[…] et je vous dirai, entre nous, que ces six Méditations contiennent tous les fondements de ma physique. Mais il ne le faut pas dire, s'il vous plaît; car ceux qui favorisent Aristote feraient peut-être plus de difficulté de les approuver; et j'espère que ceux qui les liront, s'accoutumeront insensiblement à mes principes, et en reconnaîtront la vérité avant que de s'apercevoir qu'ils détruisent ceux d'Aristote.
À Mersenne, 28 janvier 1641AT III, 298; Alquié II, 316-317Dans sa Ve Méditation, Descartes propose comme objets fondamentaux d'une éventuelle science de la nature ce qu'il appelle des «natures vraies et immuables». Leurs propriétés sont telles que «[…] soit que je le veuille ou non, je [les] reconnais très clairement et très évidemment être en [elles], encore que je n'y aie pensé auparavant en aucune façon, lorsque je me [les] suis imaginé[es] la première fois […]»Footnote 1. Ces propriétés, ce sont des vérités de géométrie qui les expriment. Dans le chapitre qu'elle consacre à ces natures, Margaret D. Wilson fait valoir que cette particularité, censée les identifier, n'y parvient pas effectivement. Au fait que l'intellect peut y découvrir des propriétés insoupçonnées au premier abord, mais découlant clairement et distinctement de leur essence, elle oppose le cas imaginaire d'un onk Footnote 2 (le premier être vivant non terrestre que l'on aurait découvert) : le fait que ce ne serait que plus tard, et à la réflexion seulement, qu'elle s'apercevrait devoir accorder à cet être imaginaire des capacités découlant de ce qu'il a de biotique — celles de reproduction et de nutrition, par exemple — n’ôterait rien à la facticité de l'idée de cet être. Cette idée ne saurait représenter une «nature vraie et immuable». C'est là un argument que Descartes n'hésiterait pas à approuver pour des raisons que nous abordons ici.
Il est certes fort douteux que Mme Wilson ne se soit pas aperçue que, dans ce texte et sans l'avouer, Descartes confine ces «natures vraies et immuables» aux objets des mathématiques. Il est possible, par contre — c'est du moins ce que suggère son recours au cas de l’onk —, qu'elle n'ait pas remarqué que, ce faisant, il débarrasse la physique des formes d’êtres naturels, y compris celles des êtres vivants. Il s'agit, bien sûr, des formes substantielles d'Aristote, dont Descartes cherche à affranchir les sciences. Ce sont ces mêmes choses «composées» que dans la première Méditation, il a qualifiées de «fort douteuses et incertaines» (AT VII, 20; AT IX-1, 16; Alquié II, 408), et qui ne présentent rien d'intelligible : contrairement au triangle, dont il est impossible de nier que les trois angles équivalent à deux droits, il n'y rien de nécessaire à ce que le mammifère soit vivipare, ni rien d'impossible à ce qu'il soit ovipare. Ces choses ne s'imposent pas à l'entendement comme s'imposent à lui les propriétés du triangleFootnote 3. Il n'est donc pas étonnant que lorsqu'il trace le contraste entre les nécessités constitutives des «vraies et immuables natures» et les contingences possibles dans toute autre représentation, Descartes ne donne pour exemples de celles-là que des concepts de la géométrie, et de celles-ci que des cas d'espèces naturellesFootnote 4.
Mme Wilson pourrait bien sûr nous opposer (si elle était encore parmi nous) que nous aurions renoncé à parler d'un mammifère dès l'instant où nous l'aurions supposé ovipare; que sa viviparité, au contraire, fait tout autant partie du mammifère que l’équivalence de ses trois angles à deux droits fait partie du triangle. Ce serait cependant fermer les yeux sur ce que la constitution du concept de mammifère a de contingent : elle repose en effet sur une méthodologie taxinomique qui se contente de constater ressemblances et différences entre espèces naturelles, de les ordonner et de les cataloguer, sans pouvoir en rendre compte, ni du reste avoir vocation à le faire. Ces ressemblances et différences ne sauraient être que données brutes de notre expérience de la nature, que rien ne relie entre elles. C'est justement cette contingence que rien n'explique qui porte Descartes à distinguer les sciences du simple de celles du composé. Que les critères qu'il en propose n'assurent pas suffisamment l’étanchéité de cette distinction comme il l'aurait souhaité importe peu dans ces conditions. Il lui suffit de s'en tenir à la distinction entre les mathématiques et les autres sciences, et particulièrement à la distinction entre ce qui caractérise leurs objets respectifs.
