Les provinces de Maurétanie césarienne et de Numidie occupaient un territoire central et vaste dans l'Afrique romaine correspondant aujourd'hui à la majeure partie de l'Algérie (Figure 1). La question de la production de sel dans ces régions de la Méditerranée occidentale durant l'Antiquité reste encore peu traitée. La carence archéologique s'explique principalement par l'ancienneté des recherches qui se sont concentrées sur les villes et sur leurs monuments, mais pas seulement. Le manque d'intérêt pour le milieu rural, environnement encore trop peu étudié, en dehors de quelques rares exceptionsFootnote 1 explique aussi ces lacunes. De manière générale, on connaît peu les ressources et les productions régionales, en particulier celles qui étaient destinées à l'exportation. Ce constat est accentué par la rareté des sources textuelles mentionnant ces provinces et leurs richesses. La Numidie est rarement mentionnée par les auteurs anciens et les édits, alors que lorsque la province de Maurétanie est évoquée, il s'agit le plus souvent de la Tingitane et non de la Césarienne, bien que l'on puisse parfois questionner certaines affirmations.Footnote 2 L'absence de documentation génère ainsi une vision négative quant au potentiel économique de la Maurétanie césarienne et de la Numidie que ce soit pour le sel ou pour les autres catégories de produits.
La question de l'exploitation du sel ne déroge donc pas à cette règle et les provinces de Numidie et de Maurétanie césarienne sont quasi absentes dans les grandes synthèses récentes sur le sujet.Footnote 3 Cet article a pour fins de reprendre l'enquête et de faire le point sur cette problématique à partir de divers types d'informations. Cette mise au point s'appuie à la fois sur les informations issues de l'archéologie, des textes anciens ainsi que sur les données modernes incluant la géographie, la géologie, la minéralogie, l'industrie et l'ethnographie.
En Occident, les traces d'exploitation du sel datant de l'Antiquité ne sont pas très nombreuses à commencer par les salines, même si les recherches de ces dernières décennies ont apporté de nombreuses informations nouvelles (Currás Reference Currás2017, 325–27 ; García Vargas et Martínez Maganto Reference García Vargas, Martínez Maganto, Gonzalez Villaescusa, Schörle, Gayet and Rechin2017). En Algérie, ce type d'investigations n'a pas encore été effectué mais il existe des gisements de différentes natures dans les zones jadis administrées par l'Empire romain, à proximité de villes ou d'axes routiers créés ou développés par le pouvoir. L'unique information textuelle claire dont nous disposons est la Table de Peutinger qui signale les Salinae Nubonenses identifiées comme la sebkha du Chott el Hodna, vaste lac salé localisé dans la région des Hautes plaines, dans les marges méridionales orientales de l'ancienne province de Maurétanie césarienne. Néanmoins, les études géologiques et l’état de l'exploitation moderne du sel aujourd'hui dans ce très vaste pays offrent plusieurs pistes de recherches pertinentes.
Dans un premier temps, une présentation succincte des gisements recensés aujourd'hui en Algérie à partir des données textuelles mais surtout des données issues d’études modernes offre un point de départ utile à cette analyse. Elle se concentrera néanmoins sur quelques sites pour lesquels l'exploitation antique nous semble totalement plausible en raison de témoignages textuels ou archéologiques jusque-là peu pris en compte. Dans un second temps, les indices d'emplois du sel présentés selon leur nature conduiront à proposer quelques nouvelles hypothèses quant à l'exploitation des gisements dans l'Antiquité et à tenter ainsi de réévaluer leur importance localement.
La production de sel en Maurétanie césarienne et en Numidie : pour une réévaluation du potentiel local
Des ressources très importantes
Nous l'avons vu, les sources antiques n'apportent que très peu d'informations pour l'Antiquité, c'est pourquoi, il semble que pour identifier les gisements de sel présents sur le territoire algérien, il faut recourir aux études minérales et économiques modernes. Elles attestent l'existence d'un potentiel extrêmement riche dans ce territoire occupé jadis en partie par Rome. Ce « sel surabondant » (Meynier Reference Meynier1981, 152) ou « à profusion » (Fournel Reference Fournel1846, 541) présent dans toutes les régions du pays offre des ressources tellement importantes (Figure 2), qu'aujourd’hui, cette branche de l'industrie moderne permet à l'Algérie d'exporter une partie du sel traité par la Société nationale ENASEL, notamment vers l'Europe.Footnote 4
Sur sa page web, l'entreprise liste une partie des différents types de gisements présents sur le territoire national ainsi que la teneur de leurs réserves : ces chiffres dépassent souvent plusieurs dizaines de millions de tonnes pour les lacs salés et plusieurs centaines de millions de tonnes pour le sel gemme.Footnote 5
La liste qui suit n'est pas exhaustive ; elle aborde en priorité les gisements localisés dans des territoires intégrés à l'empire romain ou en contact avec lui. Les publications modernes signalant la présence de sel et son extraction avaient souvent pour vocation de faire état du potentiel économique et des ressources de l'Algérie coloniale. Ces données se regroupent et se complètent parfois, mais elles s'intéressent plus rarement à la question de l'histoire de ces exploitations. Pourtant, confrontées aux données archéologiques, elles permettent de formuler plusieurs hypothèses intéressantes. L'inventaire systématique de tous les gisements – notamment les gisements souterrains moins accessibles – n'ayant pas lieu d’être dans cette étude archéologique, notre intérêt s'est plutôt porté sur les ressources faciles d'accès, qu'elles soient permanentes ou saisonnières, et localisées dans des régions ayant livré des traces fiables d'occupation au cours de l'Antiquité.
Une absence de salines artificielles sur les côtes algériennes ?
En Algérie, pour l'Antiquité, aucune saline ou marais salant artificiel n'est encore répertorié au bord de la mer : il n'en existe aucune trace, ni dans les sources, ni parmi les découvertes archéologiques. Ce constat est le même pour les périodes récentes. L. Ville note que « les côtes de l'Algérie sont en général tellement escarpées qu'elles se prêtent peu à l’établissement de salines artificielles ; aussi n'en trouve-t-on qu'une seule située auprès de Dellys.Footnote 6 Du reste, la nature a prodigué le sel à l'Algérie, soit à peu de distance du littoral, soit dans l'intérieur des terres » (Ville Reference Ville1869, 170). H. Fournel présentait déjà le même constat une vingtaine d'années plus tôt : « la quantité de sel produite par l’évaporation des eaux de la mer est tout à fait insignifiante en Algérie ; en général la côte barbaresque est très abrupte, et le nombre des points où il serait possible d’établir des marais salants est, par suite, fort limité (…). Il n'existe donc pas de marais salants proprement dits en Algérie » (Fournel Reference Fournel1846, 551–2).
L'absence de salines marines modernes s'expliquerait par la difficulté d'aménager des bassins d’évaporation sur la côte en raison d'une géomorphologie très accidentée dont font d'ailleurs état d'autres études s'intéressant en particulier aux ports et aux mouillages des bateaux (par exemple Cat Reference Cat1891, 8–9). Nous ne pouvons néanmoins confirmer de manière sûre qu'il n'y en ait jamais eu dans l'Antiquité. La question se pose en particulier pour les régions de Césarée de Maurétanie et de Tipasa où de nombreux ateliers de salaisons de poissons antiques sont connus mais où les sources naturelles de sel semblent absentes.Footnote 7
Il est vrai toutefois que d'autres types de ressources locales sont par ailleurs très abondantes et la zone littorale a pu être approvisionnée par les sebkhas du Tell qui sont, pour certaines, localisées à proximité de la mer.
