1. Introduction
L’étrange fin de l’évangile de Marc suscite depuis des siècles des débats acharnésFootnote 1.
Est-il possible que l’évangile ‘original’, la première ‘édition’ de Marc, ait pu finir avec ce verset surprenant: ‘Elles sortirent et s'enfuirent du tombeau, parce qu'elles étaient toutes tremblantes et hors d'elles-mêmes [τρόμος καὶ ἔκστασις] et les femmes ne dirent rien à personne [οὐδɛνὶ οὐδὲν ɛἶπαν] car elles avaient peur [ἐφοβοῦντο γάρ]’ (Mc 16.8)? Tout paraît contredire la logique et l'existence même de l’évangile. Le temps de la parole n'est-il pas venu? Le temps de sortir de la peur et d'entrer dans la joie?
L'existence d'une finale longue (Mc 16.9-20) dès le début du deuxième siècle, a été un argument puissant pour dire que, déjà, certains chrétiens pensaient qu'il manquait quelque chose, une scène d'apparition ou un compte rendu d'apparitions. C'est ce que défend par exemple, avec beaucoup d'autres au long des âges, Joseph Ratzinger pour lequel il est impossible que l’évangile originel se soit achevé ainsiFootnote 2. L'argument n'est pas ridicule: si, dès cette époque, le besoin s'est fait sentir d'ajouter une finale, c'est peut-être parce qu'il ‘manquait’ quelque chose. Pourtant, les partisans de l'hypothèse selon laquelle Marc entendait bien finir sur cette note, et notamment nombre de commentateurs récents de Marc ayant consacré de nombreuses années à cet évangileFootnote 3, défendent que cette ‘fin abrupte’ est bien adaptée au projet théologique et littéraire de MarcFootnote 4. Ils suggèrent que le désir d'ajouter un ‘complément’ ne s'est fait sentir qu'une fois que l’évangile de Marc a été mis en série avec les autres. Et le fait que cette finale soit, de l'avis quasi unanime, une synthèse rapide d’éléments provenant des trois autres évangiles, appuie leur conviction. De nombreuses études ont été faites sur la possibilité de finir un livre dans l'Antiquité par une particule telle que γάρFootnote 5, ou de façon aussi ‘abrupte’Footnote 6, tandis que des arguments, de nature essentiellement narrative, ont été déployés pour soutenir que ce dispositif provocant correspond à l'intention de MarcFootnote 7.
En reportant au-delà du texte le fait que les femmes aient surmonté leur peur, aient parlé aux disciples et que ceux-ci aient rencontré Jésus là où il le leur avait ditFootnote 8, MarcFootnote 9 permet à ses auditeurs d'entrer dans l’évangile, d'en faire même partie. Il leur dit en substance: ‘Vous avez peur des persécutions mais sachez que l’évangile, dès le début, consiste en un ‘surmonter la peur’: les femmes ont fini par surmonter leurs peurs et par parler et c'est pourquoi vous êtes ici à écouter cet évangileFootnote 10. A vous de dépasser votre peur et de poursuivre la mission d'annoncer l’évangile’. L’évangile consiste à surmonter la peur.
Dans cet article, j'aimerais revenir sur l'un des arguments en faveur de la légitimité de la fin volontaire de l’évangile en Mc 16.8b, qui n'a pas, me semble-t-il, la place qui lui revient dans les commentaires et discussions actuels. Selon certains, peu nombreux, Marc ferait ici allusion à un (ou deux) passage de la Genèse. Il s'agit de Gn 18.15 (LXX) et de Gn 45.3 (LXX). Serait-il possible que ces échos soient signifiants et éclairent le projet théologique de Marc? La question peut sembler futile mais il n'en est rien tant l'enjeu est capitalFootnote 11: qu'est-ce que l’évangile? De quoi la résurrection est-elle le nom? Ici comme ailleurs, un texte de l'Ancien Testament peut-il jeter une lumière décisive sur un passage clef du Nouveau Testament?
Dans un premier temps, nous verrons les arguments des (rares) auteurs qui mentionnent, même en passant, ce parallèle éventuel. Nous nous demanderons ensuite si cette allusion possible à la Genèse cadre avec l'emploi de l'Ancien Testament – et en particulier de la Genèse – par l’évangéliste et, enfin, si cette proposition est cohérente avec le projet théologique de Marc. Nous aborderons en dernier lieu une deuxième proposition d’écho vétérotestamentaire, suggérant plutôt Dn 10.7 comme étant l'arrière-plan de Marc 16.8.
