Introduction
Dans son plus récent ouvrage Fellow Creatures: Our Obligations to the Other Animals, Christine Korsgaard présente de façon systématisée ses arguments en faveur de droits pour les animaux non humains. L'auteure principalement reconnue pour son interprétation constructiviste de l’éthique de Kant y défend, contrairement aux conceptions classiques de la philosophie kantienne, que les êtres humains auraient l'obligation morale de traiter les animaux sensibles comme des fins en soi (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. xi). Bien que dans Fellow Creatures Korsgaard réitère son engagement envers la thèse constructiviste selon laquelle toute chose a de la valeur pour quelqu'un (voir Bagnoli, Reference Bagnoli and Zalta2017, section 7.2 ; Street, Reference Street2010, section 3 ; Korsgaard, Reference Korsgaard1996, lecture 3 ; Desmons, Reference Desmons2018), elle entreprend toutefois d'y démontrer qu'une telle position impliquerait catégoriquement que toute créature sensible devrait se voir reconnaître un droit à ce qui est bon pour elle (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 10-11). La philosophe semble ainsi présenter une pensée attrayante pour ceux voulant éviter les implications métaphysiques d'un réalisme moral tout en cherchant à justifier de façon directe nos obligations morales envers les animaux non humains. Il s'agit donc d'un ouvrage à la portée simultanément métaéthique et normative. Ainsi, l'objectif de Fellow Creatures est double : d'abord, défendre une approche constructiviste kantienne de la normativité ; ensuite, soutenir qu'une telle conception implique de manière catégorique des obligations morales substantielles envers les animaux non humains.
À mon avis, une analyse critique de la démarche de Korsgaard soulève cependant un nombre important de problèmes. Par exemple, pour une auteure telle que Sharon Street, la méthode korsgaardienne peut être interprétée comme dépassant largement ce que permet une théorie constructiviste conséquente. Pour Street, Korsgaard va en effet trop loin lorsqu'elle avance que le point de vue pratique de tout agent moral implique des obligations substantielles et catégoriques. Bien que les critiques de Street s'adressent à des travaux antérieurs, je tenterai dans cet article d'adapter ses arguments afin de démontrer que la démarche qu'emploie Christine Korsgaard dans son plus récent ouvrage semble toujours impliquer des présupposés favorables à la valeur intrinsèque de certains principes normatifs, à savoir qu'une créature pour qui les choses peuvent être bonnes ou mauvaises doit se valoriser comme une fin en soi, et que le bien fonctionnel de ces créatures sensibles doit avoir une priorité catégorique sur nos fins. Après avoir exposé les thèses de Fellow Creatures dans une première section, ma critique se penchera donc, dans un second temps, sur l'aspect de son argumentation que la philosophe qualifie de « transcendantal » — c'est-à-dire sur les conditions de possibilité de nos évaluations normatives sur la question animale — et non pas sur ses éléments appliqués. Dans un troisième temps, un nouveau problème devra cependant être abordé au vu de la critique que j'aurai faite. S'il est vrai que la pensée de Korsgaard peut être considérée comme dépassant ce que permet une théorie constructiviste conséquente, mais que nous nous accordons avec sa théorie de la valeur attachée, il semble que nous devrions alors opter pour une version humienne du constructivisme, comme le propose Sharon Street. Une objection importante pourrait néanmoins être soulevée, à savoir que nous irions à l'encontre de la finalité de la démarche de Korsgaard et nous exposerions à l'impossibilité de défendre des devoirs directs envers les animaux non humains — objections que je présenterai sous la forme de l'argument du Caligula parfaitement cohérent. Je conclurai cependant que cette objection fait fausse route puisqu'elle s'appuie sur une compréhension erronée des implications normatives d'un constructivisme humien, ses partisans se trouvant plutôt tout à fait en situation de défendre des positions éthiques substantielles sur la question animale — ou toute autre question normative, d'ailleurs.
En définitive, de la même manière que l'ouvrage de Korsgaard poursuit principalement deux objectifs, la visée de cet article est aussi double. D'abord, j'entends critiquer le constructivisme kantien de la philosophe en soutenant que son approche outrepasse ce que permet une approche constructiviste conséquente de la normativité — et ce, au-delà de son extension à la question animale. Ensuite, je tenterai de démontrer qu'une approche constructiviste cohérente n'a pas à s'engager envers l'existence d'obligations morales catégoriques et universelles pour pouvoir justifier des positions morales substantielles comme un engagement envers la valeur des animaux non humains. La fin de cet article n'est donc pas de nature normative, en ce sens que je ne tenterai pas d'y défendre une position particulière sur la question des droits des animaux, mais aborde plutôt la question métaéthique de la modalité des justifications de nos positions morales substantielles dans le contexte des théories constructivistes actuelles.
1. Une défense kantienne de la valeur intrinsèque des animaux
Bien que Fellow Creatures compte en tout douze chapitres dans lesquels elle aborde un nombre important de sujets et d'enjeux interreliés, Christine Korsgaard reconnaît que sa position sur la question animale se développe à partir de deux idées principales (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. xi et 156). D'abord, dans les deux premiers chapitres, elle développe sa compréhension de ce qu'est la valeur et démontre en quoi celle-ci implique qu'il n'est pas possible d'affirmer que les humains soient plus importants (en absolu) que les animaux. Ensuite, au chapitre 8, elle soutient qu'il est possible d'interpréter l'argument kantien en faveur de la valeur de l'humanité comme supportant l'idée que les animaux seraient des fins en soi dignes de considérations morales.
1.1. Contre un prédicament égocentrique
Korsgaard prend pour point de départ de sa réflexion une intuition qu'elle considère fondamentale parmi les opposants aux droits des animaux, soit l'idée que les humains seraient tout simplement plus importants que les animaux non humainsFootnote 1. Pour la philosophe, une telle conception est vraisemblablement due à une incompréhension de ce qu'est la valeur en tant que telle. Selon elle, il nous faut reconnaître que toute valeur est nécessairement attachée au point de vue d'une créature sentiente, c'est-à-dire que quelque chose est en définitive toujours important pour quelqu'unFootnote 2. Il est à noter qu'il ne s'agit pas ici pour Korsgaard de tomber dans un relativisme des valeurs ou même de nier qu'une chose puisse être « absolument » importante. Elle s'accorde plutôt avec le principe constructiviste stipulant qu'aucune valeur ne peut être indépendante du point de vue pratique d'un individu pour qui les choses peuvent être bonnes ou mauvaises. Dès lors, la philosophe soutient qu'il nous serait pratiquement impossible de rejeter le fait que les animaux non humains sont des créatures possédant un point de vue selon lequel les choses peuvent être évaluées comme bonnes ou mauvaises, étant donné qu'ils font l'expérience de leur propre condition, qu'ils ressentent plaisirs et douleurs qu'ils recherchent ou évitent, et qu'ils ont donc une expérience « valencée » (valenced) du monde. Il semble alors absurde selon elle de vouloir affirmer que les humains seraient plus importants que les animaux en absolu, car il faudrait alors demander : « plus importants pour qui »Footnote 3 ? Cela implique pour la philosophe qu'on ne puisse établir de « hiérarchie absolue » de la valeur des animaux et des humains, car ce qui est important d'un point de vue animal ne peut être comparé à ce qui est important pour un humain sans qu'on ne tombe dans un « prédicament égocentrique » où il serait tout simplement présupposé que le point de vue humain aurait une plus grande valeur.
