Introduction
Lorsqu'il étudie la socialisation des adolescents de la cité des Quatre-Mille, à La Courneuve, le sociologue David Lepoutre parle de l’« inculcation d'un habitus agonistique », c'est-à-dire de l'apprentissage progressif d'une relation à autrui qui passe essentiellement par l'affrontement physique ou verbalFootnote 1. Ce faisant, il mobilise l'idée, désormais commune au sein des sciences humaines contemporaines, selon laquelle il existe des modes d'interaction propres aux différents groupes sociaux, c'est-à-dire des manières, culturellement acquises, d'entrer en interaction avec autrui. Ainsi, dans sa synthèse des modes de socialisation enfantine, Bernard Lahire tente de montrer que les « dispositions combatives » ou les « tendances à la compétition » sont inégalement réparties en fonction des classes socialesFootnote 2 ; de même, dans son panorama des « ontologies » implicites aux différentes cultures humaines, Philippe Descola parle de « schèmes relationnels » pour distinguer des groupes sociaux où l'empathie, la prédation ou l’échange, par exemple, constituent la forme d'interaction principale entre les agentsFootnote 3. Ces différentes études cherchent donc à décrire et à formaliser ce qu'on pourrait nommer des « dispositions interactionnelles », c'est-à-dire des manières de se rapporter à autrui qui sont très profondément intériorisées par les agents sociaux et qui, de ce fait, s'appliquent de manière trans-contextuelle (c'est-à-dire quel que soit le contexte relationnel — familial, professionnel, etc.). Or, pour rendre compte théoriquement de telles dispositions interactionnelles, de nombreux sociologues et ethnologues empruntent le vocabulaire — et parfois la conceptualité — de la phénoménologie : en effet, au-delà d'une sociologie strictement « phénoménologique » qui, dans le sillage d'Alfred Schütz, s'inscrit dans une problématique résolument husserlienne, il existe un « usage » massif et diffus de la phénoménologie chez des sociologues qui — de Pierre Bourdieu à Philippe Corcuff, en passant par Philippe Descola ou Luc Boltanski — mobilisent les descriptions phénoménologiques d'autrui pour décrire des configurations relationnelles particulièresFootnote 4. Reste que, faute de trouver dans la tradition phénoménologique une réelle théorie des « dispositions interactionnelles », les sociologues se contentent généralement d'un tel « usage » lâche, fait d'emprunts ponctuels et souvent non stabilisés conceptuellementFootnote 5. Or, une telle théorie a bien été développée au milieu du XXe siècle : en effet, les travaux du jeune Mikel Dufrenne — notamment, mais pas uniquement, ceux développés entre 1946 et 1953 — cherchent précisément à définir, à partir des acquis du transcendantalisme et de la tradition phénoménologique, un concept d’« a priori existentiel » susceptible de décrire les différentes formes d'interaction (ou les différents types de rapports à autrui) privilégiés au sein d'un groupe social particulier et acquis, ou intériorisés, par les individus sous la forme de « personnalités de base » spécifiques. Le but de cet article est, d'une part, de revenir sur ce modèle pour en reconstituer la cohérence, dans la mesure où il apparaît généralement comme très secondaire aux commentateurs de Dufrenne et, d'autre part, d'en identifier la pertinence pour les sciences humaines contemporaines.
Si Dufrenne est essentiellement connu pour sa phénoménologie de l'art, ses premiers articles témoignent en effet d'une approche plus résolument tournée vers les sciences sociales, et notamment vers une tentative d'articulation entre sciences sociales et phénoménologieFootnote 6. En effet, ce que Dufrenne cherche à décrire, c'est le sentiment de communauté qui unit les membres d'une même culture ainsi que les conditions d’émergence et de stabilisation de cette dernière. Il s'appuie pour cela sur la notion de « personnalité de base », qui provient de l'anthropologie culturelle américaine, et notamment des travaux d'Abram Kardiner : selon Dufrenne, cette notion permet de rendre compte de ce « commun », qui est à la fois contingent historiquement et constituant de l'expérience des individus concernésFootnote 7. Et pour en rendre compte, il développe une discussion critique des théories husserlienne et heideggérienne de l’être-ensemble (Dufrenne, Reference Dufrenne1959, p. 208). Cette articulation entre phénoménologie et sociologie a été clairement formulée par Jean-François Lyotard dans un ouvrage exactement contemporain des premiers travaux de Dufrenne :
Lorsque Kardiner reprend et prolonge les recherches de Cora du Bois sur la culture des îles Alor à la lumière de la catégorie de « basic personality » il esquisse à la fois une méthode d'approche épargnant les inconséquences de la pensée causale et réductrice, et une théorie de l'infrastructure neutre sur laquelle s’édifient et le psychique et le social. Cette base neutre répond assez bien aux exigences d'une « existence anonyme » qui serait une coexistence anonyme, imposée par la réflexion phénoménologique sur le Mitsein et le rapport du pour soi et du pour autruiFootnote 8.
L'ambition de Dufrenne est de décrire une telle « infrastructure neutre » qui soit à la fois empirique, au sens où elle est culturellement contingente, et transcendantale, au sens où elle détermine a priori les relations qu'on entretient à autrui. Ce faisant, loin de se contenter d'une simple « juxtaposition » de termes ou de concepts issus de disciplines différentes, il cherche à articuler ce qui fait la spécificité de la phénoménologie (et qui est généralement écarté par les « usages » sociologiques qui en sont faits), à savoir sa portée transcendantale, et ce qui constitue l'actualité brûlante des recherches sociologiques d'après-guerre (notamment dans l'approche qu'en propose le « maître » sociologue de Dufrenne, Georges Gurvitch), à savoir l'analyse des effets du social sur le psychique.
