En 1688, Louis-Augustin Alemand publiait ses Nouvelles observations, ou Guerre civile des François sur la langue. Quatre siècles plus tard, c’est sur le genre que les débats se cristallisent, fixant dans la société française des tensions si fortes que même les dernières élections présidentielles ont été le théâtre de combats linguistiques inédits : le genre, dans la langue, fut ramené à une franche binarité « pour ou contre l’écriture inclusive », chacun des candidats trouvant nécessaire de se déclarer à l’aune de cette étrange et impérieuse injonction.
Qui a fréquenté les remarqueurs du 17e siècle et les grammairiens du 18e et du 19e – souvent cités comme les responsables d’une masculinisation de la langue – sait que la binarité n’a jamais été un argument linguistique. Les « dites/ne dites pas » sont des avatars médiocres de la pensée de la langue, promus par des locuteurs normatophiles – si l’on me permet ce néologisme – souvent marqués par l’insécurité que peut susciter le souci de la bonne conduite et de son affichage. L’école du début du 20e siècle a peut-être pris une part active dans nos tourments langagiers, mais au moment où « il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français » (Chervel, Reference Chervel1977), il était fort difficile de se prévaloir de la nuance, ou de trouver une distance acceptable entre théories et pratiques scolaires.
La Guerre civile des Français sur le genre offre la possibilité de sortir de cette insécurité, en restituant la fluidité des discours sur le genre, en trois étapes : 1. « Parcours sur un terrain glissant : le 17e », 2. « Fast Studies : précis de grammaire diminuée (18e-20e) », 3. « Aujourd’hui, le second Empire du genre », chacune des parties se divisant en plusieurs chapitres. Le parcours est chronologique, puisqu’il s’agit de (re)lire ceux à qui sont souvent cités mais à qui on a coupé la langue en tronquant l’essentiel du propos. Je ne citerai ici qu’un exemple – très amusant s’il n’eût été malheureusement récurrent ces dernières années – celui de Pierre Larousse, conspué pour s’être félicité à l’article GENRE de son dictionnaire du féminin et du masculin de la lune et du soleil, alors que justement, à la ligne absente qui suit la citation dix fois reproduite dans divers ouvrages, Larousse lui-même se détache de tels discours, les jugeant non pertinents pour penser les phénomènes langagiers (pp. 82–83). Comme dit l’auteur « À faire l’archéologie de la grammaire en courant, on aperçoit toujours les mêmes ruines » (p. 119) – celles que l’on fantasme.
On le comprend, le propos de l’ouvrage n’est pas de prendre parti ; il n’est pas non plus question de redessiner une nouvelle carte du genre en promouvant tel ou tel grammairien, tel ou tel discours sur la langue. Il s’agit ici de retrouver les textes et leur complexité, de regagner le goût de l’hésitation et du suspens. C’est ainsi que l’ouvrage nous plonge d’abord dans un dix-septième siècle finalement assez méconnu – où les allers-retours, les oscillations, les tâtonnements sont partout chez Vaugelas, chez Alemand bien sûr aussi, entre autres. Il est ici montré comment la syntaxe labyrinthique des auteurs les plus cités comme sources de représentations misogynes subit les simplifications ad hoc, afin d’en fabriquer des effigies facilement condamnables. Car enfin il n’est pas facile de se faire une opinion, ou même de décider « ce que l’on doit retenir ». D’un siècle à un autre, la multiplicité des approches sur le genre comme la diversité des représentations exposées dans le présent ouvrage ne permettent pas d’extraire une ligne droite, claire, ayant abouti à une langue telle qu’il faudrait la réformer.
Cependant que l’on ne s’y trompe pas : il n’est pas non plus question ici de ne pas toucher à la langue. Lorsque par exemple dans la dernière partie de l’ouvrage le cours de Roland Barthes sur le neutre est évoqué, on retrouve l’oscillation et le suspens que l’on avait rencontrés dans les pages consacrées au 17ème siècle. Et si ces sinuosités de la pensée du genre sont finalement plutôt ce qui caractérise les discours dans le temps, c’est peut-être aussi pour laisser place à l’inattendu : il semblerait bien que les locuteurs ordinaires aient toujours bricolé avec la langue, sans pour autant se placer sous tel ou tel pavillon. L’épilogue de la Guerre civile des Français sur le genre clôt l’ouvrage sur une histoire – vécue – de l’enseignant qu’est aussi l’auteur, lorsque dans ses pérégrinations universitaires il en est venu à faire cours sur le genre. Je laisserai ici les lecteurs découvrir l’aventure, mais il est une chose que l’on retiendra avec l’auteur : un embarras, une hésitation, sont toujours plus doux et délicats qu’un « contrains-les d’entrer », quelle que soit la porte que l’on avait décidé de laisser entrouverte.