Introduction : Le pluralisme juridique entre posture critique et orthodoxie
Différents courants de pensée associés au pluralisme juridiqueFootnote 1 ont articulé leurs projets critiques autour d’une mise en cause de la souveraineté et de l’orthodoxie moniste – et, derrière celles-ci, l’illusion d’une correspondance entre société, politique, territoire et droit – en argumentant notamment que cette orthodoxie rend invisible la diversité culturelle et les dominations coloniales sous des ontologies prétendument universelles (voir Piccoli, Motard et Eberhard Reference Piccoli and Christoph Eberhard2016).
Il est cependant paradoxal que cet effort de dé-réification ait pris de l’envergure à partir des années 1970 (Geslin Reference Geslin2019, 1) alors même que se généralisait, dans d’autres cercles, le constat inquiet selon lequel la pensée néolibérale et la globalisation économique relativisaient aussi la souveraineté, minant du même coup les assises politiques et juridiques de la démocratie (Arnaud Reference Arnaud2004). C’est comme si, pour paraphraser Jean-Guy Belley, le projet critique du pluralisme avait été dépassé sur la droite par une nouvelle « orthodoxie » pluraliste, portée notamment par une profession légale qui, pour mieux s’y adapter, prend acte de l’horizontalisation du droit et de la montée en puissance de nouvelles autorités non-étatiques de portée transnationale (2011).
Comment distinguer ce qui relève d’un pluralisme émancipateur et ce qui relève, au contraire, d’un démantèlement des conditions de possibilité de la démocratie? Entre la posture critique du pluralisme juridique et le déploiement de cette orthodoxie pluraliste, nous avancerons pour notre part que le danger consiste à ignorer l’enjeu de la liberté politique et l’impératif d’une dialectique explicite entre normes et communautés politiques.
Suivant Hannah Arendt, l’exercice de la liberté politique est indissociable de la structuration de la société en communauté politique, une entreprise éminemment collective par laquelle un groupe entretient un rapport explicite avec lui-même et avec d’autres groupes. La communauté politique, en ce sens, n’est pas l’expression directe d’une réalité sociale circonscrite a priori et son institution n’est pas définitive : elle résulte d’un exercice effectif et constamment renouvelé par un ensemble social réitérant une appartenance commune à l’origine d’un pouvoir constituant et entretenant donc une relation dialectique avec le droit (1989; 2002).
On ne peut soulever ces questions en contexte canadien sans évoquer les critiques formulées par des intellectuel.le.s. autochtones à propos des notions libérales et modernes de constitutionnalisme et de souveraineté. Posons de prime abord que bien qu’elle appartienne au canon occidental, la conception arendtienne ne nous semble pas d’emblée incompatible avec ces critiques. Arendt conçoit ainsi la liberté, dans sa dimension politique, comme un enjeu relationnel plutôt que comme l’expression d’une autonomie individuelle (1989, 192); cette idée trouve écho par exemple dans la critique que fait le juriste anishinaabe Aaron Mills d’une souveraineté fondée sur un principe d’autonomie auquel il oppose celui d’interdépendance:
There’s no sovereignty for a rooted, growing political community: sovereignty is a peoples-level articulation of an autonomous, not a relational, conception of self. If we’re always already connected in relations of deep interdependence, then the question of freedom is never about standing apart from the other and always about how to stand with it (2018, 160).Footnote 2
Cela étant, dans la mesure où le pluralisme juridique se concentre sur les enjeux d’articulation ou de reconnaissance entre systèmes juridiques canadiens et autochtones (voir Mills Reference Mills2016, 856) ou encore sur le statut de droit « à part entière » des régimes autochtones, il fait la plupart du temps peu de cas de l’enjeu du gouvernement ni de la pluralité et de la conflictualité inhérentes au social que Jean Leclair appelle la dimension prosaïque du constitutionnalisme (2017). De plus, il n’a pas encore pris la pleine mesure de ce qui constitue peut-être – nous en discuterons ci-dessous – la principale interface entre les Autochtones et les non-Autochtones au Canada : l’activité extractive.
Cet article propose de laisser de côté, provisoirement, l’enjeu du statut et des articulations intentionnelles pour saisir d’abord la possibilité d’articulations immanentes – imprévues, impensées ou non délibérées – entre ordres normatifs. Il s’appuie pour ce faire sur des travaux associés à l’École de Bruxelles de philosophie du droit autour de la notion de droit global.Footnote 3 Il vise ainsi à contribuer au renouvellement du potentiel critique du pluralisme juridique en en recentrant l’enjeu sur les possibilités que l’interaction entre différents ordres normatifs ménage à l’articulation des sociétés en communautés politiques. Pour ce faire, il élargit quelque peu la perspective du droit global au-delà des enjeux de régulation qu’elle sert le plus souvent à examiner, et propose la notion d’écosystème normatif.
La métaphore de l’écosystème nous sert ici à expliciter deux arguments principaux. Le premier veut que les normes puissent établir des relations fortuites qui ne correspondent pas nécessairement aux intentions dont elles seraient l’émanation. C’est ce que nous appelons « articulation immanente ». Le second argument est relatif à notre proposition critique, à savoir que l’écosystème normatif peut être envisagé comme milieu plus ou moins favorable à l’articulation de communautés politiques. Nous insistons par là sur la relation dynamique et co-constitutive de l’écosystème normatif et du lien social.
Notre argument est divisé en trois sections.
La première décrit succinctement notre approche en comparant l’approche du droit global à ce que nous appelons pluralisme téléologique.
