Le genre des chroniques de langage (désormais CdL) apparait à la fin du XIXe siècle dans la francophonie, d’abord dans la presse puis à la radio et aujourd’hui en vidéos ou dans les médias sociaux. Il a été précédé par les remarques, genre aux fondements du prescriptivisme ambiant. Tous ces discours épilinguistiques concourent à la construction des normes et de l’idéologie de la langue standard. Les CdL ont donné lieu à des analyses par des linguistes depuis au moins les années 1970 afin de mieux comprendre la construction de l’imaginaire linguistique francophone.
Historiquement, les chroniques ont plutôt une visée prescriptive ou puriste. C’est la raison pour laquelle la place du discours sur les bons et mauvais usages est généralement centrale dans la définition qui est donnée des CdL. C’est d’ailleurs la définition qui est retenue par les deux directrices du numéro. Ce n’est qu’assez récemment que les linguistes et les descriptivistes se sont emparés de ce support de diffusion en tant que chroniqueurs et chroniqueuses. Quand c’est le cas, les CdL peuvent représenter un véritable trait d’union entre le grand public et la recherche en linguistique, ce que montrent bien les témoignages rapportés dans la première partie.
Ce numéro des Cahiers Internationaux de Sociolinguistique porte plus particulièrement sur les variations diatopiques, ayant généralement mauvaise presse car éloignées du bon usage. Il se divise en trois grandes parties. Une introduction détaillée d’un peu moins de trente pages présente ce que sont les CdL accompagnée d’une bibliographie conséquente. Une deuxième partie comporte six témoignages courts (six pages en moyenne chacun) de cinq chroniqueurs (Michel Feltin-Palas, Michel Francard, Médéric Gasquet-Cyrus, Benoît Mélançon et Jean-Benoît Nadeau) et une chroniqueuse (Marinette Matthey). Est représenté le français parlé en Amérique du Nord, en Suisse, en Belgique, en France et en Provence. Il y a des linguistes mais aussi des non-linguistes. Ces textes, plutôt descriptifs, sont orientés vers les pratiques et le retour d’expérience.
La troisième partie est plus réflexive et questionne le contenu des CdL. Il s’agit de trois articles scientifiques de forme conventionnelle. Par choix, le Québec n’est pas représenté car il a été amplement abordé dans d’autres publications. Les directrices du numéro ont ainsi préféré privilégier les régions du monde qui ont été moins étudiées afin de combler un manque. Le premier article de cette troisième partie porte sur les CdL en Acadie (Karine Gauvin). On y apprend que les chroniqueurs ont au départ valorisé la variété acadienne, avant d’avoir un discours plus critique à son encontre, comme le montre ce passage quelque peu choquant, attribué à Léone Boudreau-Nelson, professeure de phonétique française :
« Quand nous parlons mal, le français n’est pas beau. Et si tout le monde parlait mal, le français ne serait plus la plus belle langue. […] Dites-moi, êtes-vous fiers de vous-mêmes quand vos habits sont sales, déchirés ? Eh bien, quand vous parlez mal, c’est comme si votre langage était sale, déchiré. » (p. 92)
Cet extrait est tiré de chroniques radios diffusés entre 1954 et 1969 et ayant eu, semble-t-il, une certaine audience.
Le deuxième article est rédigé par Dorothée Aquino-Weber et Sara Cotelli Kureth qui s’intéressent aux régionalismes de Suisse romande. Pour ce faire, un corpus important a été réuni, composé de 9 chroniques parues entre 1913 et 1998. Les autrices ont travaillé à partir de 986 lexèmes considérés comme des régionalismes et ont procédé à une annotation manuelle systématique. Leurs résultats montrent que la position majoritaire est celle du rejet des régionalismes à l’exception notable des chroniqueurs linguistes et les arguments utilisés sont globalement les mêmes que dans les autres pays francophones : imprécision, emprunt, jargon, illogisme, absent du dictionnaire, etc. Il est toutefois regrettable que deux illustrations (pages 111-112) soient peu lisibles car trop petites. Cela ne gêne heureusement pas la compréhension du texte.
Un dernier article, sous la plume d’Anne Dister, aborde les deux grammairiens francophones qui sont sans doute les plus connus de la francophonie, à savoir Maurice Grevisse et André Goosse. Elle décrit une population belge francophone frappée d’une sorte de syndrome de Stockholm linguistique et donc avide de conseils pour « mieux parler ». Cela en fait un terrain de jeu particulièrement fécond pour les prescriptivistes. Cependant, il me semble que l’on peut étendre cette analyse à la francophonie tout entière. Chez Grevisse, on trouve peu de place faite aux belgicismes, ce dernier s’intéressant à la « langue générale ». En revanche, Goosse aborde assez largement les particularismes belges dans ses CdL. Entre Grevisse et Goosse, Dister observe donc une évolution vers la prise en compte de variétés régionales mais aussi une diversification des sources qui font référence, illustrant ainsi le passage entre un « bon usage » et un « français universel ».
Pour conclure, au-delà des CdL, ce numéro, riche et stimulant, interroge la place des linguistes dans les débats contemporains à travers l’espace médiatique qu’occupe le discours scientifique sur la langue française et ses variétés. On peut, en effet, se demander si les linguistes ont déserté l’espace médiatique ou bien si ce ne sont pas plutôt les médias qui ont du mal à laisser la parole aux linguistes, trop éloignés de l’imaginaire linguistique le plus répandu ? Force est de constater que la situation est en train de changer, ce qui représente un véritable message d’espoir : de nos jours, les CdL s’éloignent du purisme et les linguistes sont en train de regagner du terrain.