Pour rendre compte de l'intérêt de l'analyse dufrennienne de la notion de « personnalité de base » et notamment des « rapports à autrui » qu'elle implique, nous procéderons en deux temps. Nous montrerons d'abord que Dufrenne définit le rapport essentiel à autrui comme une « communauté de goût », c'est-à-dire à partir de l'idée qu'on partage un socle commun (voire qu'on entre en « communion ») avec autruiFootnote 9. Ce faisant, il développe une théorie d'autrui qui, historiquement, s'inscrit dans une filiation plus directement heideggérienne et merleau-pontienne et prend nettement ses distances avec le modèle conflictuel hégélien prolongé, dans les années 1940 et 1950, par Jean-Paul Sartre puis Gilles Deleuze. Puis, dans un deuxième temps, nous montrerons que Dufrenne aborde cette question comme un problème psychosocial : il propose une articulation explicite entre psychologie et sociologie, d'un côté, et phénoménologie et transcendantalisme, de l'autreFootnote 10. Pour finir, nous montrerons qu'une telle analyse permet également de clarifier la notion d’« empirisme transcendantal », qu'on attribue généralement à Gilles Deleuze, mais que Dufrenne utilise justement pour qualifier l'analyse des « a priori existentiels » qu'il propose.
1. L'intersubjectivité, entre sociologie et phénoménologie
Les premiers articles de Dufrenne, publiés au milieu des années 1940, témoignent d’« un regard tourné vers la sociologie »Footnote 11 et notamment de l'influence de Georges GurvitchFootnote 12. Ce dernier est l'auteur d’études sur la phénoménologie de Husserl et de Heidegger et, dans l'après-guerre, il tente de montrer que la phénoménologie peut être mobilisée pour décrire les phénomènes de « psychologie collective » de façon plus fine que ne l'a fait le durkheimismeFootnote 13. Les premiers articles de Dufrenne, « Existentialisme et sociologie » et « Pour une sociologie du public », prolongent cette ambition : Dufrenne présente les grandes lignes des théories existentialistes ou phénoménologiques au sens large, en se focalisant sur les analyses utiles pour décrire l'expérience (notamment esthétique) des agents sociauxFootnote 14. Son rapport à la phénoménologie n'est alors ni exégétique ni polémique, mais utilitaire : il s'agit de souligner quels sont les concepts heuristiques pour la sociologie, éventuellement en les coupant de leur fondement théorique. C'est dans ce cadre que la question d'autrui devient centrale, car elle apparaît comme le point de connexion entre phénoménologie et sociologie.
1.1. L'utilisation sociologique des ressources de la phénoménologie
À y regarder de près, la question d'autrui n'est pourtant pas la seule à être traitée par Dufrenne comme un point de passage entre phénoménologie et sociologie : c'est d'abord l'idée d'une « connaissance immédiate » des significations du monde qui est mise en valeur (Dufrenne, Reference Dufrenne1946, p. 162). Selon Dufrenne, cette connaissance immédiate fait intervenir, non pas l'intellect, mais le corps de l'individu. Il s'appuie sur les analyses de Maurice Merleau-Ponty et de Maurice Pradines pour décrire les « implications psychiques du corps » (Dufrenne, Reference Dufrenne1946, p. 163). Son ambition est de montrer que tout « schéma corporel » devient un « schéma social » (Dufrenne, Reference Dufrenne1946, p. 166) dans la mesure où le corps humain est irréductiblement socialiséFootnote 15. De même, Dufrenne porte une attention particulière à la question des contextes de présentation : il souligne qu'on n'attribue pas la même signification à une œuvre d'art selon qu'on la perçoit de façon solitaire ou au sein d'un public particulier (celui des salons, des cénacles ou des Sociétés d'Amis), dans tel ou tel contexte d'exposition (en pleine lumière ou dans l'obscurité, en silence ou dans le bruit…), etc.Footnote 16 En ce sens, Dufrenne s'appuie sur la phénoménologie pour décrire aussi précisément que possible les conditions psychologiques, sociales et techniques qui président à la contemplation d'une œuvre, et expliquent la variété des réactions des agents. Dufrenne voit donc dans la phénoménologie, conformément à l'intuition de Gurvitch, un moyen de prolonger les travaux de Marcel Mauss, à savoir une anthropologie qui s'intéresse aux « pratiques » des individus, à leurs « comportements » et à leurs « attitudes »Footnote 17. Toute une partie de son travail, dans les années 1940 et 1950, s'oriente ainsi vers une tentative pour décrire, avec les outils de la phénoménologie, l'expérience esthétique des agents sociaux en contexte.
1.2. L’être-ensemble et la communauté d'affects
C'est cependant la théorie phénoménologique d'autrui qui, selon Dufrenne, est la plus utile à l'analyse sociologique de l'expérience esthétique. Dufrenne fait explicitement référence aux théories husserlienne et heideggérienne du Mitsein comme structure fondamentale de l’être-ensembleFootnote 18. L’être-au-monde individuel implique la présence virtuelle d'autrui, bien au-delà de sa coprésenceFootnote 19. Cependant, Dufrenne reproche à Heidegger d'avoir focalisé son analyse de l’être-ensemble autour de l'ustensilité : pour Heidegger, en effet, l'idée d’être-en-commun est d'abord (bien que non exclusivement) dérivée du caractère impersonnel des significations sociales et notamment de la signification pratique des outils environnantsFootnote 20. En ce sens, l'autre est d'abord un co-utilisateur du mondeFootnote 21. Or, selon Dufrenne, cette analyse est doublement problématique : d'une part, parce qu'il estime que l’être-ensemble est affectif avant d’être pratique. En ce sens, on appartient d'abord à une « communauté de goût » et c'est dans le partage d'un « a priori affectif » que l'autre émergeFootnote 22. D'autre part, l'analyse est problématique parce qu'il pense que le motif de l'ustensilité favorise une appréhension du rapport à autrui comme « inauthenticité », ce qui conduit à le déprécier excessivementFootnote 23.
