INTRODUCTIONFootnote 1
La suffixation en -age, qui permet en français de construire des noms à partir de bases verbales, est au cœur de plusieurs études récentes sur la concurrence et la polysémie affixales. L’intérêt pour -age tient au fait qu’il est l’un des suffixes de nominalisation les plus productifs en français. Nous souhaitons ici contribuer à l’étude de ce suffixe en nous focalisant sur les néologismes qu’il permet de former. Ce choix est motivé par le fait que les néologismes permettent d’appréhender les procédés dérivationnels dans ce qu’ils ont de plus régulier synchroniquement, indépendamment de l’opacification sémantique qui peut accompagner la lexicalisation. À cet égard, notre travail s’inspire de ceux de Plag et al. (Reference Plag, Andreou and Kawaletz2018), qui étudient les néologismes déverbaux en -ment en anglais, et de Dal et al. (Reference Dal, Hathout, Lignon, Namer, Tanguy, Neveu, Harmegnies, Hriba and Prévost2018), qui comparent en français les noms en -age et en -ment rencontrés sur le web et présents dans les dictionnaires.
L’étude que nous présentons porte spécifiquement sur les propriétés sémantiques et syntaxiques des noms suffixés en -age (désormais N-age), et sur leur construction à partir des bases sélectionnées. Ce travail est exploratoire, et constitue une première étape dans l’analyse comparative de néologismes créés selon différents procédés morphologiques en français. Nous nous interrogeons à ce stade sur deux éléments fondamentaux : l’héritage des propriétés des bases verbales et la polysémie des N-age. D’une part, nous souhaiterions savoir si les N-age, lorsqu’ils dénotent des procès, préservent l’aspect lexical, la structure argumentale, la grille thématique de leur base ou, lorsqu’ils dénotent des entités, renvoient à un élément inclus dans la structure sémantique du verbe. D’autre part, nous nous demandons quelles sont les différentes configurations d’acceptions possibles des N-age à partir d’une base donnée, et si la polysémie des déverbaux en -age doit être considérée comme le fait de la construction morphologique ou d’une figure de sémantique lexicale (métaphore ou métonymie). De manière annexe, on peut s’interroger sur les raisons de l’apparition des néologismes en -age, et notamment se demander si les N-age créés en discours sont destinés à combler un vide lexical, ou s’ils constituent des cas de surabondance formelle.
L’article est organisé comme suit. Dans la première section, nous présentons succinctement les travaux existants sur le suffixe -age en français, portant sur la concurrence avec les procédés morphologiques proches et la polysémie du suffixe. La deuxième section décrit la méthodologie d’extraction et d’annotation des données. Dans la troisième section, nous rendons compte de l’analyse de ces données, et discutons différents points théoriques concernant l’héritage et la polysémie des N-age. Trois hypothèses principales seront défendues. Primo, les N-age néologiques ne privilégient pas la sélection de bases verbales transitives, et la classe aspectuelle la plus représentée parmi les bases est celle des activités. Secundo, contrairement à ce qu’on observe pour les N-age lexicalisés, il n’y a pas de décalage aspectuel entre les bases verbales et les N-age néologiques dénotant des procès. Tertio, la polysémie des néologismes en -age relève essentiellement du type ‘action’ / ‘résultat’, certains éléments suggérant qu’elle résulte d’une métonymie, et non d’une construction morphologique.
1. Le suffixe -age en question
Il existe au moins deux suffixes -age en français. Le premier sélectionne des bases nominales et construit des noms collectifs, comme branchage, feuillage, rayonnage. Le second sélectionne des bases verbales et construit des noms dont la dénotation est liée au procès verbal, comme dérapage, lavage, tissage. La distinction entre les deux constructions est généralement claire. Il existe des cas d’ambiguïté morphosémantique, théoriquement non problématiques, dans lesquels la double analysabilité du nom correspond à deux acceptions distinctes d’un même vocable (ex. grillage ‘ensemble de grilles’ vs ‘action de griller’). Plus délicats sont les cas de sous-détermination constructionnelle, i.e. les cas de noms doublement analysables dans une acception donnée, tel balisage, qui dans son sens d’objet peut être défini comme ‘ensemble de balises’ ou comme ‘résultat de l’action de baliser’. Par ailleurs, tous les noms qui se terminent par -age et dans lesquels on pourrait voir une base nominale ne sont pas des noms collectifs (ex. coquillage, paysage, alpage, cf. Berrendonner et Clavier, Reference Berrendonner and Clavier1997), et tous les noms de procès en -age ne sont pas déverbaux — nous trouvons dans le corpus frWaC des néologismes comme pipelettage, mais pas de verbe pipeletter, si bien que l’analyse morphologique du N-age selon l’un des patrons de construction établis est incertaine. Nous nous en tiendrons dans cette étude aux noms relevant clairement de la construction déverbale. Cette dernière est la plus étudiée à ce jour.
1.1. Concurrence dérivationnelle
La construction déverbale en -age est souvent appréhendée dans des situations de concurrence morphologique.Footnote 2 La suffixation en -age est ainsi comparée avec celles en -ment et en -ion (Dubois, Reference Dubois1962 ; Lüdtke, Reference Lüdtke1978 ; Kelling, Reference Kelling2001 ; Martin, Reference Martin2010 ; Uth, Reference Uth2010 ; Dal et al., Reference Dal, Hathout, Lignon, Namer, Tanguy, Neveu, Harmegnies, Hriba and Prévost2018 ; Wauquier et al., Reference Wauquier, Fabre, Hathout, Neveu, Harmegnies, Hriba and Prévost2018 ; Fradin, Reference Fradin2019), avec la conversion en -ée (Ferret et al., Reference Ferret, Soare and Villoing2010 ; Ferret et Villoing, Reference Ferret and Villoing2012), ainsi qu’avec la conversion de verbe à nom en général (Missud, Reference Missud2019). Même s’il est admis que les N-age peuvent dans certains cas dénoter des objets, la concurrence examinée porte le plus souvent sur les noms qui décrivent des « éventualités », i.e. toutes formes de situations, qu’elles soient statiques ou dynamiques (Bach, Reference Bach1986 ; Asher, Reference Asher1993 ; Filip, Reference Filip1999 ; inter alia). Le postulat classique est que des procédés de construction différents se voient assigner des fonctions distinctes, et les études tentent de mettre en évidence des différences (fussent-elles tendancielles) entre -age et les autres formations. On recherche, d’une part, des différences dans la sélection des bases. Ainsi, selon Dubois (Reference Dubois1962) et Lüdtke (Reference Lüdtke1978), -age se distingue de -ment par sa prédilection pour les bases transitives (vs intransitives pour -ment). Kelling (Reference Kelling2001) estime que le principe fondamental de distinction entre -age et -ment n’est pas la transitivité du verbe de base, mais le degré de protoagentivité de son sujet, -age sélectionnant des bases plus protoagentives que -ment. Le critère de la transitivité est toutefois repris par Ferret et al. (Reference Ferret, Soare and Villoing2010) dans leur étude de la concurrence entre -age et -ée, avec l’idée que -age sélectionne plutôt des bases transitives (vs inaccusatives pour -ée). L’hypothèse d’une sélection aspectuelle de la base est examinée par Martin (Reference Martin2010), qui montre que l’(a)télicité du verbe de base n’a pas d’influence sur le choix entre les suffixes -age, -ment, -ion et -erie, et par Missud (Reference Missud2019), selon qui -age se distingue de la conversion par sa prédilection pour les verbes d’accomplissement.
