Hostname: page-component-cd9895bd7-mkpzs Total loading time: 0 Render date: 2024-12-26T15:26:56.310Z Has data issue: false hasContentIssue false

Jésus : Un « Fils de l'Homme » tourné vers les « Fils de Dieu ». Un nouveau regard sur Mt 11,27 et Lc 10,22

Published online by Cambridge University Press:  31 May 2017

Marc Rastoin*
Affiliation:
128 rue Blomet, 75015 Paris, France. Email: marc.rastoin@jesuites.com

Abstract

The logion of Matt 11.27 (// Luke 10.22) – ‘All things have been handed over to me by my Father; and no one knows the Son except the Father, and no one knows the Father except the Son and anyone to whom the Son chooses to reveal him’ – has long been considered a ‘Johannine meteorite in the Synoptic sky’ and, after fierce exegetical battles, a sort of ‘foreign body’ in both Matthean and Lukan theological projects. This paper intends to question this assumption on the basis of recent works both on the historical Jesus and on Synoptic theology. It suggests that this verse not only fits very well with the theological and literary project of the Synoptics’ authors but can also shed some light on Jesus’ theology of creation. The way Jesus articulates his own special relationship to ‘his father’ with the human relationship of God's children to ‘their father’ is coherent with the theology implied by this logion.

French abstract:Le logion transmis par Mt 11,27 (// Lc 10,22) – « Tout m'a été remis par mon Père et nul ne connait le Fils si ce n'est le Père comme nul ne connait le Père si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler » – a longtemps été considéré comme « un météore johannique dans le ciel synoptique » et vu comme un corps étranger dans le projet théologique matthéen (et lucanien). Cet article entend contester cette perception classique tant à partir des développements de la recherche sur le Jésus historique que de celle sur les évangiles synoptiques. Ce verset s'intègre fort bien dans le projet théologique des évangélistes et est parfaitement en phase avec ce que nous savons de la théologie de la création de Jésus lui-même. La façon dont Jésus conçoit sa relation spéciale au Père est inséparable de la conviction centrale qui est la sienne que tous les êtres humains sont fils de Dieu.

Type
Articles
Copyright
Copyright © Cambridge University Press 2017 

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

1 Ou « un aérolithe tombé du ciel johannique » selon l'expression de K. Hase de 1823, cité par Saabe, M., « Can Mt 11,27 and Lk 10,22 be Called a Johannine Logion ? », Logia. Les paroles de Jesus – The Sayings of Jesus. Mémorial J. Coppens, BETL 59 (éd. Delobel, J. ; Leuven: Leuven UP, 1982) 364–71, 366Google Scholar.

2 Les petits changements de la variante de Luc sont généralement expliqués par son souci d'améliorer en grec le style araméen hérité de la source Q (évitant la répétition du verbe « connaître » en particulier) et par son désir d'ajouter une introduction rédactionnelle. Bovon, Selon F., Luke 2 : A Commentary on the Gospel of Luke 9:51–19:27 (Hermeneia 69 ; Minneapolis : Fortress, 2013), 43Google Scholar: « Our text can be explained from a history-of-religion perspective as a development from wisdom motifs moving in an apocalyptic milieu ».

3 La théorie dite « des deux sources », reposant sur l'hypothèse de l'existence d'une « source Q », contenant des paroles de Jésus et connue de Matthieu et Luc, est aujourd'hui davantage remise en cause dans le monde anglosaxon. Cf. Goodacre, M. S., The Case against Q : Studies in Markan Priority and the Synoptic Problem (Harrisburg, PA : Trinity, 2002)Google Scholar. Mais le cœur de ma proposition ne repose pas sur l'existence de Q.

4 Les questions classiques sont bien résumées par Allison, D., « Two Notes on a Key Text : Matthew 11:25–30 », JTS 39 (1988) 477–85, 477Google Scholar : « Does 11:25–30, with its partial parallel in Luke 10, go back to Jesus, in whole or in part ? Did Jesus refer to himself as ‘the Son’ ? What exactly is meant by ‘only the Father knows the Son’ and ‘only the Son knows the father’ ? What is the meaning of πάντα in ‘all things have been delivered to me by the father’ ? ».