La seconde énonce trois hypothèses concernant la configuration de l’écosystème normatif extractif canadien qui font chacune l’objet d’une sous-section : 1) des enjeux constitutionnels (au sens large du terme) tendent à y être traités par le biais de relations contractuelles entre promoteurs et communautés autochtones; 2) la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) tend à y agir comme régime de véridiction, déterminant la fonction politique et sociale du contrat et des droits; et 3) l’impératif d’efficacité normative tend à y prendre préséance sur l’éventuelle visée téléologique des normes. Ces trois hypothèses configurent une gouvernementalité moralisante et totalisante peu amène à la structuration de communautés politiques.
La dernière section explicite le potentiel critique de notre approche au regard des communautés politiques autochtones et non-autochtones, soulignant l’importance de l’hétéronomie de la norme – son caractère explicite, délibéré – comme condition de possibilité de liberté politique.
I. Projets téléologiques et articulations immanentes
Si elle ne s’inscrit pas explicitement le plus souvent dans « l’odyssée intellectuelle du pluralisme juridique » (Merry Reference Merry1988, 869), l’École de Bruxelles intègre d’emblée à son objet des phénomènes normatifs dont la définition dépasse largement les conceptions positives et monistes du droit; et bien que la notion de droit global soit rarement invoquée dans les débats entourant les rapports entre les Autochtones, la Couronne et le reste de la société canadienne,Footnote 4 elle peut à notre avis aider à baliser la réflexion critique dans un domaine où se croisent d’une part des intentions et des revendications téléologiques – énoncées par les gouvernements, les hautes cours, différentes communautés ou structures politiques autochtones – et, d’autre part, des techniques de gouvernance procédant de l’autorité normative exercée par des acteurs privés à l’enseigne de la RSE.
D’ordinaire, lorsqu’elle est appliquée aux relations entre les Autochtones et le reste de la société canadienne, l’approche du pluralisme juridique se traduit par une revendication de légitimité pour des régimes normatifs qui ont été effacés par le colonialisme (Motard et Lainé Reference Motard and Lainé2015, 199); elle envisage parfois les rapports entre les droits autochtones et canadien sous une forme ou une autre de « reconnaissance ». La nature et le sens à donner à différentes « politiques de reconnaissance » sont bien sûr des questions aussi complexes que sont multiples les usages du concept en philosophie politique (voir Anker Reference Anker2014, 29-41; Tully Reference Tully2004).
Il n’y a pas lieu d’épuiser ici la question, mais de souligner qu’en tant que sujets à des intentions, les projets d’articulations normatives envisagées dans les termes de la reconnaissance relèvent de perspectives téléologiques. Nous nous référons donc à ces projets critiques par l’expression « pluralisme téléologique ».Footnote 5
Or, comme nous l’avons mentionné, la Couronne et les Autochtones ne sont pas les seuls conviés au jeu de l’articulation normative. En ce sens, l’intuition la plus remarquable de l’École de Bruxelles consiste à notre avis à vouloir prendre la pleine mesure des pratiques d’innovation normative que la globalisation rend particulièrement visibles. Selon cette perspective,
[…] le droit ne désigne plus seulement […] un cadre de référence […] à l’intérieur duquel les interactions sociales sont censées se dérouler [mais] devient lui-même un enjeu de luttes et un moyen d’action pour les joueurs, qui […] tentent également de créer ou de modifier des règles à leur avantage ou pour faire progresser les objectifs dont ils poursuivent la réalisation (Frydman Reference Frydman, Berns, Docquir, Frydman, Hennebel and Lewkowicz2007, 45).
Les tenants du droit global relativisent donc l’importance des ordres juridiques et des sources, comme le soulignent Benoît Frydman et Jean-Yves Chérot, pour « envisager immédiatement les normes et les interactions juridiques entre les acteurs » (2012, 23). Les stratégies déployées par les un.e.s et les autres ne sont pas nécessairement conformes aux intentions que les différents régimes poursuivent explicitement et sont susceptibles, selon les capacités des acteurs respectifs, de produire de nouvelles institutions normatives combinant non seulement différents ordres juridiques et juridictions, mais également différents types de normativité plus ou moins juridiques, d’origine plus ou moins publique ou privée (Frydman Reference Frydman, Berns, Docquir, Frydman, Hennebel and Lewkowicz2007, 42). Frydman suggère ainsi que « le juriste peut et même doit s’intéresser à ces normes en tant que celles-ci produisent ou tentent de produire des effets de régulation tels qu’elles concurrencent, voire tendent à se substituer aux normes juridiques classiques » (2012a, 29).
Soulignons donc deux apports de l’approche du droit global au regard du problème posé ici. Premièrement, cette perspective invite à considérer de manière empirique l’interaction entre les systèmes normatifs indépendamment de leurs sources ou de leurs statuts respectifs et à chercher des synergies ou des interférences entre les ordres même s’ils sont a priori incommensurables: droit public, normes religieuses, idéologies, formes contractuelles, codes de conduites (voir Ost Reference Ost2018)…
Deuxièmement, l’innovation normative, a priori facteur de désordre, est néanmoins susceptible de déboucher sur des ordres par le biais de mécanismes de « co-régulation » par lesquels les pratiques normatives se stabilisent ou convergent (Frydman Reference Frydman, Berns, Docquir, Frydman, Hennebel and Lewkowicz2007, 46). De ce point de vue, les relations entre acteurs s’établiraient non plus au regard d’une appartenance ou d’une identité partagée, mais au regard d’une certaine configuration normative leur servant de référence commune. L’ordre à chercher en vertu de cette notion peut donc être résolument immanent.