2. Gn 18 et Gn 45 en Mc 16?
Que disent ces versets? Dans le premier, nous sommes dans le chapitre 18 de la Genèse où Dieu vient annoncer au couple formé par Abraham et Sarah la naissance d'un fils, chose qui paraît impossible vu l’âge des deux époux. Lorsque Dieu lui demande si elle a ri, Sarah nie et le narrateur poursuit: ‘Car elle eut peur [ἐφοβήθη γάρ]’ (Gn 18.15, LXX). Nous avons donc ce même verbe suivi de la proposition γάρ. Or ce petit terme, également repris dans sa version araméenne par la peshitta (ryg), se retrouve très rarement ainsi en fin de phrase. L'un des commentateurs les plus importants de Marc, Joel Marcus, remarque à ce sujet: ‘Here, as in our pericope, there is a divine promise of life springing out of deadness, a promise that human incredulity, which is linked with fear, finds impossible to accept. Moreover, the son, whose miraculous birth is promised, Isaac, is elsewhere in Mark an image of Jesus’Footnote 12. Mais il se contente de ces lignes. L'auteur qui donne le plus de poids à cet éventuel écho scripturaire est Benoît Standaert.
Il écrit en note: ‘Qu'on se souvienne de la petite parenthèse du même genre et presque de la même qualité d’écriture en Gn 18.15 (LXX)… ou encore la finale de phrase en Gn 45.3… Marc écrit des histoires comme il les a entendues racontées dans la Torah’Footnote 13.
Comme le relève ce bibliste, il est possible de trouver un autre écho, même si la chose est moins netteFootnote 14, dans la rencontre entre Joseph et ses frères, en Gn 45, le moment très émouvant où Joseph, qu'ils croyaient mort, se révèle vivant à leurs yeux: ‘Il dit à ses frères: ‟Je suis Joseph ! Est-ce que mon père vit encore?” Mais ses frères ne pouvaient lui répondre, tant ils étaient bouleversés [ἐταράχθησαν γάρ]’ (Gn 45.3)Footnote 15. Le verbe ici employé dans la LXX est connu de Marc, qui l'avait utilisé une fois en Mc 6.50 lors de la marche sur les eaux: ‘Tous, en effet, l'avaient vu et ils étaient bouleversés [ἐταράχθησαν]. Mais aussitôt Jésus parla avec eux et leur dit: “Confiance! c'est moi; n'ayez pas peur! [μὴ φοβɛῖσθɛ]”’. Il est difficile de manquer la tonalité résurrectionnelle. Là aussi le parallèle serait très pertinent dans la mesure où Jésus est également un frère qui va retrouver ses frèresFootnote 16. La construction avec un γάρ final est suffisamment exceptionnelleFootnote 17 pour que la chose frappe.
Dans les deux cas, c'est un moment d’émotions complexes où la joie doit s'affirmer face à la peur, un moment de bascule du récit. Le doute intérieur que Sarah a éprouvé sera-t-il condamné par Dieu? Sa peur fera-t-elle obstacle à la promesse du Seigneur? Nous savons qu'il n'en sera rien. Dans le cas de Joseph, le choc de le voir vivant suscite chez ses frères un bouleversement où doute et joie sont mêlés. Une fois que Joseph s'est expliqué, il est écrit: ‘Il embrassa tous ses frères, en les couvrant de larmes. Puis tous ses frères se mirent à parler [ἐλάλησαν (Gn 45,15)] avec lui’. Comment mieux dire le pardon reçuFootnote 18 que cette conversation renouée, cette parole retrouvée?
Claire Clivaz a travaillé ce topos antique de la joie mêlée de peurFootnote 19. Il est notamment présent en Lc 24.41a: ‘Dans leur joie, ils n'osaient pas encore y croire [ἔτι δὲ αὐτῶν ἀπιστούντων ἀπὸ τῆς χαρᾶς]’ (AELF), soit, littéralement: ‘Ils étaient encore incroyants de joie’.
Elle consacre une bonne partie de son analyse au texte grec de Dn 10. 7 qui est très contesté. Sa question finale est suggestive: ‘The interesting echo chamber of the multiple linguistic Dan 10.7 versions has pointed out to the link between emotions – fear in particular – and religious experiences. Is such a link also at stake in the diverse Markan endings?’Footnote 20 Les échos de la Genèse vont en tout cas dans cette direction.