Cependant, il est tout de même possible, selon Korsgaard, d'affirmer qu'une chose soit « absolument importante » ou « absolument bonne » dans la mesure où il pourrait être démontré qu'elle serait importante, ou bonne, pour nous tous, c'est-à-dire pour tout individu pour qui les choses peuvent être bonnes. Empruntant alors la notion de « fonctionnalité des organismes vivants » à la tradition aristotélicienne, Korsgaard développe une conception selon laquelle la fonction, et donc la fin, de toute créature vivante serait la préservation de sa forme et la recherche du bon fonctionnement de son organisme (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 19)Footnote 4. Ainsi, comme il peut être considéré que la fin de toute action entreprise par un organisme serait le bon fonctionnement de cet organisme, et puisqu'il a été établi qu'un animal est une créature pour laquelle les choses peuvent être bonnes ou mauvaises et qui peut « rechercher » son bien, il apparaît que ce bon fonctionnement devient en quelque sorte un bien en soi pour celle-ci. À partir de ce principe, Korsgaard établit une distinction entre bien fonctionnel et bien final : un bien fonctionnel est selon elle toute chose pouvant faire l'objet d'une évaluation en termes de bien ou mauvais de la part d'une créature, alors qu'un bien final serait plutôt, dans un sens téléologique, ce qui serait pour cette créature digne de poursuite en soi (« for its own sake ») (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 17). Toute chose contribuant à son bon fonctionnement est donc, selon Korsgaard, un bien final pour toute entité faisant l'expérience de sa propre condition fonctionnelle, répondant ainsi aux exigences de ce qui peut être considéré comme absolument bon. Subséquemment, la philosophe avance qu’« il est absolument bien, bien pour nous tous, que chaque créature sentiente obtienne les choses qui sont bonnes pour elle, et qu'elle évite les choses qui sont mauvaises pour elle » (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 10)Footnote 5.
1.2. Les animaux sont des fins en soi
À partir de ce qui vient d’être établi, Christine Korsgaard entreprend dans le huitième chapitre de Fellow Creatures de démontrer que, contrairement à ce qui est généralement avancé par les interprétations classiques de la philosophie de Kant, on ne peut se satisfaire de l'idée selon laquelle la rationalité est une propriété nécessaire à la reconnaissance de la valeur intrinsèque d'une créature (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 132). En fait, pour la philosophe, l’éthique kantienne peut malgré tout être compatible avec la reconnaissance d'obligations morales directes envers les animaux. Korsgaard s'accorde tout d'abord avec l'idée fondamentale à cette pensée selon laquelle nos obligations envers les autres individus se justifient du fait que nous devons les reconnaître comme des fins en soi (Kant, Reference Kant and Renault1785/1994, p. 108). Cependant, elle distingue deux sens à cette notion. Premièrement, elle identifie un sens actif, que possèdent les êtres humains rationnels en ce qu'ils sont capables, par la raison pratique, de légiférer pour eux-mêmes et pour les autres, et ainsi de se placer sous l'obligation mutuelle de respecter l'autonomie de chacun (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, sections 7.3 et 7.4). Deuxièmement, elle distingue un sens passif dans la mesure où un individu doit être considéré comme une fin en soi si nous sommes obligés de traiter ses fins, ou à tout le moins ce qui est bon pour lui, comme absolument bons — c'est-à-dire bons pour tout individu pour qui les choses peuvent être bonnes (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 141)Footnote 6. Bien qu'elle concède que pour Kant nous possédions le statut de fin en soi au sens passif en vertu du sens actif, la philosophe considère plutôt ces deux conditions comme suffisantes et non pas nécessaires à l'obtention d'un tel statut (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, section 8.5).
Pour Korsgaard, toutes les créatures sensibles possèdent donc ce statut de fin en soi au sens passif puisque, comme il vient d’être suggéré à la section précédente, en tant que créatures possédant un bien final, les humains et les animaux non humains prennent tous nécessairement ce qui est bon pour eux comme bon absolument et digne de poursuite. Ainsi, toutes les créatures sensibles sont elles-mêmes des fins en soi du fait que nous sommes obligés de reconnaître qu'elles se considèrent nécessairement comme des fins en soi et que ce qui est bon pour elles est donc digne de poursuite en soi. Korsgaard résume ce point ainsi : « Les animaux se prennent nécessairement comme des fins en soi en ce sens : cela est simplement la nature animale, puisqu'un animal est précisément un être qui prend son propre bien fonctionnel comme la fin de ses actions » (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 146)Footnote 7. Autrement dit, comme toutes les créatures sensibles, humaines et non humaines, recherchent le bon fonctionnement de leur organisme et qu'on doit reconnaître qu'elles se valorisent nécessairement comme des fins en soi, nous sommes obligés de traiter leurs fins, ou à tout le moins ce qui est bon pour elles, comme bon absolument. Pour la philosophe, il est alors seulement raisonnable de concéder qu'il existe une exigence morale de traiter tous les êtres sensibles comme des fins en soi. Du fait que les animaux sont des fins en soi découle alors, selon elle, un ensemble important d'obligations morales substantielles envers eux, comme celui de respecter leur droit de posséder ce qui contribue à leur bon fonctionnement (ce qui est bon pour une créature), ce qui implique leur vie en tant que condition essentielle à leur fonctionnalité (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, pp. 21, 136, 137, 141, 144 et 145).
Nous pouvons schématiser l'argument développé par Christine Korsgaard dans Fellow Creatures de la manière suivante :
1. Prémisse constructiviste : nulle chose n'a de valeur détachée d'un point de vue singulier ; une chose n'a de valeur que pour une créature qui la valorise.
2. Prémisse factuelle : les animaux dotés de sensibilité ont une expérience « valencée » du monde et valorisent tous le bon fonctionnement de leur organisme.
3. Lemme d'universalisation : si quelque chose a de la valeur pour toutes les créatures valorisantes, elle est « absolument bonne », et alors ce quelque chose doit catégoriquement être respecté.