On examine, d’autre part, l’existence de différences significatives entre les noms construits. Dubois (Reference Dubois1962) note ainsi que -age, face à -ment, privilégie la dénotation de processus dans des domaines spécialisés, et s’impose diachroniquement dans la formation de noms d’action. Reprenant en partie les hypothèses défendues par Dubois (Reference Dubois1962) et Kelling (Reference Kelling2001), Martin (Reference Martin2010) prône une analyse multifactorielle, faisant intervenir la protoagentivité des N-age, la longueur de la chaîne événementielle décrite (impliquant plus de sous-événements pour -age que pour -ment), l’incrémentalité entre l’action décrite et le thème (toute partie de l’objet auquel s’applique le procès pouvant, dans le cas de -age vs -ment et -ion, être le thème d’un sous-événement du type décrit par le nom), et l’ontologie processive (-age décrivant plus volontiers que -ment et -ion des procès physiques). Cette dernière spécificité est confirmée par Fradin (Reference Fradin2016), qui défend l’idée que -age se distingue de -ment par sa prédilection de construction avec des thèmes concrets, et par Wauquier et al. (Reference Wauquier, Fabre, Hathout, Neveu, Harmegnies, Hriba and Prévost2018), qui relèvent la tendance d’emploi de -age dans les domaines techniques et dans la dénotation d’actions concrètes, plus spécialisées que dans le cas de -ion. Enfin, selon Ferret et al. (Reference Ferret, Soare and Villoing2010), -age se distingue de -ée par l’encodage de l’aspect grammatical, les N-age dénotant des procès dans leur déroulement (aspect imperfectif), tandis que les noms en -ée les présentent dans leur globalité (aspect perfectif).
Dans l’étude de la concurrence entre les N-age et les autres déverbaux, l’existence de doublets (ex. ajustage / ajustement, finissage / finition, arrivage / arrivée) attire l’attention des auteurs, et l’analyse des différences entre les types de dérivés se fonde souvent sur l’examen de ces paires de noms. Leur existence relève de différents cas de figure. Il se peut que les dérivés, qu’ils diffèrent ou non par leur type sémantique, soient construits sur des bases formellement identiques, mais présentant des différences linguistiques, en particulier syntaxiques ou sémantiques. Il arrive ainsi qu’en cas de polysémie verbale, la dérivation nominale opère sélectivement, comme dans le cas de montée vs montage, le premier étant dérivé d’un verbe de mouvement dont l’objet dénote un parcours, et le second d’un verbe de création dont l’objet dénote un produit. Un autre cas de figure est celui dans lequel les doublets sont construits sur le même lexème stricto sensu, i.e. sur une seule et même acception du vocable de base. Deux situations sont alors théoriquement possibles, selon que les formes des doublets relèvent ou non tendanciellement de deux types différents. Les situations de distinction récurrente sont propices à la mise en évidence de prédilections constructionnelles, et les cas d’équivalence résiduels peuvent être traités soit comme le résultat d’une neutralisation (dont les conditions exactes doivent être explicitées), soit comme des cas négligeables dus aux aléas de la constitution du lexique. Dans une conception classique des relations entre forme et sens dans la langue, on exclut la possibilité d’une synonymie persistante en diachronie (Aronoff, Reference Aronoff, Elia, Iacobini and Voghera2016), et l’examen des doublets est généralement mené dans le but de mettre en évidence des différences entre procédés concurrents. Cependant, les situations d’identité récurrente et étendue peuvent faire douter de l’existence de différences systématiques, et conduire à s’interroger sur la capacité de deux constructions concurrentes à se distinguer. Or selon Dubois (Reference Dubois1962) et Fradin (Reference Fradin2016), il existe des cas de doublets indistinguables entre noms suffixés en -age et en -ment (ex. engluage / engluement, ravalage / ravalement, triplage / triplement). De même, dans leur étude comparée des noms en -age et en -ment présents sur le web et dans les dictionnaires, Dal et al. (Reference Dal, Hathout, Lignon, Namer, Tanguy, Neveu, Harmegnies, Hriba and Prévost2018) recensent à la fois des cas de non-distinction (ex. désensablage / désensablement, relogeage / relogement, épinglage / épinglement), et des cas de distinction, mais dénués de régularité (-age et -ment s’échangeant les éventuels traits discriminants). Ils en concluent qu’il n’y a pas de principe distinctif de construction de déverbaux en -age et en -ment, et que les deux suffixes pourraient être considérés comme deux exposants d’une même règle de dérivation. On manque à ce jour de quantification précise sur les cas de surabondance morphologique observés, mais il existe différentes options théoriques pour en rendre compte, allant de l’hypothèse d’une surabondance systémique à celle d’un phénomène transitoire avant réduction des formes, en passant par celle d’une neutralisation locale des différences structurelles entre affixes distincts.
