Professeure à l’université Paris-Nanterre pendant de nombreuses années, héritière de l’anthropologie lévi-straussienne, Carmen Bernand s’est imposée, au long d’une bibliographie florissante, comme une référence de l’américanisme français. Plusieurs de ses ouvrages sont devenus des incontournables pour les étudiants andinistes, parmi lesquels on mentionnera au moins l’Histoire du Nouveau Monde, en collaboration avec Serge Gruzinski, et plus récemment Un Inca platonicien. Garcilaso de la Vega Footnote 1. C’est donc avec un certain plaisir que nous nous sommes plongés dans La religion des Incas qui, indépendamment de son autrice, nous semble pertinent à plusieurs niveaux. Cet ouvrage vient d’abord compléter une littérature américaniste francophone de synthèse, et non de vulgarisation, qui compte peu de travaux sur la période inca. On ne peut que se réjouir de l’ajout de cet ouvrage à ceux déjà accessibles au grand public. Il investit ensuite la thématique essentielle et on ne peut plus vaste, glissante à certains endroits, du phénomène religieux préhispanique. Quel qu’en soit le résultat, cette prise de risque est la bienvenue.
Assurément, La religion des Incas est un ouvrage érudit, dans lequel C. Bernand fait montre, une nouvelle fois, de sa profonde connaissance des mondes andins. Elle maîtrise et ordonne un corpus de sources très étendu, allant du xvie siècle jusqu’à nos jours, croisant sans hésitation histoire, ethnologie et archéologie et puisant quelques fois dans les souvenirs de ses travaux de thèse. De façon générale, le spécialiste, tout comme le néophyte, y trouvera donc une quantité d’informations fiables et de grand intérêt.
L’exposé est découpé en six parties et propose une approche globale des structures religieuses incas, qui ont été l’un des principaux outils de la construction du Tahuantinsuyu, l’État inca, et de l’unification des territoires. Ceci inclut la dimension cosmique, c’est-à-dire le discours inca sur l’origine et l’organisation du monde, et la pratique religieuse quotidienne, qui se décline en une multitude de danses, chants, fêtes et rituels. Une longue conclusion s’interroge enfin sur la fragilité de ces structures face à la colonisation espagnole, et leur survivance dans un monde métis, qui mélange traditions occidentales et traditions préhispaniques. Si l’on peut regretter les rares figures, de qualité médiocre (même s’il faut plutôt imputer à l’éditeur), il n’en demeure pas moins que l’habileté documentaire du récit place le lecteur dans un climat de confiance, qui ne se dément pas au fil de la lecture. Les nombreuses références aux langues autochtones des Andes, quechua et aymara, sont également appréciables. Elles vont chercher, par l’étymologie, la phonétique ou l’expression idiomatique, le sens d’un concept et d’une histoire.
Cette rigueur dans le choix des informations est toutefois moins évidente sur le plan discursif, qui souffre de plusieurs déséquilibres. En premier lieu, il faut noter une définition très brève d’un objet d’étude complexe. Bien sûr, on peut s’accorder, comme le fait l’autrice, sur une conception très large de la religion, c’est-à-dire un ensemble de récits, de rites, d’êtres surnaturels et de superstitions. C’est, en quelque sorte, partir du fait religieux universel des sociétés humaines. Cette perspective nous apparaît cependant assez réduite, car elle n’ouvre que sur une opération de collecte, d’assemblage plus ou moins disparate d’éléments dont le seul véritable point commun est d’entrer dans la catégorie du phénomène religieux. Aussi, les problématiques, le point de vue et les enjeux soulevés dans le plan adopté par l’ouvrage peinent à émerger.
Mêmes universelles, en effet, les pratiques religieuses diffèrent dans le fond comme dans la forme et ne sont intelligibles qu’une fois replacées dans un contexte. Dans le modèle inca, la complexité provient notamment du fait que la religion, en tant que fait social, ne distingue pas le sacré du profane. Elle n’est pas seulement une croyance ou une relation de l’être à un monde divin, mais un cosmos, une réalité tangible dans laquelle s’insèrent tous les hommes vivants dans le Tahuantinsuyu, sans exception. De même, la religion inca ne s’est présentée à nous qu’à partir de l’expansion coloniale européenne, sous la plume d’auteurs et chroniqueurs espagnols, et à travers le prisme de la pensée occidentale. Surmonter ces divergences et ces distorsions pour atteindre, ou du moins approcher, sa substance constitue un travail épistémologique de longue haleine qui, sans avoir été éludé, aurait mérité d’être étoffé dès l’introduction.
Nous faisons un constat semblable en ce qui concerne les sources coloniales, dont le contexte d’écriture, la forme et le contenu ne sont présentés que de façon sommaire. Or, ces écrits, derniers témoins d’un monde en effondrement, ont joué un rôle fondamental dans notre manière de percevoir la pensée préhispanique. Il aurait été à propos, dans un livre destiné à une large diffusion, d’expliquer plus avant la manipulation difficile de ces textes et les polémiques qui parfois les entourent. En outre, on s’interroge sur l’utilisation très fréquente de la chronique de Felipe Guamán Poma de Ayala, achevée en 1615, dont la valeur historique et scientifique est inestimable, mais dont le propos est également très personnel et partial vis-à-vis du pouvoir inca.
