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Martin Mulsow, Überreichweiten. Perspektiven einer globalen Ideengeschichte, Berlin, Suhrkamp, 2022, 718 p.

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Martin Mulsow, Überreichweiten. Perspektiven einer globalen Ideengeschichte, Berlin, Suhrkamp, 2022, 718 p.

Published online by Cambridge University Press:  14 February 2024

Zornitsa Radeva*
Affiliation:
radeva@ieg-mainz.de
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Histoire des savoirs à l'époque moderne (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

« Pour les historiens français, l’histoire intellectuelle existe à peineFootnote 1. » À la lecture de cette déclaration d’Antoine Lilti, recenser dans les Annales un ouvrage qui se présente comme une histoire intellectuelle globale pourrait faire figure d’entreprise insensée. Heureusement, comme l’a également précisé ce dernier, la réalité est plus complexe. En outre, l’auteur du travail en question, Martin Mulsow, se trouve être une plume familière des lecteurs des Annales Footnote 2. Quant au livre lui-même, il s’oriente résolument vers des propositions qu’A. Lilti a envisagées comme le moyen d’un rapprochement entre la recherche historique française et le champ disciplinaire de l’histoire intellectuelle.

L’enquête de M. Mulsow paraît à un moment où les praticiens de l’histoire intellectuelle sont encore aux prises avec de grandes questions relatives à la manière de répondre aux défis de ce qui a été conçu comme le « tournant global » en histoire. La spécificité de l’approche de M. Mulsow transparaît déjà dans sa manière de formuler le problème dans l’introduction méthodologique très détaillée qui précède ses enquêtes. Tout l’enjeu réside ici dans le souhait de conférer à l’histoire intellectuelle une dimension « globale » sans retomber dans une histoire des idées à la Arthur O. Lovejoy. En d’autres termes, M. Mulsow se demande comment, en « devenant globale », l’histoire intellectuelle peut conserver la précision qu’elle a acquise en adoptant certaines propositions de l’histoire culturelle et résister ainsi à la tentation de regarder à nouveau vers de « grandes idées » – l’équivalent, dans l’ordre « intellectuel », de la fascination de nombreux praticiens de l’histoire globale pour les macrostructures économiques « dures ». La solution envisagée consiste principalement à concevoir l’histoire intellectuelle, dans le sillage de Peter Burke, comme une histoire culturelle des pratiques intellectuelles et à produire du global avec les outils de la microhistoire (dont le bref mais dense épilogue de l’ouvrage chante les louanges).

Bien que cette solution ne soit pas nouvelle, elle se révèle ici très originale, tant dans son articulation théorique que dans sa réalisation concrète, qui se déploie au travers des huit études de cas encadrées par l’introduction et l’épilogue. L’originalité réside dans la tentative d’interpréter le début de la période moderne, le domaine de spécialisation de l’auteur, comme une période d’Überreichweiten – ce qui nous ramène au titre de l’ouvrage. Difficile à traduire littéralement, le terme suggère que cette période historique a constitué un temps durant lequel de nombreux acteurs historiques, en particulier des savants, ont constamment été débordés lorsqu’ils s’efforçaient de traiter, à la manière de stations de radiodiffusion, les masses d’informations recueillies dans des régions plus ou moins éloignées du globe. Les savoirs modernes ont ainsi souvent produit une image floue et labyrinthique du monde – en allemand, Überreichweite revêt précisément la signification technique d’une émission qui, en raison de conditions atmosphériques spécifiques, dépasse la portée prévue. De prime abord, la métaphore, séduisante mais quelque peu obscure, paraît relever d’une histoire intellectuelle nostalgique de son noble passé d’histoire des idées. En réalité, M. Mulsow s’en sert pour repenser la notion d’idée, brumeuse et controversée, en lui conférant une signification beaucoup plus tangible et concrète, celle d’une référence linguistique ou textuelle conçue comme la forme première de la pratique intellectuelle. Parallèlement, la métaphore invite le lecteur à envisager le début de la modernité comme une période de « référence risquée » à des personnes, des objets et des événements lointains et encore peu connus (p. 56).

