1. IntroductionFootnote 1
Bien que la mise en scène de l’oral soit l’une des caractéristiques distinctives du langage des bulles de bandes dessinées, le nombre de publications scientifiques à ce sujet reste faible. Peu d’études ont été publiées à ce jour nous permettant de comprendre quels traits de la langue orale sont utilisés par différent.e.s auteur.e.s pour retranscrire cette oralité et à quel degré cette mise en scène est représentative des pratiques orales. Ces questions sont particulièrement pertinentes dans le cas du français, qui présente une grande différence entre les registres écrit et parlé et dont la correspondance phonie/graphie est complexe. Cet article vise donc à nourrir davantage le débat en fournissant une analyse des bandes dessinées de l’auteur franco-syrien Riad Sattouf. Le choix s’est porté sur Sattouf parce que cet auteur jouit d’une grande popularité (grand prix de la ville d’Angoulême 2023) et qu’il affirme son intérêt pour « retranscrire » ce qu’il observe dans la vie quotidienne (Sattouf, Reference Sattouf2021a: 11–12).
Nous analyserons un vaste corpus constitué de toutes les bandes dessinées hors-série publiées par Sattouf et d’un tome par série sélectionné au hasard. En raison de la taille du corpus, nous nous limitons à l’étude de deux variables morphosyntaxiques, à savoir la (non-)réalisation du ne de négation et la (non-)réalisation du il impersonnel. Nous nous demandons quelles variables internes et externes influencent la (non-)réalisation du ne de négation et du il impersonnel. Dans le cas du ne de négation, nous examinerons de plus près le sujet, le forclusif et l’emploi du ne dans les expressions figées; dans le cas du il impersonnel, nous nous intéresserons aux constructions impersonnelles et au type de proposition (principale, subordonnée ou relative). Comme variables extralinguistiques, les variables analysées sont l’âge et le rapport d’autorité entre les personnages.
Les résultats de notre analyse seront confrontés à ceux d’autres études sur les traits du français parlé dans la bande dessinée (Quinquis, Reference Quinquis2004; Merger, Reference Merger2015; Grutschus et Kern, Reference Grutschus and Kern2021; Nicolosi, Reference Nicolosi and Pustka2022) et à des études du ne de négation et du il impersonnel dans des corpus oraux, telles que Coveney (2 Reference Coveney2002), Meisner (Reference Meisner2016) et Widera (Reference Widera2022). Notre cadre théorique s’appuie sur une combinaison du modèle de l’oral et de l’écrit de Koch et Oesterreicher (2 Reference Koch and Oesterreicher2011) et de la phonographie de Mahrer (Reference Mahrer2017), telle que proposée par Grutschus et Kern (Reference Grutschus and Kern2021).
L’objectif du présent article est de déterminer dans quelle mesure la mise en scène de l’oral par un auteur qui « adore retranscrire la langue parlée » (Houot, Reference Houot2020: s. p.) se rapproche d’un oral « authentique » (tel qu’il est documenté dans des corpus oraux) et dans quels contextes les traits mis en scène contribuent à la construction des identités sociales.
2. L’oralité mise en scène dans la bande dessinée
2.1. L’oral et l’écrit
La bande dessinée est, dans la plupart des cas, une bande dialoguée (Glaude, Reference Glaude2019). Les personnages parlent au discours direct sous forme de bulles qui sont contextualisées dans l’image. Cela n’invite pas seulement à jouer avec la substance graphique (p. ex. des différentes polices de caractère pour différentes langues), mais aussi à manipuler le langage pour l’adapter à la situation communicative et aux caractéristiques des personnages en mettant en scène des traits du français oral. Différents niveaux linguistiques, tels que la morphosyntaxe et le lexique, peuvent être concernés (cf. Grutschus, Reference Grutschus and Pustka2022: 276–277):
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Phonographie: l’hyperarticulation (p. ex. par-fait), l’élision des voyelles (p. ex. t’es où ?), l’assimilation (p. ex. chais pas), etc.
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(Morpho-)syntaxe: l’omission du il impersonnel, l’omission du ne de négation, il y a X qui/que, etc.
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Pragmatique: les marqueurs de discours (eh bien, ben, tu vois, etc.), les termes d’adresse (p. ex. poto), etc.
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Lexique: des emprunts à l’anglais (p. ex. flow) ou à l’arabe (p. ex. seum), des expressions familières, etc.
Comme l’ont montré des études précédentes portant sur des bandes dessinées (p. ex. Quinquis, Reference Quinquis2004; Grutschus et Kern, Reference Grutschus and Kern2021), le modèle de Koch et Oesterreicher (2 Reference Koch and Oesterreicher2011) fournit une bonne base pour l’analyse de cette oralité mise en scène même si les situations communicatives fictives ne font pas partie du modèle. Koch et Oesterreicher (2 Reference Koch and Oesterreicher2011: 7 et 11) distinguent la conception orale et la conception écrite de la communication verbale et situent chaque situation communicative sur un continuum entre l’immédiat et la distance à l’aide de différents paramètres déterminant les stratégies communicatives (p. ex. privée/publique, spontanée/préparée). D’ailleurs, le comportement communicatif des interlocuteur.trice.s est influencé par le contexte (p. ex. le savoir préexistant, la communication non verbale). Afin de pouvoir déterminer le statut exact d’un phénomène, Koch et Oesterreicher (2 Reference Koch and Oesterreicher2011: 5) distinguent, à l’instar de Coseriu (Reference Coseriu1981), un niveau universel, c’est-à-dire ce que toutes les langues ont en commun, un niveau historique, autrement dit les particularités de chaque langue et des traditions discursives, et un niveau individuel, donc le caractère unique de chaque propos.
L’oralité conceptuelle de la bande dessinée peut aussi être située sur le continuum en fonction des traits employés et de leur fréquence. Les collections d’histoires indépendantes (p. ex. Les Frustrés de C. Bretécher) exigent évidemment un classement individuel de chaque récit. Le modèle de Koch et Oesterreicher (2 Reference Koch and Oesterreicher2011) permet, par ailleurs, de constituer un continuum propre au style de chaque bédéaste, à chaque bande dessinée et même à chaque personnage dans chaque situation pour montrer quels traits sont pertinents pour le langage de proximité et lesquels le sont pour le langage de distance ainsi que les différences sociodémographiques entre les personnages (cf. Pustka, Dufter et Hornsby, Reference Pustka, Dufter and Hornsby2021: 129).
2.2. Phonographie
Pour combler les lacunes du modèle de Koch et Oesterreicher (2 Reference Koch and Oesterreicher2011), qui ne prévoit pas la mise en scène de l’oral, Grutschus et Kern (Reference Grutschus and Kern2021: 197) proposent de l’enrichir par la terminologie de Mahrer (Reference Mahrer2017), qui s’est consacré à l’étude de différents procédés de conversion intersémiotique. Parmi les processus apparaissant régulièrement dans les bandes dessinées, nous pouvons citer le « bricolage phonologique » (p. 178), où l’auteur profite du fait qu’un phonème peut être représenté par différentes combinaisons de graphèmes (p. ex. « vécé » au lieu de <WC>), la répétition de lettres pour représenter le prolongement d’une voyelle (p. ex. « Noooooon ! ») et l’insertion de topogrammes (l’apostrophe, le tiret, l’espace entre les mots, la majuscule et le point de suspension), comme dans les exemples suivants: « V’dites pas chais pas quoi là… », « Et-je-le-fume-sa-race » et « Oui je suis de droite ET ALORS ? » (Sattouf, Reference Sattouf2012: s. p.; Reference Sattouf2021a: 49). Enfin, les bédéastes peuvent aussi manipuler la substance graphique, par exemple au moyen de différentes polices de caractères (cf. Mahrer, Reference Mahrer2017: 133 et 174). Un exemple connu en est le langage des Goth.e.s dans Astérix: « Les gaulois partent aussi ! Suivons-les ! » (Ferri et Conrad Reference Ferri and Conrad2017: 15).