Les sebkhas
Les lacs salés sont très présents en Algérie, près d'une trentaine est connue mais certains ont une eau saumâtre qui ne permet pas toujours d'obtenir une couche de sel récoltable après évaporation de l'eau (Fournel Reference Fournel1846, 541, N. 2), mais la plupart sont exploitables. Il est très probable que ce soit ce genre de site auquel fait allusion Pline en rapportant qu’« il y a en Afrique des lacs dont l'eau trouble donne du sel ».Footnote 8
À l'ouest du pays, la Grande Sebkha d'Oran, malgré ses grandes dimensions – plus de 500 km2 de superficie – ne présente qu'une faible concentration de sel après évaporation à la différence de sa voisine, Arzew. Les « salines d'Arzew » baptisées ainsi par les auteurs occidentaux, à commencer par T. Shaw (Shaw Reference Shaw1743), ne sont pas des salines mais bien une sebkha qui porte le nom d’El Mellaha en arabe. Son exploitation fournirait aujourd'hui environ 80 000 tonnes de sel de bonne qualité par an.Footnote 9 Le lac « se couvre en été (…) d'une couche de sel cristallin d'un beau blanc » (Renou Reference Renou1848, 103) comme en témoignent les images modernes (Figure 9). Elle fera l'objet d'une exploitation industrielle à grande échelle à partir de 1916.Footnote 10
Mais la récolte de sel dans la sebkha d'Arzew, avec des méthodes non industrielles, est bien plus ancienne. G. Camps signale l'exportation du sel d'Arzew et du blé de l'arrière-pays par la mer depuis le port de la ville sous la dynastie des Zianides de Tlemcen (XIIIe–XVIe s.) vers les ports de Pise, de Gênes et de Catalogne.Footnote 11 D'après lui, le sel de l'antique Portus Magnus, était récolté à la période romaine et alimentait des ateliers de salaisons de poissons locaux (Camps Reference Camps1989, 945). Un probable atelier de salaisons a été localisé à quelques centaines de mètres au sud du forum de la ville, mais la fouille n’étant pas complète, l'identification reste à confirmer (Amraoui Reference Amraoui2017, 40) tout comme la production de pourpre qui a pu avoir lieu sur le site.Footnote 12 La sebkha devait faire partie de l'arrière-pays de Portus Magnus ; la place du forum est située à moins de sept kilomètres au nord du lac salé. Malgré l'absence de témoignages archéologiques, l'emploi du sel local durant la période romaine, et sans doute avant, dans une région poissonneuse où l'activité de pêche a toujours eu une place centrale dans l’économie locale, est tout à fait vraisemblable.
Selon une étude détaillée publiée à la fin des années 1920, des usines de conserves et des ateliers de salaisons de poissons traitaient les produits de la pêche locale et employaient à cette fin le sel d'Arzew (Novella Reference Novella1928, 137–43). Deux ateliers de salaisons étaient à l’époque en activité à Arzew, trois à Mers el Kebir – Oran –, six à Beni-Saf et douze à Nemours – actuelle Ghazaouet (Figure 2) dont les produits alimentaient à la fois le marché algérien et celui de pays voisins.Footnote 13 Dans ces deux dernières villes, l'emploi du sel d'Italie aurait été préféré à celui d'Arzew car ce dernier altérerait la chair du poisson en le « rongeant » – mais peut-être aussi parce qu'il était un peu moins cher que le sel local (?).Footnote 14
Cette information avait conduit à l'idée que le sel d'Arzew était impropre à la salaison des poissons et qu'il n'avait pas été employé dans l'Antiquité (Ponsich et Tarradell Reference Ponsich and Tarradell1965, 100). Ce jugement paraît un peu trop sévère dans la mesure où le sel d'Arzew était tout de même utilisé de manière exclusive dans les ateliers modernes de cette ville et ceux de Mers el Kébir et qu'il était employé également dans celles de Beni-Saf et Nemours pour la saumure alors que celui d'Italie servait à la mise en barils (Novella Reference Novella1928, 138–39). Toutes ces données laissent conclure que la sebkha d'Arzew devait être connue et exploitée dans l'Antiquité. Cette source abondante de sel a dû participer directement à l’économie locale en répondant aux besoins des habitants et des artisans locaux.Footnote 15
L. Ville dénombre vingt-deux sebkhas dans l'est de l'Algérie, en comptant les Chotts présahariens bien que tous ne fournissent pas naturellement du sel. Dans les hautes-plaines de l'est du pays, treize sebkhas se succèdent sur une surface de 175 km (Bernacsek et alii Reference Bernacsek, Hughes and Hughes1992, 23), entre les villes de Sétif et Aïn Beida, au sud de Constantine, où deux fortes concentrations de lacs salés sont visibles. La plus forte concentration se situe entre Batna et Oum el Bouaghi.
Parmi elles, au nord de Batna, la Sebkhet Djendli correspondrait au Lacus Regius des Anciens, indiqué sur l'Itinéraire d'Antonin. Pour G. Camps, cette appellation de « lac royal » s'expliquerait par la présence toute proche du tombeau royal du MedracenFootnote 16 (Camps Reference Camps1973, 516) qui daterait selon lui entre le IVe s. et le IIIe s. avant notre ère alors que d'autres l'attribuent plutôt au IIe s., au règne du roi Massinissa (Coarelli et Thébert Reference Coarelli and Thébert1988, 818). Sa localisation à moins de 5 km à l'ouest et dans l'axe du lac salé apporte en effet du poids à cette hypothèse. La présence même de ce grand mausolée marqué par une forte influence hellénistique et celle de la nécropole qui l'entoure en territoire massyle confirment la richesse et l'importance de ce royaume et la forte occupation humaine précédant l'implantation romaine. Il est peu probable que les habitants de la région, au cours de l'Antiquité, n'aient pas été conscients de l'utilité de ces multiples sources de sel et d'eaux salées et qu'ils n'en aient pas tiré profit dès des périodes très anciennes.Footnote 17
Enfin, plus au sud, dans la zone présaharienne, trois zones de chotts sont présentes de l'ouest à l'est du pays. À l'ouest, dans la wilaya de Saïda, se situe le Chott Ech Chergui. Avec une superficie de 855,500 hectares, il s'agit du deuxième plus grand chott du Maghreb après celui du Djerid en Tunisie.Footnote 18 Vers l'est, dans la wilaya de Djelfa, il existe deux sebkhas, le Zahrez Gharbi (occidental)Footnote 19 et le Zahrez Chergui (oriental).Footnote 20 Plusieurs géographes français font état de la qualité et de l'abondance de sel disponible localement (Fournel Reference Fournel1846, 560–61 ; Renou Reference Renou1848, 88–9). Ces régions présentent des traces d'occupation humaine aux temps anciens : des vestiges des périodes préhistoriques et historiques ont été localisés et reportés par l’Atlas archéologique de l'Algérie.Footnote 21
Vers l'est, on rencontre le Hodna, « vaste dépression située au centre de l'Algérie », dont la partie la plus déprimée est occupée par un Chott renfermant une grande sebkha (Camps Reference Camps2000, 3479–80) d'une étendue de 362 000 hectares.Footnote 22 L’évaporation de l'eau laisse apparaître à la surface une quantité de sel évaluée à 150 000 tonnes par an. Ce site ne fait pas encore l'objet d'une exploitation industrielle, mais les habitants de la région le récoltent par ramassage. Cette activité semble ancienne et est rapportée par H. Fournel : « l'évaporation naturelle de ses eaux procure aux pauvres habitants des tribus de l'Hedma (= Hodna) des masses de sel qu'ils vont colporter au loin. Comme ils n'ont qu’à briser et ramasser le sel, et que l'exploitation, si on peut donner ce nom à un pareil travail, s’étend sur près de quarante lieues de rivage, aucune surveillance, à aucune époque, n'a été exercée sur ce commerce »Footnote 23 (Fournel Reference Fournel1846: 555). Ces quelques lignes confirment la facilité d'extraction du sel et le commerce dont il est l'objet au XIXe s.