4. Lemme de réflexivité : si une créature valorise quelque chose de manière absolue, alors elle se valorise nécessairement elle-même (est une fin en soi au sens passif du terme).
De ces prémisses et lemmes, on déduit a) qu'il faut catégoriquement respecter le bon fonctionnement des organismes sensibles ; b) que les animaux non humains sont des fins en soiFootnote 8.
De toute évidence, la présente analyse des arguments que développe Christine Korsgaard dans son ouvrage Fellow Creatures ne prétend en rien être parfaitement exhaustive. Des mots mêmes de l'auteure, l'argument kantien qu'elle soutient prend à certains moments des « tournants compliqués » (« complicated twists and turns ») (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 145). Cependant, la présentation de sa position ici élaborée s'est concentrée sur les aspects les plus fondamentaux de la réflexion de la philosophe, qu'elle résume ainsi :
J'ai soutenu que les animaux ont un statut moral parce que les animaux, incluant les humains, ont un bien dans le sens final de bien (8.5), et que nous avons un bien parce que nous avons des réactions valencées aux choses qui affectent le bien fonctionnel de notre propre condition (2.1.7) (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 156)Footnote 9.
2. Critique de l'argument de Korsgaard
À mon avis, lorsqu'on s'attarde à comparer l'argument qu’élabore Christine Korsgaard en faveur de la défense de droits pour les animaux non humains avec certains de ses travaux antérieurs où elle a défendu une thèse similaire pour les droits humains, un problème particulier semble récurrent : l'argument dépend de certains présupposés normatifs dépassant ce que permet une position constructiviste. D'ailleurs, une auteure comme Sharon Street a souvent soutenu que la démarche kantienne de la philosophe était en ce sens fautive de ne pas suivre de manière cohérente les implications de sa propre théorie de la valeur, soit que nulle chose n'a de valeur détachée d'un point de vue singulier puisqu'une chose n'a de valeur que pour une créature qui la valorise (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 9).
2.1. Je dois me valoriser pour pouvoir valoriser quoi que ce soit
Je crois en effet que l'argument de Christine Korsgaard en faveur de la reconnaissance des animaux comme fins en soi emprunte en quelque sorte la même forme que son argument kantien en faveur de l'idée que des obligations morales substantielles et catégoriques envers l'humanité découlent de la position pratique de tout agent moral. C'est d'ailleurs ce point précis qui différentie sa position des autres formes de constructivisme, et plus particulièrement du constructivisme humien selon lequel il est impossible d'affirmer l'existence de telles obligations catégoriques (Street, Reference Street2010, p. 370).
Dans The Sources of Normativity, Korsgaard soutient qu'un être humain peut être considéré comme une créature capable de prendre de la distance par rapport à soi-même, ses désirs et ses pulsions, et capable de se demander « est-ce que je devrais agir ? » (Korsgaard, Reference Korsgaard1996, p. 121) Ainsi, être humain serait caractérisé selon la philosophe par le fait que nous avons besoin de raisons pour agir, besoin qui trouverait réponse selon elle dans le fait que nous possédons différentes identités pratiques (Korsgaard, Reference Korsgaard1996, p. 120)Footnote 10. Cependant, étant donné l'aspect réflexif de notre nature, de telles identités pratiques devraient à leur tour se voir justifiées normativement, justification trouvant satisfaction dans le fait que nous nous valorisons en tant qu’êtres humains et que cette humanité deviendrait ainsi pour tout agent une fin en soi. La philosophe résume son argument ainsi :
Puisque vous êtes humain, vous devez prendre quelque chose comme étant normatif, c'est-à-dire que quelque conception d'identité pratique doit être normative pour vous. Si vous n'aviez aucune conception normative de votre identité, vous ne pourriez avoir de raisons d'agir, et parce que votre conscience est réflexive, vous ne pourriez tout simplement pas agir du tout. Comme vous ne pouvez pas agir sans raison et que votre humanité est la source de vos raisons, vous devez valoriser votre propre humanité si vous êtes pour agir d'une quelconque façon [if you are to act at all] (Korsgaard, Reference Korsgaard1996, p. 123)Footnote 11.
Pour Korsgaard, un tel argument aurait alors des conséquences normatives substantielles et catégoriques pour tout être humain puisque tout agent rationnel se verrait forcé de reconnaître qu'il valorise nécessairement sa propre humanité comme une fin en soi.
Une chose qui peut sembler ici surprenante est que, dans ses ouvrages précédant Fellow Creatures, Korsgaard a donc soutenu l'idée selon laquelle la nature réflexive des êtres humains était la source de toute pensée morale. Certains pourraient se demander comment cette position peut être compatible avec l'idée que les animaux non humains, qui ne sont pas dotés de réflexivité, doivent être inclus dans notre communauté morale (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 148).
Dans Fellow Creatures, la philosophe laisse de côté les concepts de réflexivité, d'identités pratiques et de valeur de l'humanité pour des raisons évidentes. Accorder trop d'importance à ces critères mettrait possiblement un frein à notre capacité à estimer les animaux non humains dignes de considérations moralesFootnote 12. Si l'aspect réflexif des êtres humains reste selon elle évidemment significatif pour la reconnaissance de la valeur de l'humanité, Korsgaard suggère toutefois dans son plus récent ouvrage qu'il ne peut être le seul critère suffisant pour reconnaître une créature comme digne d'obligations morales catégoriques.
Ainsi, en admettant la distinction entre les sens actif et passif de la notion de fin en soi, Korsgaard permet de concevoir un argument similaire à celui qu'elle avance pour soutenir la valeur catégorique de l'humanité, mais cette fois explicitement inclusif pour les animaux non humains. En effet, comme je l'ai précédemment mentionné, pour la philosophe, ce ne sont pas seulement les humains qui, en vertu de leur rationalité, se valorisent comme des fins en soi, mais bien toutes les créatures pour qui les choses peuvent êtres bonnes ou mauvaises en vertu du fait qu'elles prennent leurs fins comme étant bonnes absolument Footnote 13. Les arguments de Korsgaard suivent donc la même forme au sens où, partant du fait que, en tant que créature, nous valorisons certaines choses, elle conclut que nous devons nécessairement nous valoriser comme des fins en soi, et qu'alors des obligations morales substantielles et catégoriques s'ensuivent. Dès lors, par la performativité même de leur fonctionnalité, tous les animaux, humains ou non humains, considèrent le bon fonctionnement de leur organisme comme une fin en soi, et leur propre personne comme un bien final. De ce fait, tout agent moral devrait reconnaître l'obligation de respecter toutes les créatures sensibles comme des fins en soi.