Pris ensemble, les deux constats énoncés ci-dessus compliquent singulièrement les projets de reconnaissance. Si les normes interagissent entre elles non en fonction de finalités transcendantes mais en fonction de projets contingents, de stratégies entrelacées, plus ou moins clairvoyantes ou réflexives, ne risque-t-on pas de préjuger de la fonction des régimes à reconnaître?
Ces constats compliquent cependant aussi un autre projet, de revitalisation, celui-là lié à la critique articulée par plusieurs intellectuel.le.s autochtones au projet de reconnaissance (Coulthard Reference Coulthard2007; A Simpson Reference Simpson2014; Antaki et Kirkby Reference Antaki, Kirkby, Sarat and Culbert2009; voir Borrows et Tully Reference Tully, Asch, Borrows and Tully2018). L’un des versants de cette critique tient au caractère contingent et problématique des ontologies qui président, du point de vu de l’État canadien, à l’éventuelle reconnaissance des droits autochtones. À la vision dichotomique de l’humain et de la nature, qui fonde l’économie politique extractiviste, Leanne Simpson (Reference Simpson2017) et Mills (Reference Mills, Asch, Borrows and Tully2018) opposent par exemple une ontologie anishinaabe correspondant à une économie politique du care et à une conscience aiguë de l’interdépendance entre les éléments de la biosphère. Dans cette perspective, le projet de reconnaissance ne saurait se faire aux dépends d’efforts de revitalisation et de reconstruction endogène.
Or ce projet – vital – ne risque-t-il pas d’être sapé par le déploiement d’un ordre immanent, agissant directement, en sous-main, sur la société?
La lecture immanente des articulations normatives soulève en fait des questions sur la possibilité même de gouvernance démocratique. La sphère normative peut-elle encore, selon le constat de l’École de Bruxelles, être l’instrument par lequel une société se saisit elle-même, le moyen par lequel une communauté politique advient, revendique sa reconnaissance par d’autres et aménage de manière délibérée et réflexive les altérités, les interdépendances et les appartenances communes?
C’est pour circonscrire un « terrain » où formuler et élucider ces questions que nous proposons la notion d’écosystème normatif. Celle-ci doit servir à observer empiriquement comment les normes interagissent entre elles, non en fonction de finalités transcendantes, mais en fonction de processus immanents – à la manière d’un écosystème. La notion d’écosystème normatif permettra ainsi de mettre de côté le cadre formaliste hiérarchisant les normes a priori et fera porter le regard critique, plutôt, sur la configuration des rapports inter-normatifs comme milieu plus ou moins favorable à l’expression de la liberté politique.
Notre démarche est interprétative. Elle se veut partie prenante d’un effort d’élucidation conjoncturelle où sont convoqué.e.s tou.te.s les intéressé.e.s, à savoir quelque personne ou collectivité dont la dignité est interpellée par cette relation, qu’elle soit Autochtone ou non-Autochtone. Nous proposons donc, dans la section suivante, trois hypothèses pour interpréter l’écosystème normatif qui se déploie dans le secteur extractif canadien.
II. Trois hypothèses sur l’écosystème normatif extractif canadien
Au Canada, on peut à bon droit argumenter que l’activité extractive constitue la principale interface entre les Autochtones et le reste de la société canadienne. L’appareil de sécurité en constitue évidemment un autre axe majeurFootnote 6 dont on verra d’ailleurs plus loin qu’il converge avec l’interface extractive en de nombreux points.
L’importance de cette interface est liée à la construction historique du Canada autour de l’exploitation des ressources forestières, minières, pétrolières, gazières, hydroélectriques ou halieutiques, processus inséparable, comme le souligne le Rapport de la Commission vérité et réconciliation, des velléités d’éradiquer les juridictions autochtones concurrentes sur le territoire (CVR 2015, Sommaire:1).
L’industrie extractive joue un rôle important dans l’économie canadienne contemporaine. Selon les données publiées par le ministère des Ressources naturelles du Canada (RNCAN), la foresterie représentait 1,3 % du PIB canadien en 2013 (2013b) et approximativement 300 000 emplois directs et indirects (2020); le secteur du pétrole et du gaz, 7,5 % du PIB et plus de 360 000 emplois directs et indirects (2014, 4); quant à l’industrie minière, elle représentait en 2018 3,5 % du PIB et près de 630 000 emplois directs et indirects (2019).Footnote 7
Alors que la majorité de la population non-autochtone reste concentrée le long de la frontière américaine, les communautés autochtones sont en contact quotidien avec l’activité extractive. Selon l’Association minière canadienne (AMC), par exemple, 1 200 communautés autochtones sont situées près de sites miniers, et la majorité des communautés autochtones se trouvent dans un rayon de 200 km de près de 180 mines en production et de plus de 2 500 chantiers d’exploration (2019, 67). L’extractivisme teinte ainsi d’autres facettes de la relation entre Autochtones et non-Autochtones. L’organisation du travail dans le secteur, souvent basée sur l’établissement de campements de travailleurs provenant de l’extérieur de la région (éloquemment appelés « man camps »), augmente notamment le harcèlement et la violence à caractère sexuel envers les femmes autochtones (ENFFDA 2019, 653).
L’approche de l’École de Bruxelles invite à saisir empiriquement le contexte normatif de cette relation en décrivant « des situations dans lesquelles […] différentes normes ou d’autres mécanismes, publics ou privés, s’agencent, se complètent (ou le cas échéant se contrecarrent), de manière concertée ou non, volontairement ou fortuitement, en sorte de produire des effets de régulation » (Frydman Reference Frydman, Berns, Docquir, Frydman, Hennebel and Lewkowicz2007, 45). Pour ce faire, nous faisons l’hypothèse que l’interface extractive présente une certaine configuration des rapports entre droit, contractualité et RSE : c’est cette configuration particulière que nous nommons « écosystèmes normatifs extractifs ».