Le Chott du Hodna est, nous l'avons évoqué en introduction, l'un des rares gisements signalés par une source ancienne : il figure sur la Table de Peutinger sous le nom de Salinae Tubunenses. Ce nom dérive de celui de la ville voisine, l'antique Tubunae, actuelle Tobna,Footnote 24 située à moins de dix kilomètres à l'est de la sebkha. Le nom de ces « salines » laisse établir un lien entre elles et la ville : elles faisaient partie de son territoire. Le Chott el Hodna était intégré à la province de Maurétanie césarienne ; il est cerné par un réseau de voies selon un arc nord-est-sud (Salama Reference Salama1951). Des sites préhistoriques et protohistoriques sont répertoriés et prouvent l'occupation humaine de la région durant ces périodes anciennes.Footnote 25 Mais, ce sont surtout les vestiges romains qui sont signalés en grand nombre ; ils témoignent de l'importance de la présence romaine localement. Outre Tubunae, d'autres villes importantes sont identifiées à moins de dix kilomètres de la sebkha telles que ZabiFootnote 26 au nord-ouest et Macri (?) au nord-est.Footnote 27 L'identification du lac salé dans l'Antiquité et la diversité des traces d'occupation semblent être autant d'indices de sa fréquentation et de son exploitation à cette époque.
Une dernière zone de Chotts est à signaler à la frontière tuniso-algérienne incluant les Chotts MelghirFootnote 28 et MerouaneFootnote 29 ; elle se poursuit au-delà à l'est avec le Chott el Djerid. Des vestiges antiques sont signalés sur la feuille de Sidi Okba – 49 – qui comporte la moitié nord du Chott Melghir. Cette zone du lac salé est située à quelques kilomètres au sud de la voie romaine reliant Ad Maiores à la ville de ThabudeosFootnote 30 localisée dans la partie méridionale de la province de Numidie. Thabudeos se trouve à une quinzaine de kilomètres au nord de la sebkha. A cinq kilomètres au nord-ouest, l’Atlas reporte la limite orientale connue du tracé de la Séguia Bent Khrass, fossé antique long d'une soixantaine de kilomètres environ.Footnote 31 Plus près, aux abords du lac salé, à l'ouest, des groupes de « bazinas » sont signalés.Footnote 32 Au nord-est, non loin du lac, sont recensées des « ruines de bourgs berbères »Footnote 33 alors qu'un peu plus au nord, à environ six kilomètres, des vestiges d'un bourg agricole et des fermes romaines (?) sont connus.Footnote 34
Les oueds salés : une multitude d’« Oued Melah »
Dans l'introduction à son Mémoire sur les gisements de muriate de soude en Algérie, H. Fournel écrit qu’« il suffit de jeter les yeux sur une carte du pays (…) ; on y verra que la quantité de ruisseaux désignés par le nom d’oued Melah (ruisseau salé ou ruisseau de sel) est innombrable ». Cette remarque est aussi présente chez T. Shaw qui signale que « les eaux de beaucoup de rivières et de ruisseaux sont salées ou saumâtres » (Shaw Reference Shaw1743). Des oueds Melah sont systématiquement présents aux abords de tous les gisements de sel gemme dont il est question dans les lignes qui suivent ; ils s’étendent sur des distances plus ou moins longues avant de rejoindre le cours d'autres oueds plus importants ou des sebkhas.
Cependant, un fleuve salé est plus célèbre que d'autres ; il rejoint la mer à une soixantaine de kilomètres à vol d'oiseau au sud-ouest d'Oran et à une quinzaine de kilomètres au nord-est d'Aïn Temouchent, l'antique Albulae. Surnommé en langue arabe sous l'appellation générique d'Oued Melah/Oued el Melah, il est aussi connu sous le nom de Rio Salado, nom également attribué à une petite bourgade coloniale fondée à 2 km environ à l'ouest qui s'appelle aujourd'hui El Melah/El Malah. Ces appellations modernes trouvent leur pendant dans l'Antiquité : grâce à l'Itinéraire d'Antonin, nous savons que ce fleuve était désigné comme le Salsum flumen.Footnote 35 D'après Shaw, « il tire sa source de Souf-el-Tell, qui est un petit district à dix lieux au sud-est, et là il est fort salé ; mais il le devient moins, à mesure qu'il approche de la mer, et qu'il reçoit des ruisseaux d'eau douce : quoique dans la plaine de Zei-doure je trouvais des eaux beaucoup trop saumâtres et trop pesantes pour être bues ; [les habitants] s'y sont accoutumés et en boivent »Footnote 36 (Shaw Reference Shaw1743). La plaine de Zeidour correspond à l'arrière-pays d'Aïn Temouchent limitée au sud par une chaîne nommée Souf-el-Tell où il faudrait rechercher le gisement de sel à l'origine de la forte salinité du Rio Salado. H. Fournel supposait que les blocs de sel vendus à Tlemcen au XIXe s. devaient provenir de ce gisement qui se situerait sur la rive gauche du Rio Salado (Fournel Reference Fournel1846, 564). Si la salinité est suffisamment forte, l'eau salée peut donner du sel de plus ou moins bonne qualité selon les lieux. Il aurait suffi pour cela d'opérer de la même manière que pour les salines artificielles en conduisant l'eau vers des bassins d’évaporation.Footnote 37
Le sel gemme : la Montagne de sel d'El Outaya aux environs de l'antique Mesarfelta
Plus de six gisements de sel rocheux apparents ou cachés sont répertoriés officiellement ; leur potentiel est évalué à environ un milliard de tonnes.Footnote 38 Ils sont localisés dans diverses régions du pays. Pour les gisements non visibles en surface, il est difficile de dire si ces emplacements étaient exploités déjà dans l'Antiquité ; aucune recherche de terrain n'a encore été effectuée pour les gisements de sel gemme souterrains.
Dans la zone steppique, l'Algérie possède trois diapirs apparents qui sont à la fois assez uniques et impressionnants : à l'ouest le « Rocher de sel » de la wilaya de Djelfa ; à l'est, les gisements d'El Outaya et d'El Kantara dans la wilaya de Biskra à l'ouest des Aurès. Pour ces trois sites, des vestiges archéologiques datant des périodes préhistoriques et historiques sont recensés dans l'Atlas archéologique de l'Algérie antique, mais nous ne disposons d'indices d'exploitation antique concluants que pour le second.