Deux remarques peuvent être faites ici. La première concerne la validité des inférences établies à partir de l’examen des doublets lexicalisés. Si ceux-ci semblent constituer un bon terrain d’observation de la concurrence dérivationnelle, la généralisation des différences relevées devrait se fonder sur des analyses de régularités observées à grande échelle. On peut en effet se demander si la spécialisation ne relève pas d’une contrainte de répartition lexicale qui ne tient pas à l’opération morphologique en soi, mais plutôt à une série d’idiosyncrasies liées à la lexicalisation, i.e. à la fixation de dénominations dans le lexique. La seconde remarque concerne le fait que les cas de doublets sont souvent observés en synchronie. Or le fait que deux constructions puissent être synchroniquement équivalentes démontre la capacité du système morphologique à générer des situations de surabondance, mais il n’exclut pas la tendance de celles-ci à se résorber en diachronie. La conception classique de la répartition lexicale (Bréal, Reference Bréal1897) est en effet une théorie diachronique : à un moment donné dans une langue donnée, les cas de surabondance peuvent tout à fait s’observer, sans pour autant contredire l’idée fondamentale qu’ils sont destinés à disparaître avec le temps.
1.2. Multiplicité d’interprétations et polysémie
La concurrence entre -age et les autres procédés de construction des noms déverbaux est principalement étudiée dans le cas des nominalisations d’action. Celles-ci n’épuisent cependant pas l’ensemble des significations que l’on peut associer à -age. Namer (Reference Namer2009) signale ainsi que -age peut régulièrement construire des noms d’action mais aussi de résultat, et Fradin (Reference Fradin2012) indique pour -age les interprétations suivantes :
En l’absence de définition et de tests identificatoires des catégories distinguées, on peut discuter l’étiquetage de certains cas. Il reste que la diversité sémantique des N-age apparaît clairement, et qu’on peut relever la polysémie d’un certain nombre de noms, entre le sens visé dans (1) et celui d’action (ex. pliage, chauffage, assemblage, passage). L’existence de tels cas de polysémie conduit à s’interroger sur les mécanismes, morphosémantiques ou purement sémantiques, qui produisent les acceptions non actionnelles des N-age.
Cette question est posée explicitement par Ferret et Villoing (Reference Ferret and Villoing2015), qui s’intéressent en particulier à la polysémie des N-age dotés de la double interprétation d’action et d’instrument (ex. cirage, embrayage, barrage, camouflage). Ferret et Villoing soutiennent que la polysémie observée est le fruit d’une règle de construction morphologique, et non d’une figure sémantique (en l’occurrence métonymique). Les principaux arguments avancés sont les suivants :
-
(i) les procédés prototypiques de dérivation de noms d’instrument, tels que la suffixation en -eur et en -oir, ne génèrent pas d’ambiguïté avec le sens d’action,
-
(ii) l’hypothèse d’une métonymie ‘action’ → ‘instrument’ ne permet pas d’expliquer la faible quantité observée de N-age instrumentaux, contrairement à l’hypothèse d’une contrainte sur la sélection verbale dans la règle de formation des noms d’instrument,
-
(iii) le fait que les noms d’action morphologiquement simples n’aient pas d’interprétation instrumentale contredit l’idée qu’il existe un schéma métonymique ‘action’ → ‘instrument’.
Chacun de ces points est discutable. L’idée (i) selon laquelle il existe une règle indépendante de construction de noms d’instrument n’implique pas que cette règle s’applique au cas de -age, ni qu’il n’existe pas de construction métonymique ‘action’ → ‘instrument’. L’argument (ii) est fragilisé par le fait que la métonymie dans le lexique peut être plus ou moins régulière (Apresjan, Reference Apresjan1974 ; Copestake et Briscoe, Reference Copestake and Briscoe1995 ; Pustejovsky, Reference Pustejovsky1995 ; Barque, Reference Barque2008), et certes confiner parfois à la systématicité (comme dans le schéma ‘contenant’ → ‘contenu’, ex. verre, bol, assiette, cuillère, gamelle, etc.), mais aussi dans d’autres cas s’appliquer à très peu d’items lexicaux (comme dans le schéma ‘meuble’ → ‘lieu’, ex. bureau, bibliothèque). Par ailleurs, la contrainte d’instrumentalité pressentie pour le verbe de base peut être reproduite pour l’acception actionnelle du N-age dans l’hypothèse métonymiqueFootnote 3 . Enfin, (iii) l’inexistence de noms simples d’action également dotés du sens d’instrument ne suffit pas à prouver l’origine morphologique de la polysémie. L’absence de N-age instrumental non polysémique pourrait à l’inverse affaiblir l’hypothèse défendue, étant donné que des procédés de construction polysémiques comme la dérivation de noms d’agent ou d’instrument en -eur permettent la formation de noms monosémiques de l’un ou l’autre type. L’origine de la polysémie des N-age reste donc sujette à débat. Elle peut être questionnée à travers l’examen des N-age néologiques, si l’on juge que ceux-ci témoignent des principes de construction productifs dans la grammaire des locuteurs.
2. Méthodologie
On peut se demander si les propriétés mises en évidence dans l’étude de la concurrence entre -age et les autres procédés de nominalisation, ainsi que dans l’étude de la polysémie des N-age, s’observent dans les constructions néologiques en -age. Pour répondre à cette question, nous nous proposons d’analyser les propriétés syntaxiques et sémantiques d’un échantillon de N-age néologiques, i.e. non recensés dans les ressources lexicales. L’étude proposée présente la limitation de ne pas comparer des noms déverbaux de différents types morphologiques. En revanche, elle ne se réduit pas à l’examen des N-age pour lesquels il existe un doublet, et développe la réflexion sur l’héritage des propriétés syntaxiques et sémantiques entre bases verbales et dérivés nominaux (cf. Haas et al., Reference Haas, Huyghe and Marín2008 ; Namer et Villoing, Reference Namer and Villoing2008 ; Ferret et al., Reference Ferret, Soare and Villoing2010 ; Balvet et al., Reference Balvet, Barque, Condette, Haas, Huyghe, Marín and Merlo2011 ; inter alia). Nous exposons dans cette section la méthode employée pour constituer l’échantillon d’étude, et les critères retenus pour analyser les verbes de base et les noms dérivés.