Rien ne s'oppose certes à reconnaître que «le chameau est mammifère» (ou même que «l’onk se nourrit et se reproduit») demeure nécessairement vrai. Mais cette nécessité découle d'un ordonnancement artificiel de la nature : les principes taxinomiques par lesquels sont constituées les formes du chameau et du mammifère. Rien n'empêche qu'une tout autre taxinomie engendre non seulement un ordonnancement différent des espèces naturelles, mais aussi de tout autres catégories et espèces naturelles. Cette seule possibilité serait pour Descartes raison suffisante d'affirmer que la science aristotélicienne ne peut garantir un accès effectif aux réalités naturelles et les faire connaître : la nature pourrait fort bien être ordonnée et constituée autrement que ne se la représente AristoteFootnote 5. En revanche, la réalité ne saurait être autre que ne la représentent des idées claires et distinctes, et par conséquent vraies Footnote 6. Or, justement, les concepts des êtres naturels qu'engendre la taxinomie aristotélicienne ne présentent rien de clair et distinct dans l'agencement de leurs composantes. Il est donc fort douteux qu'ils donnent effectivement accès à la réalité, à la nature.
C'est là, semble-t-il, ce qui incite Descartes à identifier cette nature à la matière, dénominateur commun de tous les êtres naturels et seul objet possible d'idées claires et distinctes : la matière est en effet selon lui essentiellement spatiale, et par là objet de géométrie. Leur clarté et distinction font que ces idées sont vraies, donc garantes de la réalité de leurs objets.
Il importe cependant de reconnaître immédiatement que cette réalité ne se traduit pas par l’existence d’êtres matériels particuliers — du moins pas directement. Elle se traduit plutôt par la réalité des lois de la nature qui en régissent les comportements (les mouvements, surtout) et les interactions. Rien là que puissent offrir les formes naturelles aristotéliciennes.
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Descartes sépare en effet «[…] la physique, l'astronomie, la médecine […] qui dépendent de la considération des choses composées [et] sont fort douteuses et incertaines [de] l'arithmétique, la géométrie, et les autres sciences de cette nature […] qui ne traitent que de choses fort simples [et qui] contiennent quelque chose de certain et d'indubitable […]»Footnote 7 (AT VII, 20; AT IX-1, 16; Alquié II, 408). Or, la physique qu'il nomme ici ne peut être celle qu'il s'apprête à fonder — celle-là, ses lecteurs ne peuvent la connaître encore. Elle ne peut être que celle d'Aristote, laquelle procède justement à partir des formes des espèces naturelles et, typiquement, vivantes : c'est parce que ces formes sont «composées» qu'elles ne donnent lieu qu’à doutes et incertitudes : aucune nécessité n'en relie entre elles les composantes — le sang chaud et la viviparité du mammifère, par exemple — comme la racine carrée de 2 relie sa diagonale au côté du carré. Elles ne peuvent donc être sources de connaissances assurées.
On sait par ailleurs — indice convergent de la chose — que le corps vivant, en tant que tel seulement, ne serait selon Descartes que machineFootnote 8. Machine fort complexe, certes, mais néanmoins réductible en principe à ses composantes matérielles, c'est-à-dire à ses caractéristiques géométriques, les seules qui lui soient essentielles. Or, du moment que même les phénomènes du vivant sont, du fait de leur matérialité, intégralement subsumables à des lois de la nature enracinées dans la géométrie, les formes substantielles n'ont plus aucun rôle à jouer même dans les sciences biologiques, celles-là mêmes qui leur ont donné naissance. Elles se dissipent ainsi sans laisser de trace : Descartes en effet ne donne nulle part acte de cette disparition dans les Méditations Footnote 9, et elles n'y font l'objet d'aucune attaque frontale.