Le site de sel gemme d’El Outaya, comme le reste des gisements de ce type, est aussi connu localement sous le nom de Djebel el Melh/Djebel Melah, la « Montagne de sel » ou « Montagne salée », appellation qui convient bien à son apparence externe (Figures 2 et 3). Il fait partie du Djebel Gharribou (Hurabielle Reference Hurabielle1899, 17). Ce site situé en face de la ville d'El Outaya est mentionné par El Bekri dans sa Description de l'Afrique septentrionale achevée vers 1068 : « A Biskera (Biskra) se trouve une colline de sel d'où l'on extrait des blocs de ce minéral ; gros comme des moellons à bâtir. Obeid Allah le Fatimide et ses descendants se servaient toujours du sel de Biskera pour assaissonner les mets qui paraissaient à leur table » (El Bekri, trad. Reference El Bekri1859, 127–8). Fondé vers 910 par Obeïd Allah, le califat fatimide avait pour capitale el Mahdia, ville du Sahel tunisien, jusqu’à son déplacement en 969 en Égypte au profit du Caire, nouvelle ville créée par le pouvoir (El Briga Reference El Briga1997). Les informations courtes mais précieuses rapportées par El Bekri témoignent d'une part de la qualité du sel d'El Outaya, et d'autre part de l'existence d'un approvisionnement de la capitale fatimide maghrébine en sel depuis la région de Biskra durant plusieurs décennies, au moins jusqu’à 969. Plus tard, lors de son voyage dans la Régence d'Alger vers 1732, l'explorateur T. Shaw rapporte que le sel de « Lwotaiah » est vendu à Alger au prix d'un sol par once en précisant qu’« il est gris ou bleuâtre (…), il est fort agréable au palais » (Shaw Reference Shaw1743, 297). Son témoignage corrobore la qualité du sel d'El Outaya, qui lui a valu d’être prisé par la dynastie fatimide mais également la continuité de son exploitation entre le Xe et le XVIIIe s. et jusqu’à nos jours. L'industrie algérienne insiste elle aussi sur la haute qualité de ce sel et sur l'ampleur des réserves.
Qu'en est-t-il pour les périodes plus anciennes ? Il est hautement probable que la qualité du sel de cette imposante montagne n'ait pas non plus échappé aux Anciens et qu'il était déjà employé durant l'Antiquité. Les données archéologiques montrent que la région d'El Outaya et du Djebel Melah est marquée par une forte présence romaine se traduisant par des établissements civils, militaires et des traces de cultures anciennes (Figure 4). Plusieurs groupes de constructions ont été reconnus au nord et au nord-est de la ville moderne d'El Outaya, en particulier par les travaux de recherche de J. Baradez sur les confins sahariens et le « fossatum » dont il signale des restes de tracés dans ce secteur (Baradez Reference Baradez1949, 258–63). Le Colonel identifia à deux kilomètres au nord d'El Outaya l'emplacement de la ville antique de Mesarfelta mentionnée dans la liste des sièges épiscopaux de la Conférence de Carthage de 411 où elle était représentée par l’évêque donatiste Benenatus (Lancel Reference Lancel1991). Elle est orthographiée Mesarfilia sur la Table de PeutingerFootnote 39 qui la localise entre Piscina et Aquae Herculis, et Messafilta dans l'Anonyme de RavenneFootnote 40 entre Pissinas et Duo Flumina. Cet établissement urbain occupait une superficie estimée à environ vingt-et-un hectares sur la rive ouest de l'oued el Kantara. Une des inscriptions trouvées sur le site signale la construction d'un amphithéâtre (Baradez Reference Baradez1949, 257–8 ; Guédon Reference Guédon2018, 250) et confirme la forte présence de l'armée localement.
Surtout, sur les pentes sud-est de ce Djebel Melah, s’élevait une construction carrée interprétée comme un camp muni d'un rempart, de casernements et de principia qui pourrait dater de l’époque de Trajan (Baradez Reference Baradez1949, 264–7 ; Lenoir Reference Lenoir2011, 200–201) (Figure 5). Toutes ces découvertes, bien que peu étudiées encore, sont autant d'arguments à l'exploitation de la Montagne de sel d'El Outaya à la période romaine ; elle était entourée de vestiges datant de cette époque. Cette région présentait également d'autres ressources, en particulier la culture de l'olivier et la production d'huile dont témoignent les nombreux pressoirs signalés par J. Baradez dans la région et parmi les vestiges de Mesarfelta. Il estimait que cette ville, « centre militaire et commercial important, était une étoile routière de premier ordre » (Baradez Reference Baradez1949, 320) (Figure 4). L’établissement de ces constructions est-il lié au contrôle et à l'exploitation de cette riche source de sel ? Nous reviendrons sur ce point dans la seconde partie de ce texte.
Que savons-nous des modes d'exploitation traditionnels de ce type de sites ?
Au début du XXe s., les rochers de sel étaient exploités par les habitants de la région ou de passage (Figure 6). Pour la Montagne de sel d'El Outaya, L. Ville remarque qu'ils exploitaient « les blocs de sel qui se détachent naturellement et roulent jusqu'au bas de la montagne (…) » (Ville Reference Ville1869, 169). Ce témoignage est corroboré par celui de l'Abbé J. Hurabielle qui rapporte que le sel y était exploité « d'une manière superficielle par les indigènes qui enlèvent, au retour de la belle saison, les blocs dégagés par les pluies hivernales pour les transporter à dos d’âne sur les marchés du Tell et des Zibans » (Hurabielle Reference Hurabielle1899, 17). De nos jours encore, même si la Montagne d'El Outaya est exploitée par la compagnie ENASEL et aujourd'hui CHLORAL, des habitants locaux vont encore ramasser des blocs de la taille de moellons pour les vendre au bord de la route aux éleveurs locauxFootnote 41 (Figure 7).
La présence de sel sous forme de blocs fait lointainement écho au témoignage d'Hérodote rapportant la construction de maisons à l'aide de moellons de sel dans le désert nord-africain bien que le site d'El Outaya est localisé plus au nord.Footnote 42 On peut en conclure que l'historien grec pourrait finalement faire référence à des blocs provenant de « Montagnes de sel ».
Et le Sahara ?
Pour finir, il faut garder à l'esprit que des gisements de sels sont présents au Sahara, parmi lesquels les Chotts du sud, tels que par exemple la Sebkhet Naama au sud-ouest d'El Bayadh, et bien plus au sud, la Sebkhet El MelahFootnote 43 ainsi que des gisements de sels gemme. Ils ont pu être exploités à une date très ancienne, mais l’état de nos connaissances actuelles sur l'occupation de ces régions et sur le commerce caravanier transsaharien pour l'Antiquité est encore plus lacunaire que pour les régions nord.
L'usage du sel à travers les témoignages archéologiques locaux
Nombreuses sont les activités humaines qui ont nécessité l'usage du sel durant l'Antiquité : c'est ce que l'on constate à la lecture du Livre XXXI de Pline dédié en grande partie au sel et à ses emplois. Si la plupart ne sont plus aujourd'hui attestés que par les textes anciens, certaines activités sont toutefois décelables directement ou indirectement par l'archéologie. Les lignes qui suivent tentent de présenter un état des lieux de ces témoignages sur le territoire qui nous intéresse.
Alimentation et conservation : les activités de salaisons de poissons
Le sel occupait une place essentielle dans l'alimentation antique (Morère Reference Morère, Déroche and Zink2016, 55–60). Outre la valeur gustative qu'il apportait aux mets, il garantissait également leur préservation. Son rôle dans la conservation des viandes, des poissons et d'autres produits lui a conféré une utilité primordiale.