2.1. Extraction des données
Notre échantillon de N-age néologiques est construit à partir du corpus frWaC, qui est constitué de données du web recueillies dans le domaine « .fr » et qui contient 1,3 milliard de mots. Ce corpus est sélectionné en raison de sa taille importante, de sa date de constitution relativement récenteFootnote 4 , et de la possibilité de consultation en libre accès.Footnote 5
La constitution de l’échantillon étudié peut être décrite en quatre étapesFootnote 6 . Nous commençons par extraire de frWaC les formes se terminant par -age, filtrées par une série de critères additionnels tels que l’absence de caractères spéciaux ou de chiffres. Une première liste de 12421 items est ainsi obtenue. La deuxième étape consiste à écarter les formes déjà lexicalisées. Nous éliminons les mots se terminant par -age présents dans les ressources Lefff (Sagot, Reference Sagot2010) et Lexique (New et al., Reference New, Pallier, Ferrand and Matos2001). La liste résultante est réduite à 9981 items potentiellement néologiques, mais elle est encore fortement bruitée. La troisième étape repose sur l’échantillonnage des items restants, ceux-ci étant trop nombreux pour être triés manuellement. Ils sont organisés par ordre de fréquence et séparés en 20 sous-listes d’environ 500 items chacune. Cent éléments sont tirés aléatoirement dans chaque sous-liste, de manière à obtenir un échantillon de 2000 formes. Cette méthode présente le double avantage de respecter la distribution des fréquences de la liste originelle, qui comprend une grande majorité d’items de fréquence 1 ou 2, et de préserver l’éventail de fréquences initial — les néologismes ne se réduisant pas nécessairement à des hapax (dis)legomena.
Dans la quatrième et dernière étape, les 2000 items retenus sont triés manuellement afin d’éliminer ceux qui ne constituent pas des néologismes déverbaux en -age. Nous excluons d’abord les formes contenant une coquille ou une erreur typographique (1009 items). Sont ensuite écartés les noms comme flânage, rattachage, appointage, ceinturage, absents du Lefff et de Lexique, mais présents dans au moins un des deux dictionnaires de référence consultés — le Petit Robert (PR) et le Trésor de la langue française informatisé (TLFI). Les noms qui ne comprennent pas de suffixe -age sont également ignorés, qu’il s’agisse de noms non construits (putrilage), d’emprunts (advantage), de composés en -phage (lotophage), etc. Les noms suffixés en -age mais pour lesquels il n’existe pas de verbe attesté, ni dans les dictionnaires de référence, ni dans le corpus frWaC, ne sont pas pris en compte, afin de garantir le caractère déverbal des noms conservés. Sont ainsi écartés les noms dont la dernière étape de construction est vraisemblablement une préfixation (surflicage), les noms dénominaux (confirmationage) et les noms désajectivaux (overbookage, considéré comme dérivé d’overbooké, en l’absence de verbe overbooker dans le corpus et les dictionnaires consultés).
Nous choisissons par ailleurs de ne pas prendre en compte les noms dont l’ensemble des occurrences relèvent de domaines spécialisés, comme moisage (charpenterie), débillardage (industrie), carassonage (viticulture), désatrocage (ostréiculture), gansage (textile), planchage (philatélie), dans l’idée que ceux-ci ne sont pas nécessairement néologiques. Le caractère spécialisé d’un N-age est déterminé soit d’après l’étiquetage de sa base verbale dans les dictionnaires de référence comme terme de spécialité, soit d’après l’examen des occurrences du nom en contexte. Au total, 251 déverbaux en -age de spécialité sont ainsi écartés, ce qui semble confirmer la tendance précédemment relevée des N-age à l’emploi terminologique.
Ce tri manuel aboutit à une liste de 139 déverbaux néologiques en -age qui seront ensuite annotés (et se déclineront alors en 182 acceptions). Une limite de la méthode employée est de ne pas dépister les néosémies construites à partir de noms lexicalisés, ni les néologismes morphologiques qui auraient la même forme qu’un lexème existant. Les rares exceptions ici sont les noms qui ne sont filtrés qu’à la dernière étape du processus et pour lesquels il apparaît que le sens enregistré dans les dictionnaires n’est pas celui observé en corpus, comme dans le cas de lattage au sens de ‘action de frapper quelqu’un’ (vs ‘action de garnir de lattes’ et ‘ouvrage de lattes’) et d’évitage au sens de ‘action d’éviter’ (vs ‘[marine] changement de direction du cap d’un navire sous l’effet du vent ou de la marée’).
Le nombre final de 139 formes paraît faible, comparativement au nombre de candidats initial. L’étude que nous présentons doit à cet égard être considérée comme une première exploration, à confirmer le cas échéant sur des données plus abondantes. Il n’en reste pas moins que le caractère aléatoire de notre échantillonnage garantit une certaine représentativité, et que le nombre de 139 formes / 182 acceptions permet d’effectuer des analyses statistiquement significatives pour la plupart des propriétés étudiées (cf. infra).
2.2. Annotation des verbes de base
Nous partons de l’idée que les bases des opérations morphologiques sont des unités spécifiées sémantiquement (Mel’čuk, Reference Mel’čuk1993 ; Fradin et Kerleroux, Reference Fradin and Kerleroux2003), et nous apparions des lexèmes verbaux et nominaux, ceux-ci étant considérés comme des acceptions dotées de leur propre structure syntaxique et sémantique. En cas de polysémie, l’appariement se fait au plus proche, en vertu d’un postulat de correspondance sémantique entre base et dérivé, c’est-à-dire que les lexèmes analysés comme bases de dérivation sont ceux dont le sens se rapproche le plus de celui des dérivés. Ainsi, semage ‘action d’ensemencer’ est mis en relation morphologiquement avec semer 1 ‘mettre en terre des semences’, et non avec semer 2 ‘se débarrasser de la compagnie de quelqu’un’. L’appariement peut donner lieu à différentes configurations en cas de polysémie nominale, selon que les acceptions de noms distinguées sont ou non liées au même lexème verbal. Par exemple, les deux acceptions de fusionnage dans (2), comme ‘action de fusionner’ et ‘résultat de l’action de fusionner’, sont liées à un même lexème fusionner, tandis que les deux acceptions de chahutage dans (3) sont liées à deux chahuter distincts, l’un intransitif, au sens de ‘faire du chahut’, et l’autre transitif, au sens de ‘malmener’.
Notons que différents lexèmes verbaux sont également distingués en cas d’existence d’une forme réfléchie lexicalisée du verbe, i.e. une forme syntaxiquement ou sémantiquement autonome (cf. Boons et al., Reference Boons, Guillet and Leclère1976 ; Creissels, Reference Creissels, Rousseau, Bottineau and Roulland2007 ; Barque et al., Reference Barque, Candito and Huyghe2019). L’appariement morphologique est établi en conséquence. Par exemple, les deux acceptions d’applicage dans (4) sont appariées respectivement à appliquer et à s’appliquer :
Les informations renseignées pour chaque base verbale sont les suivantes :
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- l’attestation du lexème visé dans le PR ou le TLFI,
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- la présence du lexème visé dans le corpus de référence (frWaC),
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- la transitivité,
-
- le nombre d’arguments,
-
- les rôles sémantiques assignés aux différents arguments,
-
- la classe aspectuelle.