C'est cette disparition, passée sous silence, à laquelle il fait allusion dans sa lettre à Mersenne, et dont il s'attend que ses lecteurs ne s'apercevront pas sur le coup. Contrairement à ce que pourraient penser les commentateurs qui ne s'en seraient pas aperçus non plus — Mme Wilson semble avoir été de ceux-là —, il ne saurait y avoir d'idées claires et distinctes, ni de «vraies et immuables natures» des espèces naturelles. Tout ceci est assujetti chez lui à sa visée : les sciences de la nature ne sont possibles qu'en autant que leurs objets sont parfaitement intelligibles et n'engendrent que d'indéniables vérités. Or, il le dit : exception faite de Dieu et de l’âme, il n'y a que les propriétés mathématiques de la matière que leur simplicité rend ainsi intelligiblesFootnote 10.
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C'est en grande partie dans la VIe Méditation que s'effectue cette insensible disparition. Après avoir établi l'existence des choses corporelles, Descartes passe à leur essence, à ce qu'en doivent être les caractéristiques susceptibles d’être perçues clairement et distinctement, et par là connaissables. Sa démarche filtre ainsi les sensibles communs, c'est-à-dire les modes de l’étendue et du mouvement, et les sépare de tout le reste. Or étendue et mouvement constituent l'essence de toute matière et en assurent l'intelligibilité en principe. Il n'y a rien d'intelligible, par contre, aux formes aristotéliciennes des êtres naturels : contrairement à ces choses «que je vois clairement ne pouvoir être d'autre façon que je les conçois» (AT VII, 36; AT IX-1, 28; Alquié II, 432) — les propriétés du triangle, par exemple —, l'on peut aisément se représenter un chameau ovipare.
C'est ensuite, non pas dans les Méditations, mais dans Le monde, que Descartes pose pour principe l'identification de la nature à la matière : «Sachez donc, premièrement, que par la Nature je n'entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire; mais que je me sers de ce mot, pour signifier la matière même, en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées, comprises toutes ensemble […]» (AT XI, 36–37; Alquié I, 349). Ainsi est délimité une fois pour toutes le domaine des objets de la science : les êtres matériels et les modes de leur spatialité et de leur mouvement. Bien entendu, il ne saurait étaler cette identification au grand jour, et il sait fort bien les risques auxquels il exposerait son projet autrementFootnote 11. Ainsi s'explique le silence dont il l'entoure dans les Méditations, et qui recouvre également ce qui en découle : il ne saurait plus être question d'une multitude de formes substantiellesFootnote 12 — notamment celles des êtres vivants. Il n'en reste qu'une seule, homogène, que définissent spatialité et inertie.
Ce même silence s'explique en bonne partie par ce qu'a de radical la démarche de Descartes. La matière n'est autre que substrat pour Aristote et, de ce fait, incarne la pure puissance : elle est le sujet potentiel d'une infinité d'attributs, de déterminations, mais n'en possède aucun elle-même. De ce fait, elle est pratiquement inaccessible à l'entendement en ceci qu'il ne peut se la représenter de quelque façon que ce soit. Elle ne saurait donc faire l'objet d'aucune représentation claire et distincte. Or, c'est là précisément que se situe le renversement fondamental qu'effectue Descartes en l'identifiant à l'espace : la matière devient intelligible dans son essence même du fait que l'espace, objet de la géométrie, est au contraire éminemment connaissable : ses diverses déterminations — lignes, surfaces, angles, etc. — font l'objet d'idées claires et distinctes, et donnent lieu par là à la connaissance des vérités éternelles que sont les théorèmes de géométrie. La matière, dénominateur commun dans la composition des êtres naturels, assure, ainsi conçue, que tout dans la nature soit en principe l'objet de connaissances certaines.
Descartes transpose ainsi les conditions de la certitude en mathématiques à la physique en en reconfigurant l'objet, et surtout en le simplifiantFootnote 13. C'est pourquoi il compte bien que ses lecteurs ne pourront qu'acquiescer aux fondements de sa physique. Ils ne sauraient en effet lui refuser leur assentiment sans renier les certitudes de la géométrie.
