait et fait encore l'objet de nombreux débats au sein de la communauté philosophique européenne et nord-américaine. La rédaction de Dialogue ne peut que se féliciter du fait que ces enjeux soient abordés et discutés. Elle ne manquera pas de porter attention aux recommandations qui, on l'espère, en résulteront, et de prendre position sur la base des meilleurs arguments avancés.
Une fois encore, séparer ce qui est dit de la manière dont cela est dit n'est pas chose facile, en philosophie peut-être plus encore qu'ailleurs. On y prise particulièrement le conseil de Boileau, qui, dans l’Art poétique, exhortait : « Avant que d’écrire, apprenez à penser. Selon que notre idée est plus ou moins obscure, l'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure » (Boileau, Reference Boileau and Collinet1674/1985, p. 231). Mais si ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, il faut reconnaître que les mots pour le dire dans une langue étrangère ne viennent pas toujours aussi aisément qu'on le souhaiterait, et la charge de parvenir à l'expression juste peut s'en trouver redoublée. En tant que revue savante, Dialogue entend premièrement poursuivre ses efforts pour encourager et soutenir la publication des meilleurs contenus possibles, aussi bien en français qu'en anglais. Elle est cependant attentive à l'obstacle ou à la charge de travail supplémentaires et loin d’être négligeables que peut représenter, pour un auteur ou une autrice, le fait de s'exprimer dans une langue différente de celle dans laquelle il ou elle se sent le plus à son aise pour le faire d'ordinaire. Une solution consiste, naturellement, à recourir aux services de professionnels de la traduction et de la révision de textes. Mais aux coûts additionnels que cela représente s'ajoute l'impératif de trouver une personne qui soit suffisamment versée en philosophie pour connaître les usages et maîtriser le vocabulaire technique qui sont propres au domaine de recherche concerné, qui peut être aussi bien celui de la philosophie médiévale que celui de l'esthétique romantique, de la métaphysique moderne ou de la phénoménologie contemporaine. Il ne suffit donc pas, pour le traducteur, d’être un fin styliste. Il faut aussi être philosophe et au fait des débats, traditions et « jeux de langage » dans lesquels s'inscrivent les propos à traduire, et à la vivacité desquels ils visent à participer. Cette absence de familiarité peut avoir des conséquences relativement désastreuses, comme le relatait déjà W. V. O. Quine, dont on sait combien il s'est intéressé aux défis de la traduction, de la signification et de la communication. Ainsi, dans son autobiographie intellectuelle, il rapporte une anecdote frappante à propos du célèbre colloque de Royaumont (tenu en 1958), à l'occasion duquel phénoménologues et représentants du courant dit « analytique » ont été conviés à dialoguer. Qu'on nous permette ici de rapporter ses propos :
Le thème du colloque était La philosophie analytique [en français dans le texte], et les participants venus de l'extérieur de la France étaient pour l'essentiel des amis que j'avais connus à Oxford. Nos présentations avaient été traduites en français, ronéotypées, et distribuées en avance. Le traducteur était un grand styliste, mais parfaitement incompétent en philosophie. J'ai apporté des corrections à la version traduite de mon article, intitulé « Le mythe de la signification », avant qu'elle soit ronéotypée, mais lors des discussions, notre grand styliste assurant l'interprétariat, la communication était désespérément poussive. Lors de la dernière session, n'y tenant plus, j'ai fini par parler directement en français. J'ai ainsi pu m'exprimer longuement et réellement communiquer. C'est ainsi que je devais apprendre à nouveau ce que j'avais déjà appris seize ans plus tôt, au Brésil : si vous le pouvez, parlez dans la langue du pays, même malFootnote 1.
D'après certains historiens, ce colloque de Royaumont aurait été un véritable fiasco. Charles Taylor, notamment, en a commenté les actes publiés peu après comme l'illustration d'un pur et simple « dialogue de sourds » (Taylor, Reference Taylor1964, p. 132). La question de savoir si tel a été véritablement le cas, et dans quelle mesure exactement, fait débat parmi les historiens de la philosophieFootnote 2. Il reste que pour beaucoup, Royaumont garde la sombre réputation d'avoir fait éclater au grand jour non seulement les divergences qui séparaient les partisans de la tradition dite continentale et ceux de la tradition dite analytique sur le plan des objets comme des méthodes philosophiques, mais même l'impossibilité pour eux de dialoguer. Sans les exagérer outre mesure, on peut suspecter que les problèmes de traduction et de communication rencontrés lors du colloque de Royaumont ont joué un rôle dans la genèse de cette situation, et de la relative polarisation que, à tort ou à raison, elle a contribué à nourrir au sein de la communauté philosophique.