Maurétanie césarienne, l'emploi du sel est attesté principalement par les vestiges d'ateliers de salaisons de poissons, une activité dans laquelle il est, après le poisson, le principal ingrédient. Les cetariae sont donc un indicateur sûr de la disponibilité de ce condiment dans la région au cours de la période romaine. Des témoignages plus anciens semblent présents à Hippo Regius – Annaba – qui dateraient au plus tôt de la période punique. Plusieurs cuves ovales découvertes dans le secteur occidental de la ville au cours des années 1950 (Marec Reference Marec1958, 180–1) offrent des caractéristiques typologiques semblables à celles d'ateliers puniques mis au jour dans le sud-ouest de l'Espagne, dans la région de Cadix. À Hippone, l'emplacement des cuves indique qu'elles appartiennent à une phase de construction ancienne qui serait antérieure aux aménagements urbains de l’époque impériale (Amraoui Reference Amraoui2018, 98–99). Cette découverte en Algérie rappelle que les salaisons de poissons en Afrique du nord ne sont pas apparues avec l'arrivée des Romains mais qu'elles existaient déjà auparavant. Or, les recherches consacrées à ce sujet ne sont pas encore très développées. Nous savons par plusieurs auteurs latins, tout particulièrement Caton, que le sel était exploité en Afrique préromaine et que la tradition culinaire carthaginoise avait largement recours au sel et à l'eau salée pour conserver ou traiter les aliments (Manfredi Reference Manfredi1992 ; Morère Reference Morère, Déroche and Zink2016, 53–6). Les textes et l'archéologie confirment le rôle majeur des Carthaginois dans la production et la commercialisation des salaisons de poissons en Méditerranée occidentale (Morère Reference Morère, Déroche and Zink2016, 57–8 ; Slim et alii Reference Slim, Bonifay and Trousset1999, 155). Mais hormis le cas d'Hippone, les installations préromaines de ce type restent encore rares en Numidie et en Maurétanie césarienne, principalement en raison du manque d'investigations.Footnote 44
Pour la période romaine, la présence de grande cuves enterrées de forme rectangulaire, maçonnées et couvertes d'un enduit de tuileau de bonne qualité, explique pourquoi ces ateliers ont résisté plus ou moins bien aux ravages du temps et attirer si ce n'est l'intérêt, du moins la curiosité de quelques chercheurs. C'est à partir de ces données anciennes et dispersées que nous avons entamé il y a quelques années un travail d'inventaire détaillé pour mettre à jour les informations disponibles actuellement sur cette activité exclusivement littoraleFootnote 45 tout en réalisant, si possible, des vérifications sur le terrain (Amraoui Reference Amraoui, Dans Botte and Leitch2014 ; Amraoui Reference Amraoui2017, 218–22 ; Amraoui Reference Amraoui, Dans Blanc-Bijon, Bracco, Carre, Chaker, Lafon and Ouerfelli2021 ; Boulmis et Amraoui Reference Boulmis and Amraoui2019). La reprise de ce dossier aboutit à l’établissement d'une nouvelle carte signalant les ateliers dont l'identification est sûre – mis à part quelques cas qui n'ont pu être vérifiés sur le terrain – et libérée de quelques erreurs d'interprétationFootnote 46 (Figure 8). Or, ce travail n'en est encore qu’à ses prémices, il s'agit d'un état provisoire de la recherche : le nombre peu élevé d'attestations ne doit pas nous induire en erreur et nous laisser conclure à une faible présence d'ateliers de ce type sur le littoral algérien. Au contraire, les côtes algériennes n'ont pas encore été suffisamment prospectées et les recherches récentes révèlent la présence de cuves de salaisons dans des secteurs qui jusque-là n'en avaient livré aucune.Footnote 47 C'est sans doute ce déséquilibre de la recherche qui explique qu’à l'heure actuelle, aucun atelier n'est recensé en Numidie : la frange littorale, plus accidentée, et l'occupation continue des villes qui n'a pas permis de mener des fouilles extensives à l’époque colonialeFootnote 48 expliquent en partie pourquoi ce secteur n'a pas été encore très étudié.
Les ateliers de salaisons recensés se situent en divers points du littoral de la Maurétanie césarienne mais une concentration est présente dans la région de Tipasa et Caesarea : elle s'explique par la conduite de recherches locales plus actives (Amraoui Reference Amraoui, D'Alessio and Marchetti2020 et Reference Amraoui, Dans Blanc-Bijon, Bracco, Carre, Chaker, Lafon and Ouerfelli2021). Des officines sont situées aussi bien dans les campagnes que dans le domaine urbain. Il existe une différence entre ces deux groupes dans le nombre de cuves et les dimensions : les ateliers ruraux sont plus grands et présentent des volumes de production plus importants que les ateliers des villes qui, insérés dans la trame urbaine, disposaient d'un espace plus restreint (Amraoui Reference Amraoui, Dans Botte and Leitch2014 et Reference Amraoui, Dans Blanc-Bijon, Bracco, Carre, Chaker, Lafon and Ouerfelli2021). Ces disparités laissent supposer que les ateliers urbains devaient répondre avant tout à un marché local, alors que les ateliers ruraux ont pu produire pour des marchés régionaux, voire extrarégionaux. Ces derniers sont encore difficiles à identifier compte-tenu des données trop lacunaires sur les productions et les exportations de cette région et de leur place dans les échanges à l’échelle de la province comme à l’échelle du reste de l'empire romain.Footnote 49 L'archéologie montre que la région de Césarée-Tipasa en particulier produisait, outre des salaisons de poissons, du vin et de l'huile. Plusieurs pressoirs ont été dénombrés dans l'arrière-pays de Cherchell par P. Leveau (Leveau Reference Leveau1984) et des villas suburbaines telles que le Castellum du Nador (Anselmino et alii Reference Anselmino, Bouchenaki, Carandini, Leveau, Manacorda, Pavolini, Pucci and Salama1989) ou encore la villa d'Hortensius possédaient aussi des installations de ce type. La maison luxueuse des Trois Îlots, par exemple, comptait à la fois un atelier de salaisons et un pressoir à vin, même s'il est difficile de préciser s'ils sont contemporains (Amraoui Reference Amraoui2017, 378–9). Comme pour les poissons salés produits localement, il est probable qu'au moins une partie du vin, voire de l'huile, répondait à un marché extra-local encore difficile à identifier. D'après A. Tchernia, les produits importés par Tiberius Claudius Docimus, negotians salsamentarius et uinariarius Marrais, dont l’épitaphe a été trouvée à Rome,Footnote 50 pourraient provenir de Maurétanie césarienne et non forcément de Maurétanie tingitane (Tchernia Reference Tchernia2011, 198 ; Amraoui Reference Amraoui, D'Alessio and Marchetti2020).
D'où provenait le sel employé dans ces ateliers ? Les recherches sur les nombreux ateliers découverts en Maurétanie tingitane, mais aussi en Espagne du sud, ont montré que ces sites étaient localisés quasi systématiquement à proximité de salines, dont plusieurs sont d'ailleurs encore en activité de nos jours (Ponsich et Tarradell Reference Ponsich and Tarradell1965, 100–101, fig. 1 et 56 ; Moinier et Weller Reference Moinier and Weller2015, 326–7). En Maurétanie césarienne et en Numidie, nous avons vu que la situation géographique est différente de celle du littoral atlantique et du Détroit de Gibraltar : aucune saline n'est pour l'instant attestée.