5 Le débat sur le Fils de l'Homme continue à être très actif et l'on attend avec impatience la publication du sixième volume de John P. Meier sur la question des « titres » de Jésus. Pour une excellente mise au point sur le débat actuel, cf. Hurtado, L. W. et Owen, P. L., éds.), ‘Who is This Son of Man?’ : The Latest Scholarship on a Puzzling Expression of the Historical Jesus (LNTS 390 ; London: T&T Clark, 2011)Google Scholar. Une position intermédiaire répondant à la conclusion de Larry Hurtado dans l'ouvrage précédent – opinion que je trouve peu vraisemblable – serait que Jésus n'ait utilisé le terme de « Fils de l'Homme » en lien à Daniel 7 qu’à la toute fin de son ministère: Cf. Bock, D. L., « Did Jesus Connect Son of Man to Daniel 7 ? A Short Reflection on the Position of Larry Hurtado », BBR 22 (2012) 399402 Google Scholar. Cf. aussi Walck, Leslie W., The Son of Man in the Parables of Enoch and in Matthew (London: T&T Clark, 2011)Google Scholar, qui souligne les similarités entre le « Fils de l'Homme » dans les Paraboles d'Hénoch et dans Matthieu et va jusqu’à dire: « Because so many features Matthew has incorporated do not appear in other contemporary literature, it is likely that he knew and used Par. En. » (250). Mais il ne se prononce pas sur la question de savoir si Jésus lui-même utilisait le terme comme une simple auto-désignation (comme le voudrait Casey, M., The Solution to the ‘Son of Man’ Problem (London/New York, T&T Clark, 2007)Google Scholar) ou s'il lui donnait un sens plus ambigu allant dans le sens d'une titulature de type messianique.

6 Cf. les débats du colloque de Camaldoli en 2005 : Boccaccini, G., éd., Enoch and the Messiah Son of Man : Revisiting the Book of Parables (Grand Rapids : Eerdmans, 2007)Google Scholar. Ce volume fournit un très bon état de la question.

7 On trouve peu de contributions ces vingt dernières années. L'une des plus récentes est celle d'un spécialiste de l’évangile de Jean, Theobald, M., « Das sogenannte ‘johanneische Logion’ in der synoptischen Überlieferung (Mt 11,25–27; Lk 10,21f.) und das Vierte Evangelium », Studien zu Matthäus und Johannes (éds. Dettwiler, A. et Poplutz, U. ; Zürich: Theologischer Verlag, 2009) 109–33Google Scholar, mais elle se concentre sur la question du lien éventuel à Jean. Il pense que Mt 11,25 est « sehr wahrscheinlich ein authentisches Gebet Jesu » (121). Il conclut qu'il n'y a pas de parallèle dans Jean et que « Joh 10,14b–15b par Q 10,22b–e bezeugen unabhängig voneinander einen weisheitchristologischen Topos » (127). L'article de A. Denaux susmentionné contient une bibliographie très complète jusqu'en 1990.

8 On s'attachera surtout ici à la logique matthéenne.

9 Comme le dit dans un jeu de mots le titre du livre de Boyarin, D., The Jewish Gospels : The Story of the Jewish Christ (New York: New Press, 2012)Google Scholar, il y avait bien un « Jewish Christ ». Il y en avait même plusieurs et chacun supposait une élaboration scripturaire et conceptuelle, bref une « christologie » ou « messialogie » (pour souligner son côté préchrétien).

10 S. Legasse écrit même : « Dans le contexte eschatologique de l'ancien judaïsme, sagesse et apocalyptique s'interpénètrent; plus spécialement on peut parler d'une véritable annexion des thèmes sapientiaux par les apocalypticiens » (« Le logion sur le Fils révélateur (Mt xi,27 par. Lc x,22). Essai d'analyse prérédactionnelle », La Notion biblique de Dieu (éd. Coppens, J. ; BETL 41 ; Leuven: Leuven UP, 1976) 245–74, 259Google Scholar).

11 Dans son article complet et informé, A. Denaux écrit que le logion de Lc 10,21 et Mt 11,25–6 « is rooted in a Palestinian-Jewish setting » car « the idea that certain divine secrets are hidden from men in general but disclosed to specific ‘chosen’ persons (‘the wise’) is attested in Apocalyptic, Qumran and sapiential traditions » (« The Q-logion Mt 11, 27/Lk 10, 22 and the Gospel of John », John and the Synoptics (éd. Denaux, A. ; BETL 101 ; Leuven: Leuven UP, 1992) 162–99, 172Google Scholar).