Il est intéressant de relever qu'un exégète a particulièrement mis en valeur ce jeu des sentiments mêlés dans l'ensemble de l’évangile de Marc: ‘Mark's Gospel ends with both hope and disappointment. The relationship between the last two verses embodies the critical tension in the story between blindness and insight, concealment and openness, silence and proclamation’Footnote 21. Tout le récit vise à ce que ceux qui sont aveuglés puissent voir (cf. la guérison en deux temps de l'aveugle en 8.22–6, et celle de Bartimée en 10.46–52, symbolisant le chemin que les disciples ont à faire), à ce que la consigne de secret soit levée (annoncée à l'issue de la Transfiguration en 9.9–10 comme devant finir)Footnote 22 et à ce que la proclamation succède au silence. Dans la même ligne, nous ne sommes pas surpris que Yvan Bourquin puisse élaborer toute sa lecture de Marc autour de la notion d'oxymoreFootnote 23. On ne peut que conclure que Marc aime ce choc des contraires et cette bataille intime des émotions.
Cependant, la question que je pose ici porte davantage sur la vraisemblance de l’écho littéraire à la Genèse et ce que cette allusion apporterait à la théologie de Marc. Au-delà de l’écho sémantique, y a-t-il un parallèle de situation entre les deux textes de la Genèse et la finale de Marc? Il me semble que oui et dans une dimension qui touche au cœur tant de l’évangile que de l'humanité. La question fondamentale, pour le dire avec les mots de Philippe Lefebvre, est la suivante: Dieu veut-il vraiment la vie des fils?Footnote 24 Dieu ne fait-il qu'acter la stérilité définitive et la victoire de la mort dans le cas d'Abraham et Sarah? Dieu ne fait-il qu'acter la rupture définitive entre des frères jaloux et homicides dans le cas de Joseph et ses frères? Dans le premier cas, il est question du don primordial, celui de la vie et, dans le second, de cette autre manière de redonner la vie qu'est le pardon. Par le biais d'une expression rare deux fois employée (‘Suis-je à la place de Dieu, moi?’; Gn 30.2b et 50. 19b), un parallèle avait été construit déjà au sein du livre de la Genèse entre cette thématique du don de la vie, qui vient de Dieu et du pardon, qui vient aussi de DieuFootnote 25.
Dans les deux cas, Jacob et Rachel d'un côté, Joseph et ses frères de l'autre, le narrateur fait comprendre que l’être humain créé à l'image de Dieu est capable de donner la vie tout comme il est capable de pardonner. Or, dans cette fin d’évangile, il est question à la fois de vie et de pardon. Le fils unique qui s'est offert et qui est mort, est-il définitivement effacé du livre de vie? La mort de ce juste est-elle le dernier mot de sa vie? Tout comme le grand âge d'Abraham et de Sarah était-il le dernier mot de leur histoire malgré les promesses reçues. Et il est aussi question de pardon puisqu'il a été bien relevé que ‘l'abandonnant, ils s'enfuirent tous (Mc 14. 50). Les disciples lâches et fuyards seront-ils définitivement condamnés? La parole de l'ange est le signe d'un pardon donné.
Ainsi, dans cette lecture, le premier écho, celui de Gn 18.15 renvoie à la naissance d'un fils, à la vie enfin donnée et Jésus est bien le fils redonné à un Israël et une humanité sceptiques. Le second écho, celui de Gn 45.3, renvoie au retour d'un frère. Et c'est bien en frère que Jésus va en Galilée retrouver ses ‘disciples et notamment Pierre’, mis spécialement ici en valeur tout comme son reniement avait été spécialement mis en scène (cf. Mc 14.66–72)Footnote 26.
