Fruit d’une thèse de doctorat soutenue à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève, l’ouvrage d’Arianna Whelan revisite avec brio la notion classique de réciprocité en droit international. Le concept et ses usages a fait l’objet de travaux nombreux dans la doctrine du droit international, mais la plupart sont anciens, voire datés. Le livre ici présenté en propose une lecture à la fois actualisée et renouvelée pour en montrer le rôle essentiel en droit international contemporain en dépit des transformations importantes de celui-ci au cours des cinquante dernières années. La thèse de l’auteure est que la réciprocité n’est en contradiction ni avec la promotion d’intérêts communs en droit international ni avec la prise en compte des intérêts des sujets non-étatiques, des individus tout particulièrement. La réciprocité ne mérite donc pas la “mauvaise réputation” qui lui a été faite dans la doctrine contemporaine promotrice de ces intérêts.Footnote 1
L’auteure parvient à cette conclusion à partir d’une définition du concept qui permet logiquement son application aux normes et obligations de type “communautaire.” Le sens donné à la réciprocité diffère en effet selon les auteurs et les usages qui en sont faits. Le livre propose d’en retenir une acception large, quoique juridique. La réciprocité n’est pas envisagée dans un sens étroit comme désignant tantôt le fait que la réalisation d’une obligation particulière par un État soit conditionnée par l’action d’un autre, tantôt que l’exécution d’une obligation puisse être écartée par un État au motif de l’inexécution de cette obligation par un autre État. La réciprocité est entendue comme l’interdépendance des droits et des obligations des États dans l’ordre juridique international.Footnote 2 Elle ne se réduit pas à l’identité des obligations des États, mais s’apprécie plus globalement. Elle commande une équivalence ou une proportionnalité entre les sacrifices et les avantages des uns et des autres, laquelle s’apprécie de manière intersubjective et en fonction des circonstances.Footnote 3
Ainsi entendue, la réciprocité sous-tend de nombreux mécanismes du droit international, y compris dans des champs du droit international régis par des obligations erga omnes partes ou prises à l’égard de la communauté internationale dans son ensemble. L’explication, pour l’auteure, réside dans le lien étroit qu’entretient la réciprocité avec le principe d’égalité souveraine des États, qui implique que les efforts des uns soient globalement compensés par les efforts des autres, la réciprocité apparaissant alors comme le mécanisme par lequel l’égalité souveraine est protégée.Footnote 4 Le livre montre dans le chapitre 1er que cette acception de la réciprocité en droit international permet de la réconcilier avec son sens profond, qui, dans les sciences humaines (philosophie, sociologie, psychologie) la place au fondement des sociétés humaines et la lie aux concepts de justice et d’équité.Footnote 5 Le constat de sa pertinence pour les obligations communautaires est en outre cohérent avec l’histoire de la réciprocité depuis le droit romain et les usages qui en sont faits en droit interne, et qui montrent qu’elle n’a jamais été limitée aux ordres juridiques dit “primitifs” caractérisés par une structure horizontale. L’auteure appuie sa démonstration principalement sur le droit, mais fait ainsi une place bienvenue à l’interdisciplinarité s’agissant d’un tel sujet. Il est dommage que la bibliographie “sélective” figurant à la fin de l’ouvrage ne fasse pas justice à cette méthodologie et ne mentionne que des publications de juristes. Les importants travaux des non juristes utilisés principalement dans le premier chapitre pour cerner les fonctions de la réciprocité ne sont pas repris dans la sélection opérée.
La réciprocité ainsi définie est omniprésente en droit international. Le chapitre 2 met classiquement en lumière trois rôles principaux de la réciprocité sur le cours des obligations internationales. La réciprocité joue d’abord dans la création des obligations juridiques. Elle fournit le cadre dans lequel s’épanouit la coopération internationale duquel naissent des règles nouvelles, tant conventionnelles que coutumières. Des développements très intéressants sont en particulier dédiés à son influence dans la formation de la coutume.Footnote 6 La réciprocité est ensuite une condition à l’application de normes particulières (lorsque leur exécution par un sujet est conditionnée à la réalisation d’un acte par un autre). Elle intervient enfin au stade de l’exécution des obligations et de la sanction de leur violation.
Les chapitres suivants illustrent ces rôles dans des champs ou à propos de certains corpus du droit international dans lesquels la question de la réciprocité s’est posée avec acuité. Le chapitre 3, le plus long, est consacré aux traités. Il passe en revue les aspects du droit des traités pour lesquels le rôle de la réciprocité est central ou au contraire plus discutable. Il revient d’abord sur la distinction entre traité-loi et traité-contrat, puis développe de manière attendue la place du concept dans le régime des réserves. L’analyse est fine, par exemple sur les réserves aux traités sur les droits humains dont l’auteure fait découler l’absence de réciprocité de l’engagement unilatéral de chaque partie de respecter ses obligations indépendamment de leur exécution par les autres parties, et non pas de la défense d’un intérêt commun.Footnote 7 Elle montre que pour ces traités le jeu de la réciprocité n’est pas entièrement exclu. Un État réservataire ne saurait ainsi invoquer la responsabilité d’une autre partie pour la méconnaissance d’une obligation qu’il a lui-même écartée. En conséquence, une même obligation peut ne pas être réciproque dans les relations Etats-individus et être réciproque dans les liens d’État à État.Footnote 8 S’appuyant sur les travaux bien connus de Gerald Fitzmaurice, le livre explique ensuite les différences,Footnote 9 du point de vue de la réciprocité, entre les traités multilatéraux “bilatéralisables” (chaque partie au traité est engagé vis-à-vis de chaque autre), les traités interdépendants (par exemple, les traités de désarmement, dans lesquels le respect des obligations de chacun est conditionné par la réalisation des obligations correspondantes par tous les autres) et les traités intégraux (qui visent la régulation d’intérêts collectifs et opèrent erga omnes, et dont le respect par les uns n’est par conséquent pas conditionné par la réalisation de leurs obligations par les autres). L’auteure soutient qu’une place est laissée à la réciprocité pour les traités du troisième type. Par exemple, la réciprocité est présente dans les rapports entre parties à un traité de protection des droits humains alors qu’elle est exclue dans les rapports de chacune avec les individus placés sous leur juridiction. Elle montre aussi que, dans son acception large proposée dans l’ouvrage, la réciprocité ne disparait pas totalement dans les relations des parties aux traités constitutifs d’organisations internationales.