Pour l’application de la phonographie de Mahrer (Reference Mahrer2017) à la bande dessinée, il est important de noter que l’auteur se réfère surtout aux romans, dont L’Assommoir (1877) de Zola, La Guérison des maladies (1917) de Ramuz et Zazie dans le métro (1959) de Queneau, et non pas à la bande dessinée. Pour cette raison, il ne discute pas l’influence des bulles, qui signalent dans la bande dessinée qu’un personnage passe la parole à un autre ou que son discours est interrompu par quelqu’un d’autre (cf. Grutschus et Kern, Reference Grutschus and Kern2021: 197). Pour les objectifs du présent article, le cadre théorique proposé par Grutschus et Kern (Reference Grutschus and Kern2021) nous semble cependant approprié.
3. Le ne de négation et le il impersonnel dans des corpus oraux
3.1. Le ne de négation
Plusieurs études à grande échelle portent sur la négation en français, dont Pohl (1968; Reference Pohl1975), Sankoff et Vincent (Reference Sankoff and Vincent1977; Reference Sankoff, Vincent and Sankoff1980), Ashby (Reference Ashby1976; Reference Ashby1981; Reference Ashby2001), Morel (Reference Morel1994), Coveney (2 Reference Coveney2002) et Meisner (Reference Meisner2016) pour n’en nommer que quelques-unes. Dans le présent article, nous nous appuyons principalement sur celle de Coveney (2 Reference Coveney2002) et Meisner (Reference Meisner2016), car Coveney (2 Reference Coveney2002) s’intéresse aux variables internes mais aussi externes (à savoir l’âge, le sexe et le milieu social) et Meisner (Reference Meisner2016) fournit des données assez récentes sur la négation. En analysant son corpus de 27 locuteur.trice.s enregistré.e.s dans différents centres de vacances dans la Somme, Coveney (2 Reference Coveney2002) note que le sexe et le milieu social ne semblent décisifs pour la (non-)réalisation du ne. L’âge des locuteur.trice.s joue toutefois un rôle particulièrement important dans ce corpus de conversations élicitées. Dix sur 14 participant.e.s jeunes mais seulement une participante plus âgée ont obtenu un taux de réalisation au-dessous de 10 %. En citant le cas d’un homme d’âge moyen dont le taux de réalisation a baissé de 38,6 % (de 50 % à 11,4 %) en passant d’un environnement professionnel à un environnement privé, Coveney 2 Reference Coveney2002 attire également l’intérêt sur la variation interpersonnelle en fonction de la situation communicative (cf. Coveney, 2 Reference Coveney2002: 87–89). Des cas similaires ont déjà été rapportés par Gadet (2 Reference Gadet1997: 102–103) lors de l’observation d’un professeur au petit déjeuner familial et au cours et par Ashby (Reference Ashby1981: 681), qui note une baisse moyenne de 19 % chez trois participant.e.s qu’il avait enregistré.e.s au travail et au sein de leur famille.
Dans une étude plus récente, Meisner (Reference Meisner2016) se focalise sur la provenance géographique (Suisse vs France), l’âge et la situation communicative en exploitant des données rassemblées lors d’examens oraux (université; lycée) et de conversations entre pairs. Elle constate que les Suisses omettent le ne plus souvent que les Français.e.s (10 % vs 24 % de réalisation) et que les locuteur.trice.s âgé.e.s de 30 ans ou moins omettent plus d’un ne sur deux. À partir de 40 ans, le taux de réalisation de la négation bipartite dépasse celui de la négation sans ne (cf. Meisner, Reference Meisner2016: 151–152). Ces résultats doivent pourtant être pris avec précaution. La relation d’autorité entre les élèves/étudiant.e.s et les professeur.e.s ainsi que le fait que les professeur.e.s n’ont été enregistré.e.s que pendant les examens ne sont pas à négliger (cf. Meisner, Reference Meisner2016: 153). En outre, il faut noter que le nombre total de réalisations n’est pas réparti de manière égale entre les groupes d’âge. Le nombre total de toutes les négations réalisées par les adultes (les étudiant.e.s, les professeur.e.s de lycée, les doctorant.e.s, les professeur.e.s d’université, les chercheur.euse.s) s’avère plus faible que le nombre total de négations prononcées par les élèves (cf. supra).
Maintenant que nous avons résumé les variables extralinguistiques, il est temps de nous pencher sur les variables internes. Plusieurs études ont constaté que la réalisation du ne est rare après des sujets clitiques apparaissant fréquemment (p. ex. je, ce, il), tandis que les syntagmes nominaux en position de sujet s’accompagnent souvent d’une négation bipartite (cf. Ashby, Reference Ashby1981: 679; Coveney, 2 Reference Coveney2002: 73; Armstrong et Smith, Reference Armstrong and Smith2002: 30 et 35). Comme les taux de réalisation peuvent diverger fortement entre les différents pronoms clitiques, Meisner (Reference Meisner2016) propose une classification en sujets légers et sujets lourds d’après laquelle les sujets lourds comprennent, entre autres, les syntagmes lexicaux (p. ex. la dame), les clitiques nous et vous, qui, ça et les pronoms indéfinis. En revanche, je, ce, il(s), on, tu et elle sont considérés comme des sujets légers (cf. Meisner, Reference Meisner2016: 209). L’analyse de corpus de Meisner (Reference Meisner2016) montre que les sujets légers (surtout je) présentent des taux de réalisation du ne extrêmement faibles, contrairement aux sujets lourds qui manifestent des taux élevés (cf. Meisner, Reference Meisner2016: 257).
Contrairement au type de sujet, le type de forclusif semble exercer moins d’influence sur la réalisation du ne. Cependant, il ressort clairement que le ne est plus souvent omis devant pas que devant d’autres forclusifs comme jamais ou aucun.e.s. Cela s’explique entre autres par le fait que pas est aussi plus fréquent que les autres (cf. Ashby, Reference Ashby1981: 678; Coveney, 2 Reference Coveney2002: 76; Armstrong et Smith, Reference Armstrong and Smith2002: 36). Un autre forclusif qui se distingue, celui-ci dans la direction opposée, est que. Dans les corpus d’émissions radiophoniques analysés par Armstrong et Smith (Reference Armstrong and Smith2002: 37), le ne de négation est presque toujours réalisé devant que (97,1 % et 95 %). Ashby (Reference Ashby1981) constate également un taux de réalisation du ne devant que élevé avec 59,1 %. Coveney (2 Reference Coveney2002: 76) trouve un taux moins élevé (34,9 %) qui reste pourtant supérieur aux taux d’autres forclusifs de son corpus tels que rien (21,2 %), plus (25,8 %) et jamais (26,2 %).
Un autre aspect à prendre en compte lorsque l’on s’interroge sur la négation sont les séquences préformées, aussi appelées chunks. Ces contextes ne favorisent pas seulement l’emploi de pas, mais aussi l’omission du ne. Meisner (Reference Meisner and Neveu2010) constate que trois structures se singularisent par une vaste préférence pour une négation sans ne au sein du corpus C-ORAL-ROM: c’est pas et je sais pas s’emploient dans 95 % des cas et 75 % des négations de (il) y a se réalisent sans le ne (cf. Meisner, Reference Meisner and Neveu2010: 1957). Dans le corpus de Meisner (Reference Meisner2016), le ne n’est jamais utilisé dans certaines constructions employées dans une situation d’immédiat communicatif, notamment il faut et il y a. À cet égard, Meisner affirme que la (non-)réalisation du il impersonnel dans il (n’)y a (pas) ne joue guère de rôle, car « il et y sont inséparablement fusionnés jusqu’au point de ne plus pouvoir insérer ne » (Meisner, Reference Meisner2016: 252). Dans le corpus de Coveney (2 Reference Coveney2002: 81), la séquence ça/ce (n’) est pas entraîne le taux de réalisation le plus bas avec 3,6 %. Coveney (2 Reference Coveney2002: 81) note, en outre, ils sont, j’ai/j’avais et on peut en tant que contextes favorables à l’omission du ne.