À l'inverse, la structure fondamentale de l’être-ensemble selon Dufrenne est d'abord la « communion » qu'il décrit comme l'intuition que d'autres ont la même expérience affective que moi face aux mêmes corrélats. L'exemple qui joue un rôle cardinal dans ses analyses est celui de la lecture solitaire : selon Dufrenne, toute lecture est « peuplée d'une foule invisible de lecteurs » (Dufrenne, 1949, p. 105), de sorte que « le lecteur solitaire se sent en communion avec le public invisible de tous ceux qui ont vécu la même lecture »Footnote 24. Il montre en effet que, face à un même poème, le lecteur qui l'appréhende sans rien connaître de l’œuvre ni de l'auteur et le lecteur qui y voit un poème « consacré par la tradition » ne l'expérimentent pas de la même manière, car seule l'expérience du second renvoie à une « communauté de goût » virtuelle, à savoir cette « foule invisible de lecteurs » qui « aiguisent [s]on attention, orientent [s]on jugement et s'associent à [s]on plaisir » (Dufrenne, Reference Dufrenne1949, p. 105). L'autre devient ainsi mon « semblable » ou mon « prochain ». Cette expérience est décrite par Dufrenne, à partir de sa lecture de Husserl et de Kant :
Alors l'autre, qui s'accorde à moi et que j'atteste, est vraiment mon semblable. Et l'expérience esthétique, pour autant qu'elle comporte le sentiment d'une communion, révèle l’être-avec comme dimension fondamentale de notre condition. Mais il ne s'agit point d'une intersubjectivité transcendantale comme celle qu'invoque Husserl pour la constitution du monde objectif, et que met en lumière l'explicitation des contenus intentionnels. Il s'agit d'une intersubjectivité plus concrète ; en termes kantiens, le semblable est ici celui avec qui je m'accorde dans un jugement réfléchissant, et non plus dans un jugement déterminant, et par conséquent qui est capable avec moi, non seulement de penser un monde, mais d’éprouver un plaisir et d'apprécier la beauté. Ce n'est pas un semblable formel ; la communauté de goût implique une communauté de race : le semblable est le prochain, et presque le frèreFootnote 25.
En somme, ce qui intéresse Dufrenne, c'est l'idée d'une communauté virtuelle, ou imaginaire, impliquée dans l'expérience affective du monde. L’être-ensemble possède évidemment son symétrique, et Dufrenne décrit le rapport à ceux qui ne font pas partie de ma communauté de goûtFootnote 26. Mais il considère qu'il s'agit toujours d'une conséquence seconde, d'une simple limitation de l'expérience de l’être-en-commun. Par ailleurs, la communauté de goût est toujours abordée comme une conséquence de l'expérience esthétique et jamais comme son but : c'est parce que je jouis de telle œuvre d'art que j'intègre la communauté des amateurs (qui, à leur tour, orientent mon expérience), mais je ne jouis pas de l’œuvre pour intégrer une communauté. En ce sens, la « fraternité avec le monde » qu'implique l'expérience esthétique conduit à la « fraternité des corps humains » dans la saisie réflexive de cette jouissance en communFootnote 27.
1.3. Communion et distinction : quel paradigme pour la sociologie de la réception?
Cette manière d'envisager l'expérience esthétique a été discutée pour elle-même. Comme l'a souligné Jean-François Lyotard, privilégier le plaisir, ou la « bienveillance » généralisée, c'est du même coup secondariser la dimension dionysiaque de la plupart des œuvres d'art moderne au profit d'une esthétique strictement apollinienneFootnote 28. Sans entrer dans le détail de cette polémique, il nous semble qu'une discussion peut aussi être engagée concernant le rapport à autrui. En effet, Dufrenne privilégie la dimension de « communion » inhérente à l'expérience esthétique, de sorte que la question de la « distinction » vis-à-vis d'autrui n'intervient que de manière périphérique. Dufrenne envisage bien les cas d’élitisme culturel ou de snobisme, mais il en disqualifie immédiatement la portée théorique :
Il se peut qu'un petit nombre seulement consente [à admirer une œuvre], et que j’éprouve alors, comme on voit dans les écoles d'avant-garde, une fierté saugrenue à me ranger dans cette « élite » ; mais, si mon adhésion est sincère, je pense tout de même que ce groupe, si menu soit-il, est comme le délégué de l'humanité et pourrait en droit lui être coextensif ; sinon je confesserais que mon jugement n'exprime qu'une réaction à fleur de peau, et que je me contredis en l’énonçant (Dufrenne, Reference Dufrenne1949, p. 110).
Pour cerner toute la portée de cette disqualification, on peut opposer le constat qui précède au précepte de la sociologie bourdieusienne selon lequel le goût est d'abord le dégoût du goût des autres (Bourdieu, Reference Bourdieu1979, p. 60). Bourdieu souligne en effet que, dans une société divisée en groupes hétérogènes et où la question culturelle joue un rôle social important, les effets de distinction sont autant sinon plus décisifs que les effets d'identificationFootnote 29. Cela conduit à une double piste de lecture, radicalement opposée à l'approche de Dufrenne : d'une part, la participation à la communauté des amateurs d'une œuvre est, en elle-même, une source de plaisir difficile à distinguer de l'expérience de l’œuvre elle-même. Et d'autre part, la volonté d'appartenance à telle communauté (ou de non-appartenance à telle autre) peut jouer un rôle moteur plus décisif que ne le pense Dufrenne.
