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Olivier Bouquet, Vie et mort d’un grand vizir. Halil Hamid Pacha (1736-1785). Biographie de l’Empire ottoman, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 640 p.

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Olivier Bouquet, Vie et mort d’un grand vizir. Halil Hamid Pacha (1736-1785). Biographie de l’Empire ottoman, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 640 p.

Published online by Cambridge University Press:  14 February 2024

Bernard Heyberger*
Affiliation:
bernard.heyberger@ehess.fr
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Varia (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Comme l’indique le titre, l’ouvrage se présente d’abord comme la biographie d’un grand vizir, Halil Hamid Pacha, un serviteur de l’État originaire d’un milieu provincial assez modeste de la ville d’Isparta, en Pisidie, où il apprit à lire et à compter. Différentes protections lui permirent d’entamer une carrière à Istanbul parmi les gens de plume de la Sublime Porte. D’abord à des postes subalternes, il gravit les échelons patiemment, pratiquement sans accidents de parcours, jusqu’au poste de chancelier (Reis ül-küttab) à partir de 1779, puis d’intendant (Kapı kahya) l’année suivante, avant de se voir rétrograder au rang de commissaire des arsenaux impériaux en 1781. À la fin de 1782, il est toutefois appelé aux plus hautes fonctions, celles de grand vizir, après avoir été rétabli dans son poste d’intendant quelques mois plus tôt. Comme grand vizir, il fut particulièrement apprécié pour son intelligence et sa capacité de travail par les diplomates français, alors très influents au sérail.

Halil Hamid Pacha fut un grand vizir réformateur ou rénovateur, au moment où l’ère de l’hégire entamait un nouveau siècle, et avant la date généralement retenue pour le début des réformes dans l’Empire. Sans passé militaire (contrairement à beaucoup de grands vizirs), il s’emploie à réduire le pouvoir des janissaires et à organiser la défense de l’Empire contre l’adversaire le plus menaçant, la Russie. Sans expérience d’un gouvernorat provincial non plus, contrairement à beaucoup de ses homologues, il s’inspire de l’économie politique européenne pour tenter de réduire les déficits et d’augmenter les recettes par le soutien protectionniste au textile et à la métallurgie ottomans. Il procède en outre à d’importants changements dans l’attribution des postes clefs au sein de l’administration impériale.

Halil Hamid Pacha reste relativement longtemps en poste, jusqu’à sa révocation (brutale, comme toujours) le 30 mars 1785, qui s’accompagne de la confiscation de ses biens, du moins de ceux qu’il n’a pas pu ou su mettre à l’abri par des donations à ses enfants, ou par la fondation de vakfs (fondations pieuses). À partir des documents à sa disposition, Olivier Bouquet a pu étudier le patrimoine de ce dernier, mais surtout la manière dont il a cherché à le préserver et à le perpétuer. Halil Hamid Pacha a en particulier veillé à l’avenir de ses garçons et de ses filles. À travers ses fondations pieuses, il a voulu laisser des traces dans l’histoire et dans la mémoire de ses descendants dont on peut encore partiellement retrouver l’empreinte aujourd’hui. Dans sa ville natale, une bibliothèque et des fontaines ont ainsi été conservées.

La biographie d’un grand serviteur de l’État, c’est déjà beaucoup, et c’est chose rare dans l’histoire ottomane, où les individus n’émergent de l’anonymat qu’à travers quelques brèves notices biographiques, laissant généralement dans l’ombre leurs origines et leur vie privée. Toutefois, outre le fait que cette biographie ne suit pas une chronologie linéaire comme le résumé que nous venons d’en faire pourrait le laisser supposer, le sous-titre en forme d’oxymore (« Biographie de l’Empire ottoman ») avertit que l’ouvrage a d’autres ambitions que de retracer la vie d’un individu. Pour approcher la carrière de Halil Hamid Pacha, pour l’évaluer, O. Bouquet s’appuie sur un corpus prosopographique de trente grands vizirs qui se sont succédé de 1731 à 1782 – les fiches consacrées à chacun composent une annexe. Les comparaisons ainsi opérées lui permettent de se livrer à une « sociologie de la méritocratie ottomane » (p. 110). De plus, l’auteur prête une extrême attention aux lieux, aux paysages et à la vie matérielle qui constituent le cadre d’existence d’un grand dignitaire de la Sublime Porte, au comble de son pouvoir ou en situation de disgrâce et de relégation en province. Les nombreuses descriptions d’habitations, d’objets, de vêtements donnent de la chair au portrait de Halil Hamid Pacha, aident à le saisir dans sa vie physique et affective. Elles contribuent aussi à une histoire du mode de vie voire à une sociologie de la distinction, les objets et les vêtements servant à établir et à faire reconnaître les hiérarchies, y compris dans la mort : la modalité d’exposition des têtes coupées de serviteurs tombés en disgrâce suit également un protocole hiérarchique. Les 455 figures dispersées tout au long de l’ouvrage viennent renforcer cette approche d’histoire concrète et permettent au lecteur de visualiser les descriptions. La carte, la gravure, la photographie, la description précise d’un itinéraire ou d’un costume, tout comme la prosopographie, sont autant d’outils pour tenter de combler les vides de la documentation et de renforcer les nombreuses hypothèses que l’historien est amené à formuler concernant les situations et les événements qu’il essaie de reconstituer.