3.2. Le il impersonnel
La seule analyse approfondie des variables externes influençant le comportement du il impersonnel dont nous avons connaissance est celle de Widera (Reference Widera2022) qui s’interroge sur la (non-)réalisation du il devant le verbe falloir dans les corpus ESLO1 (Enquêtes SocioLinguistiques à Orléans, 1968–1971) et ESLO2 (2008). Widera (Reference Widera2022) s’intéresse, entre autres, à l’âge, au sexe et au milieu social des locuteur.trice.s. Globalement, les taux d’omission augmentent significativement au cours des 40 années qui séparent les enregistrements d’ESLO1 et d’ESLO2. La plus forte augmentation est enregistrée chez les jeunes qui atteignent un taux d’omission de 16 % dans ESLO1, mais de 66 % dans ESLO2 (cf. Widera, Reference Widera2022: 63). Dans les deux autres groupes d’âge (35 à 55 ans et 55 ans+), les taux d’omission dans ESLO1 dépassent clairement celui des jeunes avec respectivement 41,1 % et 42,6 %. En comparaison, la baisse des taux de réalisation chez ces groupes est plus faible (−11,8 % et −19 %), ce qui les rapproche du taux des jeunes (cf. Widera, Reference Widera2022: 63). Pour évaluer l’influence du statut social sur la réalisation du il impersonnel, Widera (Reference Widera2022) se sert des cinq catégories (A à E; E étant le niveau le plus élevé) de la grille sociologique échelle Alix Mullineaux (cf. Mullineaux et Blanc, Reference Mullineaux and Blanc1982). Elle note que dans le corpus plus ancien, les locuteur.trice.s des milieux sociaux les plus défavorisés réalisent le il beaucoup moins souvent (41 % et 54 % d’omissions) que les autres (23 % à 34 %). La catégorie E est ainsi la seule à atteindre un taux d’omission au-dessus de 50 %. Quarante ans plus tard, tous les milieux sociaux, sauf le plus favorisé, dépassent les 50 %. Les locuteur.trice.s de la catégorie moyenne font le plus grand bond en passant de 23 % d’omissions à 60 % (cf. Widera, Reference Widera2022: 64).
Concernant les contextes linguistiques influençant la réalisation du il, de nombreuses études affirment que les verbes météorologiques comme pleuvoir ou neiger rendent la réalisation du il impersonnel toujours nécessaire (cf. p. ex. Fonseca-Greber, Reference Fonseca-Greber2004: 87; Widera, Reference Widera2022: 57). Dans d’autres contextes, l’omission du il impersonnel est toutefois attestée à l’oral. Résumant les résultats de plusieurs études, Zimmermann et Kaiser (Reference Zimmermann and Kaiser2014: 109–110) parviennent à la liste suivante (cf. tableau 1):
Évidemment, les verbes et constructions figurant sur cette liste ne s’accompagnent pas du même taux d’omission. C’est ce que révèle par exemple l’étude de Fonseca-Greber (Reference Fonseca-Greber2004), basée sur le corpus CSF (Conversational Swiss French). Fonseca-Greber (Reference Fonseca-Greber2004) observe un marquage zéro avec y avoir. Sur 510 réalisations possibles avec des temps verbaux différents, aucun il impersonnel n’a été réalisé dans son corpus (cf. Fonseca-Greber, Reference Fonseca-Greber2004: 89). Outre ces cas extrêmes, elle note de nombreux verbes impersonnels fréquents (p. ex. paraître, suffire) devant lesquels l’omission du il impersonnel se produit régulièrement, mais pas toujours. Par exemple, le verbe falloir atteint un taux d’omission de 44 % (cf. supra).
Par rapport à la question de l’importance du type de proposition, il convient de mentionner que l’omission du il impersonnel est effectivement attestée en français oral dans les propositions subordonnées ou relatives, bien qu’elle ne se produise que rarement et qu’elle soit considérée agrammaticale par certain.e.s auteur.e.s (p. ex. Gabriel et al., Reference Gabriel, Müller and Fischer2018: 18). Les taux d’omission les plus hauts se trouvent évidemment dans les propositions principales (surtout devant les verbes y avoir et falloir) (cf. Widera, Reference Widera2022: 55). Pour en donner un exemple, Widera (Reference Widera2022) mesure un taux d’omission du il de 57 % dans les propositions principales devant le verbe falloir. Les taux s’avèrent nettement plus faibles dans les propositions subordonnées (21 %), surtout dans les propositions relatives (8 %), mais ils ne sont pas de quantité négligeable (cf. Widera, Reference Widera2022: 61).
Après ce bref aperçu de l’emploi des variables en français parlé, regardons maintenant ce que les études existantes sur les traits de l’oral dans la bande dessinée ont révélé.
4. Les traits de l’oral dans la bande dessinée
4.1. Le ne de négation
Dans les bandes dessinées qui mettent en scène du français non-standard, la (non-)réalisation du ne est un trait souvent utilisé qui se manifeste toutefois assez différemment. Quinquis (Reference Quinquis2004) détermine un taux d’omission du ne de 44,9 % dans Les Frustrés (C. Bretécher, 1976–1980), tout en soulignant que les histoires individuelles dont se compose cette bande dessinée donnent des résultats divergents (cf. Quinquis, Reference Quinquis2004: 113). Grutschus et Kern (Reference Grutschus and Kern2021: 202) comparent deux séries, Astérix (R. Goscinny et A. Uderzo, 1959–) et Titeuf (Zep, 1992–), et constatent que le taux de réalisation du ne s’élève à 95 % dans Astérix alors que Titeuf contient très peu de négations bipartites (16 %). Nicolosi (Reference Nicolosi and Pustka2022: 97), quant à lui, signale que les personnages principaux de Les Bidochon (C. Binet, 1980–) ne réalisent le ne que rarement (21 %) alors que les personnages secondaires utilisent plus souvent la négation bipartite (52 %). Il ne s’agit pourtant pas de groupes homogènes. Le personnage principal Raymonde réalise le ne plus souvent (37 %) que l’autre personnage principal, Robert (7 %), et chez les personnages secondaires, les taux de réalisation varient entre 0 % et 100 %. En comparant ses résultats à celles de Grutschus et Kern (Reference Grutschus and Kern2021), Nicolosi (Reference Nicolosi and Pustka2022) note que le taux moyen de Les Bidochon (29 %) se rapproche à celui de Titeuf (cf. Nicolosi, Reference Nicolosi and Pustka2022: 97 et 114).
Selon Quinquis (Reference Quinquis2004), l’omission du ne sert à caractériser des membres de la scène alternative ou une atmosphère décontractée, tandis que la négation bipartite marque les couches moyennes et supérieures. Alors que la (non-)réalisation du ne de négation fait partie des traits qui contribuent à la construction de l’identité sociale des personnages, la proximité (ou la distance) communicative de la situation paraît ne pas avoir d’importance dans Les Frustrés (cf. Quinquis, Reference Quinquis2004: 113–114). Merger (Reference Merger2015: s.p.) et Grutschus et Kern (Reference Grutschus and Kern2021: 209sq.) remarquent un taux de réalisation du ne plus élevé chez les parents et chez l’enseignant que chez les enfants dans Titeuf. Merger (Reference Merger2015: s.p.) note que les personnages adultes de Titeuf parlent en français standard, sauf s’ils se retrouvent dans des situations chargées d’émotion. Nicolosi (Reference Nicolosi and Pustka2022) explique la variation des taux de réalisation dans Les Bidochon d’un côté par le statut social du personnage, et de l’autre côté par la relation entre les personnages. Les personnages ayant un statut social élevé (p. ex. le médecin) et ceux qui entretiennent de mauvaises relations (p. ex. la belle-mère et sa belle-fille mal-aimée) utilisent la variante standard, c’est-à-dire la négation bipartite (cf. Nicolosi, Reference Nicolosi and Pustka2022: 110–111).