Dans le contexte canadien, 3 hypothèses interreliées peuvent être posées à l’égard de cette configuration : 1) des enjeux constitutionnels tendent à y être traités par le biais de relations contractuelles entre promoteurs et communautés autochtones; 2) la RSE tend à y agir comme un régime de véridiction, déterminant la fonction politique et sociale des contrats et des droits; et 3) l’impératif d’efficacité normative tend à y primer sur l’éventuelle visée téléologique des systèmes normatifs ou des régimes juridiques.
1. La gestion contractuelle d’enjeux constitutionnels
Posons d’abord que, dans cet écosystème, des enjeux foncièrement constitutionnels – particulièrement du point de vue des Autochtones – sont, de manière routinière, traités dans le cadre de négociations de gré à gré avec des opérateurs extractifs.
Il faut entendre ici l’expression « enjeux constitutionnels » non seulement comme une référence au cadre constitutionnel canadien, mais au sens plus large des fondements qui structurent les relations entre les sujets au sein d’une communauté et les relations avec les autres communautés.Footnote 8 Il est cependant utile de rappeler qu’en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, les cours canadiennes ont voulu préciser l’obligation du gouvernement de consulter et d’accommoder les Autochtones lorsqu’il préconise une conduite qui pourrait affecter de manière défavorable les droits ancestraux. La jurisprudence établit donc notamment que le gouvernement doit obtenir le consentement des peuples autochtones avant d’autoriser des projets de développement sur des terres faisant l’objet d’un titre autochtone. Elle énonce néanmoins également qu’un projet peut procéder en l’absence de consentement à condition que soit respectée une obligation procédurale de consulter, et que l’infraction soit « justifiée » (voir Horowitz et al. Reference Horowitz, Keeling, Lévesque, Rodon, Schott and Thériault2018, 405).
Ainsi, bien que les cours se soient écartées des doctrines coloniales proférant l’extinction des titres autochtones, la jurisprudence demeure ambiguë quant aux fondements de la relation entre les Autochtones et les non-Autochtones. Shiri Pasternak soutient en ce sens que, nonobstant la reconnaissance des traités historiques et des droits ancestraux, la doctrine coloniale continue de « hanter » la jurisprudence : « Indigenous peoples maintain their quasi-sovereign collective rights (as understood by settler courts) but they also experience the liminal gray zone of never being fully considered proper subjects or independent nations » (2020, 318). Dans la perspective développée par la jurisprudence, cette ambiguïté doit se résoudre dans le cadre d’un « dialogue véritable » entre les Autochtones et le Canada, dialogue dont les exigences varient en fonction du contexte (Cour d’appel fédérale 2018, par. 564-565).
Or, même si le droit canadien prévoit que seuls les aspects procéduraux de la consultation puissent être délégués aux entreprises, la responsabilité substantielle retombant en dernière instance sur la Couronne, cette consultation se résume le plus souvent à un dialogue entre promoteurs et communautés autochtones dont la Couronne est le plus souvent absente. Un groupe de travail de l’ONU notait ainsi récemment que l’obligation de consulter était déléguée dans la pratique aux entreprises et qu’elle n’était « soumise qu’à un contrôle limité »; il relevait également « plus de 100 plaintes » devant les tribunaux canadiens de la part de commurnautés autochtones considérant ces consultations inadéquates, et notait que les cours leur donnaient le plus souvent raison (ONU 2018, par. 53).
Le contrôle judiciaire des négociations entre entreprises et communautés est l’exception qui confirme la règle. Dans le cadre de ce que Kirsten Anker appelle la privatisation de la consultation autochtone (2018), RNCAN dénombrait en 2018 411 ententes contractuelles – comme des Ententes sur les répercussions et les avantages (ERA) – en vigueur dans le secteur minier (2018).Footnote 9 Il n’existe aucune base de données similaire pour le secteur des énergies fossiles, mais on sait qu’un projet d’oléoduc peut donner lieu à plusieurs dizaines d’ententes.Footnote 10 En ajoutant celles du secteur forestier, pour lequel il n’existe pas non plus de base de données, on peut imaginer que le nombre total d’ententes dans ces trois secteurs s’inscrit dans l’ordre des milliers. L’objectif de ces ententes est clairement énoncé par RNCAN : « garantir des avantages [aux] collectivités autochtones [et] apporter la certitude aux sociétés d’exploration et d’exploitation minières » (2013a). Or l’incertitude à laquelle il faudrait pallier résulte précisément de l’activisme judiciaire autochtone et du développement jurisprudentiel évoqué ci-dessus (voir Papillon et Rodon Reference Papillon and Rodon2017, 217). Il y a lieu de croire que la pratique y satisfait largement puisqu’elle tend à se généraliser : dans le seul secteur minier, le nombre d’ententes signées est passé d’une moyenne de moins de 10 ententes par année entre 2000 et 2005 à une moyenne de 35 entre 2005 et 2015 (RNCAN 2019).