Précisons que nous annotons strictement la transitivité directe des verbes. Les rôles sémantiques sont encodés d’après une classification élémentaire, comprenant les rôles d’agent, patient, thème, bénéficiaire, instrument, expérienceur, stimulus, siège et locatif. L’aspect lexical est décrit selon les quatre classes vendleriennes, auxquelles nous ajoutons celle des achèvements graduels (« degree achievements »), qui correspond aux verbes exprimant des changements d’état gradables, comme rétrécir ou désencrasser, et dont la télicité est intrinsèquement variable (Dowty, Reference Dowty1979 ; Bertinetto et Squartini, Reference Bertinetto, Squartini, Bertinetto, Bianchi, Higginbotham and Squartini1995 ; Hay et al., Reference Hay, Kennedy and Levin1999 ; Huyghe Reference Huyghe2015a). Les différentes classes verbales sont identifiées d’après les conditions suivantes : les verbes d’état ne se construisent pas avec être en train de, contrairement aux quatre autres classes qui, elles, se distinguent par leur prédilection d’emploi avec les compléments de durée introduits par pendant vs en (verbes d’activité), en vs pendant (verbes d’accomplissement), par l’emploi également favorisé avec les deux types de compléments (verbes d’achèvement graduel), ou par l’incompatibilité avec s’arrêter de et avec les compléments de temps en en ne décrivant pas une phase préparatoire de l’action (verbes d’achèvement). L’encodage de l’aspect lexical que nous proposons est établi par défaut, i.e. indépendamment des éventuelles coercitions contextuelles dues à la présence d’un objet non délimité (Verkuyl, Reference Verkuyl1993 ; Rothstein, Reference Rothstein2004). Les verbes transitifs sont ainsi testés en présence d’objets délimités : par exemple, résumer est catégorisé comme un accomplissement, en vertu du fait que résumer un livre est télique (vs résumer des livres, qui est coercé et atélique).
2.3. Annotation des noms dérivés
Les N-age sont annotés à partir de leurs occurrences dans le corpus frWaC, étendues à celles que l’on peut rencontrer actuellement sur l’ensemble du web. Cette extension permet de préciser la polysémie de certains noms, et d’affiner l’annotation en mettant à l’épreuve certaines constructions mobilisées dans les tests d’analyse des données.
Les informations renseignées pour chaque N-age sont les suivantes :
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- le type ontologique,
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- le type relationnel,
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- le nombre d’arguments,
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- les rôles sémantiques assignés aux différents arguments,
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- la classe aspectuelle,
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- l’existence ou non d’une autre acception dans l’échantillon analysé.
À la suite de Huyghe (Reference Huyghe2015b), nous distinguons entre deux formes de typologie sémantique des noms : une typologie ontologique, établie d’après la partition du réel de référence, et une typologie relationnelle, reposant sur la description d’un rôle prédicatif ou d’une fonction référentielle. La typologie sémantique employée comprend 10 types ontologiques (animé, objet, objet cognitif, action, domaine, institution, propriété, temps, mesure, phénomène), dont 4 ont été de facto utilisés dans l’annotation des N-age (action, propriété, objet et objet cognitif). Ces types sont identifiés à l’aide de tests proposés dans la littérature (Godard et Jayez, Reference Godard and Jayez1996 ; Flaux et Van de Velde, Reference Flaux and Van de Velde2000 ; Kleiber et al., Reference Kleiber, Benninger, Biermann Fischer, Gerhard-Krait, Lammert, Theissen and Vassiliadou2012 ; Huyghe, Reference Huyghe2015b ; inter alia). Les noms d’action peuvent être sujet de avoir lieu, se produire ou objet de effectuer, accomplir, procéder à ; les noms de propriété peuvent s’employer dans les expressions être d’un grand N, état de N, ou comme objet de ressentir, éprouver, faire preuve de ; les noms d’objet peuvent être sujet de se trouver suivi d’un complément de localisation physique, mais pas de décider de, choisir de, prendre soin de ; les noms d’objet cognitif peuvent s’employer dans des expressions telles que le N selon lequel P, un N décousu, un N difficile à admettre.
Les types relationnels, pour leur part, correspondent aux rôles sémantiques argumentaux considérés dans l’annotation des verbes (cf. supra), auxquels s’ajoute un type résultatif. L’avantage de distinguer types ontologiques et types relationnels est d’éviter la confusion entre les niveaux sémantiques analysés, et de permettre de repérer différentes combinaisons de description intrinsèque et relationnelle. Un résultat peut ainsi être un objet (5a), un objet cognitif (5b) ou une propriété (5c) :
S’agissant de la complémentation, une des particularités des noms est de ne pas nécessairement (et dans les faits, très rarement) se construire conjointement avec l’ensemble de leurs arguments. L’emploi de constructions nominales comprenant un seul argument, typiquement patient (6a) ou agent (6b), est nettement plus fréquent en corpus que celui de SN biargumentaux (6c) :Footnote 7
En conséquence, nous avons choisi d’annoter les structures argumentales des noms d’après leur extension maximale, en tenant compte de l’ensemble des rôles qu’ils peuvent assigner, indépendamment de la cooccurrence effective de ces arguments en corpus.
Les catégories d’aspect lexical, quant à elles, s’appliquent uniquement aux noms d’éventualité, i.e. aux noms typés ontologiquement comme noms d’action ou de propriété. L’aspect nominal a été encodé selon la classification retenue pour le domaine verbal, à l’aide de tests présentés dans Haas et al. (Reference Haas, Huyghe and Marín2008). Sont ainsi catégorisés comme noms d’état les noms d’éventualité qui ne peuvent se construire avec aucun verbe support dynamique (avoir lieu, effectuer, accomplir, procéder à, commettre, etc.). Les noms d’activité sont les noms d’action compatibles avec les expressions de durée (un N de x temps, x temps de N), qui sélectionnent préférentiellement des compléments de durée introduits par pendant vs en, et qui ne satisfont pas le test du paradoxe imperfectif adapté aux noms (ex. Leur baladage dans la forêt a été interrompu implique Ils se sont baladés). Les noms d’accomplissement se distinguent des noms d’activité par le fait qu’ils sélectionnent préférentiellement des compléments de durée introduits par en vs pendant, et satisfont le test du paradoxe imperfectif adapté aux noms (ex. Le transmettage de l’information a été interrompu n’implique pas L’information a été transmise). Les noms d’achèvement graduel sont des noms d’action compatibles avec les expressions de durée, sélectionnant aussi bien les compléments de durée introduits par en que ceux introduits par pendant, et pouvant s’employer dans un fort N, un degré de N, un certain N avec une interprétation intensive. Enfin, les noms d’achèvement sont des noms d’action qui s’emploient difficilement avec l’ensemble des expressions de durée.