12 « In this context, the relationship contains no association of love even though the contrary is often asserted. The associated idea here is strictly that of power. God as father of heaven and earth is the Father who gives full power to the Son … No one else knows the Father or the Son, as a result the Son, as mediator of revelation, has unrestricted power » ( Schottroff, L., « The Sayings Source Q », Searching the Scriptures (éd. Schüssler Fiorenza, E. ; London: SCM, 1995) 510–34, 526)Google Scholar. Il me semble qu'elle va un peu trop loin et que la dimension affective est tout de même présente mais elle est certainement seconde par rapport à la dimension du pouvoir.

13 Cf. Meier, J. P, Un certain Juif Jésus, t. iv : La Loi et l'amour (Paris: Cerf, 2009)Google Scholar chapitre 33.

14 Markley, J. R., Peter Apocalyptic Seer : The Influence of the Apocalypse Genre on Matthew's Portrayal of Peter (WUNT ii/348 ; Tübingen: Mohr Siebeck, 2013)Google Scholar.

15 Markley, Peter, 232.

16 Cf. Weren, W. J. C., Studies in Matthew's Gospel : Literary Design, Intertextuality, and Social Setting (Leiden/Boston: Brill, 2014)CrossRefGoogle Scholar. Le volume contient un chapitre inédit, intitulé « Secret Knowledge and Divine Revelation in Matthew's Gospel » (52–70), qui rejoint bien les conclusions de J. Markley sur l'importance de la notion de révélation apocalyptique chez Matthieu.

17 Même si, dans ce verset, ce n'est pas le verbe γινώσκω qui est utilisé mais σημαίνω puis δηλόω.

18 Cf. Allison, « Two Notes », 479–81. D'autres font le lien avec le thème du fils obéissant dans le Deutéronome: cf. Crowe, B. D., The Obedient Son : Deuteronomy and Christology in the Gospel of Matthew (BZNW 188 ; Berlin/Boston : de Gruyter, 2012) 172–3CrossRefGoogle Scholar pour la lecture de Mt 11,25–7.

19 L'adjonction de ce passage est commandée par le parallèle mosaïque. Cf. Davies, W. D. et Allison, D. C., A Critical and Exegetical Commentary on the Gospel According to Saint Matthew, t. ii (Edinburgh: T. & T. Clark, 1991) 285Google Scholar : « Mt 11,27 has a firm parallel in Jewish convictions about Moses ». Selon eux, ce serait l'ordre des termes Dieu et Moïse en Ex 33,12 qui expliquerait l'ordre des termes Père et Fils en Matthieu.

20 Cf. Marcato, G., « Il logion ‘Giovanneo’ di Mt 11,25–30. Tradizione matteana e giovannea a confronto », Angelicum 74 (1997) 329, 13Google Scholar.

21 Davies et Allison, Commentary on Matthew, ii.283.

22 Cf. pour le plus célèbre, Jeremias, J., New Testament Theology : The Proclamation of Jesus (London: SCM, 1971) 5661 Google Scholar.

23 Davies et Allison, Commentary on Matthew, remarquent avec humour : « We do wonder with Dunn whether the conjectured proverb is in fact generally true » (ii.283, n. 222) !

24 Pour d'autres usages de « mon Père », cf. Mt 12,50 ; 15,13 ; 16,17 ; 18,10.19 ; 20,23 ; 25,34 ; 26,29.39.42.53.

25 Comme le démontre de façon claire la dernière analyse approfondie de la question : Theobald, « Das sogenannte ‘johanneische Logion’ », cité dans la n. 7.

26 Cf. Beutler, J., « ‘Ich habe gesagt: Ihr seid Götter’ : Zur Argumentation mit Ps 82,6 in Joh 10,34–36 », Neue Studien zu den johanneischen Schriften (BBB 167 ; Göttingen: V&R, 2012) 125–38Google Scholar, et Neyrey, J. H., « I Said ‘You Are Gods’ : Psalm 82:6 and John 10 », JBL 108 (1989) 647–63Google Scholar. Tous deux montrent très bien les parallèles avec les lectures juives du Psaume 82 et le lien avec la théologie de la création. S'il est impossible d'affirmer que le raisonnement remonte au Jésus historique, il est possible d'affirmer qu'il s'intègre d'une part parfaitement dans l'herméneutique juive du Psaume 82 (cf. Num. Rab. 16,24) et qu'il est d'autre part cohérent avec ce que nous savons par ailleurs de la théologie de Jésus. Il n'est donc pas à exclure que, sur ce passage comme sur d'autres, un noyau remontant au Jésus historique ait été conservé par la tradition johannique. Segal, Selon M., « Who is the ‘Son of God’ in 4Q246? An Overlooked Example of Early Biblical Interpretation », DSD 21 (2014) 289312 Google Scholar, un texte de Qumran faisait déjà le lien entre le Psaume 82 et Daniel 7.