L'argument de Bourdieu a été contesté et affiné, et il ne s'agit évidemment pas de le reprendre à notre compte. La confrontation de ces deux modèles opposés a néanmoins un intérêt : elle permet de montrer que l'articulation entre l'expérience du monde et le rapport à autrui n'a rien d’évident. Je peux certes impliquer une « foule invisible de lecteurs » à même ma lecture solitaire ; mais pour que ces lecteurs invisibles « aiguisent mon attention, orientent mon jugement et s'associent à mon plaisir » (Dufrenne, Reference Dufrenne1949, p. 105), encore faut-il que j'accepte de m'identifier à leur attention, à leur jugement et à leur plaisir. Cette identification n'a en elle-même rien de particulièrement problématique, mais elle possède ses propres conditions de possibilité psychologiques et sociales. Nous sommes renvoyés, sur ce point, de l'esthétique à la politique de Dufrenne à travers sa psychologie. Certes, il admet que toute société est un espace hiérarchisé dans lequel chacun est situé — il reconnaît donc l'existence d'autres positions au sein du champ socialFootnote 30. Il admet même que cet espace n'est pas abstrait mais qu'il conditionne l'expérience empirique des agentsFootnote 31. Cependant, il refuse d'en faire l'horizon ultime de l'expérience de soi — et donc de l'expérience tout court : pour Dufrenne, contrairement à Bourdieu, le rapport fondamental avec autrui est la communion et non la distinctionFootnote 32.
1.4. A priori de la socialité et a priori existentiels
Pour autant, Dufrenne ne nie pas qu'il existe des contextes sociaux fondamentalement agonistiques : c'est même l'un des principaux aspects de la lecture qu'il fait de Margaret Mead et Ruth Benedict. Dans sa théorie du social, il distingue ainsi deux types d’a priori : les « a priori de la socialité » désignent les modalités d'interaction qui permettent et structurent toute forme de vie en communautéFootnote 33. Ils renvoient à une « sociologie intuitive » que Dufrenne qualifie de « sociologie pure », dans la mesure où « certains rapports sociaux (rapprochement, domination, collaboration, compétition) » seraient « immédiatement accessibles » ou « immédiatement lisibles comme structures nécessaires de toute société » (Dufrenne, Reference Dufrenne1959, p. 211). Les « a priori existentiels », quant à eux, désignent les modalités d'interaction effectivement mises en place par une société donnée, qui déterminent en retour les rapports empiriques que chacun entretient avec autrui. Ce sont ces a priori existentiels qui, selon Dufrenne, ont été finement décrits par l'anthropologie culturelle américaine :
Si l'on dit comme Margaret Mead (n'en déplaise à M. Lévi-Strauss) que telle société est compétitive, comme Benedict dit que la société Zuni est apollinienne, ce qu'on essaie de nommer par là, toujours d'ailleurs de façon précaire, est l’a priori existentiel de cette société (Dufrenne, Reference Dufrenne1959, p. 218).
La référence à Benedict renvoie à la polarisation qu'elle établit entre des sociétés plus ou moins structurées par l'antagonisme entre les individus : la société japonaise serait ainsi peu compétitive et centrée sur l'idée d'une amélioration de soi sans comparaison directe avec autruiFootnote 34, alors que la société kwakiutl serait intégralement structurée par la rivalitéFootnote 35. L’a priori existentiel reprend ainsi ce que les anthropologues culturalistes nomment la « configuration culturelle » (Benedict, Reference Benedict1950, p. 162), c'est-à-dire l’« institution » sociale et son effet de « structuration » sur l'expérience individuelle et donc sur les modalités d'interaction. C'est pourquoi, à cet égard, Dufrenne est très proche d'une recherche en termes de « types psycho-sociaux ».
La polémique à l’égard de Claude Lévi-Strauss est également éclairante : Dufrenne prend résolument le parti de Mead et Benedict, alors que Lévi-Strauss les accuse à plusieurs reprises de mobiliser des catégories psychologiques caricaturalesFootnote 36. Dans le détail, la polémique demeure sous-déterminée : Lévi-Strauss reproche en effet à Benedict d'avoir cherché à caractériser l’ethos de « peuples » ou de « nations » à partir de quelques traits de caractère sommaires. Or, Dufrenne reproche exactement la même chose à la caractérologie de Geoffrey Gorer, mais considère en revanche que les travaux de Benedict permettent d'aller au-delà d'une telle approche holiste en s'attachant aux modalités concrètes de socialisation des individus (Dufrenne, Reference Dufrenne1952, p. 35). C'est dans la méthode et le corpus mobilisés que la différence entre les approches structuraliste et culturaliste est la plus marquée : si Dufrenne prend parti pour Benedict contre Lévi-Strauss, c'est parce qu'il considère que seule la première tente de créer une réelle convergence entre sociologie et psychologie, à même de rendre compte des modalités d'interactions socialement codéesFootnote 37.
