La précarité a toujours affecté la fabrique des savoirs, comme le rappelle Martin Mulsow dans ce beau livre : fragilité des supports, défaveur de certains champs et de certaines approches, incertitude et instabilité des carrières. Dix ans après la parution de la version allemande, cet ouvrage reste d’actualité. Actualité politique, puisqu’il pose des questions au xviiie siècle allemand (par exemple, comment la menace de précarité a-t-elle façonné les œuvres et leur transmission ?) qui résonnent avec force dans notre présent. Pensons au mouvement #IchBinHanna de 2021, qui mit la question de la précarité universitaire au cœur du débat public en Allemagne, un pays où deux tiers des emplois scientifiques sont temporaires et généralement limités à un total de six ans après le doctorat. Actualité scientifique, également, puisque les propositions de M. Mulsow restent novatrices dans le champ de l’histoire des idées et de l’érudition : pour preuve, la traduction américaine du livre qui vient de paraître en 2022Footnote 1.
Il sera question ici de l’édition française de 2018, publiée dans la « Bibliothèque allemande » des Éditions de la MSH, une collection précisément dédiée à faire connaître des travaux allemands en France. On ne peut que s’en réjouir. M. Mulsow, titulaire de la chaire « Cultures savantes dans l’Europe moderne » à l’université d’Erfurt et directeur du centre de recherche sur l’histoire des savoirs des temps modernes à Gotha, est un historien des idées renommé et un des grands spécialistes des Lumières allemandes. Son œuvre, foisonnante et influente, était pourtant peu connue du public francophone avant cette traduction, si ce n’est par un article de 2009 dans les Annales sur les « constellations philosophiques »Footnote 2.
Savoirs précaires synthétise bien la démarche que M. Mulsow a privilégiée dans l’ensemble de ses travaux. Les objets traités sont d’une multiplicité frappante (livres et bibliothèques, manuscrits et peintures, gestes et « vertus », personae et communautés, transferts intergénérationnels et communications postales, l’Orient et la magie), comme le sont les approches utilisées pour les étudier (des études visuelles à l’histoire des sciences, de l’histoire de l’information à la sociologie du travail). Le tout est mobilisé pour mieux étudier un sujet sur lequel M. Mulsow est un expert reconnu : la Frühaufklärung ou pré-Lumières allemandes des années 1680-1720 et les courants libertins, clandestins et radicaux qui leur étaient associés, avec des incursions occasionnelles dans la Venise du premier xviie siècle et le Paris de Louis XIV. La question qui guide l’ouvrage est elle aussi l’une de celles posées par l’auteur dans un grand nombre de ses travaux : qu’est-ce que les apports historiographiques hors de l’histoire des idées (tournant matériel, études visuelles, histoire culturelle) imposent à celle-ci en termes d’approche ?
M. Mulsow explore cette question à partir de la notion de précarité. Du moment où l’on passe par « les pratiques des acteurs concernés », l’histoire des idées « ne peut pas faire l’économie de[s] contingences » qui façonnent leur fabrique et leur transmission (p. 14). Envisagés de ce point de vue, les savoirs – et surtout ceux en lien avec les courants radicaux qui sont au cœur du livre – apparaissent hantés par des aléas qu’il est impossible de concilier avec tout récit triomphaliste : les manuscrits brûlent ou s’égarent en route ; les carrières savantes se défont avec la perte d’un protecteur ou face aux concurrences universitaires ; la préservation de certaines œuvres devient d’autant plus incertaine que leurs auteurs ne peuvent les diffuser de leur vivant que de manière clandestine.
Le livre se déploie en quatorze chapitres issus de communications que l’auteur a faites pendant sept ans. Bien que la cohérence du volume se dilue dans la grande diversité thématique des parties et que le fil conducteur de la précarité devienne parfois anecdotique, chaque chapitre est une perle d’érudition et de créativité. Deux thèmes transversaux semblent émerger de l’ensemble : la précarité des savants et de certains savoirs, d’une part ; et la précarité matérielle des supports et des transmissions, de l’autre.
La précarité sociale était criante chez les lettrés dont la proximité avec les idées clandestines rendait la carrière, et parfois la vie, incertaines. Theodor Ludwig Lau, étudiant de Christian Thomasius, se coupe les veines du poignet face aux persécutions et à l’impossibilité de faire publier ses travaux ; Peter Friedrich Arpe, quant à lui, survit comme précepteur et grâce à de petits postes à l’Université qui restèrent toujours temporaires. Face à une histoire intellectuelle qui continue souvent à glorifier les grands noms et leurs œuvres, M. Mulsow met à profit son incontestable maîtrise de fonds archivistiques épars, peu connus et difficiles, pour aborder ce qu’il identifie comme des « figures de deuxième voire de troisième rang » (p. 20 et 304). Il le fait à partir de ce qu’il appelle le « précariat savant », en écho au « prolétariat littéraire » de Robert DarntonFootnote 3. Cependant, le but de M. Mulsow est avant tout d’éviter toute réification des positions sociales et philosophiques. Certains savants se dédoublèrent entre une persona publique et une autre privée : soit en diffusant leurs travaux radicaux sous couvert d’anonymat ou sous pseudonyme, par peur à tomber dans la précarité ; soit, pour ceux qui menaient des existences déjà bien fragiles, comme Lau, en présentant leurs prises de position publiques hétérodoxes comme de simples exercices de pensée qui ne s’opposaient pas à une persona privée de bon chrétien et citoyen loyal. En réalité, ces penseurs, souvent, n’étaient pas de fervents défenseurs d’idées fixes, comme l’opposition entre Lumières radicales et modérées le suggérerait, mais des partisans d’une pluralité idéologique jusqu’à l’excès. Avec le clivage entre bourgeoisie et précariat savants, M. Mulsow ne vise pas tant des inégalités de classe ou de statut social, ou encore des prises de position philosophiques inébranlables, que des réalités plus complexes et mouvantes qui furent à la fois sociales et intellectuelles.