3. Plausibilité de l'allusion à la Genèse.
La question de la place de l'Ancien Testament dans Marc et en particulier de la Genèse doit être abordée. Si Marc ne citait jamais la Genèse ou ne faisait aucune allusion (hors citations) de la Genèse, il y aurait moins de probabilités qu'il procède ainsi à la fin de son livre en un lieu aussi décisif. Le fait est que Marc est truffé de références aux Ecritures. Et que, s'il n'hésite pas à citer, l'auteur aime plutôt procéder par allusions plus discrètesFootnote 27. Une thèse récente a été consacrée aux citations de l'Ancien Testament dans Marc et Matthieu. En analysant un écho possible de la pierre roulée en Mc 16.3–4 et son équivalent dans Mt 28.2, avec la scène de la Genèse où Jacob roule la pierre du puit, il note que Matthieu semble renforcer un écho qui était présent plus discrètement chez Marc:
‘The verb ἀποκυλίω appears only three times in the Tanakh, all in the story of Jacob and Rachel (Gen 29.3, 8, 10). Similarly, each of its NT occurrences are in the empty tomb narratives (Mk 16. 3–4; Matt 28. 2; Lk. 24. 2). Moreover, the use of ἀποκυλίω with τὸν λίθον is unique to Mk 16:3–4, its Matthean and Lukan parallels, and Gen 29.3, 8, 10. Furthermore, the two narratives have significant parallels: in both, a small group expresses their inability to remove a great stone that is then moved with divine help. Moreover, this reference was probably recognized by Matthew, who raises its prominence by stating that an angel καταβὰς ἐξ οὐρανοῦ καὶ προσɛλθὼν ἀπɛκύλισɛν τὸν λίθον. Matthew replaces Mark's ἀποκυλίσɛι with ἀπɛκύλισɛν, and adds καὶ προσɛλθών. As a result, Matt 28:2 shares five identical components with the Genesis story and presents them in nearly the same order. These Matthean modifications are clearly dependent upon Mark's narrative, which strongly suggests that Matthew detected and expanded on a Tanakh reference in Mark, rather than independently introducing this materialFootnote 28.’
Il relève en outre, avec bien d'autres, qu'il y a une allusion très probable à Gn 22.2 avec le terme ἀγαπητός employé en Mc 1.11 et 9.7. La Genèse est donc plusieurs fois évoquée dans l’évangile de Marc, discrètement mais assez clairement (plusieurs allusions sont relevées par presque tous les commentateurs).
Pour qu'une proposition d'allusions scripturaires soit crédible, il faut qu'elle corresponde au monde de référence de l'auteur (selon les critères élaborés par R. B. Hays par exempleFootnote 29). Or Marc a montré qu'il connaît les Ecritures, il a déjà cité ou fait allusion à la Genèse. Il faut en outre que cette proposition n'apparaisse pas comme contredisant de manière flagrante le sens obvie du passage tel que lu par la majorité des lecteurs et commentateurs. Dans la dernière ligne d'une œuvre, Marc ne peut pas risquer un contresens majeur sur le sens de l’œuvre!
La logique même du récit montre que l'on ne finit pas avec la peur mais avec la promesse d'une nouvelle rencontre: 16.8 ne peut effacer 16.7. Le ἐφοβοῦντο γάρ, la peur comme obstacle à la foi, représente justement ce qu'il faut surmonter, pour le lecteur comme pour les femmesFootnote 30, et il n'est donc pas le dernier mot. Et les femmes sont un maillon décisif, indispensable: leur parole va atteindre les apôtres qui vont, à leur tour, la transmettre en ayant donc, eux aussi, vécu un acte de foi initial sans vision. Toute foi repose sur la parole nue. Le côté profondément paulinien de Marc est ici évident. De même que le centurion énonce une vérité de foi à la seule vue du Crucifié, de même les apôtres auront à se mettre en route sur la seule parole des femmes. ‘Parmi vous, je n'ai rien voulu connaître d'autre que Jésus Christ, ce Messie crucifié. Et c'est dans la faiblesse, dans la peur et tout tremblant [ἐν φόβῳ καὶ ἐν τρόμῳ πολλῷ], que je me suis présenté à vous’ (1 Co 2.2–3). N'est-ce pas ainsi que les femmes se sont présentées aux apôtres?
Mc 16.8 est un lieu stratégique et fondamental: une part importante de l'interprétation de Marc s'y joue. Et maintenant que le statut de Marc, après avoir été longtemps marginalisé à l’époque patristique en raison notamment de son style, a été fortement réévalué dans les communautés chrétiennes en raison de son ancienneté, la question acquiert un poids encore plus grand. Matthieu et Luc tenaient en grand respect Marc et ils l'ont repris dans une très grande partie. Pourtant, sur ce point, ils n'ont pas osé le suivre et ont voulu inclure des récits d'apparitions de Jésus ressuscité. Sur cette question comme sur d'autres, la place du jeune homme s'enfuyant tout nu, la confession du centurion au pied de la croix (sans signes ni paroles), Marc a une radicalité impressionnante. Il y a un côté paulinien à cette fin qui insiste sur l'acte de foi qui s'effectue sans avoir connu ou revu le Jésus ‘selon la chair’. Mais, outre la Genèse, Daniel se trouve-t-il aussi derrière cette étonnante finale?