C'est ainsi qu'en spécifiant ce que doit être l'essence des choses corporelles pour qu'elles soient connaissables, et surtout en limitant son discours à cela, Descartes se débarrasse subrepticement des formes substantielles. À quiconque il arriverait de s’étonner à leur sujet, elles s'avéreraient n'avoir plus aucun rôle à jouer dans la connaissance de la nature. Leur expulsion se serait déroulée sous le nez des lecteurs, mais n'en aurait pas moins été clandestine.
Invoquées comme elles l'avaient été dans l'analyse aristotélicienne de la sensation — elles y informent aussi bien la chose perçue que l'entendement qui la perçoit —, elles engendraient cette croyance, commune mais fausse, en la ressemblance des idées sensorielles à leurs objets. C'est pour cette raison qu'immédiatement après avoir établi l'existence des choses corporelles, Descartes s'emploie à deux tâches : (a) réfuter la thèse de la ressemblance : «Toutefois elles [les choses corporelles] ne sont peut-être pas entièrement telles que nous les apercevons par les sens, car cette perception des sens est fort obscure et confuse en plusieurs choses […]»Footnote 14; et (b) redéfinir la fonction véritable de la sensation, la confinant à un rôle pratique et lui refusant celui, épistémique, que lui suppose la thèse de la ressemblanceFootnote 15 : les sens ne sauraient être source de certitudes concernant la matière ou son essence.
Il y donne aussi un aperçu de ce qu'il estime devoir se substituer aux formes : des lois de la nature, qu'il ne mentionne qu'en passant (AT VII, 84; AT IX-1 67; Alquié II, 497).
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Il s'ensuit de ces dernières remarques que Descartes ne fait ainsi aucune place à de claires et distinctes idées sensorielles, pas même à celles qui représentent les sensibles communsFootnote 16. Il n'y en a tout simplement pasFootnote 17. C'est ce que révèle l'analyse neurophysiologique de la sensation — notamment celle du phénomène des membres-fantômes — qu'offre la VIe Méditation. L'architecture même du système nerveux fait que les impulsions qu'il transmet peuvent à l'occasion donner lieu à une idée claire, mais en aucun cas à une idée distincte : une seule et même sensation peut résulter de causes diverses agissant sur diverses parties d'un même nerf, et ne permet donc pas de les distinguer. Aussi les représentations sensorielles de grandeurs ou de figures particulières — celles du soleil, par exempleFootnote 18 — y sont-elles assimilées aux sensibles propres que sont lumière, son, etc. : elles demeurent «douteuses et incertaines» elles aussi.
Il n'y a de perception fiable des choses corporelles particulières que dans la mesure où leur comportement est conforme à deux conditions : (a) qu'il ne soit fonction que de leurs caractéristiques spatiales, et (b) qu'il soit alors conforme aux lois du mouvement et s'en déduise. Ces dernières, n’étant que lois de l'inertie, excluent que les êtres naturels possèdent, comme le voudrait Aristote, le principe de leur propre mouvement — autre disparition implicite dans les dernières lignes de la VIe Méditation : ce «principe de leur propre mouvement» n'est d'ailleurs autre que leur forme. La connaissance de la nature n'est donc plus connaissance des choses (ou substances) particulières qui la peuplent — et ne saurait l’être —, mais connaissance des lois éternelles qui la structurent et déterminent les interactions de ces choses : ce ne sont plus en effet de fluctuantes et auto-déterminantes substances, mais les lois qui en régissent l'inertie qui, immuables, sont seules véritablement connaissables. C'est pourquoi la certitude dont est porteuse notre perception des mouvements de la matière n'est que «morale»Footnote 19 : elle découle, dans les cas particuliers, de la cohérence logique des vérités de géométrie qui la gouvernent.
C'est du reste cette même cohérenceFootnote 20 qui, avec l'essentielle continuité du mouvement ou du repos des choses corporelles — c'est-à-dire l'inertie — qu'en rapportent les sens, sert de pierre de touche pour distinguer l’éveil du rêve, à la toute fin de la VIe Méditation. Ce n'est qu'alors que la sensation peut remplir le seul rôle qui lui revienne : celui de guider l'agir dans un monde perpétuellement en flux, flux que cependant structurent d'immuables lois permettant d'en anticiper l’évolution.