En ce qui concerne les variables internes, des tendances similaires ont été observées. De nombreuses omissions du ne se trouvent dans les constructions figées, notamment c’est pas, je sais pas et (il) y a pas (cf. Quinquis, Reference Quinquis2004: 114; Grutschus et Kern, Reference Grutschus and Kern2021: 210; Nicolosi, Reference Nicolosi and Pustka2022: 99). Comme dans les corpus oraux (cf. section 3.1), le forclusif que, en particulier, s’accompagne très souvent d’une négation bipartite, tandis que pas s’emploie souvent sans ne (cf. Quinquis, Reference Quinquis2004: 115; Grutschus et Kern, Reference Grutschus and Kern2021: 210). Dans Les Frustrés, l’omission du ne se produit pourtant plus souvent avec rien (53,42 %) qu’avec pas (47,66 %) et Quinquis (Reference Quinquis2004) souligne que le taux d’omission devant que s’avère exceptionnellement élevé avec 43,05 % (cf. Quinquis, Reference Quinquis2004: 115). L’impact du type de sujet sur la construction de la négation dans Les Frustrés ne ressort pas clairement de l’étude de Quinquis (Reference Quinquis2004) qui note cependant que le ne ne s’emploie guère après ça, mais très souvent après on. L’autrice cite également les formes réduites des clitiques (p. ex. <t’> au lieu de <tu>) comme raison des non-réalisations (cf. Quinquis, Reference Quinquis2004: 116). Dans Titeuf, le ne est plus souvent omis après un sujet clitique (87 %) qu’après un sujet non-clitique (67 %). Les dislocations à gauche sont même suivies d’un taux d’omission de 100 % (cf. Grutschus et Kern, Reference Grutschus and Kern2021: 210). Nicolosi (Reference Nicolosi and Pustka2022: 99) fait des constats similaires: dans Les Bidochon, le ne s’utilise dans la plupart des cas après un sujet nominal, alors qu’il est omis dans les constructions disloquées.
4.2. Le il impersonnel
Concernant le il impersonnel, Quinquis (Reference Quinquis2004) dénombre 46 omissions dans il y (en) a, dont une avec y aura et quatre avec y avait, pour 30 réalisations. Devant diverses formes du verbe falloir, elle compte 30 omissions sur un nombre inconnu de réalisations possibles et en déduit que la (non-)réalisation du il impersonnel constitue un trait pertinent de la mise en scène de l’oralité dans Les Frustrés. Outre ces deux verbes fréquents, très peu de contextes entraînent l’omission du il impersonnel. Quinquis (Reference Quinquis2004: 77) ne repère respectivement qu’une omission devant vaudrait et n’empêche.
Dans Les Bidochon, le il impersonnel est omis dans 47 % des cas. Le personnage principal Robert l’omet particulièrement souvent (64 %) (cf. Nicolosi, Reference Nicolosi and Pustka2022: 104 et 114). Nicolosi (Reference Nicolosi and Pustka2022) montre que la différence sociale entre les personnages secondaires se manifeste par l’usage constant du il au sein de la couche sociale favorisée et que les taux d’omission fluctuent chez les autres (cf. Nicolosi, Reference Nicolosi and Pustka2022: 110).
Une « disparition systématique » du il impersonnel est confirmée par Merger (Reference Merger2015: s. p.) et Grutschus et Kern (Reference Grutschus and Kern2021: 200) pour Titeuf. Ce qui frappe, c’est que Merger (Reference Merger2015) trouve aussi l’inverse d’une réduction sous la forme de « si il », qui apparait fréquemment, comme dans l’exemple suivant: « Je vais voir si il reste de la place pour le cours de danse » (cf. Merger, Reference Merger2015: s. p.). Selon différents grammairiens, cette non-omission est un trait de la langue parlée ou populaire (cf. Merger, Reference Merger2015: s. p.). Dans Astérix, Grutschus et Kern (Reference Grutschus and Kern2021: 202) ne trouvent aucune omission du il impersonnel.
En nous basant sur l’état de l’art présenté ici, nous avons développé notre approche méthodologique qui sera illustrée dans le chapitre suivant. Nous y présenterons également le corpus de bandes dessinées et discuterons les limites de notre méthode.
5. Méthode
5.1. Corpus
En partant d’une sélection aléatoire des tomes de chaque série à laquelle s’ajoutent les bandes dessinées hors-série, nous analyserons onze bandes dessinées de Riad Sattouf. Une restriction que nous avons imposée à notre corpus est qu’il ne peut comprendre que les bandes dessinées d’auteur, c’est-à-dire les bandes dessinées illustrées et écrites par Sattouf. Ainsi, le corpus de notre étude se compose comme le montre le tableau 2.
Le contenu de ces bandes dessinées est assez différent, mais on retrouve des schémas récurrents, comme des éléments autobiographiques, des protagonistes jeunes et la vie quotidienne comme cadre de l’action. Nous tenons aussi à mentionner que, malgré un style de dessin simpliste, les cadres de l’action sont plus réalistes que dans d’autres bandes dessinées dans lesquelles l’oralité mise en scène a été étudiée, telles que Tintin où « Il est toujours midi » (Groensteen, Reference Groensteen2013: s. p.) et les personnages ne vieillissent jamais. Grâce aux cadres plutôt réalistes, les bandes dessinées de Sattouf conviennent bien à l’étude des variables extralinguistiques.
En raison de la composition de notre corpus, nous pouvons, par ailleurs, commenter l’oralité mise en scène sattoufienne dans une perspective diachronique. Dix-huit ans séparent la publication de la plus ancienne bande dessinée de notre corpus, Les jolies pieds de Florence (2003), de celle de la plus récemment publiée, Le jeune acteur 1 (2021). Jusqu’à présent, cet aspect n’a été étudié que dans plusieurs volumes des séries Astérix, Titeuf et Tintin (Kern, Reference Kern and Pustka2022), mais pas dans plusieurs bandes dessinées d’un.e même auteur.e avec des thèmes et des personnages différents. Bien que l’évolution diachronique ne soit pas au centre de cette étude, elle mérite d’être mentionnée puisque notre corpus s’y prête très bien.
5.2. Approche d’analyse
Sur la base des résultats des études de corpus oraux enregistrés dans la deuxième moitié du XXe siècle ou au début du XXIe siècle (Ashby, Reference Ashby1976, Reference Ashby1981, Reference Ashby2001; Coveney, 2 Reference Coveney2002; Armstrong et Smith, Reference Armstrong and Smith2002; Fonseca-Greber, Reference Fonseca-Greber2004; Reference Fonseca-Greber2007; Meisner, Reference Meisner2016; Widera, Reference Widera2022) et des travaux portant sur diverses bandes dessinées (Quinquis, Reference Quinquis2004; Merger, Reference Merger2015; Grutschus et Kern, Reference Grutschus and Kern2021; Kern, Reference Kern and Pustka2022; Leis, Reference Leis and Pustka2022; Nicolosi, Reference Nicolosi and Pustka2022), nous avons choisi deux variables à étudier qui nous semblent prometteuses: la (non-)réalisation du ne de négation et la (non-)réalisation du il impersonnel. Par ailleurs, nous avons aussi retenu des variables susceptibles d’influencer leur réalisation (cf. tableau 3). Certaines variables ont été exclues après une étude préliminaire, soit parce qu’elles ne semblaient pas déterminantes (p. ex. le sexe), soit parce qu’elles sont souvent ambiguës faute de contexte (p. ex. la couche sociale).
Le choix des variables extralinguistiques s’explique par la composition de notre corpus. En raison du grand nombre de jeunes protagonistes qui sont montrés dans leur vie quotidienne, des personnages d’âge différent apparaissent: les camarades de classe et les ami.e.s, les frères et sœurs, mais aussi les parents, les enseignant.e.s et les grands-parents. En outre, cette composition hétérogène entraîne souvent des situations de communication dans lesquelles il existe un rapport d’autorité inégal entre les interlocuteur.trice.s. Cela inclut, par exemple, les discussions entre les élèves et les enseignant.e.s, en particulier dans les bandes dessinées qui se déroulent (en partie) en Syrie, où les enfants irrespectueux sont punis physiquement (cf. p. ex. L’Arabe du futur, p. 13). D’autres exemples sont la réunion entre l’employé et l’employeur (Les jolis pieds de Florence, p. 22) ou une demande par téléphone (Retour au collège, p. 9).
Comme il est difficile d’automatiser le comptage dans différentes bandes dessinées, les occurrences seront comptées manuellement et évaluées à l’aide de tableaux croisés dynamiques dans Excel.