Les ententes contractuelles s’inscrivent en fait dans un ensemble d’outils de stabilisation juridique développé par l’industrie extractive canadienne depuis les années 1990 autour de la notion de « dialogue avec les parties prenantes » (Weitzner Reference Weitzner2010). Comme le note Dayna Nadine Scott, ces ententes, ainsi que les différentes mesures d’atténuation d’impact définies par le promoteur, sont considérées « de manière routinière » par l’industrie et le gouvernement canadien comme une mise en œuvre suffisante du droit à la consultation (2020, 269; voir aussi MAC 2017, 12).Footnote 11 Envisagés à l’échelle du Canada, les accords entre entreprises et communautés autochtones se proposent ainsi de mettre en œuvre non seulement des droits définis par la loi et la jurisprudence mais, plus largement, « de contribuer à la réconciliation » (Papillon et Rodon Reference Papillon and Rodon2017).Footnote 12
La quasi-totalité de ces ententes étant sujette à des clauses de confidentialité, il est difficile de se faire une vue d’ensemble du régime établi par cette constellation de contrats. Du point de vue de l’intégrité des intentions téléologiques mises de l’avant par le régime juridique canadien, il y a cependant lieu de s’inquiéter. Les juristes Ludovic Hennebel et Gregory Lewkovicz, associés à l’École de Bruxelles, notent ainsi que la diffusion des mécanismes de co-régulation, par la remise en cause de la distinction entre sphère publique et sphère privée, « […] implique des déplacements conceptuels substantiels dès lors que cette distinction commande, du point de vue juridique, l’opposition entre la loi et le contrat, du point de vue institutionnel celle du marché et de l’État et du point de vue des modes de régulation, entre l’autorégulation et la réglementation » (2007, 150). Dans une étude portant sur les ERA au Canada, Geneviève Motard souligne, pour sa part, le caractère éminemment public de ces instruments dont la légitimité est pourtant fondée sur leur caractère prétendument privé (2019).
En fait, cette pratique renverse la relation hiérarchique sensée exister entre droit et contractualité. Dans l’écosystème normatif extractif, ce n’est plus le droit qui est garant de la validité des relations contractuelles (Rouvillois Reference Rouvillois1999, 211-12), mais l’existence de relations contractuelles qui signale l’inscription dans la légalité. N’est-ce pas ce renversement que la Cour d’appel fédérale reproche au gouvernement canadien quand il se déclare inhabilité, en vertu de sa propre consultation avec les Autochtones, à imposer au promoteur des conditions allant au-delà de ententes que ce dernier a préalablement négociées (2018, paragr. 760)?
2. La RSE comme régime de véridiction
Ce renversement est intimement lié au rôle de la RSE dans l’écosystème normatif extractif. Plus qu’une opération de relations publiques sans réelles conséquences, telle qu’on la critique souvent, la RSE se pose donc dans celui-ci comme élément central d’un régime de véridiction – c’est notre seconde hypothèse.
L’expression RSE réfère ici à un ensemble de normes, de codes de conduites et de techniques – comme le dialogue entre les parties prenantes – supposant une certaine autorité de la part de l’entreprise qui en fait l’objet ou s’en fait le véhicule. La RSE, en ce sens, renvoie à un corpus de pratiques, de codes de conduite, de standards, de techniques et de discours en constante évolution. Du point de vue de l’industrie, ces instruments visent à obtenir une « licence sociale d’opération », c’est-à-dire à garantir l’appui des populations locales au projet (Prno et Slocombe Reference Prno and Slocombe2012) – ou, du moins, à empêcher l’opposition de prendre une forme susceptible d’en entraver la réalisation.
La relation que ce registre d’intervention normative entretient avec les principes téléologiques discutés et revendiqués au regard des droits humains, des droits des peuples autochtones ou des droits autochtones fait l’objet de vifs débats. À l’échelle globale, certains auteurs (Stohl et Stohl Reference Stohl and Stohl2010) voient dans la RSE une solution à un problème posé dans les termes d’une inefficacité du droit – le fameux « governance gap » décrit par John Ruggie entre des régimes juridiques limités territorialement et des acteurs économiques d’envergure transnationale (ONU 2008). Alors qu’on opposait a priori le caractère volontaire de la RSE et le caractère impératif des droits humains (Wettstein Reference Wettstein2009; Deva et Bilchitz Reference Deva and Bilchitz2013), l’hypothèse d’une convergence apparaît de plus en plus souvent (Ramasatry Reference Ramasatry2015), les régimes de RSE étant censés établir des relations de synergie avec les régimes juridiques de protection des droits (Harrison Reference Harrison2013). Du point de vue empirique, cependant, cette hypothèse demeure controversée. Si certains travaux suggèrent, effectivement, des relations de synergie (Wilson Reference Wilson2012), d’autres soulignent au contraire que les relations entre la RSE et les régimes de droits sont souvent placées sous le signe de l’interférence ou de la contradiction (Coumans Reference Coumans2017), y compris au regard du droit au consentement libre, préalable et éclairé des Autochtones (Rodhouse et Vanclay Reference Rodhouse and Vanclay2016).
On ne saurait donc présumer de la relation qui s’établit entre RSE, droit canadien et droits autochtones – d’autant plus si ces derniers sont envisagés comme expressions d’une autodétermination. On peut cependant difficilement nier que les pratiques visant à obtenir une « licence sociale d’opération » aient vocation, en écho à l’expression de Piccoli, Motard et Eberhard au sujet des droits autochtones, à « structurer effectivement le vivre ensemble » (2016, 13).