Comme dans le cas des verbes, l’aspect est annoté par défaut, en testant les noms qui nécessitent un complément accompagnés d’un argument interne délimité, dans le but d’éviter les effets de coercition interprétative causés par la présence d’arguments non délimités (ex. le transmettage d’une information vs le transmettage d’informations).
Une situation de polysémie est postulée dès lors qu’une des propriétés annotées pour un N-age donné varie. Ainsi, confinage se voit associer deux acceptions, selon qu’il décrit une action (7a) ou un objet locatif (7b), et retraçage se voit assigner deux acceptions, selon qu’il prend pour argument un patient (8a) ou un thème (8b) :
3. Analyse des données
Cette section présente une série d’observations et d’analyses effectuées à partir de l’annotation des 139 néologismes en -age que nous avons échantillonnés (et qui correspondent à 182 acceptions nominales). Nous décrivons les propriétés des verbes de base et des noms dérivés, avant de nous intéresser à la polysémie des N-age et à leurs conditions d’émergence dans le discours. L’absence de comparaison entre suffixes formateurs de noms déverbaux ne nous permet pas d’évaluer les hypothèses relevant de la concurrence entre -age, -ment, -ion, -erie, etc. Un certain nombre de points soulevés dans la littérature peuvent néanmoins être discutés. Nos analyses confirment certaines propriétés de construction fondamentales précédemment relevées, mais font aussi apparaître la spécificité des néologismes en -age quant à la sélection et la préservation des propriétés de leurs bases.
3.1. Bases verbales
Nos données comprennent 156 lexèmes verbaux de base pour l’ensemble des acceptions nominales annotées, dont 117 sont transitifs et 39 intransitifs. En comparaison, la ressource Les verbes français (Dubois et Dubois-Charlier, Reference Dubois and Dubois-Charlier1997) recense 19580 entrées de verbes ayant au moins un emploi transitif contre 6029 intransitifs (au sens où nous l’entendons ici). Le test du khi carré de Pearson montre que la différence entre les deux distributions n’est pas significative (χ2 (1, N = 25765) = 0,1829, p = 0,668856), autrement dit que -age ne sélectionne pas significativement plus de verbes transitifs que de verbes intransitifs par rapport à la distribution de ces deux catégories dans l’ensemble du lexique (tout au moins tel qu’analysé dans Les verbes français). Ce résultat ne compare certes pas la sélection des bases entre les différents procédés de nominalisation, mais il ne montre pas a priori de prédilection de -age pour les bases transitives, contrairement à ce qui est parfois inféré des études qui comparent les différents procédés de construction de noms déverbaux.
La distribution des rôles sémantiques assignés par les verbes annotés est présentée dans le tableau 1.
Le rôle qui domine est celui d’agent (attribué au sujet), suivi de ceux de patient et de thème, les sièges et expérienceurs étant très largement minoritaires. Il apparaît ainsi que -age sélectionne principalement des verbes dynamiques, conformément à ce qui est indiqué dans l’ensemble des travaux sur le sujet. Cette propriété est confirmée par l’examen des classes aspectuelles des verbes de base (tableau 2).
La catégorie la plus représentée est celle des activités, bien que les procès téliques (accomplissements et achèvements regroupés) soient majoritaires. Ces résultats contrastent avec ceux observés par Missud (Reference Missud2019) pour les N-age non néologiques (parmi les 100 N-age analysés, 52 dérivent de verbes d’accomplissement, 23 de verbes d’achèvement et 22 seulement de verbes d’activité), ce qui laisse entrevoir une variation diachronique ou un effet de lexicalisation important dans la construction des N-age — les noms analysés par Missud étant des formes de haute fréquence en français.
3.2. Noms dérivés
L’échantillon analysé contient 182 acceptions de N-age néologiques, pour 139 formes différentes (soit un taux de polysémie de 1,31). L’analyse des types ontologiques décrits par ces noms indique une nette prédilection pour la description d’actions : 152 noms analysés sont des noms d’action, 12 des noms de propriété, 9 des noms d’objet et 9 des noms d’objet cognitif. Cette prédilection confirme les observations de Wauquier et al. (Reference Wauquier, Fabre, Hathout, Neveu, Harmegnies, Hriba and Prévost2018) concernant la proximité de comportement distributionnel des N-age et des noms d’action en général.
Dans 156 cas, le type relationnel est non marqué. L’éventualité décrite par le nom correspond à celle décrite par le verbe, et le nom hérite donc du type ontologique verbal. Parmi les cas marqués, on dénombre 23 noms de résultat, 2 noms d’instrument et 1 nom de locatif. La correspondance entre les types ontologiques et relationnels est présentée dans le tableau 3.
Dans le cas des noms d’éventualité non marqués relationnellement, les structures argumentales et les grilles thématiques sont intégralement héritées. Les rôles assignés par les N-age sont donc majoritairement ceux d’agent, de patient et de thème, même si comme nous l’avons relevé précédemment, la pluralité argumentale se rencontre rarement en discours. Nous n’avons pas quantifié les différents types d’occurrences, mais l’examen approfondi des données de corpus nous semble indiquer une prédilection assez nette pour la construction avec l’argument interne (patient ou thème) plutôt qu’externe (agent).
La classification aspectuelle des noms d’éventualité non marqués relationnellement montre elle aussi un héritage intégral des propriétés verbales. Si l’on prend également en considération les noms d’éventualité marqués — qui sont par ailleurs tous possiblement construits par métonymie, en ce sens qu’il existe une acception actionnelle attestée pour chacun d’entre eux —, on dénombre 8 cas de décalage aspectuel entre bases et dérivés, les premiers étant des verbes dynamiques, et les seconds des noms de propriété (résultante). La proportion de cas de décalage reste significativement inférieure à celle observée dans la ressource Nomage (Balvet et al., Reference Balvet, Barque, Condette, Haas, Huyghe, Marín and Merlo2011), dans laquelle 12 cas de divergence aspectuelle sont dénombrés pour un total de 56 N-age d’éventualité (non néologiques) annotés (χ2 (1, N = 220) =13,8362, p = 0,000199). On peut donc formuler l’hypothèse que les décalages d’aspect observés dans le cas des nominalisations en -age ne sont pas le fait de la construction morphologique, mais plutôt du processus de lexicalisation, celui-ci incluant toutes sortes de contingences liées à la répartition des significations dans le lexique, aux nécessités dénominatives, aux blocages lexicaux, aux variations diachroniques, etc.