5.3. Contraintes de l’analyse
Notre analyse ne considère que les textes français dans les bulles. Ainsi, nous mettons à l’écart la voix narrative, des discours dans d’autres langues, les textes dans des cartouches, les discours scriptés (p. ex. un personnage citant le dialogue d’un film) et des structures comme Moi y en a qui assume de nombreuses significations pour illustrer la mauvaise maîtrise de l’anglais du protagoniste dans la bande dessinée No Sex in New York (p. ex. « Moi y en a pas peur ! Moi y en a fourmis dans les pieds ! », p. 6 ou « Moi y en a reporter pour li journal, ça y en ‘Libération’ », p. 48). À cet égard, il est essentiel de retenir que nous comptons les orthographies alternatives (p. ex. i fait beau au lieu de il fait beau) tout comme leur équivalent en orthographie standard, s’il ne s’agit pas d’une structure comme Moi y en a. Des formes lexicalisées, telles que n’importe quoi ou n’est-ce pas, ne seront pas considérées.
Un problème qui ressort de la composition de notre corpus est que certains personnages des bandes dessinées analysées ne sont pas humains. Il s’agit, par exemple, d’un jouet ou d’organes (p. ex. le cerveau) qui savent parler. En raison de leurs périmètres d’action divergents, nous faisons la différence entre les personnages non humains et les personnages andromorphes. Nous exclurons les discours des personnages non humains de l’analyse des variables externes pour la simple raison qu’ils ne peuvent être classés dans aucune catégorie. Toutefois, ils sont pris en compte dans l’analyse des variables internes, car les personnages non humains se trouvent sur le même niveau narratif que les personnages humains et ils interagissent avec les personnages humains (p. ex. le jouet parle à l’enfant). Les personnages de Pipit Farlouse constituent une exception. Bien qu’ils soient des oiseaux, nous les prenons en compte pour les variables internes et externes puisqu’ils se comportent comme des humains (porter des vêtements, aller à l’école ou au travail, etc.).
6. Résultats et discussion
Dans l’ensemble, nous avons trouvé 1296 négations et 411 constructions impersonnelles dans notre corpus. Dans toutes les bandes dessinées, des réalisations mais aussi des omissions du ne de négation et du il impersonnel sont produites. La bande dessinée Manuel du puceau compte le moins d’occurrences de négations (53) et de constructions impersonnels (12). Il convient pourtant de noter que cette bande dessinée ne contient qu’environ trois bulles par planche sur 80 pages. La vie secrète des jeunes compte le plus grand nombre de négations (291) et L’Arabe du futur passe en premier en ce qui concerne le nombre total des constructions impersonnelles (87). Avec respectivement 130 et 154 pages et plusieurs vignettes par planche, elles font partie des bandes dessinées les plus longues du corpus. En comparaison avec d’autres études portant sur des bandes dessinées, nos résultats se situent souvent dans les mêmes fourchettes et une comparaison avec les corpus oraux met en évidence que toutes les bandes dessinées du corpus obtiennent des chiffres similaires aux taux authentiques.
En raison de la quantité de données, seules les totalités de (non-)réalisations seront présentées en chiffres absolus dans les chapitres suivants (tableau 4 et 8). Les autres tableaux montrent des pourcentages calculés sur la base de ces chiffres absolus.
6.1. (Non-)réalisation du ne de négation
Les personnages du corpus réalisent le ne rarement (23,1 % en moyenne) et aucune bande dessinée n’atteint un taux de réalisation de 50 % ou plus, à la différence des résultats obtenus par Quinquis (Reference Quinquis2004: 113) qui note 55,1 % pour Les Frustrés. La bande dessinée parue le plus récemment (Le jeune acteur) présente le taux de réalisation le plus bas (9,6 %), mais les bandes dessinées qui datent déjà de plus d’une dizaine d’années peuvent elles aussi contenir des taux plutôt faibles (p. ex. No Sex in New York, 2004: 19,2 %). Nous trouvons également des taux bas dans Les Cahiers d’Esther (14,2 %) et La vie secrète des jeunes (13,1 %), dont les taux ressemblent à celui de Titeuf (15 %) (cf. Grutschus et Kern, Reference Grutschus and Kern2021: 209). No Sex in New York (19,2 %), Retour au collège (21,4 %), Manuel du puceau (24,5 %) et Les jolis pieds de Florence (21,7 %) se rapprochent des taux de réalisation des personnages principaux des Bidochon (21 %) (cf. Nicolosi, Reference Nicolosi and Pustka2022: 97). Les taux dans Pascal Brutal (27 %) et Pipit Farlouse (33,3 %) sont légèrement supérieurs.
Les deux bandes dessinées autobiographiques, L’Arabe du futur (42,3 %) et Ma circoncision (37,9 %), se démarquent par une fréquence élevée du ne, bien que douze ans séparent leurs parutions. À notre avis, ces taux s’expliquent par des choix stylistiques de l’auteur. Lors de la rencontre de deux communautés monolingues (souvent les francophones et les arabophones), Sattouf se sert des traits associés à la distance communicative pour créer une légère rupture entre le texte français exprimant un discours en français et le texte français représentant une langue étrangère. À titre d’exemple, nous pouvons citer la grand-mère et la tante syriennes, toutes deux monolingues en arabe, qui réalisent le ne de négation et le il personnel de manière constante et les jeunes syriens qui obtiennent aussi des taux de réalisation élevés, même s’ils n’atteignent pas les 100 %. Il en va de même pour les personnages américains, qui obtiennent des taux de réalisation extrêmement élevés avec une seule omission du ne. Les personnages américains sont toutefois beaucoup moins présents dans notre corpus que les personnages syriens. Dans la bande dessinée Ma circoncision, où tous les personnages ne parlent qu’en arabe, le marquage d’un changement de langue n’est pas nécessaire et Sattouf n’hésite pas à employer les variantes orales dans les discours des jeunes syriens quand la présence d’adultes n’exige pas l’emploi du français standard. Finalement, nous devons mentionner le personnage du père syrien. Il apparaît dans les bandes dessinées autobiographiques et, en tant que personnage secondaire majeur, il fournit une grande partie des contextes où pourraient apparaitre le ne de négation et le il impersonnel. Mais, contrairement à ses compatriotes, il parle comme les personnages français, c’est-à-dire qu’il omet régulièrement le ne et le il impersonnel. Il convient également de noter qu’il n’est pas toujours clair s’il parle français ou arabe avec son fils, car il n’y a pas de commentaires métalinguistiques ou d’autres indications. Résumant nos observations, nous supposons que la combinaison de ces variables (et d’autres que nous n’avons pas pu étudier) conduit à un taux de réalisation plus élevé chez les personnages syriens qui ne dépend pas forcément de la distance communicative mais du multilinguisme des personnages. L’hypothèse de Faure (Reference Faure, Szlezák and Szlezák2019), selon laquelle la représentation des langues dépend des compétences linguistiques du personnage principal, ne peut être ni étayée ni contestée avec notre corpus. Riad a à peu près le même âge dans les deux bandes dessinées étudiées et parle aussi bien le français que l’arabe.
Les autres bandes dessinées se situent entre 19,2 % et 33,3 % et ressemblent donc aux chiffres fournis par des études de corpus oraux. À titre de comparaison, Ashby (Reference Ashby1981: 677) note un taux de réalisation moyen de 37 %, Ashby (Reference Ashby2001: 9) et Coveney (2 Reference Coveney2002: 86) trouvent des chiffres presque identiques de 18 % et 17 % et le corpus de Meisner (Reference Meisner2016: 150) se situe au milieu avec 24 % en moyenne. Si nous ne tenons pas compte des taux élevés dans L’Arabe du futur et Ma circoncision (en gris), nous pouvons observer une baisse de la première à la deuxième moitié de la période créative de Sattouf (2003–2009: 24,6 % en moyenne; 2012–2021: 12,3 % en moyenne) (cf. tableau 4).
Pour examiner de plus près l’emploi du ne de négation, tournons-nous maintenant vers les variables internes que nous avons choisies, à savoir le sujet, les forclusifs et les chunks.