4. Mc 16 fait-il allusion à Dn 10?
D'autres versets vétérotestamentaires ont été évoqués comme arrière-plan de Marc. En particulier Dn 10.7. L'hypothèse a été développée tout récemmentFootnote 31 par Stephen Hultgren et mérite attention, même si elle me semble moins convaincante. Un petit souci, qu'il relève d'entrée, est que la version grecque de Mc est plus proche de la version grecque de Theodotion que du texte vieux grec classiqueFootnote 32.
Si l'on suit le texte classique de la LXX, le seul mot en commun avec Mc 16. 8 est celui de φόβῳ. En revanche, dans le cas de Theodotion, les termes en commun avec Marc sont plus nombreux et nous avons ‘ἔκστασις’ ainsi que le fait de ‘fuir’ (ἔφυγον). La datation de Theodotion est extrêmement débattue mais il pourrait être contemporain de Marc. Cela fragilise quelque peu l'hypothèse de S. Hultgren mais sans la rendre impossible.
Du reste l'argument de S. Hultgren ne porte pas seulement sur ce verset mais sur l'ensemble du contexte de Dn 10–12. Selon lui, Mc 16.1–8 comporte d'autres parallèles avec Dn 10–12. Les deux textes ont un ‘messager’ angélique décrit comme un homme d'apparence resplendissante (cf. Dn 10.5–6). Dans les deux cas, le message implique la résurrection des morts (cf. Dn 12.2–3). Et, dans les deux cas, la réaction à la vision implique le fait d’être mutique et de garder le secret (cf. Dn 10.15–17: ‘Tandis qu'il me parlait, je me prosternai à terre en silence [κατɛνύγην]’)Footnote 33. Pour lui, il y a une homologie globale de situations entre la fin du livre de Daniel et l’évangile de Marc. Cela le conduit à comprendre le choix final de Marc comme essentiellement eschatologique et il ne faut pas attendre après ce verset une apparition historique concrète mais bien un événement eschatologique: ‘I propose that Mark inscribes into his gospel by means of allusion to those chapters a Daniel-like concealment of the message of resurrection and an apocalyptic deferral of the vision of the resurrected Jesus’. Cela fait immédiatement penser à la Transfiguration qui est pensée pour certains comme une prolepse de l'apparition du Ressuscité au cœur du récit. L'auteur relève donc les parallèles formels entre Mc 9.6 et Mc 16.8. ‘Not unlike the women at the tomb, Peter is at a loss for words after seeing the vision: “he did not know what he should respond, for they were afraid (ἔκφοβοι γὰρ ἐγένοντο)”’. Comme Claire Clivaz, il considère ainsi que ce mutisme et cette peur sont caractéristiques des réactions devant une épiphanie divine et nous le rejoignons sur ce point. Toute théophanie, ou épiphanie, suscite dans l'Antiquité des réactions de crainte, tant en contexte païen que juif. Mais il ajoute que cela implique d'interpréter ‘16.8 fundamentally in terms of speechlessness before an (apocalyptic) vision’Footnote 34. Mon seul souci ici vient de la parenthèse!
Le début du verset 8 cadre bien avec l'expression de la ‘crainte’ devant une manifestation divine: ‘Elles étaient toutes tremblantes et hors d'elles-mêmes [τρόμος καὶ ἔκστασις]’ (Mc 16.8a). Le terme τρόμος fait penser aux tremblements de la femme enceinte, sens que le terme a souvent dans les psaumes. De même, l’écho possible à Dn 10 me paraît d'abord renvoyer à cette peur du numineux affirmée par un grand nombre de commentateurs. Néanmoins, la peur de la fin du verset est d'une couleur différente tout comme la fuite qui rappelle celle des disciples (14.50–2). Notons tout de même que l'approche de S. Hultgren vient plutôt corroborer l'allusion possible à l'Ancien Testament. Nous partageons sa conviction que c'est sur le fond de la Bible que Marc construit sa fin énigmatique.
