Version publiée de la thèse de doctorat d'Elena Siminiciuc, cet ouvrage décliné en quatre chapitres offre une étude linguistique de la notion d'ironie essentiellement fondée sur un corpus issu de la presse d'information et de la presse satirique francophones. La thèse générale de l'auteure est que l'ironie constitue un phénomène bidimensionnel faisant intervenir, tour à tour ou à la fois, le pôle énonciatif et celui du contenu, défini en termes argumentatifs. L'ironie présente ainsi une nature protéiforme qui ne saurait être réduite à un ensemble de traits nécessaires et suffisants; elle se prête par contre mieux à une approche de nature typologique.
Le chapitre premier fournit une synthèse historique et critique des différents travaux portant sur le phénomène à l’étude, depuis ceux des rhétoriciens anciens et modernes jusqu'aux études pragmatiques référentialistes et aréférentialistes. Il permet de poser un certain nombre de questions essentielles pour la suite de l’étude, dont quelques-unes viennent d’être anticipées. Quelle est la portée de l'ironie? Est-elle ou non une figure? Peut-elle être autre chose qu'une simple antiphrase? Est-elle un phénomène énonciatif ou un phénomène relevant du contenu? Doit-elle être appréhendée sous un angle référentialiste ou aréférentialiste? Se laisse-t-elle enfermer dans une définition en termes de traits nécessaires et suffisants, ou bien une approche typologique est-elle préférable?
Dans le chapitre deux, l'auteure se focalise sur la notion de contexte, fondamentale dans l'appréhension de l'ironie. Distinguant trois types de contextes (situationnel, cotextuel et encyclopédique), elle examine comment la littérature cognitivo-référentialiste anglo-américaine et la littérature aréférentialiste francophone rendent respectivement compte de ces notions et conclut que l'approche aréférentialiste est mieux à même de rendre compte de la double nature, échoïque et argumentative, de l'ironie.
Les chapitres trois et quatre sont alors consacrés à l’étude de ces deux composantes, l'une échoïque, l'autre argumentative, et ce à partir des outils de deux théories complémentaires, la Théorie Argumentative Polyphonique (TAP) et la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS). Un très grand nombre d'exemples authentiques sont soumis à une analyse détaillée. Le chapitre trois porte sur le rôle des adverbes modaux et des constructions méta-énonciatives dans le déclenchement de l'ironie: l'auteure y conclut de manière fine et nuancée que ces expressions agissent tantôt comme des déclencheurs d'ironie, notamment lorsqu'elles introduisent un décalage flagrant du contenu avec son mode de présentation, tantôt comme de simples sur-marqueurs d'une ironie déjà présente. Dans ce dernier cas, l'ironie provient le plus souvent d'une contradiction argumentative au niveau du contenu de l’énoncé, phénomène auquel est consacré plus spécifiquement le chapitre quatre, où est confirmée la thèse (soutenue dans la TBS) que l'ironie peut consister en un décalage entre un schéma argumentatif explicité par le discours (ou ‘enchaînement’) et le schéma argumentatif d'un mot spécifique de ce discours (ou ‘aspect’). En outre, l'auteure montre que ce décalage correspond à différents types d'oppositions argumentatives dont tous n'ont pas encore été identifiés dans la TBS, offrant ainsi une vaste typologie des mécanismes argumentatifs à rendement ironique.
L'ouvrage d'Elena Siminiciuc constitue dans l'ensemble un travail extrêmement stimulant, original et rigoureux. Choisissant de se situer dans un cadre d'analyse aréférentialiste, polyphonique et argumentatif, l'auteure parvient à la fois à renouveler notre regard sur un phénomène déjà largement étudié et à enrichir le cadre théorique dans lequel elle s'inscrit, en particulier dans les deux derniers chapitres, qui sont assurément les plus personnels.
Sur le plan méthodologique, on appréciera en outre les nombreux tableaux récapitulatifs qui synthétisent régulièrement le propos. On regrettera cependant que la présentation de certains outils théoriques cruciaux soit reléguée dans une série de simples notes ou effectuée plusieurs pages après un premier usage de la notion, comme c'est par exemple le cas pour les notions d'aspect et d'enchaînement argumentatifs, pour la distinction entre argumentation interne et externe, ou pour la voix du Témoin dans la TBS.
Par ailleurs, sur le plan théorique, les chapitres trois et quatre, bien que très stimulants, suscitent également plusieurs interrogations, qui mériteraient peut-être plus ample discussion. Dans le chapitre trois, par exemple, pourquoi sans doute présenterait-il les énoncés ironiques sur le mode du conçu, avec la voix du Locuteur? Pourquoi sûrement exprimerait-il tantôt la voix du Témoin, tantôt celle du Locuteur? Ces décisions théoriques ne nous semblent pas suffisamment étayées pour emporter la conviction. De même, dans le chapitre quatre, la paraphrase ou explicitation argumentative de certains enchaînements ou aspects peut à l'occasion surprendre. En outre, la réduction systématique d'une orientation argumentative à un schéma articulé par donc ou pourtant peut parfois paraître forcée, tandis qu'un petit nombre d'exemples, pourtant analysés avec les outils de la TBS, semblent résister à une approche purement argumentative.
Enfin, bien que l'auteure reconnaisse elle-même que le choix d'un cadre théorique et d'un corpus spécifiques conditionne inévitablement la nature du phénomène étudié, on pourra regretter que l'ironie situationnelle, pourtant identifiée en tant que telle dans le chapitre deux, soit laissée complètement de côté dans la typologie proposée dans ce livre qui n'en demeure pas moins passionnant, faisant état d'un travail aussi rigoureux que nuancé, qui ouvre de vastes perspectives de recherche sur l'ironie appréhendée sous un angle argumentatif et polyphonique.