Ainsi, Dufrenne occupe une place singulière parmi les philosophes de l'après-guerre qui sont préoccupés par la question d'autrui. D'une part, il prend le parti d'aborder autrui comme co-auteur du monde et non comme pour-soi avec lequel j'entre en conflit de reconnaissance : en ce sens, Dufrenne s'inscrit dans une filiation résolument merleau-pontienne ou anti-sartrienneFootnote 38. Mais d'autre part, Dufrenne envisage la société comme l'instauration d'un « a priori existentiel » qui organise les interactions. Ce faisant, il transforme la question « quelle est la modalité fondamentale du rapport à autrui? » pour se demander : « quel type de rapport à autrui est fondamental dans tel contexte socioculturel déterminé? » Pour le dire autrement, il ne dérive pas une sociologie d'une phénoménologie de l'intersubjectivité préalable, mais il ne se contente pas non plus d'un simple « usage » de philosophèmes phénoménologiques au sein d'une conceptualité globalement sociologiqueFootnote 39. Comme l'ont justement noté Bruno Karsenti et Jocelyn Benoist, la plupart du temps, « l'introduction d'une exigence phénoménologique dans la sociologie […] tient dans cette nécessité souvent réaffirmée d'un retour au concret, et pour tout dire à la dimension descriptive requise alors de l'analyse sociologique » (Karsenti et Benoist, Reference Karsenti, Benoist, Karsenti and Benoist2001, p. 22). Or, si l'exigence descriptive est bien présente chez Dufrenne (l'enjeu étant de décrire l'expérience culturellement déterminée du rapport à autrui), c'est à un problème proprement théorique que le conduit la confrontation entre sociologie et phénoménologie — à savoir, comment décrire des « dispositions relationnelles » communes à un groupe social donné. La notion d’« a priori existentiel », et la discussion du Mitsein à laquelle elle donne lieu, ne se comprennent que comme une tentative pour donner une forme proprement conceptuelle à un phénomène préalablement analysé sociologiquement. Néanmoins, la torsion que Dufrenne fait subir à l'approche phénoménologique conduit à resituer celle-ci dans le champ plus large des outils susceptibles de rendre compte de la dimension psychosociale de l'expérience humaine, sur laquelle il s'agit maintenant de revenir.
2. La personnalité de base : un a priori psychosocial
Dufrenne aborde ce problème en s'appuyant sur l'anthropologie culturelle américaine dans un article synthétique publié en 1952, et dont il approfondit l'analyse en 1953 dans sa thèse complémentaire (Dufrenne, Reference Dufrenne1952, Reference Dufrenne1953a). Le culturalisme américain est alors en voie de diffusion chez le public français, et Dufrenne participe activement à cette dynamiqueFootnote 40. Sa préoccupation principale est de montrer que l’étude des faits sociaux ne peut se passer d'une théorie psychologique adéquate.
2.1. L'anthropologie culturelle américaine selon Dufrenne
Dufrenne dresse un panorama large de l'anthropologie culturelleFootnote 41, et multiplie les comparaisons avec des auteurs du contexte français — notamment Philippe Ariès en histoire, ainsi que Marcel Griaule, Maurice Leenhardt, Lévi-Strauss et Alfred Métraux en anthropologieFootnote 42. Dans ce contexte, il s'intéresse à la notion de « personnalité de base », telle qu'elle est développée notamment chez Abram Kardiner. Cette notion s'appuie sur une distinction préalable entre les « institutions primaires » (ce à quoi l'individu doit s'adapter, comme les contraintes physiques) et les « institutions secondaires » (qui renvoient aux réponses de l'individu par rapport à son environnement). Par exemple, selon Kardiner, l'organisation sociale joue concrètement sur la production hormonale des enfants et des adolescents (c'est l'institution primaire) ; elle modifie ainsi le « seuil de puberté » et donc les relations entre jeunes filles et jeunes garçons (c'est l'institution secondaire)Footnote 43. Le concept de « personnalité de base » permet d'articuler ces deux dimensions en désignant des configurations psychologiques, souvent interactionnelles et relativement stablesFootnote 44. Dufrenne en retient essentiellement l'idée d'une socialisation de l'expérience vécue :
Donnons un exemple, celui que Kardiner développe le plus abondamment. L'institution essentiellement primaire, primaire à la fois au sens logique et au sens chronologique, est l’éducation donnée à l'enfant dès son plus jeune âge. D'une culture à l'autre, selon le mode de vie des adultes (et par exemple selon les loisirs dont jouit la mère pour s'occuper de l'enfant), selon l'idée que les adultes se font de l'enfant (et par exemple selon qu'on le considère comme un enfant ou déjà comme un petit homme) et selon l'idéal que la culture assigne à l'individu, les disciplines inculquées à l'enfant varient considérablement, à la fois dans leur contenu et dans leur forme, c'est-à-dire dans la nature et l'importance respective des punitions et des récompenses. Les frustrations qu'infligent ces disciplines, et aussi les avantages qu'elles comportent lorsque l’éducation met l'accent sur les récompenses, exercent une influence décisive sur la formation de l'ego (Dufrenne, Reference Dufrenne1952, p. 42–43).
Ainsi, ce qui intéresse fondamentalement Dufrenne, ce ne sont ni les données ethnologiques en elles-mêmes (qu'il ne discute généralement pas), ni les concepts particuliers mobilisés par l'anthropologie culturaliste (et souvent critiqués par leurs commentateursFootnote 45), mais une idée générale qui concerne « l’éducation au sens large, la socialisation de l'individu » (Dufrenne, Reference Dufrenne1952, p. 32), la « modificabilité » (Dufrenne, Reference Dufrenne1952, p. 30) humaine qui conduit à une structuration sociale des « instincts » (Dufrenne, Reference Dufrenne1953a, p. 74) — bref, l'idée selon laquelle l'institution détermine « ce que les hommes pensent, sentent et font »Footnote 46. Son ambition est de montrer que, par-delà la diversité des modèles théoriques (évolutionnisme, diffusionnisme, fonctionnalisme, etc.), ce problème est à la fois d'actualité (pour les sciences sociales) et fondamental (pour la philosophie [Dufrenne, Reference Dufrenne1952, p. 39]).