Ces savoirs proscrits et clandestins étaient eux-mêmes précaires du fait de l’incertitude des conditions matérielles de leur production et de leur transmission, un aspect qui est sans doute l’un des plus fascinants de l’ouvrage. Ce que M. Mulsow nous montre, en fin de compte, est que la consécration savante des individus et des œuvres a largement été une affaire d’opportunité matérielle. La survie des œuvres, pour la plupart manuscrites ou imprimées à très peu d’exemplaires, fut une obsession particulièrement pressante pour les auteurs clandestins. « Comment des œuvres peuvent-elles être à la fois cachées et sauvées » (p. 37) ? Ayant largement échoué à se faire imprimer, Lau composa à la fin de sa vie une liste de ses travaux pour essayer d’en rendre au moins l’existence publique ; une bonne partie d’entre eux furent d’ailleurs perdus lorsqu’on mit feu à sa maison à deux reprises. Face au morcellement des milieux clandestins, la transmission des savoirs interdits passait souvent par les collections : collections physiques de clandestina ou d’écrits réprimés, tout d’abord, qui offraient dans le même temps de rares espaces de sociabilité radicale ; collections sur papier, également, sous forme de bibliographies. Les deux étaient souvent liées : Johann Heinrich Heubel put projeter une Bibliotheca Vulcani d’ouvrages brûlés, restée manuscrite, grâce à ses voyages diplomatiques dans des villes où ces collections et cercles clandestins existaient.
La transmission de ces savoirs resta toujours précaire. Si leur passage de père en fils peut dans un premier temps sembler le plus sûr, M. Mulsow montre qu’il était loin d’en être ainsi. L’héritage intellectuel d’un aïeul pesait lourd sur les épaules de plus d’un lettré. La bibliothèque du pasteur hambourgeois Abraham Hinckelmann regorgeait de manuscrits kabbalistiques (qu’il finit par vendre) d’un grand-père dont la pensée l’embarrassait grandement dans un contexte de forte tension religieuse. La circulation physique des manuscrits ne fut pas moins difficile. C’est ce que le polymathe Christoph August Heumann, de Göttingen, apprit à ses dépens lorsque les milliers de pages de ses précieux cahiers de lecture, qu’il avait prêtés à son jeune collègue Johann Jakob Brucker, s’égarèrent mystérieusement au cours de leur renvoi, peut-être par œuvre d’un de ses plus farouches ennemis. Au-delà de l’anecdote, cet incident nous rappelle l’importance des bibliothèques manuscrites privées et d’une histoire des idées qui ne se limite pas aux ouvrages imprimés.
Il pointe aussi vers la capacité de M. Mulsow à utiliser des matériaux d’une grande diversité. À son étude pointue des textes imprimés vient s’ajouter l’analyse d’annotations manuscrites marginales (par exemple, celles d’Arpe sur une copie de sa propre Apologia pro Vanino en vue d’une édition augmentée), de cahiers de lecture (ceux, très nombreux, que Johann Christoph Wolf compila d’une écriture microscopique au sujet de savoirs orientaux) et d’images (les représentations emblématiques de la vérité par Pietro della Vecchia). Les images ont une place centrale dans la démarche de M. Mulsow. L’analyse palpitante du Portrait d’un jeune homme de della Vecchia, qu’il relie à la circulation des travaux du mathématicien Erhard Weigel en Italie du Nord à partir d’une feuille volante peinte sur le tableau, est représentative d’une méthode d’historien-détective qui procède « d’énigme en énigme » (p. 197). Là où les traces manquent, l’auteur tire des hypothèses, mais toujours avec une importante prise en compte des contextes.
De tout cela, « en résulte-t-il une autre histoire des idées à l’époque moderne » (p. 304), comme M. Mulsow se le demande lui-même en conclusion ? Le sentiment de nouveauté est certainement accru par la manière vertigineuse qu’a l’auteur de mobiliser des notions endogènes à l’histoire (« niches », « charge subversive inférentielle », « nivellement », « philosophie sublimée », « épistémologie des vertus », « microgrammes »). Et presque chaque chapitre offre en effet une proposition programmatique forte : M. Mulsow compare de ce fait le livre à un film à sketches, une mosaïque « de petites histoires qui restent à écrire » (p. 305). Mais, si l’on considère ne serait-ce que l’historiographie française, où l’histoire culturelle (le champ avec lequel l’auteur fait le plus dialoguer son histoire des idées) est prévalente depuis des décennies, il n’est pas si évident que toutes ces histoires restent véritablement à écrire : les travaux sur l’histoire de la numismatique ou de la lecture la plume à la main y étaient déjà importants avant même la publication de la version allemande. Il n’en demeure pas moins que M. Mulsow déploie un degré d’érudition, de solidité analytique et de créativité difficiles à égaler. Au public francophone, son livre offre non seulement le panorama d’un milieu intellectuel dont il est encore peu familier – celui de l’Allemagne du Nord au tournant de 1700 –, mais aussi une source d’inspiration méthodologique.