Pour la région de Portus Magnus, nous pouvons proposer en toute logique qu'il provenait de la sebkha d'Arzew (Figure 9) dont le sel a joué, nous l'avons évoqué, un rôle important dans les échanges au cours de la période médiévale. Pour l'Antiquité, faute de recherches, il nous est impossible de quantifier le volume de sel extrait, et de préciser si l'on se contentait de récolter des quantités minimes ou si au contraire les exploitants locaux tiraient profit d'une grande partie du lac salé durant les saisons chaudes. On peut supposer que la sebkha devait fournir non seulement la ville de Portus Magnus et son arrière-pays mais peut-être aussi une partie de la Maurétanie césarienne occidentale.Footnote 51 Il est possible également d'envisager qu'il a pu faire l'objet d'un commerce maritime, au moins vers d'autres régions africaines, voire même vers des régions voisines de la Méditerranée occidentale (l'Espagne par exemple ?) à l'instar de la situation rapportée pour le Moyen-âge, bien que nous n'ayons pas encore de témoignages directs.
En revanche, le problème se pose totalement pour Caesarea et Tipasa, région pour laquelle les ateliers recensés sont pour l'instant les plus nombreux en raison de recherches plus systématiques mais où les ressources en sel ne sont pas répertoriées. D'où pouvait provenir le sel ? En l'absence de ressources locales dans les régions en bord de mer, l'hypothèse de la production de sel à partir du sable des plages et de l'eau de mer n'est pas à exclure puisqu'elle est mentionnée par quelques textes anciens, bien qu'elle reste encore difficilement confirmée par l'archéologie.Footnote 52 Une autre hypothèse serait celle du commerce maritime puisque ces deux villes possédaient des ports actifs : on peut supposer l'existence d'un approvisionnement en sel par voie maritime qui pourrait alors provenir de n'importe quelle contrée de Méditerranée. Toutefois, on sait que le port de Portus Magnus était en lien avec celui de Caesarea puisque des colonnes de marbre jaune extraites du Djebel Orousse (AAA, 21, n°4), à l'ouest d'Arzew, auraient été identifiées dans la capitale de la Maurétanie césarienne. La région de Césarée a pu être un débouché intéressant au sel de Portus Magnus. En effet, « d'emblée le commerce du sel accompagne sa production, il en découle que production et commerce sont liés et le sel engage les populations sur les voies de l’échange » (Hocquet Reference Hocquet1994, 10). Mais l'acheminement de sel originaire des régions internes de ces provinces vers la frange littorale reste également tout à fait envisageable, en particulier dans le cas de Mesarfelta, comme cela est évoqué plus loin.
La production de la pourpre : le cas de Chullu
En reprenant un passage de Pline,Footnote 53 et à partir de l'expérimentation archéologique, une étude récente a montré que l'emploi du sel avait une place de première importance dans le processus de production de la pourpre utilisée pour teindre les fibres et les étoffes tissées (Macheboeuf Reference Macheboeuf, Lagostena, Bernal and Arévalo2007). À partir des données rapportées par le naturaliste,Footnote 54 C. Macheboeuf estime le contenu d'une cuve de fermentation à « 64 kilos de glandes de murex et 36 kilos de glande de purpura haemastoma (…), [et qu’] il fallait 128 000 murex et 72 000 purpura haemastoma pour réaliser une telle cuve ». Une telle quantité requérait plusieurs jours de travail consécutifs pour extraire les glandes, or celles-ci se décomposent rapidement à l'air libre. Pour une conservation à courte durée, la spécialiste conclut que les glandes étaient mises à macérer dans le sel, ce que semble corroborer le témoignage de Pline.Footnote 55
L'auteure de l’étude souligne aussi que d'un point de vue gastronomique, les murex étaient très prisés, au même titre que les huîtres et les oursins. Si on les mangeait frais, la question de leur consommation sous forme de salaisons se pose toutefois également car on sait que les oursins salés étaient commercialisés. La glande tinctoriale prélevée ne correspondant qu’à une infime partie du mollusque extrait du coquillage, C. Macheboeuf suppose que les milliers de murex étaient ensuite employés dans les salaisons ou conservés eux aussi dans la muria.
Les résultats de cette étude sont intéressants car ils peuvent être mis en relation avec de nombreuses découvertes sur les rivages nord-africains où la production de pourpre est identifiée avec certitude. Sur des sites tels que Meninx, Sabratha, les Îles Purpuraires, pour ne citer que les plus connus d'entre eux, cette activité est facilement reconnaissable par les coquilles de murex brisés qui forment des couches jonchant le sol sur plusieurs mètres. En Algérie, ce type de déchets n'a pas encore été reconnu clairement bien que cette activité pourrait avoir eu lieu à Portus Magnus.Footnote 56 C'est par les textes que cette activité est rapportée en Numidie, dans la ville littorale de Chullu. D'après Solin, les étoffes teintes à la pourpre dans cette cité rivalisaient par leur qualité avec celles de Tyr.Footnote 57 Les ateliers de Collo, tout comme les autres ateliers nord-africains, devaient aussi employer du sel pour le bon déroulement de leur chaîne opératoire.
2.4 L’élevage dans les zones internes et ses dérivés (artisanat)
« Bien plus, rien mieux que le sel ne fait manger les moutons, les bêtes à cornes et les bêtes de somme ; il augmente la quantité du lait, et donne meilleur goût au fromage ».Footnote 58 Depuis la Préhistoire, le sel a un rôle essentiel dans l'alimentation des troupeaux (Moinier et Weller Reference Moinier and Weller2015, 220–3) ; et « l’élevage ne peut se considérer indépendamment des ressources en chlorure de sodium » (Morère Reference Morère, Déroche and Zink2016, 59–60).Footnote 59
Les régions des Chotts et celles des rochers de sel ont toutes en commun la pratique de l’élevage. Il s'agit en effet d'une des activités économiques majeures dans les steppes et les hautes-plaines algériennes habitées par des sociétés agropastorales pratiquant la transhumance et le semi-nomadisme (Bencherif Reference Bencherif2011, 18 ; Demnati Reference Demnati2013, 53 ; Leveau Reference Leveau and Guédon2018, 91). Les abords des chotts offrent généralement d'excellents pâturages, notamment en raison de la présence de plantes halophiles qui sont typiques des milieux présentant une très forte salinité. Dans les chotts les plus méridionaux comme le Hodna, les pâturages des piémonts et des bordures attirent à la fois les populations sédentaires, les montagnards, les semi-nomades et les nomades sahariens. Ces derniers traversent les plaines du Hodna au printemps et en été pour se rendre dans le Tell (Camps Reference Camps2000, 3481). Au Chott el Chergui, au milieu du XXe s., les pasteurs nomades « recueillent pour leur propre usage de minimes quantités de sel d'une couleur terreuse, et, sur le pourtour des « chotts », leurs moutons trouvent, en tout temps, mais particulièrement en hiver et au printemps, d'excellents pâturages de plantes halophiles, parsemés de points d'eau moins rares ailleurs » (Larnaude Reference Larnaude1948, 89). La pratique de l’élevage et de la céréaliculture dans les steppes remonterait au moins au Néolithique (Roubet Reference Roubet2012, 5454–56).
Les lacs salés dans les hautes-plaines ont par conséquent une importance certaine dans les pratiques alimentaires tout comme dans la vie économique des habitants de ces régions fortement éloignées du littoral et des ressources marines. En effet, « les chotts naturels et les pâturages saumâtres garantissaient ce sel naturel aux populations nomades qui trouvaient les divers sels minéraux nécessaires dans le lait, notamment, et dans la viande, comme c'est le cas chez les nomades actuels » (Morère Reference Morère, Déroche and Zink2016, 60).