En effet, Dufrenne avance que l'anthropologie culturelle américaine « est née du projet de traiter psychologiquement des faits culturels » (Dufrenne, Reference Dufrenne1952, p. 27). C'est cette « sociologie psychologique », ou plus largement cette tendance de « la sociologie à se psychologiser » (Dufrenne, Reference Dufrenne1952, p. 30) qui ferait l'actualité de cette discipline. Cela implique de développer à la fois une « psychologie sociale », qui étudie les dimensions psychologiques de la socialité (capacité d'empathie, de projection, etc.), et une « sociologie psychologique », qui étudie les ressorts psychologiques de la vie en communauté (sentiment d'intégration, de compétition, etc.) (Dufrenne, Reference Dufrenne1952, p. 32). On retrouve, en somme, les deux aspects de la phénoménologie qui intéressent Dufrenne dans ses articles des années 1940 et 1950 et qu'il reformulera sous les noms d’« a priori de la socialité » et d’« a priori existentiels ». Cette problématique est d'ailleurs typique, non seulement de la tradition maussienne, mais de sa relecture après-guerre : dans son introduction à l'ouvrage publié par Gurvitch, Lévi-Strauss situe lui aussi la démarche maussienne dans la problématique générale de la « subordination du psychologique au sociologique » ou de la « réduction du social au psychologique »Footnote 47.
2.2. Quelle psychologie pour les sciences sociales?
La difficulté qui occupe le plus Dufrenne consiste à déterminer sur quel type de psychologie l'anthropologie culturelle doit s'appuyer. Comme vis-à-vis des modèles diffusionniste ou fonctionnaliste pour les sciences sociales, Dufrenne ne défend alors pas une position tranchée : il plaide pour une articulation disciplinaire plutôt que pour un choix de paradigme. Il ne rejette que le béhaviorisme, si l'on entend sous ce terme « une étude de la socialisation qui réduit l'individu à devenir, par le processus du learning, l'effet d'une causalité sociale unilatérale et toute puissante »Footnote 48. À la suite de Kardiner et de Roger Bastide, il reprend plutôt l'idée selon laquelle « c'est à la psychanalyse que l'anthropologie fait le plus volontiers appel »Footnote 49, orientation qu'il approuve résolument. Cependant, de même que pour la phénoménologie dans ses travaux antérieurs, Dufrenne ne mobilise pas la psychanalyse comme un cadre général métapsychologique, mais dans la mesure où elle permet de mettre au jour « certains mécanismes psychologiques » (Dufrenne, Reference Dufrenne1952, p. 31). La problématique générale demeure psychosociale : il s'agit de déterminer « quelle est, pour la société considérée, la norme de l'individualité » (Dufrenne, Reference Dufrenne1952, p. 42). En ce sens,
[l]a psychologie qu'il s'agit de promouvoir pour l’étude de la culture est avant tout une psychologie de l'ego, non pas de l'ego individuel, mais d'un ego de base, pourrait-on dire, commun à tous les membres du groupe parce qu'il exprime l'action que le milieu social exerce sur eux et le pouvoir qu'ils ont de s'adapter à ce milieu, c'est-à-dire la relation que l'homme entretient avec la culture (Dufrenne, Reference Dufrenne1953a, p. 141).
Pour ce faire, Dufrenne évoque également la psychologie sociale de Kurt Lewin, et ses développements par Ronald Lippitt et Ralph K. White (Dufrenne, Reference Dufrenne1952, p. 33-34). L'idée générale de Lewin est que les groupes fonctionnent selon un principe « gestaltiste » : ils excèdent la somme des qualités de leurs parties (c'est-à-dire les individus). Lewin cherche à montrer que des styles de commandement différents (en l'occurrence, le laisser-faire, le commandement dit « démocratique » et le commandement dit « autoritaire ») entraînent des modalités d'interaction et des climats affectifs différents. Son objectif est de mettre en lumière des processus qui, bien qu'ayant une portée psychologique évidente, ne peuvent être déduits de la psychologie individuelle des personnes en présence. Comme il l'a fait pour la psychanalyse, Dufrenne loue les mérites de cette approche, mais il refuse d'en faire un paradigme unique et l'aborde plutôt comme une mise en lumière de phénomènes jusque-là méconnusFootnote 50. Il reste donc prudent concernant les modèles de psychologie sociale et de sociologie psychologique qu'il évoque. Son ambition n'est ni dogmatique ni polémique : il cherche à montrer que les interactions avec autrui sont surdéterminées par une série d'institutions dont certaines sont contextuelles et d'autres profondément intériorisées sous la forme de dispositions.