Le chapitre suivant (chapitre 4) se penche sur la situation des individus, ce qui a du sens puisque le chapitre sur le droit des traités a mis en évidence que les principales limites au jeu de la réciprocité concernent des traités qui créent des droits pour des sujets autres que les États. Le livre rappelle que les standards de traitement et de protection étaient traditionnellement fondés sur la réciprocité attachée à la nationalité des bénéficiaires et montre qu’elle joue encore un rôle, quoique plus limité, dans des traités qui créent directement des droits pour les individus, qu’il s’agisse du droit humanitaire, des droits humains ou du droit des investissements. Ce rôle est toutefois résiduel en l’absence d’une relation interétatique : en matière de droits de l’homme où les obligations s’imposent indépendamment de la nationalité y compris à l’égard des propres ressortissants de chacune des parties au traité, ou en droit international humanitaire pour l’application des règles relatives aux conflits armés non-internationaux. En ce cas, les obligations sont dues erga omnes; la réciprocité d’État à État s’efface au profit d’une réciprocité qualifiée par l’auteur de “collective”: aux obligations correspondent des droits qui appartiennent collectivement au groupe d’États formé par les parties au traité, voire à la communauté des États dans son ensemble.Footnote 10
Suit un chapitre (chapitre 5) sur le rôle de la réciprocité dans l’exécution (enforcement) du droit international. Il y est d’abord question de l’exception de non-exécution codifiée à l’article 60 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, présentée à juste titre dans le livre comme un mécanisme d’exécution quoiqu’elle relève du droit international des traités et que son régime soit codifié dans la Convention de Vienne de 1969.Footnote 11 La réciprocité joue ici à plein. L’auteure aborde ensuite plus longuement le rôle de la réciprocité dans le droit de la responsabilité internationale. Elle montre que la réciprocité, comme expression et garantie du principe d’égalité souveraine, n’est jamais mentionnée dans les articles de la Commission du droit international (CDI) mais est néanmoins au fondement du régime général de la responsabilité en ce que celui-ci vise avant tout à rétablir un équilibre qui a été rompu du fait de la violation de la règle de droit. La réciprocité a un rôle moins évident s’agissant des conséquences de la violation d’obligations interdépendantes ou intégrales, du moins dans les relations entre l’État auteur du fait internationalement illicites et les États non lésés. Whelan maintient néanmoins qu’elles n’échappent pas à la réciprocité, les réactions de ces derniers prévues dans les articles de la CDI sur la responsabilité des États étant là encore l’expression d’une forme de “réciprocité collective.”
Le sixième et dernier chapitre du livre est consacré à la compétence des juridictions internationales. La réciprocité joue en cette matière une fonction essentielle dans le contentieux interétatique où elle intervient comme un facteur déterminant de l’existence et de l’étendue matérielle de la compétence d’une juridiction saisie. Le livre le montre s’agissant de de la Cour internationale de Justice et dans le système de règlement des différends prévu dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982.Footnote 12 Le rôle de la réciprocité est nul en revanche quand le mécanisme juridictionnel implique des individus, du moins pour les rapports verticaux, non pas pour les relations horizontales entre États parties. Ainsi, concernant la Cour pénale internationale on en trouve trace pour les relations de la cour avec les États tiers au Statut de Rome mais non pas pour la compétence de la cour à l’égard des individus.Footnote 13 Concernant les juridictions des droits humains, la réciprocité n’est pas pertinente dans le contentieux individus-États, mais garde sa vigueur dans le contentieux interétatique relatif au respect par eux des règles convenues dans les instruments de droits humains. Le chapitre 6 se termine par une réflexion sur le contentieux Etats-investisseurs avec un focus particulier sur l’application de la clause de la nation la plus favorisée aux conditions de compétence des tribunaux arbitraux (distinguée de son application aux droits matériels des investisseurs). L’auteure montre de manière astucieuse que l’application de la clause de la nation la plus favorisée aux conditions d’accès des investisseurs à l’arbitrage pourrait aboutir à placer les investisseurs d’une partie à un traité bilatéral d’investissement dans une situation moins favorable que les investisseurs de l’autre partie et aboutir ainsi à un résultat contraire à celui poursuivi par les traités d’investissement, qui tendent précisément à réduire les inégalités de traitement.
La démonstration est tendue, développée sans digressions excessives, rigoureuse et au final convaincante. Les exemples retenus pour illustrer le propos sont pertinents, même si l’on aurait apprécié qu’ils soient recherchés davantage dans des champs moins labourés du droit international (celui du droit de l’environnement en particulier). En creux toutefois, l’ouvrage montre que la réciprocité est un concept malléable. Son rôle et son importance en droit international dépendent fondamentalement de la définition plus ou moins large qu’on lui donne. Le choix fait d’une acception large du concept dans l’ouvrage n’en est pas moins tout à fait légitime et fondé.