Outre ces différents apports nutritionnels, le sel répondait à de multiples autres besoins de la vie quotidienne. Il a pu être employé notamment pour soigner les bêtesFootnote 60 mais également dans les procédés de transformation et de conservation des matières animales destinées à la consommation humaine. Le sel était indispensable à la conservation des viandes qui, une fois salées, pouvaient être conservées plusieurs mois, voire même plusieurs années comme cela était encore le cas au siècle dernier en particulier chez les Chaouïas et les Kabyles qui ne disposaient pas encore de moyens modernes pour la préserver (Gaudry Reference Gaudry1998, 211 ; Hanoteau et Letourneux Reference Hanoteau and Letourneux2003). L’Expositio totius mundi et gentium, ce traité géographique anonyme datant du IVe s. de notre ère, signale que la Maurétanie césarienne « fait le commerce du vêtement et des esclaves, elle a du froment en abondance » et que la Numidie « produit des fruits en abondance et se suffit à elle-même ; elle possède des produits du commerce : vêtements divers (…) ».Footnote 61 Ces textiles tissés à partir de laines animales confirment l'importance de l’élevage dans ces provinces et dans les régions limitrophes tout comme ceux listés sur le Tarif de Zaraï.Footnote 62
Surtout, l’élevage procurait de nombreux produits dérivés à vocation utilitaire et économique pour lesquels le sel contribuait aux procédés de transformation. Ce dernier avait un rôle central pour le traitement des peaux animales en vue notamment d'obtenir du cuir. Si le tannage, qu'il soit végétal ou minéral, était le moyen le plus efficace pour obtenir des cuirs de qualité, en particulier parce qu'il les rendait imputrescibles, les sources antiques comme les études spécialisées établissent le recours au sel durant différentes étapes du travail du cuir. En premier lieu, les peaux crues ou « vertes », qui n’étaient pas tannées directement, devaient être lavées à grande eau puis salées et séchées afin d'en garantir la conservation jusqu’à leur transformation en cuir.Footnote 63 C’était le cas notamment des peaux en attente d’être vendues qui, par faute de traitement, pouvaient se détériorer très rapidement. Dans le Tarif de Zaraï,Footnote 64 document épigraphique daté de 202 identifié comme un tarif douanier et découvert en Numidie occidentale, figure la lex coriaria ou « Tarif pour les cuirs » parmi les rubriques de produits taxés. Certains de ces produits ont dû être traités avec du sel, comme les peaux de moutons et de chèvre et les cuirs bruts, afin de pouvoir être transportés sur des distances plus ou moins longues. On suppose qu'une partie des produits qui transitaient par Zaraï provenait des régions en marge des provinces africaines, notamment du royaume des Garamantes (Guédon Reference Guédon2014). Mais il est pleinement envisageable qu'ils aient pu être aussi pour partie originaires des territoires en marge de la Numidie et de la Maurétanie césarienne,Footnote 65 en particulier les régions des Chotts où l’élevage et la transhumance étaient également très pratiqués. Le salage était aussi employé pour la conservation à long terme des peaux pour lesquelles le tannage n’était pas prévu (Leguilloux Reference Leguilloux2004, 34). Ce type de cuir vivait moins longtemps et ne devait pas être mis en contact avec l'eau : son emploi est attesté pour l'Antiquité dans les régions désertiques. Cette pratique, réputée plus rapide, était aussi présente en Kabylie et du reste « dans tout le pays » au XIXe s. pour obtenir un cuir destiné à fabriquer des courroies, et certains types de chaussures et de semelles.
Ce même procédé servait aussi à réaliser des outres. Le sel a été couramment utilisé de tout temps pour fabriquer et traiter ces conteneurs périssables indispensables au stockage de denrées liquides et à leur transport. Les exemples ethnographiques montrent qu'elles servaient également à conserver la viande et la graisse de viande séchée, le grain, le sel, le poivre, à baratter le beurre, etc. (Hurabielle Reference Hurabielle1899, 179). En raison de leur nature périssable, aucun exemplaire antique nord-africain n'est connu, à la différence des régions désertiques comme l’Égypte qui a livré quelques exemplaires dont certains ont été tannés (Leguilloux Reference Leguilloux2004, 138–42). Les sources anciennesFootnote 66 et modernesFootnote 67 confirment l'emploi du sel, avec ou sans recours à des substances tannantes. Si elles étaient utilisées dans la sphère domestique, les outres avaient aussi un rôle essentiel dans les échanges économiques à l’époque romaine : des études récentes ont réévalué leur utilisation dans le transport de l'huile africaine depuis les régions internes vers les ports où ce liquide était mis en amphores (Marlière et Torres Costa Reference Marlière, Torres Costa, Mrabet and Remesal Rodríguez2007 ; Bonifay et Tchernia Reference Bonifay, Tchernia and Keay2012, 327). Rappelons que pour cette période, la production d'huile – et de vin – à différentes échelles est attestée dans diverses régions algériennes.Footnote 68
L'approvisionnement en sel et son commerce
En amont de l'intégration officielle d'un territoire à l'empire, un inventaire des ressources naturelles était mis en œuvre par le pouvoir romain en vue de leur future exploitation et afin d’évaluer leur apport à la fiscalité (Nicolet Reference Nicolet1988, 159–60 ; Le Teuff Reference Le Teuff2014, 79, 82, 86, 88). Un intérêt tout particulier devait être porté au sel.Footnote 69
Il existe peu de données sur le commerce du sel et son organisation dans l'Antiquité en dehors de quelques textes et de certains édits indiquant parfois les prix de vente mais ceux-ci ne concernent que très rarement l'Afrique (Morère Reference Morère, Déroche and Zink2016, 59, n. 17). Pour l'Italie, plusieurs sources rapportent que dès l’époque républicaine, le sel était monopole d’état ce qui a conduit à supposer que cette situation avait été généralisée à l'ensemble de l'empire (Delmaire Reference Delmaire1989, 439–40). Or, certains ont rappelé que, faute de données, ce postulat ne peut être confirmé, du moins jusqu'au IVe s. (Cagnat Reference Cagnat1882, 239 ; Carusi Reference Carusi2008a, 202).Footnote 70 Dans ce contexte, il est difficile d'avoir une idée de l'organisation de l'exploitation des ressources de sel en Afrique tous types confondus et donc de leur mode de commercialisation, que ce soit pour la période préromaine ou pour la période romaine. Au cours du Ier s. de notre ère néanmoins, Pline signale que l'on pouvait se procurer en Italie différents types de sel provenant de diverses régions méditerranéennes dont la plupart avait bonne réputation. Certains présentaient parfois des propriétés uniques en particulier pour des usages médicinaux. Son témoignage confirme que le sel voyageait déjà sur des distances plus ou moins grandes dans le cadre du commerce libre. Parmi les sels mentionnés par le naturaliste, celui du « désert d'Amon » provenait de Libye,Footnote 71 de l'oasis de Siwa (Morère Reference Morère, Weller, Dufraisse and Pétrequin2008, 375–6). Ce sel avait d'ailleurs été l'objet de falsifications employant des sels siciliens. Rien ne contredit l'hypothèse que plus tard, après leur intégration à l'empire, des provinces africaines, notamment les territoires dont la conquête était très récente à l’époque de Pline, aient pu exporter également du sel avec d'autres de leurs produits.