En d'autres termes, tels que je les comprends, les deux arguments suivent le même développement qu'on pourrait résumer ainsi : « Pour tout individu A, si A valorise X, alors A doit se valoriser lui-même comme fin en soi (lemme de reflexivité de la valeur) et si A se valorise lui-même comme fin en soi, alors A est une fin en soi pour toutes les autres créatures (lemme d'universalisation de la valeur ». Dans le cas de l'argument en faveur de la valeur de l'humanité, la philosophe soutient en effet que tout humain qui valorise quoi que ce soit doit nécessairement valoriser son humanité comme une fin en soi. Par leur nature réflexive, tous les humains valorisent certaines choses, ils valorisent donc tous leur propre humanité comme une fin en soi. Tous les agents moraux ont donc des obligations catégoriques envers les êtres humains. Pour le cas en faveur de la valeur des animaux non humains, la philosophe soutient plutôt que tous les êtres sensibles qui valorisent quoi que ce soit doivent nécessairement valoriser leur propre fonctionnalité comme une fin en soi. Par l'expérience valancée qu'ils ont de leur propre condition, tous les animaux sensibles valorisent certaines choses, ils valorisent donc tous leur propre fonctionnalité comme une fin en soi. Tous les agents moraux ont donc des obligations morales catégoriques envers les animaux sensibles. On voit ainsi que c'est en s'appuyant sur deux principes fondamentaux que Korsgaard en vient à pouvoir affirmer qu'humanité et fonctionnalité des organismes sensibles ont des valeurs catégoriques. D'abord, elle insiste sur l'idée que si une créature valorise quoi que ce soit elle doit nécessairement valoriser une autre chose comme une fin en soi. Ensuite, elle soutient l'idée selon laquelle le fait qu'une créature valorise une certaine chose comme une fin en soi implique des obligations catégoriques pour tous les agents moraux.
2.2. S'en tenir au paradigme constructiviste
Bien que Sharon Street reconnaisse de manière générale que l'argument kantien présente l'avantage d'offrir une forte forme d'objectivité morale, pour la philosophe, lorsque Korsgaard défend la valeur catégorique de l'humanité, celle-ci s’éloigne trop du paradigme constructiviste selon lequel il n'existe rien de moral en dehors du point de vue pratique d'un agent (Street, Reference Street2010, p. 370. Voir aussi Rawls, Reference Rawls1993, p. 78 ; Desmons, Reference Desmons2018, p. 480). Pour Street, demander si un agent a des raisons de juger quelque chose comme ayant de la valeur ou comptant pour une raison normative, c'est sortir du cadre qui peut donner un sens à la question. Rappelons que, pour les constructivistes comme Korsgaard et Street, le fait qu'il existe une valeur X signifie tout simplement qu'un agent A prend X comme ayant de la valeur, c'est-à-dire que X a de la valeur pour A. Dès lors, lorsque Korsgaard affirme qu'il faut se considérer soi-même comme une fin pour justifier le reste de nos valeurs, la philosophe se rendrait coupable de ne pas être cohérente avec la manière dont fonctionne l'agentivité. En d'autres termes, pour Street, le fait de valoriser quelque chose est identique avec le fait d'avoir des raisons en sa faveur. En ce sens, la question de Korsgaard « est-ce que j'ai des raisons de valoriser une chose ? » revient pour Sharon Street à poser une question comme « est-ce que l'Empire State Building est plus grand ? » où est omis le contexte nécessaire pour que la question puisse avoir un sens, soit celui d'une identité pratique substantielle d'un agent considérant déjà certaines choses comme ayant de la valeur (Street, Reference Street, Lenman and Shemmer2012, p. 49-50).
Dans le contexte de son argument en faveur de la valeur morale des animaux non humains, Korsgaard me semble faire la même erreur. Ainsi, affirmer qu'une créature, parce qu'elle valorise certaines choses, se valorise nécessairement comme une fin en soi, et que nous devons alors catégoriquement valoriser cette créature et ce qui est bien pour elle de façon intrinsèque semble être une affirmation normative faite à l'extérieur d'un cadre référentiel dans lequel elle pourrait avoir un sens, c'est-à-dire un point de vue pratique situé. Avec Street, je m'oppose ainsi à l'idée qu'une « pure raison pratique » nous engagerait envers des valeurs normatives spécifiques, car une approche constructiviste de la moralité devrait s'en tenir à l'idée que seule la position spécifique d'un agent et l'ensemble des valeurs et jugements normatifs qu'elle comporte peuvent fournir une telle substance. En d'autres termes, l'exactitude de principes normatifs comme « si une créature valorise quoi que ce soit, elle doit nécessairement valoriser autre chose comme une fin en soi » ou « le fait qu'une créature valorise une certaine chose comme une fin en soi implique des obligations catégoriques » ne peut dépendre que de leur capacité à résister à l'examen minutieux du point de vue d'un ensemble spécifié de valeurs et de jugements normatifs particuliers (Street, Reference Street2008, p. 208-214). Pour reprendre l'argument même de KorsgaardFootnote 14, il faudrait donc ici pouvoir poser la question « pour qui est-ce que le fait qu'une créature semble avoir le bon fonctionnement de son organisme comme fin de ses actions implique des obligations substantielles et catégoriques ? »
2.3. Se prend-on nécessairement pour une fin en soi ?
Plus précisément, deux problèmes spécifiques semblent ici se présenter (voir aussi Brown, Reference Brown2018, p. 586). D'abord, je m'accorde avec Sharon Street lorsqu'elle soutient que le fait qu'une créature valorise certaines choses n'a pas à être conçu comme impliquant nécessairement qu'elle le fait dans la mesure où elle se valorise elle-même comme une fin en soiFootnote 15. Dans « Coming to Terms with Contingency », l'auteure étudie l'exemple fictif d'une entité extra-terrestre possédant des traits similaires à ceux d'une fourmi pour illustrer cette position. La créature, hautement intelligente et démontrant un caractère réflexif et cohérent, occuperait le rôle de travailleuse à l'intérieur d'une société organisée à la manière d'une colonie de fourmis dirigée par une reine. Faisant l'expérience de sa propre condition fonctionnelle de la même manière que les créatures terrestres, celle-ci valoriserait plusieurs choses, c'est-à-dire que plusieurs choses seraient importantes pour elle. Cependant, elle ne se considérerait pas elle-même et son existence comme une fin en soi, mais ne verrait sa personne et son bien fonctionnel comme n'ayant qu'une importance triviale et purement instrumentale : seuls le bien-être et la survie de sa reine et de sa colonie auraient une importance réelle pour elle et seraient la fin ultime de ses actions (Street, Reference Street, Lenman and Shemmer2012, p. 53-54). Sans avoir à nous attarder sur les détails de l'exemple développé par Street, nous voyons comment, s'il est accepté qu'il soit plausible, nous devrions alors reconnaître que le fait que ce soit nos propres valeurs qui déterminent ce qui a de la valeur (pour nous) n'implique pas que nous ayons nous-même de la valeur (pour nous) (Street, Reference Street, Lenman and Shemmer2012, p. 54). L'auteure rappelle que les choses n'ont de la valeur ultimement que parce que nous les valorisons ; en d'autres termes, que quelque chose ait de la valeur signifie seulement qu'un agent valorise cette chose, ni plus, ni moins. Ce n'est donc aucunement une nécessité logique qu'un agent qui valorise une chose ait lui-même de la valeur ou qu'il considère lui-même qu'il ait de la valeur. De la sorte, qu'une créature animale recherche ou fuie certaines choses en vertu de son expérience valancée, ou que certaines choses semblent être importantes pour elle, signifie tout simplement que ces choses peuvent avoir de la valeur pour elle, mais n'implique en rien que sa personne soit nécessairement une fin en soi à ses propres yeux. Pour reprendre la formulation utilisée plus haut, pour les constructivistes, « X a de la valeur » implique seulement qu'un agent A valorise X. Qu'un autre objet Y doive avoir de la valeur pour tout agent qui valorise X ne peut donc être inféré de manière catégorique sans qu'on ne se rende coupable de s'attribuer un point de vue omniscient sur ce qui a de la valeur.