6.1.1. Sujet
Notre analyse a relevé les plus hauts taux de réalisation du ne après le il impersonnel (79 %), les syntagmes nominaux (56 %) (p. ex. un seul de tes compatriotes), vous (51 %) et qui (48 %). Le taux est nettement plus faible s’il n’y a pas de sujet grammatical (36 %; désigné par Ø dans le tableau 5), comme dans la phrase « Tu me croises en faisant semblant de pas me voir ? » (Les jolis pieds de Florence, p. 3). Si un sujet est extrêmement rare dans le contexte de la négation (≤2 occurrences dans le corpus entier), le taux de réalisation du ne peut atteindre les 100 %. Tel est le cas de nous (deux occurrences) qui, dans les autres cas, est remplacé par on. L’inverse, c’est-à-dire des taux de réalisation très faibles, s’observe si le sujet est omis (2 %) (p. ex. le il impersonnel) ou après ce (4 %) et elle (9 %). Les pronoms je (20 %), tu (18 %), il (17 %), on (22 %), ils, elles et ça (25 % respectivement) forment un groupe intermédiaire. Le tableau 5 illustre les taux de réalisation du ne après les sujets fréquents dans chaque bande dessinée.
Un aspect qui contribue aux taux d’omission élevés est la reprise du SN sujet par un clitique. Nous l’observons par exemple dans Les Cahiers d’Esther (« Ce virus il fait rien aux jeunes […] », p. 45) et Le jeune acteur (« Papa un homme ça se rase pas les jambes, keske… », p. 45). Cependant, notre corpus contient également des bandes dessinées où l’influence des reprises reste marginale en raison de leur rareté, surtout dans les phrases négatives. À titre d’exemple, on ne compte que huit reprises du SN sujet dans Manuel du puceau, dont une dans une phrase négative (sans ne) réalisée par Maître Yoda de Star Wars. Comme la fréquence des reprises d’un SN sujet par un clitique augmente, au fur et à mesure, dans les phrases négatives, nous supposons que ce phénomène est un signe de l’évolution des stratégies de la mise en scène sattoufienne.
6.1.2. Forclusif
Les forclusifs pas (19 %), plus (24 %) et rien (26 %) apparaissent peu dans les négations bipartites. L’inverse est vrai pour personne (59 %), aucun.e.s (55 %), plus jamais (46 %) et que (41 %), qui favorisent la réalisation du ne. Toutefois, seuls pas, plus et rien s’emploient dans toutes les bandes dessinées de notre corpus et la fréquence est assez différente d’une bande dessinée à l’autre (cf. tableau 6). Certaines se démarquent par des taux frappants comme L’Arabe du futur, avec un taux de réalisation du ne élevé devant les forclusifs fréquents (pas 38 %, plus 36,8 % et rien 33,3 %), et Le jeune acteur, qui dispose d’une grande diversité de forclusifs, mais obtient des taux de réalisation du ne très bas: 0 % aucun.e.s, 0 % plus, 0 % personne, 0 % rien, 8,7 % pas, 20 % jamais, 20 % que, 33,3 % plus jamais. Par ailleurs, nous avons respectivement trouvé une occurrence d’une négation avec ne mais sans forclusif (désignée par Ø dans le tableau 6) dans une expression figée ainsi qu’avec le verbe pouvoir: « […] monsieur, n’ayez crainte… votre nom et adresse ? » (Les jolis pieds de Florence, p. 26) et « Il est si grand, on ne peut toucher sa tête. » (Ma circoncision, s. p.).
6.1.3. Chunks
Notre corpus contient un grand nombre de différentes expressions figées. Parmi les contextes favorisant la réalisation du ne, nous avons repéré les suivants: les exclamations à l’impératif (p. ex. « N’aie pas peur ! », La vie secrète des jeunes, s. p.), les expressions idiomatiques (p. ex. « Comme si de rien n’était ! », No Sex in New York, p. 49; « Qui ne tente rien n’a rien ! », Pipit Farlouse, p. 24; « On ne vit qu’une fois ! », L’Arabe du futur, p. 95) et le présentatif ça + être (« Ça n’est pas très sain […] ! », Retour au collège, p. 5). Ce dernier compte même sept réalisations sur sept possibles.
Contrairement aux contextes favorisant la réalisation du ne, ceux qui entraînent l’omission sont nombreux. Le ne n’est réalisé que rarement, voire jamais, dans les cas listés dans le tableau 7.
Un cas particulier est l’expression presque lexicalisée (ne) t’inquiète (pas). Tout comme à l’oral, elle peut être utilisée sans ne ni forclusif (cf. tableau 6 colonne Ø) et c’est le contexte qui montre que le personnage vise à rassurer son interlocuteur.trice. Toutefois, nous trouvons aussi la variante <ne t’inquiète pas> dans la bande dessinée Pascal Brutal (p. 33) et, comme le montre l’exemple du tableau 7, il existe encore une variante sans ne, mais avec forclusif.
6.2. (Non-)réalisation du il impersonnel
En général, les taux de réalisation du il impersonnel sont assez hauts dans le corpus étudié, à l’exception de La vie secrète des jeunes (13,4 %) et Pascal Brutal (20 %) (cf. tableau 8). La moitié des bandes dessinées se situe dans une fourchette de 36,8 % à 51,5 %. Une explication possible pour les deux exceptions est la distinction entre les personnages ‘bourges’ et les ‘racailles’ dans les bandes dessinées de Sattouf (cf. Pustka, Reference Pustkasoumis, section 5.2.2). Les apparitions fréquentes des racailles dans La vie secrète des jeunes et Pascal Brutal pourraient être à l’origine des taux de réalisation faibles, car leur langage est marqué par les traits de l’oral (p. ex. le verlan, la répétition, les phrases incomplètes, l’assimilation, l’omission des voyelles, du ne, du il impersonnel et du clitique je, les marqueurs discursifs comme sérieux) et par les procédés de la phonographie (p. ex. <Keskya>, <koi>, <naaaa>), comme l’illustre ce dialogue tiré de La vie secrète des jeunes (s. p.):
(1)
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A: M’en bats les couilles moi j’y retourne et j’le fume j’le fume cet enculé.
-
B: C’est clair ça se fait pas c’est clair.
-
A: Viens j’passe chez oim j’prends le gun et j’y r’tourne.
-
B: Naaaa tu vas pas l’fumer quand même sérieux, c’est essessifff… t’vois c’que j’veux dire.
-
A: Hey ! Hey ! Hey ! Il a insulté mon honneur mon gars j’m’en bats les couilles d’où il croit chuis pas un bonhomme, sa grand-mère la pute. Ha chuis pas un bonhomme ? j’porte mes couilles mon gars hé ouais.
-
A: Keskya nique ta mère la vieille nique tes morts t’entends ou koi ?
-
B: Vazi détends-toi mon gars c’est une vieille faut pas t’vénère kom ça sérieux.
De nombreuses répétitions entraînent une surreprésentation des constructions déjà fréquents (il) + falloir et il y a, qui favorisent l’omission du il. Dans Pascal Brutal, toutes les réalisations du il impersonnel (cf. tableau 8) s’expliquent par l’occurrence d’un verbe impersonnel autre que falloir et y avoir (cf. section 6.2.1).
Il en va autrement dans les bandes dessinées autobiographiques. Ces deux bandes dessinées obtiennent à nouveau des taux de réalisation très hauts (72,4 % et 61,1 %), ce que nous attribuons aux raisons que nous avons déjà exposées dans le contexte des taux de réalisation élevés du ne de négation (section 6.1). S’ajoute à cette liste Manuel du puceau, dont le taux s’élève à 66,7 %. Cette bande dessinée contient pourtant le plus petit nombre d’occurrences possibles (12).
Regardant les résultats dans une perspective diachronique, il semble que le nombre de réalisations du il baisse aussi dans la deuxième moitié de la période créative de Sattouf. Toutefois, ce ne sont pas seulement les chiffres dans L’Arabe du futur (72,4 %) qui s’y opposent cette fois-ci, mais aussi ceux de Le jeune acteur (46,8 %). Dans les deux cas, les taux de réalisation élevés s’expliquent par la fréquence des verbes impersonnels autre que falloir et y avoir. Afin de mieux comprendre nos résultats, portons donc notre attention sur les contextes linguistiques dans lesquels sont produites les réalisations et les omissions du il impersonnel.
