Dans cet ouvrage issu de sa thèse réalisée à l’Institut universitaire européen de Florence, Alexis Drach étudie l’histoire du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, depuis sa création en 1974 jusqu’à l’accord de 1988 sur la norme d’adéquation des fonds propres. La période ainsi délimitée correspond à celle de l’intensification de l’internationalisation bancaire et du début de la globalisation financière. Peu de travaux reposant sur des archives ont examiné l’histoire de ce comité – l’ouvrage de Charles Goodhart constituant davantage une source documentaire qu’un véritable travail historiqueFootnote 1. Au-delà de son apport substantiel à la littérature, l’objectif de l’ouvrage d’A. Drach est « à la fois d’étudier l’histoire du Comité de Bâle et de se servir de cet objet pour mieux comprendre l’histoire de la régulation et de la supervision bancaire internationale » (p. 24). Les sources archivistiques se révèlent larges et denses en raison des deux échelles d’analyse abordées : celle de la réglementation et de la supervision bancaire au sein du Groupe des Dix et celle de la supervision bancaire par le Comité de Bâle. En outre, les définitions sont clairement posées : si la réglementation renvoie aux textes législatifs et la supervision aux contrôles bancaires, la régulation revêt un sens plus englobant dans la langue française : il désigne « les règles officielles, mais également les pratiques administratives, et les règles informelles qui dans certains pays gouvernent les relations entre les banques et les autorités » (p. 9). Quant au terme de gouvernance, A. Drach en fait un usage prudent et y voit une mise en programmation des acteurs afin d’accroître leur efficacitéFootnote 2.
Les neuf chapitres (dont deux thématiques) dessinent trois périodes successives. Les années 1974-1979 forment une première période qui se caractérise par le primat des considérations nationales et s’achève avec l’organisation de la première conférence internationale des superviseurs. L’ouvrage ne cède pas au lieu commun donnant à la faillite de la banque Herstatt une importance mal appréciée, mais insiste davantage sur les difficultés rencontrées à partir de 1974 par la Franklin National Bank dont la dimension systémique s’étendait au niveau international via sa succursale à Londres. Lors de la réunion du 9 décembre 1974, les gouverneurs des banques centrales du Groupe des Dix décident de créer un simple comité d’experts international, le Basel Committee on Banking Supervision (Comité de Bâle), qui se superpose notamment au Eurocurrency Standing Committee créé en 1971 au sein de la Banque des règlements internationaux (BRI). Si la BRI accueille les réunions du Comité de Bâle et met à sa disposition un soutien logistique, elle n’en est pas pour autant l’autorité responsable.
Le mandat donné par le Groupe des Dix (auquel se sont adjoints la Suisse et le Luxembourg) au Comité de Bâle est de promouvoir la consolidation des bilans bancaires ainsi que l’harmonisation internationale des pratiques comptables et des normes d’audit. L’objectif est d’évaluer la solvabilité d’une banque en tenant compte des risques de la maison-mère et de l’ensemble des établissements étrangers, les succursales comme les filiales. Si les succursales des banques à l’étranger, directement dépendantes de la maison-mère, sont consolidées avec le réseau du groupe, les filiales, dont la dépendance est plus élastique, posent plus de difficulté, la participation au capital pouvant être totale, majoritaire ou minoritaire. De plus, le Comité de Bâle se retrouve aux croisements de deux enjeux, celui de la stabilité en matières prudentielles et celui de l’égalité de concurrence entre les banques commerciales à dimension internationale et à juridiction nationale différente.
Les nombreuses archives – celles des institutions nationales de tutelle en plus de celles du Comité de Bâle – mises au jour par A. Drach sont d’un grand intérêt. À titre d’illustration, la discussion qui eut lieu à l’automne 1975 au sein de l’Office of the Comptroller of the Currency, à la suite des difficultés de la Franklin National Bank, donne un aperçu de la manière dont se dessine un paradigme. Deux approches prudentielles y furent alors considérées. L’une renvoyait à la pure réglementation bancaire prévalant à la suite de la Grande Dépression : si elle permet de limiter les crises bancaires, elle est jugée inefficiente. L’autre consistait en une autorégulation à la manière de la Securities and Exchange Commission, qui se limite à garantir les informations nécessaires : jugée plus performante, elle est aussi plus risquée. L’option finalement envisagée se glisse entre ces deux approches pour s’articuler autour de la supervision bancaire.
En outre, l’ouvrage n’aborde pas la coopération comme émanant seulement des institutions internationales, lesquelles feraient face à des autorités nationales arcboutées sur leurs intérêts propres. Il montre également comment une coopération peut prendre forme autour d’une législation nationale. C’est le cas de l’International Banking Act, voté par le Congrès en 1978 et qui donne un cadre législatif pour la gestion des banques internationales aux États-Unis. Ce processus législatif constitue « une expérience remarquable de négociation transnationale sur une législation bancaire nationale dès les années 1970 » et informe sur « les origines des enjeux d’égalité concurrentielle à l’échelle internationale qui deviendront une partie importante du mandat du Comité [de Bâle] durant la décennie suivante » (p. 119-120).