2.3. Le développement d'un « empirisme transcendantal »
Ce sont ces dispositions qui, une fois acquises, jouent un rôle structurant à l’égard de l'expérience vécue que la notion de « personnalité de base » suggère et que Dufrenne cherche à reformuler. Il estime que les grandes coordonnées de la conceptualité kantienne peuvent décrire le phénomène de conditionnement a priori de l'expérience si l'on parvient à en transformer le sens sur plusieurs aspects. C'est pourquoi il pose à plusieurs reprises la question du « rapport du transcendantal et du psychologique » (Dufrenne Reference Dufrenne1959, p. 49), se demandant explicitement s'il « ne faut pas psychologiser en quelque façon le sujet » (Dufrenne, Reference Dufrenne1955, p. 152). Mais cette question reste plutôt rhétorique : la démarche générale de Dufrenne consiste à résolument « ontologiser » (Dufrenne, Reference Dufrenne1959, p. 246) le sujet et le transcendantal psychologisé prend chez lui le nom de « transcendantal existentiel » (Dufrenne, Reference Dufrenne1959, p. 49). Cela a deux conséquences. Premièrement, l'analyse de Dufrenne se distingue de celle de Kant dans la mesure où elle ne concerne pas le sujet en général mais bien une subjectivité particulière. Dufrenne déclare ainsi parler « plus volontiers de l'homme que du sujet » (Dufrenne, Reference Dufrenne1959, p. 53) : il faut entendre qu'il cherche à décrire un homme en particulier plutôt que le sujet en général. Pour autant, il ne s'agit pas d'une psychologie individualisteFootnote 51 : l’a priori dont il est question est celui de la personnalité de base, c'est-à-dire l’a priori psychologique corrélé à une institution sociale déterminéeFootnote 52. Deuxièmement, pour cerner la particularité de cet « ego de base », Dufrenne renvoie d'abord à la facticité de son corpsFootnote 53, puis aux dispositions acquises par ce corps et enfin aux structures historiques qui organisent ces dispositions acquises. Dufrenne ne nie pas la distinction entre les capacités innées et les tendances acquises, mais selon lui,
[o]n se tromperait en réservant le statut d'apriorité aux premières en le refusant aux secondes. Certes, l'homme dispose d'abord d'une sensibilité naturelle, mais cette première sensibilité n'est qu'un point de départ qui le rend apte à développer d'autres sensibilités qui seront à même d’étendre la fonction transcendantale des a priori subjectifs. Naturelles ou acquises, les dispositions jouent le rôle de l’a priori subjectif en donnant à l'individu la capacité d'anticiper les situations et d’être déjà en mode d'ouverture et d'accueil, prédisposé à recevoir ce qui s'offre à sa perception (Thérien, Reference Thérien2016, p. 69).
De même, l'acquisition de ces dispositions ne renvoie pas qu'au développement individuel, mais aussi aux institutions concrètes qui les rendent possibles — ce qui conduit à poser une « historicité de leur apparition »Footnote 54. À cet égard, Dufrenne s'inscrit dans la longue lignée des tentatives de « psychologisation » du kantisme, dont la spécificité est de reposer sur une base socioculturelle, c'est-à-dire sur un anti-fixisme de principeFootnote 55 : prolonger cette piste de lecture permettrait peut-être de réévaluer les rapports ambigus qu'entretiennent la philosophie française d'après-guerre et le néokantismeFootnote 56.
On peut notamment s'en convaincre en soulignant l’éclairage nouveau qu'une telle analyse propose de l’« empirisme transcendantal ». Cette expression sonne rétrospectivement à travers son ascendance deleuzienne car, en 1968, Deleuze affirme que « l'empirisme transcendantal est […] le seul moyen de ne pas décalquer le transcendantal sur les figures de l'empirique »Footnote 57. Cependant, dès 1959, Dufrenne décrit sa propre démarche comme un « empirisme transcendantal »Footnote 58 ou un « empirisme du transcendantal » (Dufrenne, Reference Dufrenne1959, p. 55). Or, ce qu'il décrit ainsi, c'est une étude des conditions empiriques (matérielles, techniques, psychologiques, etc.) qui rendent possible une expérience particulière (et, pour ce qui nous concerne ici, une expérience interactionnelle particulière), ce qu'il nomme des « a priori existentiels ». Le mérite de Dufrenne est alors de s’être engagé dans l'analyse complexe de ces a priori de l'expérience et d'en avoir proposé un « inventaire ». Il faut donc distinguer ces deux démarches presque symétriques : Deleuze et Dufrenne cherchent l'un comme l'autre à éviter le « décalque du transcendantal sur l'empirique » (Deleuze, Reference Deleuze1968, p. 176) ; ils tentent l'un comme l'autre de décrire, non plus les conditions de possibilité de l'expérience en général, mais les conditions de réalité d'une expérience particulière. Cependant, Deleuze l'aborde par la voie abstraite du processus de différenciation qui conduit toute expérience particulière à se transformer, alors que Dufrenne l'aborde par la voie concrète des systèmes qui conditionnent toute expérience et la particularisent. Malgré la proximité sémantique entre les approches de Deleuze et de Dufrenne, il nous semble plus heuristique de rapprocher le second d'une lignée de penseurs qui, à l'instar de Pierre Bourdieu, déclarent « reprendre l'analyse de la présence au monde, mais en l'historicisant, c'est-à-dire en posant la question de la construction sociale des structures ou des schèmes que l'agent met en œuvre pour construire le monde »Footnote 59, ou qui, comme Michel Foucault, enjoignent à « penser l'historicité même des formes de l'expérience » (Foucault, Reference Foucault and Foucault2001, p. 1398). Il nous semble ainsi que l'approche psychosociale promue par Dufrenne, qui consiste à conceptualiser un « un ego de base […] commun à tous les membres du groupe » (Dufrenne, Reference Dufrenne1953a, p. 141), dessine les contours d'un « empirisme du transcendantal », qui ne correspond pas à la problématique deleuzienne d'un « empirisme transcendantal », mais qui laisse entrevoir l'importance de la problématique psychosociale pour une série de philosophes d'après-guerre.