6.2.1. Constructions impersonnelles
Dans les bandes dessinées de notre corpus, Sattouf emploie un grand nombre de verbes impersonnels, à savoir exister, manquer, pouvoir arriver, se trouver (une fois respectivement), devoir, s’agir (deux fois respectivement), arriver, suffire, valoir (trois fois respectivement), falloir (138) et il y a/avait (210). L’inventaire le plus vaste des verbes impersonnels se trouve dans L’Arabe du futur. Toutefois, on remarque que Sattouf est plutôt conservateur en ce qui concerne les verbes impersonnels devant lesquels le il impersonnel peut s’omettre. Même les personnages dont le langage est fortement marqué par les variantes de l’immédiat communicatif (l’omission totale du ne, la fusion de je et suis en chuis, etc.) n’omettent le il impersonnel que devant falloir et y avoir. Nous avons trouvé une seule exception, à savoir l’omission devant valoir mieux: « Toi et moi c’était super, mais… j’ai réfléchi, vaut mieux qu’on s’arrête là… » (Les jolis pieds de Florence, p. 16). Il est intéressant de noter que falloir et il y a/avait compensent les taux de réalisation élevés devant les autres verbes, ce qui entraîne un taux de réalisation moyen (46 %) assez proche de ceux d’autres bandes dessinées telles que Les Bidochon (55 %) (cf. Nicolosi, Reference Nicolosi and Pustka2022: 104) et des corpus oraux comme ESLO2 (43 %) (cf. Widera, Reference Widera2022: 61).
Devant falloir, le il impersonnel tombe particulièrement souvent dans La vie secrète des jeunes (taux de réalisation: 11,1 %) et dans Le jeune acteur (15,4 %). Aucune réalisation du il impersonnel devant falloir n’a été trouvée dans Pascal Brutal. En revanche, le il impersonnel est toujours réalisé devant falloir dans Ma circoncision. L’Arabe du futur et No Sex in New York obtiennent également des taux de réalisation élevés (82,4 % et 80 % respectivement). Devant il y a/avait, aucune bande dessinée n’atteint des chiffres aussi hauts que devant falloir. Avec un taux de réalisation de 53,8 %, L’Arabe du futur compte le plus grand nombre d’occurrences, suivi de près par Pipit Farlouse (52,4 %). Manuel du puceau et Le jeune acteur obtiennent des taux autour de 40 %. Parmi les bandes dessinées qui présentent des taux très bas se trouvent Les Cahiers d’Esther (0 %), Pascal Brutal (0 %) et La vie secrète des jeunes (2,9 %). Mis à part le taux de L’Arabe du futur, il semble que l’omission du il devant falloir devient plus acceptable au cours des années.
6.2.2. Type de proposition
L’omission du il se produit dans les trois types de proposition examinés. Surtout les propositions principales présentent un contexte favorable à l’omission avec un taux d’omission moyen de 54 %. Toutefois, il convient de garder à l’esprit qu’à cause des contraintes du médium bande dessinée, comme l’espace limité dans les bulles, mais aussi en raison de la mise en scène de l’oralité, les propositions subordonnées et relatives sont nettement plus rares. Par conséquent, le nombre d’occurrences possible du il impersonnel s’avère faible.
Globalement, le il impersonnel se réalise très souvent dans les propositions subordonnées et relatives. Les deux exceptions, le taux de réalisation de 33,3 % dans les propositions subordonnées dans Pascal Brutal et les 0 % dans Les Cahiers d’Esther et Retour au collège, sont étroitement liées à l’emploi de la construction y a/avait, comme le montrent les exemples suivants:
(2)
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a. « Si y avait dé satolites on les verrait ha ha ! » (Pascal Brutal, p. 13)
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b. « Comme y en a déjà 8 dans ma rue, j’ai aucun client. » (Pascal Brutal, p. 10)
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c. « Si y a le moindre souci vous m’appelez… » (Les Cahiers d’Esther, p. 7)
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d. « La boutique où y avait le Goldorak, elle était tenue par un chrétien, non ? » (L’Arabe du futur, p. 30)
Devant falloir, le il impersonnel ne s’omet presque jamais dans les propositions subordonnées, relatives incluses. Un contexte qui permet l’omission sont les expressions figées où le il est également absent de la proposition principale, telles que « Quand faut y aller, faut y aller. » (Retour au collège, p. 21). Nous constatons donc que nos résultats diffèrent fortement des résultats de Widera (Reference Widera2022), car l’omission du il dans des phrases subordonnées ou relatives se produit surtout devant le verbe y avoir, mais presque jamais devant falloir au sein de notre corpus.
6.3. Variables extralinguistiques
6.3.1. Âge
La variable âge se manifeste assez différemment dans les bandes dessinées de notre corpus. Concernant la (non-)réalisation du ne de négation et du il impersonnel, le groupe le plus homogène est celui des jeunes (= enfants et adolescent.e.s). Ce groupe démontre de faibles taux de négation bipartite qui n’atteignent jamais 40 %. Le taux le plus bas se trouve dans Retour au collège (1,8 %), tandis que le plus élevé est celui dans L’Arabe du futur (34 %). La deuxième variable, le il impersonnel, est réalisée par les personnages jeunes dans la plupart des bandes dessinées dans entre 18,2 % (La vie secrète des jeunes) et 40 % des cas (Pipit Farlouse). Contenant des taux de réalisations au-dessus de 60 %, les bandes dessinées autobiographiques (L’Arabe du futur et Ma circoncision) et Manuel du puceau sont des cas exceptionnels. Dans l’ensemble, il paraît que les jeunes personnages de Sattouf utilisent peu de négations bipartites et omettent régulièrement le il impersonnel. Contrairement à ce que Merger (Reference Merger2015) et Grutschus et Kern (Reference Grutschus and Kern2021) notent par rapport à Titeuf, la situation de communication ne semble pas influencer les taux de réalisation des jeunes francophones dans les bandes dessinées de Sattouf. Même dans une situation grave, telle qu’une conversation avec la proviseure relative à la possibilité d’une expulsion de l’école, leurs productions du ne de négation et du il impersonnel n’augmentent pas. La représentation des contextes plurilingues (cf. section 6.1) ainsi que les normes sociales syriennes (cf. section 6.3.2) conduisent pourtant à des taux de réalisation plus élevés dans les bandes dessinées autobiographiques.
Le plus grand groupe d’âge, les adultes, obtiennent généralement des chiffres moyens ou faibles en ce qui concerne la réalisation du ne de négation. Dans chaque bande dessinée du corpus, ils réalisent le ne plus souvent que les jeunes alors que seuls Ma circoncision (90,9 %), Pipit Farlouse (66,7 %) et Retour au collège (58,9 %) dépassent les 50 %. Quant aux taux de réalisation du il impersonnel, il y a très peu de similarités entre les bandes dessinées, dont les taux s’échelonnent de 11,5 % (La vie secrète des jeunes) jusqu’à 100 % (Manuel du puceau). L’Arabe du futur (79,3 %), Retour au collège (84,6 %) et Pipit Farlouse (87,5 %) se situent dans le tiers supérieur, alors que les personnages adultes de Pascal Brutal (21 %) et de Ma circoncision (33,3 %, mais seulement trois occurrences au total !) ont tendance à omettre le il impersonnel. Dans les quatre autres bandes dessinées, les adultes réalisent environ un il impersonnel sur deux. On reconnaît ici la tendance générale du corpus vers moins de réalisations du il au fil du temps (cf. section 6.2). Les différents taux de réalisation s’expliquent d’une part par le multilinguisme dans les bandes dessinées autobiographiques et d’autre part par le rôle de l’adulte instructeur.trice qui gronde ou rassure l’enfant (« Vous avez contrôle je vous rappelle ! Vous n’êtes pas sur scène ! », Retour au collège, p. 31; « Allons ! Il n’y a rien ici, que Pipit, papa et maman ! », Pipit Farlouse, p. 13).