Finalement, l’ouvrage se présente comme une encyclopédie. L’immense érudition d’O. Bouquet lui permet entre autres d’exposer au lecteur avec précision l’état actuel des connaissances sur les vakfs, les rouages de la haute administration ottomane, les finances de l’État, les procédures de confiscation, ou sur les exécutions capitales. Le fait que l’ouvrage soit doté d’un index nominum, d’un index locorum et d’un index administratif et institutionnel permet au lecteur d’y puiser facilement des informations diverses. Ces index, complétés par un glossaire, autorisent une véritable initiation aux fonctions et aux titres en usage dans l’administration ottomane, du gardien des pipes (çubukbaşi) au gouverneur général (beylerbeyi). Glossaire et index sont aussi des outils pour se documenter sur la culture matérielle : on sait par exemple la difficulté qu’il y a à identifier la terminologie très riche des vêtements et des textiles, pour laquelle l’ouvrage offre des définitions. L’évaluation de la valeur des objets et de leur prix est une autre difficulté à laquelle se heurtent les historiens. L’ouvrage nous permet ainsi d’établir qu’un chapelet en perles à bouts d’émeraudes, figurant dans l’héritage de la fille du vizir, a la même valeur que les quatre esclaves que lui lègue son père.

Là ne s’arrêtent pas les mérites et l’originalité de cet ouvrage complexe. Une citation de Daniel MendelsohnFootnote 1 indique qu’O. Bouquet entend adopter un schéma narratif non linéaire, mêlant constamment différentes temporalités et différentes échelles d’analyse. La biographie de Halil Hamid Pacha se transforme par moments en autobiographie de l’historien, qui semble d’ailleurs éprouver une certaine affection pour le personnage qu’il a poursuivi pendant des années. Elle entraîne l’auteur et le lecteur après lui dans les méandres de la mémoire : qu’a fait le temps, qu’ont fait les générations successives de Halil Hamid Pacha et de son héritage ? Le récit commence en 2010 par une rencontre avec un descendant du grand vizir à Ankara devant un poste de télévision qui retransmet la finale d’un tournoi de tennis. On retrouve ensuite l’enquêteur à Isparta, se mesurant simultanément au témoignage de l’explorateur Paul Lucas (1714) et aux appréciations récentes de Lonely Planet concernant la ville. Une évocation d’un site archéologique de l’Antiquité et des prédications de Paul de Tarse sur la même page ajoute encore au vertige temporel éprouvé par le lecteur, et délibérément suscité par l’auteur.

La fin du grand vizir est introduite non sans une certaine tension romanesque. Le voilà sur la route de l’exil, sans savoir avec certitude le sort qui l’attend. O. Bouquet fait durer l’attente du lecteur en s’attardant sur le sort réservé aux différents vizirs de son corpus après leur disgrâce, puis sur la description précise de l’itinéraire suivi par le dignitaire déchu, d’Istanbul à Ténédos (Bozcaada), enfin sur la description de cette île-place forte située à l’entrée des Dardanelles. Les préparatifs pour un voyage à Djeddah, où le vizir limogé est censé se rendre comme gouverneur, avec la projection imaginaire de son itinéraire à travers l’Égypte occupent encore quelques pages, et permettent à l’historien d’élargir le point de vue à l’échelle de « l’horizon impérial » (p. 397). O. Bouquet se met ensuite lui-même en scène, visitant Ténédos en famille le 1er mai 2014. C’est une photo de son fils posant devant une tombe dans le cimetière attenant à une mosquée (fig. 370) qui introduit finalement la fin tant attendue de l’histoire de Halil Hamid Pacha : l’épitaphe nous révèle qu’il n’a pas poursuivi la route vers l’exil, mais est mort à Ténédos, supplicié sur l’ordre du Sultan. Son corps fut enterré là, mais sa tête, coupée, fut, elle, envoyée à Istanbul.

La construction du récit – qui, par moments, suscite intentionnellement un trouble temporel chez le lecteur –, l’art du suspens, le style souvent plaisant, avec des formules parfois familières (« dans la tête de », p. 283 et 413 ; « de loin on dirait une île », p. 433), contribuent à faire de cet ouvrage érudit un objet littéraire et interrogent les liens entre écriture historienne et fictionFootnote 2. La mise en scène de l’auteur en savant et en voyageur, la méditation sur la mémoire, la part consacrée aux descriptions de paysages, de bâtiments et de costumes de même qu’une certaine tendance à faire étalage de connaissances (p. 427, fig. 361 : L’Helichrysum italicum est en réalité une plante assez commune, appelée plus simplement immortelle d’Italie) l’apparentent à la tradition orientaliste, et contribuent à renouveler celle-ci. Il y a incontestablement du D. Mendelsohn dans cet ouvrage d’O. Bouquet, mais on pense aussi à Mathias EnardFootnote 3.

References

1 Daniel Mendelsohn, Une odyssée. Un père, un fils, une épopée, trad. de C. Meyer et d’I. D. Taudière, Paris, Flammarion, 2017, p. 22.

2 Les Annales, « Le temps du récit. Histoire, fiction, littérature », Annales HSS, 75-3/4, 2020, p. 447-463, ici p. 460-461.

3 Mathias Enard, Boussole, Arles, Actes Sud, 2015.