2.4 La force normative du statut de fin en soi
Néanmoins, même s'il pouvait être concédé à Korsgaard qu'il est raisonnable d'affirmer que le fait qu'une créature valorise certaines choses implique nécessairement qu'elle le fait à partir d'une position où elle valorise le bon fonctionnement de son organisme comme une fin en soi, un problème persiste toujours. En effet, ce en quoi le fait que cette position soit inéluctable (« inescapable ») implique qu'elle soit normativement plus importante que toute autre identité pratique ou fin qu'une créature puisse avoir et que des obligations catégoriques en découlent pour tout agent moral reste incertain (voir Brown, Reference Brown2018, pp. 583 et 586). Rappelons-le, pour Korsgaard, les créatures sensibles possèdent un bien final parce qu'elles ont des réactions valencées aux choses qui affectent le bien fonctionnel de leur propre condition. Du fait naturel « les créatures sensibles ont des réactions valencées aux choses qui affectent le bien fonctionnel de leur propre condition », Korsgaard avance la conclusion normative « tout agent moral doit catégoriquement agir de façon à respecter ce qui contribue au bon fonctionnement de toute créature animale ». Selon le paradigme constructiviste défendu par Street, pour qu'elle puisse avoir la force normative qu'elle prétend avoir, une telle affirmation nécessiterait un point de vue impersonnel à partir duquel il serait possible de déterminer quelles fins il est acceptable de poursuivre, ou quelles fins seraient plus importantes. Ainsi, le principe se révèle alors un présupposé naturaliste implicite à la démarche korsgaardienne (voir Brown, Reference Brown2018, p. 587 et Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 168). Cependant, un tel présupposé naturaliste n'est pas conséquent dans le contexte d'une théorie constructiviste de la valeur puisqu'il s'oppose à l'idée fondamentale selon laquelle il n'existe rien de moral en dehors du point de vue pratique d'un agent. Rappelons-nous que c'est précisément pour cette raison que Korsgaard rejette la validité d'un « prédicament égocentrique » où il serait tout simplement présupposé que le point de vue humain aurait une plus grande valeur que le point de vue animalFootnote 16.
En d'autres termes, affirmer que « comme la finalité de toute action d'une créature animale est la fonctionnalité de son organisme, la fonctionnalité de cette créature est donc un bien final et a une valeur en soi pour tout agent moral » semble dépasser ce que permet la théorie de la valeur attachée que défend Korsgaard en prenant la forme d'un raisonnement naturaliste stipulant d'un ce qui est un ce qui doit être. Il reste en effet possible de contester les prémisses d'un tel raisonnement : quel est le bon fonctionnement d'un animal ? De quel point de vue pouvons-nous établir de tels critères ? Une philosophe comme Sharon Street pourrait probablement proposer que ce qui constitue le « bon fonctionnement » d'une créature est vraisemblablement le résultat de forces contingentes comme celles de la sélection naturelle. Déterminer si cette fonctionnalité doit avoir priorité, avoir plus de valeur que les autres ou être poursuivie comme un bien en soi (« pursued for its own sake ») n'est en effet possible qu’à partir de la position pratique d'un être qui valorise déjà certaines choses et a, par exemple, déjà certaines conceptions normatives sur la valeur de ces facteurs contingents ayant formé la fonctionnalité de nos organismes. Bref, ces questionnements ne font que démontrer la nature contingente et normative des critères de ce que Christine Korsgaard considérait comme bon absolument, c'est-à-dire bon pour tous.
Enfin, nous voyons comment les critiques que je viens d’élaborer mènent à rejeter les prétentions universalistes et catégoriques de la théorie korsgaardienne. En effet, j'ai tenté de démontrer deux choses. D'abord, que la démarche de la philosophe présuppose qu'une créature pour qui les choses peuvent être bonnes ou mauvaises doit se valoriser comme une fin en soi. Ensuite, qu'elle présuppose aussi que le bien fonctionnel de ces créatures sensibles doit avoir une priorité catégorique sur nos fins. J'ai ainsi soutenu que ces principes, si nous voulons être cohérents avec une approche constructiviste de la normativité, ne peuvent se voir attribuer de valeur catégorique et universelle puisque cela impliquerait un « point de vue de nulle part ».
3. Opter pour un constructivisme humien
Si nous acceptons la théorie de la valeur attachée de Korsgaard, mais que nous reconnaissons la validité des critiques qui viennent d’être formulées, il semblerait alors que nous devions nous ranger du côté des constructivistes humiens. Ceux-ci soutiennent « [qu'u]n état du monde ou une action sont jugés bien ou mal, ou meilleurs ou pires à la lumière de nos autres évaluations déjà en place » (Maclure, Reference Maclure2018, p. 505), excluant la possibilité d'un point de vue impersonnel d'une « pure raison pratique » impliquant des obligations normatives substantielles et catégoriques pour tout agent (voir Street, Reference Street2010, p. 370). Ces philosophes affirment plutôt qu'une approche constructiviste de la moralité devrait s'en tenir à l'idée que les vérités normatives découlent seulement de la position spécifique d'un agent historiquement situé et de l'ensemble des valeurs et jugements normatifs qu'elle comporte (Maclure, Reference Maclure2018, p. 507). Sharon Street s'accorde certainement avec Korsgaard lorsqu'elle avance que la valeur est « entrée » dans le monde avec les animaux (Korsgaard, Reference Korsgaard2018, p. 21). Cependant, on doit accepter selon elle l'aspect contingent de notre position pratique et reconnaître que la valeur des choses n'apparaît qu'avec l'agentivité, c'est-à-dire qu'avec le fait qu'une créature valorise certaines choses, et qu'il n'existe aucune autre raison en soi de valoriser ces choses (Street, Reference Street, Lenman and Shemmer2012, p. 58). Pour les constructivistes humiens, les simples faits de notre humanité ou du bien fonctionnel des créatures sentientes ne seraient donc pas suffisants pour justifier l'existence d'obligations substantielles et catégoriques découlant de la position pratique de tout agent.