Outre les jeunes et les adultes, il existe un troisième groupe d’âge, celui de la génération des grands-parents. Toutefois, les taux de réalisation de ce groupe sont peu concluants à cause du nombre faible d’occurrences possibles du ne (Les jolis pieds de Florence 1/1; Retour au collège 1/1) et du il impersonnel (Pascal Brutal 0/1, La vie secrète des jeunes 1/4). Dans les bandes dessinées où nous trouvons plusieurs occurrences possibles d’une négation bipartite, le ne est souvent omis: six omissions sur sept possibles dans No Sex in New York, cinq sur six dans Le jeune acteur et six sur six dans La vie secrète des jeunes. Les personnages âgés de L’Arabe du futur fournissent un nombre plus important de négations (24) ce qui nous permet de noter la différence entre les personnages arabophones et francophones: La grand-mère syrienne réalise toujours une négation bipartite (4/4), tandis que les grands-parents bretons omettent le ne dans 18 cas sur 20. Ce sont aussi les grands-parents bretons qui obtiennent le plus grand nombre d’omissions du il (7/15). Ce taux pourrait être encore plus élevé si l’auteur autorisait l’omission devant d’autres verbes impersonnels tels que paraître.
6.3.2. Présence d’une figure d’autorité
Dans l’ensemble, la présence d’une figure d’autorité paraît exercer une influence sur les taux de réalisation du ne et du il impersonnel. Le taux de réalisation du ne en présence d’une figure d’autorité dépasse le taux de réalisation dans les conversations entre pairs dans dix sur onze bandes dessinées (exception: 8 % contre 12 % dans Le jeune acteur). Certaines bandes dessinées montrent une nette différence (p. ex. 80 % contre 14 % dans Les jolis pieds de Florence), d’autres sont plus équilibrées (p. ex. 47 % contre 37 % dans L’Arabe du futur). Dans le cas du il impersonnel, la plupart des bandes dessinées ne fournissent pas assez de données car les verbes impersonnels s’y utilisent peu dans les conversations en présence d’une figure d’autorité: Manuel du puceau (1/1), No Sex in New York (1/1), La vie secrète des jeunes (1/2), Pascal Brutal (1/2), Les jolis pieds de Florence (2/2), Ma circoncision 2/4). Trois bandes dessinées montrent cependant la même tendance qu’avec le ne, à savoir un taux plus élevé dans les conversations avec une figure d’autorité que dans les conversations entre pairs: 62 % contre 18 % dans Les Cahiers d’Esther, 73 % contre 41 % dans Pipit Farlouse et 100 % contre 33 % dans Retour au collège. L’Arabe du futur (70 % contre 74 %) et Le jeune acteur (45 % contre 50 %) obtiennent des taux inhabituels qui s’expliquent principalement par deux facteurs.
Tout d’abord, il convient de noter que la constellation des personnages est ici d’une grande importance. À titre, d’exemple, la relation d’autorité entre un enfant syrien et un.e enseignant.e syrien.ne joue un rôle beaucoup plus important qu’entre un enfant français et un.e enseignant.e français.e. Comme les enseignant.e.s syrien.ne.s punissent les enfants, parfois sans raison, par des châtiments corporels, ceux-ci sont révérencieux envers les adultes et leur répondent d’une voix tremblante (p. ex. « N…Non maître, jamais de la vie. […] je suis heureux de me faire circoncire, mais je ne sais pas comment ça se passe. », Ma circoncision, s. p.). Les élèves francais.es ne sont pas confronté.s à ce genre de problème et ne prêtent guère attention à leur langage (p. ex. « Pierre ! Tu arrêtes avec ta voisine ?!? – Mais j’dis rien !. », Retour au collège, p. 46).
Un autre facteur important est la différence entre les personnages jeunes et les personnages adultes (cf. la section précédente). Nos données suggèrent que la présence d’une figure d’autorité pourrait influencer la réalisation du ne en tant que trait de distance communicative chez les personnages adultes, mais pas chez les jeunes. Les personnages adultes changent de registre dans une conversation avec leur employeur (p. ex. « Je… je ne comprends toujours pas, monsieur… », Les jolis pieds de Florence, p. 23) ou pour ne pas déplaire à l’interlocutaire.trice (p.ex. « Oui voyez-vous, je ne suis pas absolument convaincu par l’image négative de l’école présentée dans les médias de nos jours… », Retour au collège, p. 9). Dans la bande dessinée Le jeune acteur, c’est presque toujours le jeune protagoniste qui est confronté à une figure d’autorité, par exemple lors de l’audition pour le premier rôle dans le film. Comme sa façon de s’exprimer ne varie pas et reste informelle (« Et sinon euh je pense que je peux me faire pleurer hein, faut juste que je m’entraîne. », Le jeune acteur, p. 29), il influence de manière déterminante les faibles taux de réalisation du ne et du il. Les réalisations semblent ici uniquement conditionnées par des facteurs internes. La haute fréquence de falloir (douze occurrences dont dix sans il) dans les conversations avec une figure d’autorité et le fait que falloir est quasiment absent dans les conversations entre pairs (une occurrence) résulte dans un taux de réalisation plus élevé dans la proximité communicative.
7. Conclusion
En guise de conclusion, nous constatons que la mise en scène de la négation et du il impersonnel de Sattouf démontre des tendances similaires à celles du français oral en ce qui concerne les contextes linguistiques (p. ex. l’omission totale du ne dans ça (ne) va pas et l’omission fréquente du il devant falloir). Les taux de réalisation moyens du ne (23,1 %) et du il impersonnel (46,2 %) de notre corpus se rapprochent également des résultats des études sur corpus oraux. En revanche, la relation des variables avec les variables externes a peu à voir avec un langage authentique. La mise en scène sattoufienne évoque plutôt l’impression que les jeunes français.e.s ne maîtrisent pas la langue standard alors que les adultes savent adapter leur façon de parler à la situation communicative. En outre, Sattouf se sert des traits associés à l’oral, comme la (non-)réalisation du ne de négation et du il impersonnel, pour créer un effet de français familier qui s’oppose à une langue étrangère (souvent l’arabe) et afin de manipuler l’évaluation des personnages par les lecteur.trice.s. Ainsi, le langage des personnages ‘racailles’ (p. ex. des jeunes de la banlieue) présente de nombreux traits typiques de la langue parlée (cf. l’exemple de la section 6.2), ce qui crée une impression négative à cause de la rupture avec la norme écrite (cf. à ce sujet Walpole, 1974). Pour la compréhension de nos résultats, il est important de noter que les bandes dessinées du corpus, considérées individuellement, présentent certaines différences. Cela concerne d’une part le nombre de pages et le public cible (p. ex. Pascal Brutal et Les jolis pieds de Florence ne sont pas destinés aux jeunes lecteur.trice.s), et d’autre part les stratégies de la mise en scène. Les bandes dessinées plus anciennes ne contiennent pas ou peu de phonographie et la reprise du sujet, qui rend l’omission du ne plus probable, s’avère également plus rare. Compte tenu de la baisse des taux de réalisation du ne et du il impersonnel au fil du temps, il semble que la mise en scène sattoufienne s’éloigne de plus en plus de la norme écrite. Cette évolution est certainement aussi liée à la liberté créative croissante de Sattouf, qui est aujourd‘hui un auteur indépendant avec sa propre maison d‘édition.
Pour conclure cet article, nous nous permettons de proposer quelques pistes pour de futurs travaux de recherche que nous n’avons pas pu approfondir. À cause de la taille de notre corpus, nous n’avons pas pu insister sur les particularités de chaque bande dessinée. À titre d’exemple, il serait intéressant d’étudier en profondeur toutes les bandes dessinées sattoufiennes contenant des contextes plurilingues afin de compléter les observations faites ici et par Faure (Reference Faure, Szlezák and Szlezák2019). Pour les travaux sur l’oralité mise en scène, les bandes dessinées récentes avec des protagonistes adolescents (La vie secrète des jeunes et surtout Les Cahiers d’Esther et Le jeune acteur) semblent particulièrement intéressantes parce que Sattouf y utilise des traits oraux largement répandus, mais aussi des traits qui sont plutôt typiques du langage des jeunes locuteur.trice.s (p. ex. le marqueur discursif ouèche).
Competing interests
The author declares none.
The author received no financial support for the research, authorship, and/or publication of this article.