Notons ici que la consultation des données en corpus indique une tendance assez nette des N-age à apparaître dans des emplois non occurrentiels, dans lesquels les noms dénotent génériquement un type d’action plutôt qu’un événement spécifique. Par exemple, des noms comme pistonnage, googlage et spoilage se rencontrent plus fréquemment dans des exemples comme (9a), (10a), (11a) que dans des exemples comme (9b), (10b), (11b) :
Le mode d’annotation que nous avons adopté ne permet pas de quantifier cette prédilection d’usage. Il faudrait étendre l’analyse et comparer les tendances d’emploi de l’ensemble des déverbaux d’éventualité pour pouvoir établir une éventuelle corrélation entre la forme des nominalisations et leur capacité d’interprétation générique, comme type d’action ou d’activité.
3.3. Polysémie
L’échantillon de N-age néologiques analysés contient 40 formes ambiguës (soit 28,8% des formes analysées) qui se répartissent en 83 acceptions. Les combinaisons de types ontologiques et relationnels observées sont présentées dans les tableaux 4 et 5 Footnote 8 .
Les associations de types ontologiques mettent quasiment toujours en jeu une acception actionnelle, la seule exception étant la combinaison des sens d’objet et d’objet cognitif pour le nom mitonage, qui a en fait 4 acceptions et inclut également des combinaisons d’action et d’objet (cognitif), dans ses interprétations comme ‘préparation culinaire’ ou ‘mensonge’. Les associations de types relationnels, pour leur part, font apparaître une nette prédilection pour les combinaisons de cas non marqués (typiquement entre deux types d’actions, ex. disjonctage dans le sens de ‘interruption de courant’ et et de ‘perte du contrôle de soi’) et de cas non marqué et de résultat (typiquement entre une action et son résultat, ex. concoctage dans le sens de ‘action de concocter’ et de ‘objet concocté’).
Il existe différentes configurations d’appariement polysémique entre verbes et noms dérivés. Deux acceptions d’une même forme nominale peuvent être soit liées à la même acception verbale (ex. entassage 1 ‘fait d’entasser des objets’ et entassage 2 ‘objets entassés’, tous deux associés à entasser ‘mettre en tas’), soit liées à des acceptions verbales distinctes (ex. empruntage 1 ‘fait d’obtenir à titre de prêt’ et empruntage 2 ‘fait de suivre une voie’, associés respectivement à emprunter 1 ‘obtenir à titre de prêt’ et emprunter 2 ‘suivre une voie’). Dans les cas où les acceptions nominales sont liées à une même acception verbale, on observe que le nom a toujours au moins une acception actionnelle non marquée relationnellement. La distribution des acceptions associées à ce sens d’action est présentée dans le tableau 6.
À quelques rares exceptions près, les cas de polysémie nominale liés à une même acception verbale sont du type ‘action’ / ‘résultat’. Ils correspondent à un schéma de polysémie répandu parmi les nominalisations (cf. Grimshaw, Reference Grimshaw1990 ; Jacquey, Reference Jacquey2006 ; Melloni, Reference Melloni2011 ; inter alia).
Plusieurs questions se posent quant à la polysémie entre noms d’action et noms de résultat. On peut se demander notamment (i) s’il existe des facteurs qui permettent de prédire l’existence pour un verbe donné d’une double nominalisation d’action et de résultat, et (ii) si la construction de l’acception résultative se fait par dérivation ou par métonymie, ce qui revient à se demander si elle a pour origine le verbe lui-même ou sa nominalisation actionnelle.
S’agissant de (i), deux prédicteurs peuvent être envisagés. Le premier est la présence d’un patient dans la structure argumentale du verbe, l’affectation de l’objet pouvant conduire à un résultat saillant. Le second est la télicité du verbe, la culmination de l’action pouvant favoriser la résultativité. Nous avons analysé ces deux facteurs dans une régression logistique, qui permet d’évaluer leur effet sur l’existence d’une polysémie nominale ‘action’ / ‘résultat’ pour un verbe donné. La significativité des prédicteurs est déterminée par un test de khi carré qui compare un modèle avec et un modèle sans le prédicteur. Il apparaît que les propriétés testées n’ont pas d’effet simple, car ni la présence d’un patient (χ2 (1, N = 156) = 2,0068, p = 0,1566) ni la télicité (χ2 (1, N = 156) = 0,99387, p = 0,3188) n’ont d’effet significatif sur l’actualisation d’une polysémie ‘action’ / ‘résultat’. Leur interaction, cependant, donne lieu à un effet significatif (χ2 (1, N = 156) = 8,3851, p = 0,003783). En effet, les quatre configurations issues de la combinaison des deux propriétés (i.e. avec patient et atélique, sans patient et atélique, avec patient et télique, sans patient et télique) sont associées à des quantités d’occurrences de la polysémie nominale ‘action’ / ‘résultat’ significativement différentes les unes des autres. Les données correspondantes observées dans notre échantillon sont présentées dans la figure 1.
Plus précisément, le modèle de régression logistique prédit qu’un verbe atélique sans patient a 14,6% de chance de donner lieu à une polysémie ‘action’ / ‘résultat’, un verbe atélique avec patient 0,0%, un verbe télique sans patient 5,9%, et un verbe télique avec patient 24,5%. Dans nos données, 23 verbes sur 156 conduisent à une polysémie ‘action’ / ‘résultat’, ce qui correspond à un taux de 14,7%. Un verbe possédant les deux propriétés testées est donc plus favorable à la polysémie visée, ce qui confirme (en partie au moins) notre hypothèse de départ.Footnote 9
S’agissant de (ii), les éléments dont nous disposons pour l’instant ne permettent pas de démontrer si la construction morphologique ou métonymique est à l’origine des acceptions résultatives. On peut cependant noter qu’en cas de néologie en -age, les acceptions résultatives sont toujours accompagnées d’acceptions actionnelles. Plus généralement, nous n’observons pas d’acception marquée relationnellement pour une forme nominale en -age (exprimant le résultat, l’instrument ou le locatif) qui n’ait pas également une acception non marquée, c’est-à-dire une acception décrivant la même action ou le même état que le verbe de base. Cet argument ne suffit certes pas à démontrer l’hypothèse métonymique, mais il satisfait une condition nécessaire de cette hypothèse, en ce sens qu’une construction métonymique du sens résultatif, instrumental ou locatif implique l’attestation du sens actionnel. Il peut donc être considéré comme un indice en sa faveur.