Hultgren admet la différence entre Mc 16 et Dn 10: ‘There are two important differences between Daniel and Mark. First in Daniel it is the people who do not see the vision that flee in fear, while in Mark the women both see the angel and flee in fear. Second, in Daniel explicit commands are given to keep the vision secret, whereas in Mark there is an explicit command to reveal the content of the epiphany, and the secrecy is, or at least appears to be, disobedience to the command’Footnote 35. Cela est dûment noté mais il me semble néanmoins que, du coup, il interprète Mc 16 dans la couleur apocalyptique de Dn 10–12 de façon excessive. Il n'y a pas de place pour une apparition du Ressuscité hors contexte eschatologique: ‘For Mark there can be no definitive vision of Jesus short of the parousia itself’, ou ‘for Mark, the resurrected Jesus remains hidden until the parousia, just as he was a hidden messiah during his ministry’Footnote 36. Cela me paraît mettre en cause le principe d'une véritable apparition de Jésus ressuscité en Galilée et compromettre ainsi radicalement la promesse de Mc 14.28.
L'hypothèse de Stephen Hultgren suppose donc que Marc insiste sur le délai avant la révélation eschatologique finale (dans la ligne de Mc 13)Footnote 37 alors que mon hypothèse tend à dire que Marc veut mettre en valeur combien le fait de surmonter la peur et de croire la parole des témoins sont capitaux pour accueillir le Ressuscité dès maintenant (un hic et nunc qui vaut pour les femmes et les apôtres comme pour les lecteurs). Précisément à cause de Mc 13, je ne pense pas que Marc voit les apparitions en Galilée comme un phénomène purement eschatologiqueFootnote 38 ou l'inauguration immédiate de la parousie.
5. Un faisceau d'indices
De quel faisceau d'indices disposons-nous pour pencher en faveur d'une reprise volontaire par Marc d'une structure sémantique et d'un verbe renvoyant à la Genèse?
- La structure d'une principale courte finissant en γάρ est extrêmement inusuelle (à la fois dans la littérature grecque et dans la LXX) et ne peut qu'attirer l'attention du lecteur sur une formule similaire en Gn 18.15. Le caractère très rare, et provocant, de la finale est comme un indice adressé au lecteur: ‘As-tu déjà lu cela?!’
- La Genèse fait partie des textes scripturaires auxquels Marc fait allusion. Celui-ci a déjà créé un écho entre son récit et Gn 22 avec le thème du ‘fils bien aimé’ (Mc 1.11; 9.7; 12.6) ainsi qu'avec l'histoire de Joseph en Gn 37.20, avec ‘allons-y ! Tuons-le’ (Mc 12.7b). Cette façon de faire est conforme à son style en ce qui concerne l'Ancien Testament. Il existe ‘a poetics of allusion imbedded in Mark's distinctive narrative strategy […] Mark's way of drawing up scriptures… is indirect and allusive’, tant et si bien que ‘his scriptural references are woven seamlessly into the fabric of the story’Footnote 39. Marc préfère suggérer plutôt que citer.
- Il y a une cohérence entre l'ensemble du récit de Marc et cette finale. Marc insiste lourdement sur le fait que la première attitude des disciples est la peur et la fuite et, en ce sens, les femmes disciples ne sont pas différentes des hommes. Mais il y a aussi une crainte qui suit le constat des miracles, une crainte devant la présence de l'action de Dieu. Ainsi la femme au flux de sang guérie en Mc 5.33 exprime crainte et tremblement (φοβηθɛῖσα καὶ τρέμουσα) devant ce qui lui est arrivé et, bien que silencieuse initialement, elle va dire ‘toute la vérité’, anticipant les femmes du matin de Pâques. C'est là qu'est la source du parallèle avec Daniel.
- La crainte devant le numineux cadre bien avec le début du verset 8 mais en revanche la fin du verset évoque un autre type de crainte, celle qui peut naître de la peur d'un châtiment venant de Dieu, une crainte de la désobéissance (pour avoir ri dans le cas de Sarah; pour avoir vendu leur frère et brisé le cœur de leur père, dans le cas des fils de Jacob). Les femmes sont confrontées à leur propre défaillance devant la promesse, leur difficulté à croire malgré les paroles du jeune homme. La traversée de la peur ne se fait pas en un instant et cet aspect d'une crainte qui dure, même après la rencontre, rapproche du contexte de la Genèse.