L’École de Bruxelles s’est penchée sur la rationalité particulière dont procèdent les « codes de conduites » et qui renverse en plusieurs points celle du droit moderne. Contrairement à une validité assurée par la légitimité de leurs sources, les instruments qui relèvent de la RSE tendent à se déployer et à s’imposer à la manière de la coutume, au sens de norme vécue et assimilée par les acteurs (Frydman et Lewkowicz Reference Frydman and Chérot2012). En d’autres termes, sa puissance se déploie de manière primordiale sur le registre de la gouvernementalité. Pour Michel Foucault, la notion de gouvernementalité se rapporte à « un plan d’analyse possible – celui de la ‘raison gouvernementale’ » qui renvoie aux types de rationalité par lesquels on dirige la conduite des personnes (2004, 335; 2008, 6). De manière élargie, la gouvernementalité renvoie à un ensemble de dispositifs centrés sur l’éducation des désirs, un jeu sur les habitudes, les peurs, les aspirations, le savoir et les croyances (Andreucci et Kallis Reference Andreucci and Kallis2017, 97). À cette rationalité gouvernementale est associé un régime de pensée déterminant la manière de dire le vrai – un régime de véridiction – qui agit donc sur les conduites par le biais des manières de penser et de sentir. Incarnée à la fois dans le discours et dans une myriade de techniques et d’accords de gré à gré, la RSE énonce ainsi la logique en vertu de laquelle sont convoquées (et doivent être entendues) les autres normes, y compris les droits.Footnote 13
La RSE fonctionne en ce sens de deux manières complémentaires. D’une part, ses mécanismes visent à établir une certaine stabilité normative en arbitrant l’accès des différents acteurs aux arènes où, par définition, les différentes revendications seraient hiérarchisées en vertu de principes qui ne coïncident pas nécessairement avec les intérêts de l’entreprise (Roy Grégoire, Lapointe, et King-Ruel Reference Roy Grégoire, Lapointe, King-Ruel, Laforce, Campbell and Sarrasin2012). Pour David Szablowski, les stratégies déployées par les entreprises extractives visent ainsi à circonscrire des « enclaves normatives » et à contrôler le plus possible l’accès des communautés environnantes à des ressources juridiques ou à des alliés extérieurs qui remettraient en cause la bonne marche de leurs opérations (2019). En somme, la RSE facilite et répond à la « stratégie d’absence sélective » (Szablowski Reference Szablowski2007, 27) en vertu de laquelle l’État réconcilie tant bien que mal la contradiction qui existe entre les prérogatives offertes aux promoteurs et le mécontentement social que l’extractivisme ne manque pas de susciter. Dans le cas spécifiquement canadien, cette contradiction pourrait se traduire de la manière suivante : le gouvernement doit concilier le colonialisme organisé par les investissements extractifs et les engagements répétés de l’État envers la décolonisation (Pasternak Reference Pasternak2020, 301).
En tant que régime de pensée, d’autre part, la RSE reconstruit et ré-hiérarchise les prérogatives et les intérêts des un.e.s et des autres tout en redistribuant l’autorité. Les techniques de la RSE tendent ainsi à transformer les conflits d’intérêt en problèmes de communication (Gallois et al. Reference Gallois, Ashworth, Leach and Moffat2017). La rationalité politique qui en émerge suppose en effet que les intérêts du promoteur et des communautés qui l’entourent, voire de la société en général, sont d’emblée conciliables, ce qui n’est pas nécessairement le cas. Elle s’accompagne d’un discours voulant qu’à condition de bien vouloir les comprendre correctement, les intérêts des un.e.s et des autres doivent être les mêmes – qui s’opposerait au développement (Roy Grégoire Reference Roy Grégoire2019a; voir Evans Reference Evans2007)?
Il découle donc de ce régime de véridiction que les conflits engendrés par l’extractivisme ne doivent pas être compris à partir de l’expression de revendications de droits ou d’intérêts propres (dont il faudrait alors soupeser la validité et la légitimité), mais en vertu d’intentions mal communiquées ou d’intérêts mal compris, – voire d’hypocrisie ou de duplicité (voir Andersen et Høvring Reference Andersen and Høvring2020). Sur cette base, refuser de circonscrire son opposition aux formes et aux canaux offerts par la RSE, dont l’objet manifeste est de faciliter le dialogue, la bonne entente et la pacification des conflits, ne peut être que suspecte.
Thomas Berns, philosophe associé à l’École de Bruxelles, argumente ainsi qu’en plus de légitimer l’entreprise comme instrument du bien commun, la RSE « vise à choisir, à définir et à structurer une […] série d’acteurs autour [d’elle] : […] institutions [,] investisseurs […] autres entreprises, mais aussi les ONG, la société civile, les médias, [qui interagissent alors avec elles] du point de vue d’un intérêt élargi » (2007, 65). À ce titre, elle trouve bien sûr écho dans d’autres discours associant l’identité du Canada, sa sécurité et ses intérêts stratégiques à l’exploitation des ressources naturelles (Crosby et Monaghan Reference Crosby and Monaghan2018).Footnote 14 Dans ce contexte, l’autorité de l’entreprise extractive s’exprime notamment dans sa capacité à signaler aux forces de l’ordre lesquelles de ses contreparties sont disposées à entretenir avec elle une « relation constructive », et celles au contraire dont l’opposition est « déraisonnable », a fortiori si elle s’appuie sur des mesures de facto comme le blocage de routes, par exemple.
Autrement dit, la RSE définit et classifie les interlocuteurs de l’entreprise du point de vue de leur fonctionnalité extractive. Dans l’écosystème normatif extractif canadien, la RSE contribue alors à concrétiser et à actualiser les catégories sociales devant faire l’objet de mesures de surveillance et de répression visant, en apparence, la préservation de l’ordre public et de la règle de droit. Les forces de l’ordre y correspondent en actualisant leurs définitions des menaces à l’ordre public ou à la sécurité nationale pour y intégrer un supposé « mouvement anti-pétrole » et en mettant en place des infrastructures de surveillance auxquelles participent les entreprises extractives à titre de « policing partners » (Crosby et Monaghan Reference Crosby and Monaghan2018, 17-20; 178), celles-ci identifiant elles-mêmes des « personnes d’intérêt » sur la base de leur opposition à un projet d’oléoduc (voir Radio-Canada 2019). On observe également la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) opposer la « radicalité » et la « dangerosité » d’autorités traditionnelles à la « légitimité démocratique » des conseils de bande, légitimité qu’elle illustre également par la disposition de ces derniers au dialogue et à la signature d’ententes contractuelles avec les promoteurs (Jang Reference Jang2020; Pasternak Reference Pasternak2020).