3.4. Motivation de la création néologique
En complément de l’analyse des propriétés sémantiques et syntaxiques présentée ci-dessus, on peut s’interroger sur les raisons de l’apparition en discours de déverbaux néologiques en -age. Nous faisons état de quelques observations à ce sujet, recueillies lors de l’annotation des données. Il s’agit ici de distinguer qualitativement les principaux cas de figure rencontrés, et d’apporter quelques éléments de réflexion sur les structures du lexique et sur l’organisation des familles morphologiques constituées autour de verbes.
Comme on peut s’y attendre, une des fonctions essentielles des N-age néologiques est de combler une lacune lexicale, qu’il existe ou non d’autres noms déverbaux dans la famille du nom créé. Des noms comme véhiculage ‘action de véhiculer quelqu’un ou quelque chose’, cachage ‘action de cacher quelque chose’, paumage ‘action de paumer quelque chose’, molestage ‘action de molester quelqu’un’, éteignage ‘action d’éteindre quelque chose’ sont dérivés de verbes qui n’ont pas de nom d’éventualité lexicalisé dans leur famille morphologique. À l’inverse, un nom comme assistage a des concurrents morphologiques, mais ceux-ci ne s’emploient pas dans le sens visé par le néologisme — assistance ne conviendrait pas dans (12).
On peut penser que dans certains cas, la création d’un N-age permet de souligner un trait sémantique non saillant dans les noms concurrents. Il n’est pas exclu que réveillage dans (13) soit préféré à réveil, qui est polysémique et non nécessairement intentionnel, pour faire saillir l’agentivité de l’action, selon une propriété sémantique prototypiquement associée aux N-age :
La formation d’un N-age peut également être motivée par la nominalisation d’une expression verbale phraséologique, que celle-ci soit figée (14a), ou simplement collocationnelle (14b) :
En dehors des cas où la création d’un N-age se justifie par l’absence d’expression adéquate pour exprimer la pensée du locuteur, on trouve de nombreuses occurrences de N-age néologiques difficilement distinguables de formes établies dans le lexique. Ainsi tutoyage, supprimage et musculage dans (15) peuvent-ils commuter avec tutoiement, suppression et musculation :
Il en va généralement de même pour arnaquage et arnaque, surpeuplage et surpeuplement, rêvassage et rêvasserie, insérage et insertion, citage et citation, chicanage et chicanerie, validage et validation, etc. Le risque de surabondance (Thornton, Reference Thornton2012) ne semble donc pas bloquer la formation néologique de déverbaux en -age.
Notons enfin que la création en discours d’un N-age peut avoir une visée ludique, en contribuant aux jeux de langue, notamment dans les effets de série ou de « rafale » relevés par Dal et Namer (Reference Dal, Namer, Neveu, Harmegnies, Hriba and Prévost2016) :
Dans ce cas de figure, la proximité de N-age lexicalisés facilite l’emploi d’un néologisme occasionnel, s’insérant dans une série dérivationnelle constituée ad hoc.
CONCLUSION
Dans cet article, nous avons étudié les propriétés sémantiques et syntaxiques d’un échantillon de N-age néologiques et de leurs bases verbales. L’analyse détaillée des néologismes, par contraste avec celle des mots construits lexicalisés, permet d’approcher les propriétés des opérations morphologiques en soi (Corbin, Reference Corbin1987 ; Plag, Reference Plag1999), et notamment de distinguer entre sémantique dérivationnelle (constituée des opérations sémantiques associées aux procédés morphologiques) et sémantique lexicale (correspondant à l’ensemble des propriétés sémantiques des unités en langue).
Les résultats de l’étude viennent confirmer certaines propriétés de la suffixation en -age déjà relevées dans la littérature, telles que la formation très majoritaire de noms d’action à partir de verbes dynamiques ou l’emploi favorisé dans les domaines de spécialité. Cependant, ils contredisent également d’autres hypothèses, et font apparaître plusieurs éléments nouveaux. D’une part, nous n’avons pas observé parmi les verbes de base des N-age de surreprésentation des verbes transitifs, et le type aspectuel principalement sélectionné par les N-age néologiques est celui des activités. Les effets observés dans les travaux existants sur la transitivité des bases et la tendance à privilégier la construction à partir de verbes d’accomplissement pourraient donc être contingents, et ne pas dépendre fondamentalement de l’opération de dérivation en -age. D’autre part, il est apparu que dans les formations néologiques, la suffixation en -age se caractérisait par sa transparence syntaxique et sémantique, les N-age construits décrivant généralement le même type d’éventualité que leur base, tout en préservant leurs propriétés aspectuelles et argumentales. On peut donc penser que les décalages aspectuels observés dans le lexique établi entre verbes et N-age dérivés sont dus au processus de lexicalisation, et non à la construction morphologique en soi.
L’étude fournit en outre quelques informations sur la polysémie des N-age néologiques. Les configurations polysémiques non arbitraires, i.e. associées à une même acception du verbe de base, répondent très souvent à un même schéma sémantique, celui de l’association entre une action et son résultat. Les éléments rassemblés ne montrent pas que les acceptions résultatives soient dérivées de verbes, mais vont plutôt dans le sens d’une construction par métonymie à partir d’une acception nominale d’action. De fait, les N-age néologiques qui ne dénotent pas des éventualités ne sont jamais des acceptions nominales uniques. Au plan sémantique, le meilleur prédicteur d’une polysémie ‘action’ / ‘résultat’ est la coprésence d’une culmination et d’un objet affecté dans la structure de l’acception verbale ou nominale à l’origine du sens résultatif.
Enfin, il apparaît dans les données analysées que la formation de néologismes en -age peut être diversement motivée, et notamment que la création en surabondance est tout à fait possible, même si les noms créés ne sont pas tous destinés à se lexicaliser. Cette surabondance témoigne in fine de la capacité de régénération lexicale inhérente au système dérivationnel.