C. Bernand souligne à juste titre que la religion fut omniprésente à tous les niveaux des sociétés andines, depuis le plus simple geste quotidien jusqu’aux plus hautes marches du pouvoir. Par conséquent, il eut été impossible d’appréhender ce phénomène sans traiter d’organisation politique, d’architecture, d’économie ou d’agriculture. C’est ainsi que les quatre premières parties de son étude sont conçues comme un long préambule, permettant d’introduire des concepts religieux panandins comme les huacas (puissances surnaturelles agissantes, qui s’incarnent dans un objet, un être ou un élément du paysage), le dualisme, le rite ou l’orientation de l’espace et du temps. Dans cette présentation, la ville de Cuzco, cœur historique et symbolique du pouvoir inca, tient évidemment une place très importante. Merveille architecturale, elle fut l’expression physique et sociale de la pensée inca et un centre névralgique du développement des cultes et du discours religieux. Certains passages sont également très utiles, notamment sur le rappel de l’aspect éminemment guerrier de la société inca, qui a sous-tendu l’ensemble de son histoire, et la part féminine du pouvoir, fréquemment minimisée ou ignorée.
Plusieurs points seraient sûrement à débattre, ou en tout cas à préciser. Dans les sous-parties consacrées aux origines mythiques des Incas, par exemple, on voit ressurgir l’idée selon laquelle l’histoire inca peut se diviser en deux parties : une première plus ancienne et d’ordre mythique, et une seconde, débutant avec l’avènement de l’Inca Pachacutec, au milieu du xve siècle, qui relèverait de l’histoire véridique. Il s’agit là d’une tradition des études andinistes, remontant probablement aux travaux de John Rowe dans la décennie 1940, qui n’a, selon nous, plus de raison d’être soutenue. La répétition de schémas narratifs et la symbolique extrême mise en œuvre dans les récits incas (dont le personnage de Pachacutec est une parfaite illustration) montrent que l’histoire du Tahuantinsuyu tout entière a été construite selon les mécanismes du mythe. Il y a fort à douter que ce paradigme millénaire ait pu changer en quelques années de règne, et l’on aurait espéré que l’autrice s’exprime plus clairement sur ce point.
Un peu plus loin, une sous-partie est consacrée aux « répliques de Cuzco », ou à l’hypothèse que tous les établissements incas, et dans toutes les régions conquises, furent édifiés sur le même modèle architectural. Sur le plan symbolique, ce principe est tout à fait vraisemblable et apparaît dans plusieurs textes espagnols du xvie siècle ; mais il aurait fallu noter que l’archéologie décrit aujourd’hui une réalité plus nuancée. Si l’on excepte quelques sites emblématiques tels que Huánuco Pampa (Huánuco), Incahuasi (Cañete) ou Tomebamba (Quito) – dont l’interprétation est loin d’être définitive –, la majorité d’entre eux n’accuse ni architecture monumentale, ni divisions bipartites et/ou quadripartites évidentes, ni système de ceques (lignes symboliques émanant du Coricancha, le temple du Soleil, et reliant des séries de huacas), comme on peut le trouver à Cuzco. C’est sans compter, du reste, l’aspect multiforme de ces concepts, et leur antériorité dans beaucoup de territoires de l’ancien Tahuantinsuyu.
Les parties V et VI de l’ouvrage, respectivement consacrées aux « interrogations existentielles » et à la symbolique des textiles sont sans doute les plus intéressantes. Les pages dédiées aux souillures de l’âme et du corps sont particulièrement convaincantes. Elles mettent en relief deux notions largement répandues dans les Andes. La première est la relation intime, et parfois physique, de l’être humain avec tout ce qui peut relever du surnaturel. L’homme andin préhispanique peut être touché en sa chair et en son âme par l’activité des huacas, divinités et autres forces magiques. Par son comportement individuel, il peut provoquer la bonne fortune ou, au contraire, attirer le malheur, pour lui et ses proches. Il commet alors une faute, hucha en quechua, et c’est sous ce principe de culpabilité qu’il considère la maladie, le deuil, la difformité ou la malchance.
La seconde notion, plus générale, est celle d’équilibre cosmique. Tel qu’il se présente dans les récits mythiques, le cosmos inca est en équilibre précaire, et c’est toute la société qui, par son organisation, par son travail et par le rituel, participe à sa stabilité. La hucha, qui agit directement sur le monde surnaturel, est spontanément observée comme une source d’instabilité, dont les répercussions peuvent être graves. C’est ainsi qu’elle doit, quelle que soit sa cause, être rachetée pour assurer le rééquilibrage cosmique (rituels, sacrifices, offrandes diverses). De là également l’importance de la purification des corps et de l’espace, très justement remarquée par l’autrice. Cette idée s’exprimait explicitement dans le rituel de la Citua, à Cuzco, l’une des fêtes les plus importantes du calendrier inca.
Si beaucoup des mythes et des cultes incas sont, depuis longtemps, des reliques du passé, dans quelle mesure la construction politique et religieuse du Tahuantinsuyu, et les survivances de la pensée inca, résonnent-elles dans notre monde moderne ? C’est la question finale posée et explorée par C. Bernand dans cet ouvrage. Tout dépend certainement de ce que l’on considère comme la « modernité ». On peut la voir dans les bâtiments préhispaniques, qui résistent à tous les séismes quand les bâtiments récents s’effondrent comme des châteaux de cartes. On peut la voir dans la façon dont les Incas ont été utilisés et pris à partie par la philosophie occidentale, de Rousseau à Marx, ou encore dans son esthétique volontairement géométrique, nous évoquant les approches picturales du xxe siècle. Ce qui est clair, c’est que l’entreprise inca nous interpelle régulièrement, en nous renvoyant à des thématiques toujours plus actuelles.