3.1. L'impossibilité de s'opposer aux pratiques de Caligula
Cela signifie-t-il que nous devons renoncer à l'objectif que s’était donné Korsgaard dans Fellow Creatures de défendre la valeur intrinsèque des animaux non humains, voire à toute position morale substantielle ? En effet, une des principales critiques auxquelles doit faire face le constructivisme humien est qu'il aurait des conséquences normatives tout simplement inacceptables, comme la conclusion qu'il ne serait plus conséquent de tenir certaines positions morales comme objectivement fausses. Pour appuyer cette idée, certains auteurs suggèrent qu'il nous serait impossible de nous opposer aux pratiques d'un Caligula parfaitement cohérentFootnote 17. En effet, selon Street, il faudrait de toute évidence reconnaître qu'une position constructiviste humienne conséquente impliquerait la possibilité théorique de penser l'existence d'un être qui valoriserait par-dessus tout le fait de torturer les gens — ou les animaux non humains — et de maximiser leur souffrance et que, s'il était entendu que cet individu était parfaitement cohérent avec l'ensemble des valeurs et jugements normatifs que comporte sa position pratique et parfaitement informé sur les faits non normatifs, force serait de constater que cet individu aurait de fortes raisons normatives en faveur d'une telle chose. Selon Street, l'objection culminerait en l'idée qu'il n'existerait en définitive « aucune raison de ne pas exterminer un groupe ethnique, de soumettre à l'esclavage une race ou de torturer un jeune enfant pour le plaisir devant sa mère captive » (Street, Reference Street2016, p. 37)Footnote 18. De ce fait, pour plusieurs, l'exemple de Caligula devrait incarner l'idée même que certaines valeurs sont intrinsèquement irrationnelles ou que valoriser certaines choses est tout simplement une erreur normative (Street, Reference Street2009, p. 1). De cette façon, on comprend par exemple que, pour Korsgaard, le fait qu'un agent « caligulien » ne reconnaisse pas la valeur des animaux non humains serait certainement dû à une erreur de raisonnement.
Pourtant, les constructivistes humiens considèrent que cette objection n'est pas convaincante pour plusieurs raisons. D'abord, bien qu'ils reconnaissent qu'un « Caligula parfaitement cohérent » soit selon eux concevable, qu'un tel individu existe serait toutefois fortement improbable dans la mesure où un être humain qui aurait des « raisons caliguliennes » de torturer les gens pour le plaisir serait soit vraisemblablement incohérent et irrationnel, ou alors si différent et éloigné de ce qu'implique notre position pratique qu'il nous serait impossible de s'accorder avec ses positions normatives (Street, Reference Street2016, p. 38-39 ; Maclure, Reference Maclure2018, p. 518-519). Ainsi, rappelons-le, le constructivisme humien reconnaît tout de même la possibilité d'une certaine forme de vérités normatives. Il nous est alors possible d'affirmer qu'un individu comme Caligula nous répugne, et que si jamais une telle personne devait exister, nous aurions des raisons normatives de vouloir éviter ses comportements, de se défendre contre elle, de l'emprisonner et de vouloir changer cette personne, et ce, même si on ne pense pas parler d'un point de vue « absolu ». Subséquemment, Street a toujours défendu que le constructivisme humien ne mène en rien à un nihilisme des valeurs, mais qu'au contraire le constructiviste peut affirmer qu'il faut empêcher un être comme Caligula de torturer les gens puisqu'une telle chose découlerait logiquement et instrumentalement de sa position pratique (Street, Reference Street2009, Reference Street2010, Reference Street, Lenman and Shemmer2012, Reference Street2016). Ainsi, bien que pour les constructivistes humiens la normativité prenne sa source dans le point de vue pratique individuel, cela n'autorise pas pour autant à négliger l'aspect collectif et institutionnel de la morale, du fait que « les agents sont toujours insérés dans un contexte moral qui les dépasse, fait de normes dont l'autorité s'impose à eux » (Maclure, Reference Maclure2018, p. 518)Footnote 19.
3.2. Ce que peut dire un constructiviste humien sur la question animale
Dans le cas qui nous intéresse ici, soit la question du traitement des animaux, répondre à l'objection semble toutefois moins évident : dans quelle mesure pouvons-nous nous opposer à un individu ne valorisant pas les animaux non humains s'il était parfaitement cohérent avec l'ensemble des valeurs et jugements normatifs que comporte sa position pratique et parfaitement informé sur les faits non normatifs ? Il semble même légitime de demander : mais qu'est-ce qu'un constructiviste humien peut dire sur la question animale — ou toute autre question normative, d'ailleurs ? Encore une fois, il semble que la réponse soit qu'il nous est permis de défendre les vérités normatives qui découlent de façon cohérente de notre position pratique. Pour le constructiviste, les principes de justice ne sont en réalité que le reflet des conceptions posées par la position pratique des individus, et sont donc souvent déterminés par leurs présupposés initiaux (Desmons, Reference Desmons2018, p. 477). Il est donc possible de concevoir une position pratique qui impliquerait une empathie sincère envers la condition des animaux non humains, bien qu'une position opposée soit aussi concevable. Cependant, cela n'implique en rien que les conceptions posées par la position pratique d'un individu soient immuables, bien au contraire. Un agent moral, même théoriquement parfaitement cohérent et informé, se trouve de toute évidence toujours dans une relation dynamique avec son environnement et sa position pratique est donc inévitablement sujette à changements (Maclure, Reference Maclure2018, p. 514-516). Toutefois, soulignons que l'idée même qu'un être humain puisse être parfaitement cohérent ou parfaitement informé sur les faits non normatifs reste en soi des plus improbables. Nos valeurs changent ainsi continuellement sous l'influence des faits normatifs et non normatifs qui se présentent à nous, et nos positions normatives doivent donc être l'objet de réévaluations cohérentes de manière périodique.