La deuxième période, centrée sur les années 1979-1983, est marquée par la crise de la dette de pays périphériques et par des discussions relatives à l’articulation entre les questions « microprudentielles » et « macroprudentielles ». A. Drach étudie à plusieurs reprises les travaux du Comité permanent des euromonnaies (Eurocurrency Standing Committee) de la BRI (qu’Alexandre Lamfalussy rejoint en 1976 en tant que responsable du département monétaire et économique). Les différences entre les deux comités, celui de Bâle et celui de la BRI, sont notables. La réunion conjointe du 15 novembre 1978 en donne une illustration : le Comité de Bâle se focalise sur les contrôles d’ordre microéconomique, tandis que le Comité de la BRI insiste sur les régulations d’ordre macroéconomique. La réflexion du Comité de la BRI autour de la question du prêt en dernier ressort au niveau international ne sera jamais à l’ordre du jour, quand le point de vue du Comité de Bâle, bien ancré dans les pratiques des superviseurs et de leur activité d’inspection des banques individuelles, devient paradigmatique. Lors de la réunion du Comité de la BRI du 8 février 1981, Peter Cooke, qui y assiste en tant que président du Comité de Bâle, rappelle que le Groupe des Dix n’avait pas vocation à traiter de la question du prêt en dernier ressort.
La crise de l’endettement de l’année 1982 vient fragiliser les positions du Comité de Bâle. « En juillet 1982, un rapport du CPEM [Comité permanent des euromonnaies de la BRI] sur les crises de liquidités affectant les établissements étrangers est rédigé exclusivement pour les gouverneurs et n’est pas divulgué au Comité de Bâle en raison de sa sensibilité » (p. 191). Toutefois, malgré les enjeux systémiques et macroéconomiques des années 1979-1982, l’approche du Comité de la BRI peine à s’imposer. Deux raisons sont évoquées. L’une vient des superviseurs, qui restent attachés à l’approche micro-prudentielle. L’autre découle d’une erreur de perspective : la réflexion d’alors porte trop peu sur la croissance du marché interbancaire à l’échelle internationale et reste centrée sur la protection des déposants et la prévention des ruées bancaires. Par ailleurs, si les ruées bancaires concernent le passif des banques, la question qui se pose est de savoir comment l’actif des banques doit être considéré par le superviseur. Lors d’un discours prononcé devant la Bankers Association for Finance and Trade le 11 avril 1983, Cooke voit dans la valorisation et la discipline de marché les piliers fondamentaux de la régulation en matières bancaire et financière : « Les signaux envoyés par l’évolution des prix tendent, à mon sens, à être des régulateurs plus efficaces à long terme que les contraintes quantitatives » (cité p. 204).
Les années 1983-1988 forment une troisième période durant laquelle le Comité de Bâle voit son rôle s’élargir à la construction d’un standard international d’adéquation des fonds propres. La démarche étasunienne vise à créer un level playing field, un « espace de concurrence équitable », permettant en l’occurrence de gommer les disparités réglementaires entre des banques faiblement capitalisées et d’autres qui le sont davantage. A. Drach nuance la thèse selon laquelle les pressions exercées par les autorités étasuniennes et britanniques eussent été déterminantes s’agissant de l’adoption d’une règle internationale sur le ratio de solvabilité, celles-ci ayant surtout joué un rôle dans l’accélération du processus. En mars 1984, la convergence des niveaux des fonds propres fait officiellement partie du mandat du Comité de Bâle. En juillet 1986, Paul Volcker (président de la Réserve fédérale) et Robert Leigh-Pemberton (gouverneur de la Banque d’Angleterre) entament des discussions secrètes – Cooke étant tenu à l’écart. En raison du poids des places de New York et de Londres au sein de la finance internationale, le leadership anglo-américain conduit les autres pays à se soumettre au processus diplomatique, afin de ménager notamment les intérêts de leurs propres banques commerciales. De plus, le travail antérieur du Comité de Bâle en termes d’harmonisation de la définition des fonds propres facilite l’élaboration d’un accord. Enfin, les concessions de tout ordre permettent d’obtenir une large acceptation. En décembre 1986, les autorités monétaires des États-Unis et du Royaume-Uni annoncent la conclusion d’un accord bilatéral sur l’adoption d’une norme commune d’adéquation des fonds propres. Le chiffre de 8 % fait l’objet de vives discussions jusqu’à l’accord de 1988. Par la suite, ce chiffre continuera d’être contesté en raison des enjeux liés à la pondération des actifs (dans le cadre des accords dits de Bâle 1) et de leur évaluation par les banques (ce qui sera l’enjeu des accords de Bâle 2).
Tout au long de l’ouvrage, A. Drach place une série de capteurs permettant de dessiner en creux le projet du Comité de Bâle. Nous avons évoqué la gouvernance par les nombres ainsi que l’absence de questionnement relatif au prêt en dernier ressort international. Mentionnons également le rôle joué par les conventions monétaires. Les contrôles des changes et des capitaux sous le régime de Bretton Woods avaient pour objectif principal de défendre le taux de change officiel de chacune des devises. En 1975, après la crise qui venait d’ébranler la finance internationale, le gouverneur de la Banque d’Angleterre en vint à souligner que si les contrôles de capitaux avaient été mis en œuvre pour des raisons uniquement prudentielles, et non monétaires, leur importance eût été bien moindre. Avec la fin de Bretton Woods, les raisons monétaires s’évaporèrent et deux glissements successifs furent alors à l’œuvre : un glissement institutionnel d’abord, du primat monétaire vers le primat prudentiel ; un glissement analytique ensuite, du primat macroéconomique vers le primat microéconomique. En somme, la supervision bancaire et la mise en place de normes internationales furent une manière de compenser la libéralisation des changes et des capitaux alors en cours dans la plupart des pays. A. Drach évoque ainsi un « chassé-croisé » (p. 28) entre la déréglementation bancaire au niveau national et la supervision bancaire au niveau international. Plus qu’un chassé-croisé, ce que donne à voir l’ouvrage est une véritable symbiose entre la libéralisation financière et la supervision bancaire.