Conçue comme régime de véridiction, la RSE pousse donc l’écosystème normatif extractif vers une gouvernementalité foncièrement moralisante en vertu de laquelle la légitimité des acteurs et leur inscription dans la légalité dépend de leur disposition à dialoguer avec l’entreprise dans ses termes.
3. La substitution de l’impératif téléologique par celui d’efficacité
La contractualisation et la moralisation contribuent de manière fondamentale – c’est notre troisième hypothèse – à positionner l’enjeu d’efficacité au cœur de l’écosystème normatif extractif.
Pour Berns, le processus de moralisation vise à « extraire la loi du fond d’inefficacité sur laquelle elle est bâtie […], et ce pour reconquérir les cœurs et les esprits, ou encore pour être à nouveau efficace » (2011, 159). Or, on l’a vu, pallier une supposée inefficacité du droit pour résoudre les conflits et les violations des droits humains et des droits des Autochtones n’est pas la moindre des promesses de la RSE.
Les tenants de l’École de Bruxelles ont bien noté que les mécanismes de co-régulation se légitimaient largement par l’impératif d’efficacité normative et une prétention à l’objectivité. Berns, note ainsi que
Les normes, dont l’efficacité est devenue l’enjeu central […] se présentent comme objectives – qu’elles le soient effectivement ou pas importe peu – et trouvent dans cette prétention à l’objectivité la source de leur puissance. En d’autres mots, les dispositifs normatifs sont construits, sont « montés » comme des expressions du réel (2011, 160-61).
Alain Supiot argumente de manière similaire que la généralisation de la forme contractuelle à l’échelle globale contribue à substituer la « loi du marché » à la théorie politique du contrat social :
[c]’est aujourd’hui sur les lois de l’économie que l’on fonde la force obligatoire du contrat, et l’on prête à ces lois une valeur universelle […] Le contractualisme ne repose donc plus aujourd’hui sur une théorie politique du Contrat social, mais sur la certitude scientifiquement garantie que le Marché fait loi à l’échelle de la planète (2005, 145).
En escamotant l’enjeu de finalité de la norme pour le remplacer par celui de son efficacité, on dépouille le vivre ensemble des attributs de la communauté politique : conflit, délibération, pluralité et action collective :
dans un tel système […] chacun [doit] se faire l’agent d’une régulation d’ensemble qui n’est plus vraiment délibérée nulle part […] L’un des aspects les plus inquiétants de [cette idéologie] est qu’elle n’accorde aucune place aux conflits et à l’action collective des hommes dans la marche des sociétés. Elle renoue ainsi paradoxalement avec l’utopie totalitaire d’un monde purgé de conflits sociaux (Supiot Reference Supiot2005, 272-73).
Sa légitimité étant fondée sur son efficacité à éviter les conflits, la signature d’ERA affecte ainsi profondément la logique présidant à la relation entre les institutions politiques autochtones et les communautés qu’elles représentent. Motard note en ce sens que les autorités autochtones signataires de ces ententes acquièrent fréquemment envers les opérateurs l’obligation d’agir sur leurs commettants pour éviter qu’ils entravent le projet (2019, 449). On conviendra que cela renverse quelque peu le rapport de représentation démocratique et que cela complique également les efforts d’action collective au sein des communautés concernées.
De ce point de vue, l’objectif de certitude juridique poursuivi par le déploiement de la forme contractuelle et du régime de véridiction de la RSE serait plutôt la certitude de procéder nonobstant d’éventuelles atteintes aux droits. Le pendant du dialogue avec les entreprises est donc l’exécution des injonctions demandées par ces dernières contre leurs opposants; injonctions qui tendent à être accordées et exécutées sans considération préalable des enjeux territoriaux ou constitutionnels (Ceric Reference Ceric2020).
Le principe d’efficacité agit également sur les relations entre Autochtones et non-Autochtones. Ainsi, Mills place en opposition la forme contractuelle et celle du traité en insistant que l’enjeu de certitude qui est au cœur de la théorie du contrat doit faire place à celui d’interconnexion, par nature incertaine, dynamique et fluide : « [It is] the fluidity of friendship, not the certainty of contract, that makes possible the appropriate connections of gift with ever-changing needs » (2018, 158).
III. Charge critique et hétéronomie de la norme
Une fois posées ces hypothèses, il faut souligner que l’ordre instauré par l’écosystème normatif extractif canadien est dynamique. Du point de vue des acteurs, comme le souligne Frydman, « le droit […] est un sport de combat » (2018, 294) : le litige dans les cours canadiennes fait partie des outils tactiques qui peuvent être déployés en vue de la structuration de communautés politiques; différents acteurs pourront aussi subvertir le discours de la RSE.Footnote 15 Des dirigeant.e.s politiques éclairé.e.s sauront tirer avec astuce le meilleur parti possible des circonstances en vue de gains stratégiques. Ghislain Otis écrit ainsi, au sujet des ERA, qu’elles peuvent être « des instruments à la disposition d’un peuple autochtone pour la mise en œuvre de l’autonomie inhérente à ses droits ancestraux et pour la poursuite de son développement économique et social » (2019, 452).