Subséquemment, il est de l'opinion de plusieurs penseurs que le phénomène de la moralité humaine peut effectivement étendre ses considérations à un nombre toujours plus grand de sujets, incluant même les animaux non humains (Anderson, Reference Anderson, Sunstein and Nussbaum2004 ; Rowlands, Reference Rowlands2009 ; Singer, Reference Singer2011 ; Donaldson et Kymlicka, Reference Donaldson, Kymlicka and Madelin2016 ; Dennett, Reference Dennett2017 ; Korsgaard, Reference Korsgaard2018 ; Maclure, Reference Maclure2018). Une telle chose pourrait se comprendre par la complexité croissante de nos relations avec les différents individus et animaux non humains qui nous entourent et par la compréhension changeante de la proximité de notre situation avec ceux-ci, transformant de ce fait nos présupposés initiaux sur la valeur des individus et créatures sensibles. En d'autres termes, le fait d'interagir et de comprendre différemment le monde et les êtres avec lesquels nous évoluons a certainement pour effet de transformer la façon dont nous concevons nos relations à ceux-ci et les devoirs qui en découlent. Par exemple, si face à de nouvelles données sur la sensibilité animale, un individu en vient à concevoir les animaux non humains comme des êtres sentients au même titre que les êtres humains, et s'il dévalorise de manière générale la souffrance, cela pourrait mener de manière cohérente à une dévalorisation de sa part de toute forme de souffrance animale.
Dès lors, même s'il doit renoncer à l'universalisme moral, plusieurs options s'offrent au constructiviste humien pour défendre une position favorable à la défense de la valeur des animaux non humains, ou pour toute autre question normative, d'ailleurs. Par exemple, par le dialogue, la confrontation, ou même le conflit, il peut tout simplement défendre les vérités normatives qui découlent de sa position pratique et tenter de faire valoir : que les mêmes principes seraient impliqués de manière cohérente par les présupposés initiaux de ses interlocuteurs ; que certaines de nos conceptions de départ mériteraient d’être revisitées en fonction d'une nouvelle compréhension de notre situation et des relations que nous entretenons avec certains sujets ; ou encore qu'il serait favorable à la réalisation de nos intérêts communs d'adopter certaines positions normatives. Il ne s'agit bien évidemment pas ici d'une liste exhaustive des options qu'offre le constructivisme humien pour défendre nos positions normatives, mais bien seulement d'un aperçu de ce qu'implique la possibilité d'un processus de révision de nos évaluations morales à la lumière de ce qu'il soutient (voir Maclure, Reference Maclure2018, p. 515).
Dans le cas particulier de la question du traitement des animaux non humains, par exemple, cela pourrait se traduire par les positions suivantes. D'abord, on pourrait soutenir qu'il découlerait de principes déjà acceptés par nos pairs, comme la dévalorisation de la souffrance en général et la reconnaissance de la sensibilité des animaux non humains, que nous devrions nous engager à minimiser la souffrance animale et à maximiser leur bien-être (Singer, Reference Singer and Marcuzzi1997). On pourrait également faire valoir que certaines représentations de la nature animale seraient mises à mal par les études récentes sur leur sensibilité et leurs comportements, ou encore que nos façons de concevoir le statut moral de ces êtres mériteraient d’être reconsidérées à la lumière de principes par le passé peu mobilisés, comme la valeur inhérente de ces êtres (Regan, Reference Regan and d'Utria2013). Si aucune de ces stratégies ne fonctionne, encore serait-il possible d'avancer qu'il serait dans notre intérêt, puisque bénéfique à la réalisation de causes communes comme la protection de la biodiversité et de l'environnement, d'adopter des politiques visant à protéger certains des intérêts fondamentaux des animaux non humains (Anderson, Reference Anderson, Sunstein and Nussbaum2004). Les stratégies ici identifiées ne sont bien évidemment pas nouvelles, mais ne sont en fait que quelques exemples tirés de l'abondante littérature sur le sujet de l’éthique animale. Cependant, il est maintenant clair que chacune de celles-ci — et l'existence même de leur diversité — prend un sens tout à fait cohérent dans le cadre d'une conception métaéthique comme celle du constructivisme humien. Ainsi, si l'objectif de cet article n’était pas d’élaborer une stratégie « humienne » substantielle pour la défense des droits des animaux non humains, j'ai néanmoins cherché à démontrer qu'il n'est pas nécessaire de prétendre à un point de vue « absolu » sur la moralité pour pouvoir défendre ses positions normatives de façon efficace et cohérente.
3.3. Objections possibles
Certaines objections pourraient évidemment être faites à la position que je viens d’élaborer. Parmi celles-ci, trois sont plus évidentes. D'abord, il semblerait pour plusieurs qu'une position constructiviste humienne exigerait de reconnaître qu'un personnage comme le Caligula parfaitement cohérent aurait bel et bien raison de torturer les gens pour le plaisir. Devant ce fait, le constructiviste humien n'aurait vraisemblablement d'autre choix que d'accepter la chose comme une possibilité théorique. En effet, selon Sharon Street, quiconque ferait l'exercice d'imaginer dans le détail ce dont aurait l'air un Caligula parfaitement cohérent devrait se rendre à l’évidence qu'il aurait effectivement de telles raisons normatives — bien qu'il serait aussi plus près d'un extra-terrestre que d'un être humain (Street, Reference Street2016, p. 38-39). Cependant, il reste que dans le cas où Caligula valoriserait la souffrance des autres êtres humains de façon parfaitement cohérente, cela impliquerait vraisemblablement des positions ontologiques peu probables, comme la négation de l'existence d'une vie intérieure chez les autres êtres humains ou un nihilisme radical — ce qui est malgré tout une possibilité. En revanche, concernant le cas d'individus dévalorisant le statut moral des animaux ou valorisant simplement le fait de les manger, nous devons malgré tout concevoir que c'est effectivement une position courante et possiblement parfaitement cohérenteFootnote 20. Toutefois, je l'ai déjà souligné, s'il est possible de reconnaître que Caligula a effectivement des raisons d'agir tel qu'il le fait, cela ne signifie en rien que nous n'avons pas de raisons de vouloir empêcher certains de ses comportements. Le constructiviste humien, s'il est cohérent, doit donc de toute évidence apprendre à accepter et à reconnaître la diversité des points de vue pratiques et ce qu'elle implique, mais doit possiblement aussi apprendre à agencer ces derniers. Ainsi, son humilité théorique est selon moi une force du constructivisme humien, qui prend sa source dans sa compréhension du pluralisme normatif et dans la reconnaissance de la validité des différents points de vue pratiques.