Consciente de la richesse mais aussi des défis que représente le soutien à la diversité linguistique en philosophie, la rédaction de Dialogue lance aujourd'hui le projet Babel Fish, en clin d’œil à Douglas AdamsFootnote 3. Dialogue a ainsi pris la décision d'offrir une publication bilingue de certains articles sélectionnés. Dans la mesure de nos moyens, nous souhaitons également offrir la possibilité à certains auteurs de voir leur travail traduit par notre équipe, dans l'objectif de nourrir toujours davantage le dialogue entre les communautés philosophiques en langues diverses. C'est dans cette perspective que nous inaugurons, avec ce numéro, une nouvelle série d'articles accompagnés de leur traduction, en espérant offrir à notre lectorat un contenu plus accessible, au moins sur le plan linguistique, et à nos auteurs et autrices, une plus large diffusion de leurs travaux de recherche.
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Dialogue's editorial team is thrilled to introduce a new series entitled “Projet Babel Fish” in which we print a paper in English alongside a version in the author's native language. The idea for this project germinated in 2020 when we were given the opportunity to print Jocelyn Maclure's “L'avenir contextualiste du constructivisme métaéthique : le constructivisme humien amendé” in both English and French. We introduced that issue with an editorial comment “Promoting the Circulation of Ideas: Dialogue and the Challenges of Bilingualism” (Bandini, Reference Bandini2020; Maclure, Reference Maclure2020) that explained why such linguistic transparency is vital if we are to be a platform for philosophical dialogue. Today, as awareness awakens to how structures of power serve either to magnify or muzzle the voices of individuals, there is a community call to promote linguistic inclusivity in philosophy. Hosted by the Barcelona Institute of Analytic Philosophy, this initiative invites individuals and institutions to adhere to five principles, known as the “Barcelona Principles for a Globally Inclusive Philosophy,” to reduce the disadvantages faced by authors whose native language is not English. Launched following a special issue of Philosophical Papers (Contesi & Terrone, Reference Contesi and Terrone2018) devoted to “linguistic justice” in analytic philosophy, this effort is still being debated in philosophical communities across the globe. Dialogue's editorial team both applauds and supports the spirit of this initiative while recognising that we do not yet have agreement on a set of workable recommendations, nor do we have the infrastructural support for implementing them once they are finalised. While we will continue to engage with other members of our community on this issue, we offer Projet Babel Fish as a step toward breaking down the linguistic barriers that divide us.
As an officially bilingual journal, Dialogue intends to pursue its ongoing efforts to encourage and support publication of the best content in English and French. The journal is, moreover, particularly attentive to the obstacles and the significantly increased workload that writing in a second language may entail for authors. Turning to professional translators and copy-editors is one solution; however, doing so burdens authors with additional costs in time as well as money as both are quickly absorbed by the search for and payment of professionals who can edit philosophical papers without compromising content. That such individuals are exceedingly rare is made clear by W. V. O. Quine's reminiscence of the famous Royaumont colloquium (held in 1958), a meeting that Charles Taylor dubbed a “dialogue de sourds” (Taylor, Reference Taylor1964, p. 132), a dialogue of the deaf:
The topic of the colloquium was philosophie analytique, and the participants from outside France were mostly friends of mine from Oxford. Our papers were translated into French, mimeographed, and distributed. The translator was a stylist, and innocent of philosophy. I corrected my paper, “Le mythe de la signification,” before the mimeographing, but in the discussions, with our stylist as interpreter, communication languished. At the final session, despairing, I burst extempore into French. I held forth at length and communicated. I learned anew what I knew in Brazil sixteen years before: speak, if you can, the local language, even if badly. (Quine, Reference Quine1985, pp. 272–273)
Aware of the benefits and challenges offered by promoting linguistic diversity in philosophy, Dialogue's editorial team hereby presents the first installment of Projet Babel Fish: “Analogical Reasoning as an Inference Scheme,” and its French version, « Le raisonnement par analogie considéré comme un schéma d'inférence » by Bernard Walliser, Denis Zwirn, and Hervé Zwirn. We intend to continue this each year, offering selected authors the opportunity to have their work translated by our team to the extent of our ability. We hope that this initiative will foster dialogue between diverse philosophical communities.