Pour en revenir à la question du monopole d’état pour les provinces qui nous intéressent, il faut aborder le cas de la Montagne de sel d'El Outaya. La présence d'une ville, mais surtout l'existence d'un camp militaire sur les pentes même de cette montagne sont à notre avis autant de preuves de l'exploitation de ce gisement à l’époque romaine (Figure 5). À partir de sa typologie, M. Lenoir date le camp de la période trajane. Si elle est correcte, cette datation est importante puisque c'est sous le règne de Trajan ou d'Hadrien que le camp de la Troisième Légion auguste est définitivement transféré à Lambèse. Mais au moins un détachement de la légion d'Afrique était présent dans la région depuis quelques années (Lepelley Reference Lepelley1981, 416).Footnote 72 L'arrivée de la légion et l’établissement du camp sur les pentes de la Montagne de sel d'El Outaya au cours d'une même période semblent révélateurs d'une volonté de contrôler l'exploitation de ce gisement de sel hors norme ; elle parait totalement légitime puisqu'elle aurait répondu en particulier aux besoins des soldats.Footnote 73 Végèce écrivait que le sel doit toujours être présent avec le blé, le vin et le vinaigre dans le camp et Pline rappelle qu'il « entre aussi pour quelque chose dans les honneurs et les rétributions militaires, puisque c'est de là que vient le mot de salaire (salarium) ».Footnote 74 Le « castrum de la Montagne de sel » bénéficiait du tracé de plusieurs voies dont une qui le reliait directement à LambèseFootnote 75 facilitant ainsi un approvisionnement régulier de la ville-garnison militaire par voie terrestre.
De manière générale, un contrôle par le pouvoir impérial expliquerait peut-être l'absence de ce produit dans la liste du Tarif de Zaraï ? Il est en effet inconcevable que cette denrée, compte-tenu de son importance et de ses multiples usages, n'ait pas voyagé en Afrique ancienne, peu importe son origine géographique. Ou alors l'absence de sa mention dans la liste des produits taxés signifierait-il l'absence de taxe ? Elle pourrait s'expliquer par l'abondance et les facilités d'approvisionnement de cette matière localement qui pouvait paraître banale sans une réelle valeur économique ; une perception que relayent d'ailleurs quelques textes anciens.Footnote 76
Pour la période tardive, il faut signaler une inscription découverte à Tipasa. Elle pourrait confirmer l'existence de relations commerciales entre cette ville du littoral de la Maurétanie césarienne et une ville du sud de la Numidie qui n'est autre que Mesarfelta. Il s'agit d'une inscription funéraire sur mosaïque qui couvrait un couvercle de sarcophage dans la nécropole de sainte Salsa (Albertini et Leschi Reference Albertini and Leschi1932, 87–8) : « Memoria Venusti negotiantis Mesarfel/tensis fidelis hic in pace / requiescit. Ianuarius fi/lius eius fecit in deo et / Christo d(e)c(essit) die Kal(endis) Nov(embribus) (a)n(norum) LX ».Footnote 77 Venustus était un commerçant originaire de Mesarfelta probablement décédé à Tipasa entre la fin du IVe s. et le début du Ve s. de notre ère. L. Leschi, puis S. Lancel, supposent que le cimetière ayant livré cette inscription était destiné à accueillir les dépouilles de pèlerins venus visiter le tombeau de sainte SalsaFootnote 78 mais cette proposition reste encore « hypothétique » (Lancel Reference Lancel1997, 810–11). Il est en effet plausible que le séjour de Venustus à Tipasa ait été motivé par des motifs professionnels, plutôt que par l'accomplissement d'un pèlerinage, d'où peut-être le choix d'indiquer sa profession. Mais il est vrai que, comme l’écrit J. Baradez, « peu nous importe aujourd'hui [de connaître les raisons de son séjour] où nous retiendrons seulement qu’(…) il y avait à Mesarfelta [à cette période] un commerçant au négoce suffisamment florissant pour pouvoir s'offrir un voyage pareil ». De quel commerce pouvait-il s'agir ? La région de Mesarfelta a livré de nombreux pressoirs, qui ne sont pour le moment pas datables. Sa localisation à quelques kilomètres au nord des portes du désert lui confère une position stratégique comme débouché des produits locaux tels que les dattes mais également les textiles dans cette région de forte transhumance. Mais il ne faut pas négliger les ressources de la Montagne de sel, située face à la ville antique : un sel de cette qualité, facilement transportable sous forme de blocs, devait faire l'objet d'un commerce en particulier durant cette période où la présence militaire était moins forte en raison du départ de la Troisième Légion Auguste (Guédon Reference Guédon2018, 381).Footnote 79
De même, le Rocher de sel de Djelfa était situé au nord du « limes de Numidie » dont l'extrémité occidentale était occupée par le camp militaire du Castellum Dimmidi (Picard Reference Picard1947). Il était peut-être relié au sud de la Maurétanie césarienne par une voie qui passait à proximité du gisement par la vallée de l'oued Medjedel, à l'est du Zahrez el Chergui (Faure et Leveau Reference Faure and Leveau2015, fig. 1 et 2). Ce gisement a peut-être joué un rôle dans l'approvisionnement du camp militaire par le biais des tribus locales occupant ces territoires de confins.
Conclusion
L'enquête menée à partir des sources anciennes et des sources modernes de différents types – géographiques, minérales, ethnographiques – ont conduit à s'intéresser à des données archéologiques qui n'avaient pas ou encore trop peu contribué à une réflexion sur l'exploitation du sel et ses emplois dans l'Antiquité en Maurétanie césarienne et en Numidie. Cette réévaluation a montré toute l'ampleur des ressources locales : un sel abondant, facile d'accès, aisé à récolter que ce soit de façon saisonnière avec les lacs salés, ou continue dans le cas des Rochers de sel.
Que ce soit pour les gisements situés à l'intérieur de l'espace provincial romain ou en marge de celui-ci, les vestiges archéologiques sont systématiquement présents aux abords ; les habitants locaux n'ont pu hier, comme aujourd'hui, ignorer leur existence et leur utilité pour les besoins de la vie quotidienne. Les témoignages ethnographiques montrent que les habitants ou les tribus de passage ont su tirer – et tirent encore – profit du sel local dans le cadre d’échanges commerciaux avec le nord et le sud du pays. Les témoignages médiévaux attestent quant à eux que le sel gemme d'El Outaya et le sel de la sebkha d'Arzew ont été exportés ; on peut assurer au moins que le premier a voyagé par voie terrestre vers la Tunisie, et le second par voie maritime vers les pays voisins européens. Rien ne contredit que ce type de réseaux ainsi que d'autres existaient déjà durant l'Antiquité.
Un point majeur se dégage de ce travail. La Montagne de sel d'El Outaya offre un cas d’étude tout à fait exceptionnel par l'aspect et la richesse de ce gisement qui n'auront pas échappé à l'armée romaine : en installant un camp sur ses pentes, cette dernière a cherché à exploiter et à tirer profit de cette source hors norme. Ce lien semble avoir échappé à J. Baradez.
Cette synthèse, la première pour la région, demande à être approfondie par des études complémentaires de différentes natures qui permettront sans aucun doute de révéler le rôle du sel et de son économie dans les régions centrales du Maghreb aussi bien localement que dans le cadre des échanges et des circuits commerciaux à plus vaste échelle que ce soit pour les périodes anciennes comme pour les périodes plus récentes.