Dans l’introduction, la notion d’Überreichweiten est intégrée à un ensemble d’outils conceptuels originaux censés fournir à l’historien et à l’historienne des pratiques intellectuelles les moyens d’aborder ses objets de manière « globale ». Cet outillage doit beaucoup au travail sur la langue et le contexte tel qu’il a été mené par l’« école de Cambridge », ainsi qu’à l’intérêt pour les canaux de communication et les aspects matériels de la culture savante qui caractérise les approches praxéologiques et la Konstellationsforschung (autant de sujets sur lesquels l’auteur a publié de nombreuses études). M. Mulsow conçoit notamment les inférences savantes de ses acteurs en termes de « chaînes » d’information que l’historien et l’historienne doivent reconstituer de la manière la plus complète possible, souvent en se frayant un chemin à travers une « double hélice » constituée par la « mémoire culturelle » des acteurs et par l’histoire de la transmission « effective » d’un certain savoir ou corpus (p. 20, 30-32 et 35-37). À l’aide de ces outils, qui peuvent également être compris comme une reprise idiosyncrasique de la technique du « suivre » caractéristique de la microhistoire, M. Mulsow poursuit les inférences de ses acteurs là où elles le mènent. Et elles le mènent loin, à la fois dans le temps et dans l’espace. La première partie plonge dans des couches temporelles particulièrement profondes et esquisse une histoire globale de l’hermétisme (en suivant des momies itinérantes) et de la théorie des « pré-Adamites » (en s’attardant sur les « chocs chronologiques » transculturels). La deuxième partie explore les liens réciproques entre savoirs naturalistes de la première modernité et étude des langues « exotiques » en s’intéressant à la circulation de fragments d’information énigmatiques relatifs à la pharmacopée ottomane, aux substances alchimiques et aux pétroglyphes sibériens (qui ressemblent à des caractères chinois). Dans la troisième et dernière partie, c’est l’hérésie qui se voit globalisée. M. Mulsow y étudie les convergences « négatives » du socinianisme et du monothéisme islamique au début des temps modernes. Il enquête sur l’argument apologétique en faveur de l’existence de Dieu, qui était fondé sur le prétendu accord de tous les peuples, l’envisageant comme un « moteur de globalisation » (p. 480), ainsi que sur la destinée globale du diable au sein des rencontres entre notions et pratiques religieuses indigènes et coloniales en Amérique latine. Les huit chapitres déroulent ainsi une série d’épisodes transcontinentaux. Chacun d’eux produit un changement d’échelles ou de cadres, et peut également être considéré comme une séquence d’histoires connectées dans lesquelles – et ce fait importe pour l’auteur – la connexion est parfois manquée. Dans ces cas (comme dans d’autres d’ailleurs), M. Mulsow se sert d’un autre outil conceptuel, qui consiste en des « digressions » (Abschweifungen, p. 48) narratives lui permettant de contourner le danger de la téléologie eurocentrée. Systématiquement, l’historien se demande comment les choses se présentaient de l’autre côté du miroir, que ce soit au Moyen-Orient, en Chine, en Afrique ou en Amérique latine.

L’enquête menée par M. Mulsow laisse-t-elle quoi que ce soit à désirer ? La réponse à cette question rituelle dépendra sans doute de l’expertise de chaque lecteur sur les objets présentés dans les huit études de cas. De manière plus significative encore, elle variera en fonction des différentes attitudes méthodologiques attestées dans le champ de l’histoire intellectuelle et eu égard à cette dernière – attitudes qui dépendent à leur tour des différents (et contingents) mécanismes de socialisation propres au monde universitaire contemporain. Pour la présente lectrice, il y a quelques points qui méritent d’être questionnés de manière plus approfondie.

Pour commencer, la métaphore de l’Überreichweite, aussi merveilleusement poétique soit-elle, est de temps à autre utilisée par M. Mulsow dans le sens négatif d’exagération, comme pour dire que ses acteurs historiques ont mal interprété ou ont compris quelque chose que, de notre point de vue actuel, nous appréhendons mieux. Cette attitude semble être en contradiction avec la parfaite conscience qu’a M. Mulsow de sa propre situation historique (et géographique). On pourrait tout aussi bien renoncer à de tels jugements et considérer les Überreichweiten des savants de la première modernité comme les antécédents de nos propres inférences, qui ne sont peut-être pas moins risquées, dans le contexte de la recherche universitaire d’aujourd’hui. M. Mulsow semble d’ailleurs rejoindre une position de ce type dans le chapitre 7, lorsqu’il considère la recherche du consensus gentium au sujet de l’existence de Dieu au début de l’ère moderne comme une sorte d’anticipation de la formation du champ contemporain des études religieuses.