Cela amène d'ailleurs à considérer une deuxième objection possible, soit la question de savoir ce qu'il serait possible de faire si nous vivions dans un monde de Caligula ? Je l'ai déjà mentionné, le constructivisme humien n'offre en apparence aucune ressource pour s'opposer à une société moralement homogène composée uniquement de « Caligula parfaitement cohérents » (Maclure, Reference Maclure2018, p. 519). Cependant, cela n'est pas un problème, mais plutôt une exigence de la position, dans la mesure où elle s'oppose précisément à l'idée qu'il puisse exister une position universelle et absolue à partir de laquelle il serait possible de juger de la validité des principes normatifs. Le constructivisme humien, en tant que position métaéthique, n'implique effectivement aucune position morale particulière, à la différence du constructivisme kantien — ce que Street dénonce précisément comme une inconséquence théorique. Un monde de Caligula n'est donc pas un problème en soi. S'il peut sembler horrible ou injuste, cela ne peut se comprendre que par ce qu'implique notre propre position pratique, mais implique aussi de concevoir qu'il serait possible pour un individu de cultiver les mêmes sentiments ou d'avoir les mêmes jugements vis-à-vis de notre propre monde.
Finalement, ce qui vient d’être établi ouvre la voie à une troisième objection. De toute évidence, le monde dans lequel nous vivons est loin d’être constitué d’êtres moralement homogènes et parfaitement cohérents. Arriver à s'entendre sur les normes à suivre représente donc un problème de taille, parfois même en apparence insurmontable — surtout si nous considérons que les exigences de la moralité ne sont pas catégoriques et universelles. Que se passe-t-il alors si aucun accord n'existe entre les membres d'une communauté morale sur une question précise, comme celle du traitement des animaux non humains ? D'abord, soulignons qu'il s'agit ici indéniablement d'un problème éthique et politique — et non pas métaéthique — et que les ressources pour penser ce type de difficulté sont abondantes. Cependant, une réponse se présente de manière générale. Il semble effectivement peu plausible qu'il n'existe à l'intérieur d'une communauté morale aucune similarité contingente ou aspect commun dans les points de vue pratiques de ses membres qui pourrait justifier certains recoupements dans les principes évaluatifs fondamentaux. De telles tendances — possiblement dues par exemple à des facteurs contingents comme les contextes historiques, géopolitiques, culturels, voire l'influence de la sélection naturelle, etc. — peuvent souvent en effet être assez significatives pour donner lieu à d'importantes convergences dans les attitudes évaluatives des membres d'une même communauté (Street, Reference Street2010, p. 370)Footnote 21. Par exemple, par le passé, en vertu de circonstances politiques particulières, certains groupes en sont venus à réaliser qu'ils étaient similaires à d'autres individus, ce qui a énormément changé les façons de concevoir leurs relations et obligations morales et politiques envers ces derniers. C'est d'ailleurs pourquoi certains penseurs tracent un parallèle entre la structure du débat sur les droits des animaux non humain et l’évolution qu'a connue la cause des droits civiques dans les pays démocratiques occidentaux (Rowlands, Reference Rowlands2009 ; Regan, Reference Regan and d'Utria2013). Ainsi, je l'ai déjà mentionné, pour plusieurs personnes, nous comprenons de mieux en mieux en quoi nous sommes similaires aux animaux non humains dans notre façon d'expérimenter le monde et comment nous semblons valoriser certains objets de manière analogue, ou encore comment certains de nos intérêts convergent de toute évidence avec les leurs. Je crois qu'il est donc raisonnable d’être optimiste quant à la possibilité de tels accords sur la valeur de certains principes normatifs concernant la question du traitement des animaux non humains, ou toute autre question normative d'ailleurs. Ainsi, si une perspective humienne de la moralité nous permet certes de donner un sens à l'aspect contingent de nos positions normatives et à l'existence de désaccords entre celles-ci, elle nous permet aussi de penser la possibilité d'une « évolution » de celles-ci et d'accords entre elles. C'est pourquoi je crois que le fait de ne pas pouvoir simplement catégoriser les positions normatives opposées aux nôtres comme « catégoriquement fausses », mais reconnaître la contingence des vérités normatives n'est en rien, comme le soutiennent certains (Enoch, Reference Enoch2011), un désavantage d'une position constructiviste conséquente. Au contraire, à la lumière de ce qui vient d’être soutenu, une telle approche de la normativité permet plutôt, selon moi, d'aborder la complexité de notre expérience morale de manière raisonnable, pragmatique et optimiste.
Conclusion
Encore une fois, l'objectif du présent article n’était pas de soutenir une position normative substantielle sur la question du traitement des animaux non humains ou d’élaborer une stratégie « humienne » pour la défense de leurs droits. En partant d'une analyse de l'argument transcendantal qu’élabore Christine Korsgaard dans Fellow Creatures: Our Obligations to the Other Animals, j'ai plutôt tenté de démontrer deux choses. D'abord, que la démarche de la philosophe implique certains présupposés sur la valeur intrinsèque de principes normatifs, à savoir qu'une créature pour qui les choses peuvent être bonnes ou mauvaises doit se valoriser comme une fin en soi, et que le bien fonctionnel de ces créatures sensibles doit avoir une priorité catégorique sur nos fins. Pour ce faire, j'ai adapté la critique qu'adresse Sharon Street à des versions antérieures du constructivisme kantien défendu par Korsgaard pour remettre en question l'existence d'obligations morales catégoriques pour tout agent moral. Ensuite, j'ai soutenu qu'une telle chose n'impliquait en rien un nihilisme des valeurs et qu'un constructiviste humien pouvait très bien défendre des positions éthiques substantielles de façon cohérente sur tout type de question normative. J'ai aussi tenté de démontrer que, s'il est vrai que le constructivisme humien en tant que position métaéthique implique l'impossibilité de défendre des obligations morales catégoriques et universelles, un constructiviste humien sensible à la cause animale a toutefois nombre d'outils pour faire valoir, à partir de ses propres positions pratiques — et ce, même à l'intérieur d'une société indifférente ou peu concernée par le sort des animaux —, notamment que la question animale mériterait d’être reconsidérée ou que les animaux reçoivent un traitement entrant en contradiction avec les croyances morales en vigueur dans sa société.
Remerciements
Des versions antérieures de ce texte ont été présentées dans plusieurs colloques en 2019, dont FODAR et le Congrès annuel de l'Association canadienne de philosophie (ACP). Je remercie grandement Mauro Rossi, Juliette Roussin et Charles Côté-Bouchard pour leurs précieux conseils lors de la rédaction de cet article, ainsi que les participants au séminaire Éthique et animaux non humains à l'UQAM à l'automne 2018 pour les discussions soutenues sur les enjeux abordés dans celui-ci. Je remercie aussi l’évaluateur no 2 de la revue Dialogue pour ses commentaires particulièrement substantiels et constructifs qui ont permis d'améliorer considérablement la qualité de ce manuscrit.