27 Cf., parmi d'autres, Boyarin, D., Le Christ juif (Paris : Cerf, 2013)Google Scholar, chapitre 2 notamment.

28 L'expression « Fremdkörper » est utilisée par Denaux, « The Q-logion Mt 11,27/Lk 10,22 », 163. Je consonne bien avec cette expression de M. Saabe résumant la position de Schmiedel : « The whole text does not consist of Johannine ideas but is in agreement with other passages of the Synoptics and also with the general image of the Synoptic Christ. ‘Ursynoptisch ist alles’ » (« Can Mt 11,27 and Lk 10,22 be called a Johannine logion ? », 367).

29 Le texte de référence du livre d'Hénoch est le suivant : « Et à cette heure, le Fils de l'Homme fut invoqué devant le Seigneur des esprits, et son nom devant l'Ancien des jours.3 Et avant la création du soleil et des astres, avant que les étoiles ne fussent formées au firmament, on invoquait le nom du Fils de l'Homme devant le Seigneur des esprits. Il sera le bâton des justes et des saints, ils s'appuieront sur lui, et ils ne seront point ébranlés ; il sera la lumière des nations.4 Il sera l'espérance de ceux dont le cœur est dans l'angoisse. Tous ceux qui habitent sur la terre se prosterneront devant lui, et l'adoreront ; ils le célébreront, ils le loueront ; ils chanteront les louanges du Seigneur des esprits.5 Ainsi l’Élu et le Mystérieux a été engendré, avant la création du monde, et son existence n'aura point de fin.6a Il vit en sa présence, et il a révélé aux saints et aux justes la sagesse du Seigneur des esprits » (He 48,2–6a). Pour la version anglophone, cf. VanderKam, G. W. E. Nickelsburg et J. C., 1 Enoch 2 : A Commentary on the Book of 1 Enoch. Chapters 37–82 (Hermeneia ; Minneapolis : Fortress, 2012) 93–5Google Scholar. Il y a un débat toujours en cours sur la datation de cette littérature. Selon eux, « the Parables can be dated sometime around the turn of the era » (5) et ils ajoutent : « at the very least, the description of the Chosen One/son of man (if not the entire book) is presumed in the gospel traditions about Jesus, the Son of Man » (6). Bock, D. L., « Dating the Parables of Enoch : A Forschungsbericht », Parables of Enoch : A Paradigm Shift (éds. Charlesworth, J. H. et Bock, D. L. ; London/New York, T & T Clark, 2013) 58113 Google Scholar s'exprime dans le même sens: « The Parables of Enoch are Jewish and most likely were composed prior to the work of Jesus of Nazareth or contemporaneous with his Galilean ministry » (113). Selon certains, la datation pourrait être postérieure aux écrits chrétiens ; cf. Piñero, A., « Enoch as Mediator, Messiah, Judge, and Son of Man in the Book of Parables : A Jewish Response to Early Jewish–Christian Theology? », Henoch 35 (2013) 649 Google Scholar. Mais, même ces auteurs-là la voient alors comme une réponse d'autres groupes juifs (sur le même sol herméneutique). Comme le dit Piñero, « when taken together, the Book of Parables, the Wisdom of Solomon and the ideas about the Son of Man in the Gospels and Revelation attest a complex and shifting set of exegetical traditions about Son of Man, Servant and Messiah » (48).

30 C'est également l'hypothèse de James Charlesworth qui s'oppose aux anciennes lectures de Bultmann et Conzelmann sur ce point. Il écrit : « I would recast Bultmann's famous and influential dictum [‘The message of Jesus is a presupposition for the theology of the New Testament rather than a part of that theology itself’]. He claimed that Jesus is the presupposition of New Testament theology. Far more likely, Jewish reflections on the Messiah and the Son of Man and Jewish conceptions of God's rule and the coming day of judgment are the presuppositions of Jesus’ mind » (« Can we discern the Composition date of the Parables of Enoch? », Enoch and the Messiah, 450–68, 468 ; souligné par moi).

31 Leon-Dufour, X., Les évangiles et l'histoire de Jésus (Paris: Seuil, 1964) 413Google Scholar.