Vers la fin de ce même chapitre 7 – et c’est là mon deuxième point –, l’auteur revisite les travaux de certains historiens du xxe siècle, comme Aby Warburg et A. O. Lovejoy. Il entreprend un recyclage de certains aspects de leurs théories afin de forger une nouvelle « géographie des idées », « géologie des idées » et « chimie des idées » (p. 425-434). Ce retour en force (nostalgique ?) de la notion d’idée est-il compatible avec la microhistoire globale et culturelle des pratiques intellectuelles défendue par l’auteur, avec sa poursuite des inférences savantes risquées qui se focalise sur les acteurs ? D’autre part, est-il possible (ou simplement souhaitable) en histoire intellectuelle, voire en histoire tout court, d’abandonner complètement les « idées » ?

Si je n’ai pas de réponses à ces questions, je voudrais conclure par une observation relative aux catégories (et aux catégorisations) traditionnelles. Dans une note, M. Mulsow insiste sur le fait que l’Ideengeschichte dont il est question dans le sous-titre de son ouvrage doit être comprise comme une « histoire intellectuelle » et qu’en ceci elle se démarque de la vieille Geistesgeschichte (« histoire de l’esprit ») allemande, qui convoque des associations hégéliennes – et d’autres plus problématiques encore (p. 485, n. 17). Cependant, dans un passé récent, il plaide dans un court article pour une « nouvelle » Geistesgeschichte, qu’il regarde comme l’équivalent allemand longtemps recherché de l’« histoire intellectuelle ». Si les propositions méthodologiques particulières présentées dans cet article sont très stimulantes et globalement alignées sur celles avancées dans Überreichweiten, la tentative consistant à réactualiser de vieilles catégories théoriques dépassées par la pratique historienne de M. Mulsow lui-même apparaît moins convaincante. Une telle entreprise peut s’expliquer par la nécessité d’adopter une position définie dans le champ actuel des études historiques, en l’occurrence en se forgeant une figure d’« historien intellectuel » et en s’adressant à des collègues qui se conçoivent de manière similaireFootnote 3. Pourtant, l’impératif de la microhistoire qui invite à « suivre » son objet ne nous oblige-t-il pas à aller là où celui-ci nous mène, sans tenir compte des frontières disciplinaires ? Et n’est-ce pas là le sens de la célèbre affirmation d’A. O. Lovejoy selon laquelle « les idées sont les choses les plus migratoires au monde » ? Si donc les historiens socialisés dans le champ de l’histoire intellectuelle et/ou de l’histoire de la philosophie sont prêts à rejeter une autre affirmation d’A. O. Lovejoy, tout aussi massive, selon laquelle le travail de l’histoire des idées est « la partie centrale et la plus vitale » de l’histoireFootnote 4, n’est-il pas possible de faire un pas de plus ? Pourquoi ne pas user des « idées » comme de simples entrées dans un monde fascinant, conçu de manière holistique et qui ne peut être correctement appréhendé qu’en suivant jusqu’au bout la descente des idées dans « le royaume sublunaire de l’expérience historique »Footnote 5 ? Ou bien ce délestage du « poids des disciplines », pour citer encore A. Lilti, ne constitue-t-il qu’un espoir illusoire ? Quelle que soit la réponse de principe à cette question, il semble que ce soit exactement ce que M. Mulsow a accompli et c’est précisément pour cette raison que son enquête a beaucoup à offrir à tous lecteurs intéressés par l’histoire de la première modernité, au-delà du cercle restreint de l’histoire intellectuelle. En une véritable Überreichweite, il s’agit d’un livre qui réalise plus qu’il ne préconise.

References

1 Antoine Lilti, « Does Intellectual History Exist in France? The Chronicle of a Renaissance Foretold », in D. M. McMahon et S. Moyn (dir.), Rethinking Modern European Intellectual History, New York, Oxford University Press, 2014, p. 56-73, ici p. 56.

2 Martin Mulsow, « Qu’est-ce qu’une constellation philosophique ? Propositions pour une analyse des réseaux intellectuels », Annales HSS, 64-1, 2009, p. 81-109.

3 Id., « Kann es eine neue Geistesgeschichte geben ? », Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 97-1, 2023, p. 183-188. Voir la première phrase de l’article de M. Mulsow : « C’est étrange de ne pas pouvoir dire ce que l’on est. Quand on me pose la question en anglais, la réponse est simple : ‘I am an intellectual historian.’ Mais en allemand ? » (ibid., p. 183 et 187).

4 Arthur O. Lovejoy, « Reflections on the History of Ideas », Journal of the History of Ideas, 1-1, 1940, p. 3-23, ici p. 4 et 8.

5 Donald R. Kelley, The Descent of Ideas: The History of Intellectual History, Aldershot, Ashgate, 2002, p. 1.