Cela étant, toute prescription de pluralisme juridique faite en fonction d’une finalité transcendante devrait être fondée sur une ethnographie préalable de l’interface extractive. Sur ce terrain, l’enjeu des régimes juridiques autochtones n’est pas tant celui de leur statut que de leur capacité à sous-tendre et à réaliser la structuration des sociétés autochtones en communautés politiques. C’est là, nous semble-t-il, la seule manière d’éviter qu’une préoccupation immédiate – négocier avec succès la meilleure ERA possible, par exemple – ne soit mise en contradiction avec des enjeux existentiels : l’autodétermination, un gouvernement fondé sur le principe d’interdépendance avec la nature, la préservation d’un rapport particulier au territoire…
Il faut donc insister sur l’enjeu de la liberté politique. En ce sens, si nous partageons avec le pluralisme juridique critique énoncé par Martha-Marie Kleinhans et Roderick. A. Macdonald, une reconnaissance de la responsabilité intrinsèque des « legal subjects [….] to participate in the multiple normative communities by which they recognize and create their own legal subjectivity » (1997, 38), les hypothèses que nous avons posées ici enjoindraient également à insister sur ce que Supiot appelle l’hétéronomie de la norme, c’est-à-dire son aspect extérieur à la conscience (2005, 169; 227).Footnote 16 Il faudra pour ce faire, placer le sujet en dialectique avec les institutions politiques qui, en explicitant les normes, participent de leur mise à distance. Suivant notre lecture de Arendt, ce mouvement rend également possible la délibération et la contestation par lesquelles la société se saisit elle-même.
Hors cette mise à distance, comme l’illustrent nos hypothèses, la norme devient « efficace » au sens d’une gouvernementalité totalisante. En évacuant l’idée régulatrice d’une intention de la norme et des institutions qui permettent d’en délibérer, on risque de « délaisser à d’autres, techniciens et gestionnaires notamment, le soin de fixer les règles du monde, selon des impératifs d’efficacité et de rendement, d’où sera absent le souci des droits, de la justice et de l’autonomie » (Frydman Reference Frydman2018, 303).
Ce risque guette autant les Autochtones que les non-Autochtones. Si le discours de la RSE s’accompagne, comme on l’a vu, d’une insistance récurrente et stigmatisante sur les divisions au sein des nations autochtones, sur la difficulté d’y identifier des interlocuteurs légitimes et sur l’irrationnalité de ceux qui refusent de dialoguer, les problèmes de représentation politique des non-Autochtones restent dans l’angle mort. Selon Tully, par exemple, la principale entrave au projet de réconciliation entre Autochtones et non-Autochtones est que les institutions politiques canadiennes, inféodées à l’économie politique extractive, sont incapables d’envisager rationnellement les limites biophysiques de la planète et d’organiser efficacement la société en conséquence (2018). L’appui officiel à l’exploitation des sables bitumineux (voir Above Ground 2019) l’illustre à merveille : l’action climatique sur ce front est souvent tributaire de l’affleurement des conflits entre des Autochtones et des entreprises extractives. Or, dans ces conflits où se joue leur responsabilité collective, les non-Autochtones se font en général représenter par des entreprises extractives.
Est-il sage, est-il digne de la part des Canadiens non-autochtones d’assimiler leurs intérêts à ceux des promoteurs extractifs? De déléguer à des experts en RSE des relations diplomatiques d’une telle importance? De traiter d’enjeux aussi fondamentaux par le biais de la gouvernementalité extractive? Ces questions indiquent, nous semble-t-il, que la configuration de l’écosystème normatif extractif interpelle la structuration des communautés politiques de part et d’autre.
Conclusion
Le retournement méthodologique qui consiste à déhiérarchiser la sphère normative évoquera peut-être pour certains cette nouvelle orthodoxie pluraliste dont nous cherchions, en introduction, à nous prémunir. L’École de Bruxelles se défend bien cependant de vouloir occulter la fonction politique de la norme :
On nous fera sans doute le reproche, en détachant ainsi la règle de sa source et de son ordre, d’occulter voire de nier le lien entre le droit et le pouvoir qui l’impose et d’opérer ainsi […] un découplage insidieux entre droit et politique. En réalité, c’est l’inverse. […] Une analyse moins sourcilleuse, qui accepterait de comprendre dans le champ de la théorie du droit, au-delà des normes bien nées, celles qui sont parvenues par leur entreprise, permettrait peut-être de se faire une meilleure idée des forces non seulement politiques, mais économiques et techniques, qui impriment leur emprise sur le réel par l’entremise des normes (Frydman Reference Frydman2012a, 26-27).
Nous ne pouvons qu’abonder dans le même sens : une lecture immanente des articulations normatives ne suppose pas une lecture dépolitisée. Il s’agit plutôt d’un changement de point de vue permettant de révéler des pouvoirs, des alignements d’intérêts ou des voix supprimées qui risquent de passer inaperçus dans le cadre d’une approche exclusivement téléologique. Nos hypothèses visent à mieux circonscrire les lignes de forces qui traversent l’interface extractive et de mieux cerner les obstacles qui se posent à ce projet.
Ce déplacement de perspective suppose cependant de reformuler l’enjeu critique non plus seulement dans les termes du statut des ordres juridiques, mais également à partir d’un critère extra-juridique. La posture critique proposée ici, en ce sens, est double. D’une part, poser l’impératif d’hétéronomie comme condition de possibilité de la liberté politique; d’autre part, que l’articulation en communauté politique sous-tend la possibilité de concilier par la délibération des enjeux immédiats et existentiels.