- Une phrase de la Genèse, qui se trouvait à l'arrière-plan de Mc 10.27, anticipe remarquablement sur le point où nous en sommes dans le récit évangélique: ‘Pour les hommes, c'est impossible, mais pas pour Dieu; car tout est possible à Dieu [πάντα γὰρ δυνατὰ παρὰ τῷ θɛῷ]’. C'est ce que qu'avait dit Dieu lui-même juste avant que la peur de Sarah ne nous soit communiquée: ‘aucune chose/parole n'est impossible pour Dieu [μὴ ἀδυνατɛῖ παρὰ τῷ θɛῷ ῥῆμα]’ (Gn 18.14 LXX). La puissance de Dieu pour redonner la vie ne peut être comparée qu’à celle du Dieu qui a donné la vie (cf. 2 M 7.22–3).
- Il y a une homologie de situations: Tant dans la Genèse que dans Marc, une promesse divine semble incroyable et, malgré la présence d'un ange (ou de Dieu lui-même), suscite la peur. Pourtant, nous savons que, tant pour Sarah que pour les frères de Joseph, l'impossible surviendra: le fils naîtra comme promis, le pardon sera bien donné. Dans les deux cas, le passage oriente vers l'accomplissement futur et c'est bien ce que veut signifier Marc.
Cette lecture aide à surmonter un antique dilemme: comment était-il possible qu'un évangile puisse finir ainsi? Certes, les analyses narratives des dernières décennies plaidaient toujours davantage pour une fin volontaire en 16.8 qui laisse entendre que les femmes ont fini par surmonter leur peur. Cet écho vétérotestamentaire donne une crédibilité supplémentaire à ces lectures. Marc intrigue son lecteur/auditeur avec son ἐφοβοῦντο γάρ destiné à lui permettre de reconnaître que cette crainte devant la parole du ‘jeune homme’, figure de type angélique de l'avis unanime ici, n'est pas le dernier mot du récitFootnote 40. Tout comme le jeune fuyant nu dans la peur (possible allusion à Joseph dans la Genèse) réapparaît rayonnant et habillé, les femmes reviendront de leur fuite.
6. Conclusion
Dans cette chute spectaculaire de son évangile, Marc emploie un double procédé pour attirer l'attention de son lecteur sur la suite: il utilise une tournure syntaxique particulièrement rare (finir avec un γάρ) qui, normalement, appelle une suite, et il évoque de façon a priori surprenante, l’émotion de la peur. Les deux moyens renvoient à des scènes majeures de la Genèse et convoquent la mémoire biblique.
En raison de la prophétie annoncée par Jésus en Mc 14.28 (‘une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée’)Footnote 41, les lecteurs sont, pour ainsi dire, contraints de penser que, comme leurs ancêtres bibliques, les femmes ont réussi à surmonter cette peurFootnote 42, à croire en un Dieu maître de l'impossible et à parler aux Apôtres, permettant ainsi à l’évangile de se diffuser. Ce dispositif consonne avec son objectif majeur: que chaque lecteur, qui, par définition, n'a pas connu Jésus selon la chair et s'inquiète en raison des persécutions, devienne à son tour un évangéliste. Il l'invite à prendre place parmi les femmes et les apôtres. Il dit en substance: ‘Les premiers croyants n’étaient pas meilleurs que vous et n'ont pas eu de passe-droit quant à la foi: ils ont eu, eux aussi, à poser un acte de foi nue dans la parole d'un autre. Ils ont cru en la promesse malgré son apparente impossibilité, malgré le doute et la peur’.
On voit combien cela rejoint un trait souvent remarqué de tout son récit où des personnages qui rencontrent Jésus une seule fois, et le connaissent à peine ou pas du tout, sont davantage enclins à le suivre et le comprendre que les disciples eux-mêmesFootnote 43. Car tout est affaire de parole et de foi, non de signes et de vision. Et, par son allusion discrète mais reconnaissableFootnote 44 à la Genèse, Marc rappelle qu'il en va ainsi depuis le commencementFootnote 45. Dieu annonce une promesse et il s'agit d'y croire malgré la peur. La vie est donnée et peut être redonnée contre toutes apparences contraires. Et le pardon aussiFootnote 46. La finale de Marc proclame simultanément la vie d'un fils et le ήpardon d'un frère.
Competing interests
The author declares none.