Conclusion
L'intérêt d'une analyse des premiers travaux de Mikel Dufrenne est donc plus largement de revenir sur un pan de l'histoire de la philosophie souvent laissé de côté : à savoir que, pour un certain nombre de philosophes d'après-guerre, la question fondamentale est celle du « psychosocial », c'est-à-dire des rapports qu'entretiennent les domaines du « social » et du « mental » (ou de la « personnalité » et de la « culture », selon les termes généralement utilisés à cette époque). En effet, parmi les nombreuses tentatives d'articulation entre la psychologie et la sociologie, ce problème remplace dès la fin des années 1940 celui des rapports entre l'individu et la société. C'est particulièrement clair dans le champ de la sociologie : Roger Bastide y voit le fil rouge qui relie l'ensemble des sciences sociales et unifie à la fois le marxisme, l'opposition entre Tarde et Durkheim, la phénoménologie sociale de Scheler, l'anthropologie culturelle américaine et la psychologie génétique de PiagetFootnote 60 ; Georges Gurvitch en fait la grande difficulté que les sciences humaines des années 1950 doivent surmonter, une fois l'opposition entre « individu » et « société » considérée comme dépassée théoriquementFootnote 61 ; Georges Granai, enfin, déplore à plusieurs reprises que les recherches dans ce domaine ne soient pas plus massives et précises et en appelle à articuler psychologie, anthropologie et psychologie sociale (Granai, Reference Granai1952 et 1956). Mais c'est également visible chez de nombreux philosophes de cette période : Maurice Merleau-Ponty pose explicitement le problème dans ses cours à la Sorbonne lorsqu'il affirme que le but de ses travaux « est de montrer qu'entre la vie psychique et la vie collective ou sociale, il existe une médiation, un milieu : c'est la culture »Footnote 62 ; quant à lui, Gilbert Simondon focalise toutes ses analyses de l'individuation psychique et sociale autour de cette difficultéFootnote 63. Ainsi, lorsque Dufrenne consacre sa thèse complémentaire à Kardiner, ce n'est pas un phénomène isolé, mais le symptôme d'un intérêt général du milieu intellectuel français pour les questions psychosociales en général et pour les rapports entre « culture » et « personnalité » en particulier ; en témoigne, par exemple, l'intérêt net que des penseurs comme Claude Lefort, Michel Foucault ou Jean-François Lyotard ont porté à l'anthropologie culturelle américaine et au courant « Culture et personnalité » en particulierFootnote 64. L'analyse des premiers travaux de Dufrenne peut donc contribuer à relativiser les coupures désormais traditionnelles que l'histoire de la philosophie a coutume d'opérer. Ainsi, dans sa présentation de la pensée française au XXe siècle, Frédéric Worms a récemment proposé un découpage en trois grands « moments » : un premier moment, allant des années 1890 aux années 1930, centré autour du problème de l'esprit ; un deuxième moment, des années 1930 aux années 1960, centré autour du problème de l'existence ; et un troisième moment, des années 1960 aux années 1980, organisé autour du problème de la structure (Worms, Reference Worms2009). Or, ce que montrent l’étude des travaux de Dufrenne et les parallèles esquissés avec d'autres auteurs de la même période, c'est que la question psychosociale ne semble pas directement relever du « problème de l'existence » : comme le dit clairement Frédéric Fruteau de Laclos, « il y a eu un moment d'hésitation historique, qui aurait pu conduire à l’établissement et la reconnaissance, dans l'après-guerre, d'un Moment “psychologique-historien”, plutôt que d'un Moment de l'existence ou, plus tard, d'un Moment de la structure » (Fruteau de Laclos, Reference Fruteau de Laclos2012, p. 6). Pour le prouver, la définition des interactions avec autrui constitue un paradigme particulièrement éclairant.
Cet intérêt proprement historique pour la pensée de Dufrenne se double d'un intérêt plus directement contemporain. Comme nous l'avons rappelé dans l'introduction de cet article, les sciences humaines contemporaines tentent de donner une définition aussi précise que possible de l'idée de « socialisation », c'est-à-dire, de façon schématique, de « la façon dont la société forme et transforme les individus » (Darmon, Reference Darmon2016, p. 6). Or, cette démarche est confrontée à deux problèmes qui résonnent particulièrement avec les premiers travaux de Dufrenne. D'une part, comment décrire la formation des habitus ou des ethos, c'est-à-dire l'acquisition de dispositions ou de tendances à l'actionFootnote 65? D'autre part, comment qualifier le secteur de ces dispositions acquises qui concerne les modalités interactionnelles (la constitution d’« autres significatifs », le développement d’« habitus relationnels », de « schèmes de relation », etc.)? Ces questions, qui fédèrent aujourd'hui un nombre important de chercheurs et de chercheuses en sciences sociales, sont avant tout conceptuelles : il s'agit de rendre compte théoriquement de phénomènes dont l'existence empirique est attestée, ou au moins discutée, depuis longtempsFootnote 66. Toute la difficulté est alors de parvenir à formaliser ces « modalités interactionnelles ». Philippe Descola en développe par exemple une version possible, lorsqu'il propose de distinguer les six schèmes relationnels que sont l’échange, la prédation, le don, la production, la protection et la transmission : chacun de ces schèmes constituerait ainsi un « a priori existentiel » propre à tel groupe social donné (Descola, Reference Descola2005, p. 457). Une telle proposition est certes heuristique, mais elle suppose d’être précisée de deux manières : d'une part, en clarifiant la table des catégories relationnelles au-delà des six cas présentés par Descola de façon purement empiriqueFootnote 67 ; d'autre part, en étudiant les modalités d’« incorporation » ou d’« intériorisation » de ces schèmes sous la forme de dispositions psychologiques stabiliséesFootnote 68.
Or, dans cette optique, le travail de Dufrenne sur l'anthropologie culturelle américaine et sa proposition de comparer des « a priori existentiels » redevient tout à fait central et d'actualité. Il a en tout cas le mérite de reposer la question d'une articulation disciplinaire forte, au moins entre philosophie, sociologie et psychologie, autour des interactions et des effets de constitution mutuelle qu'entretiennent le « social » et le « mental » (Ambroise et Chauviré, Reference Ambroise and Chauviré2013).
Remerciements
Nous tenons à remercier Daphné Le Roux ainsi que les relecteurs et relectrices anonymes pour leurs remarques sur des versions antérieures de ce texte.