En dépit d’une nosologie, d’une étiologie et d’une létalité très différentes de celles de la Covid-19, la peste médiévale et moderne a souvent été convoquée ces dernières années dans les médias pour tracer des analogies avec la situation pandémique actuelle. Les interrogations des scientifiques sur les modes de propagation du coronavirus et les politiques sanitaires mises en place pour le combattre trouvent en effet quelques résonances avec la littérature médicale médiévale et avec les premières mesures de confinement et de quarantaine, expérimentées notamment dans la péninsule italienne à partir de la seconde moitié du xive siècle. Plus largement, avec les prises de parole publiques d’experts et les réactions de peur et de superstition que suscite le Sars-CoV-2 depuis quatre ans, le Moyen Âge, quoique lointain, semble offrir un miroir troublant aux questionnements du présent. Cet écho se nourrit d’un renouvellement des études sur l’épidémie de peste, enrichies par les recherches archéologiques, microbiologiques et paléogénétiques. Après des années de controverses, ces dernières ont en effet permis, en 2011, de retrouver sur des restes osseux médiévaux et modernes l’ADN ancien du yersinia pestis et de rendre le bacille définitivement responsable des deux premières pandémies, qui ont notamment touché le monde occidental, et de la troisième qui débute à la fin du xixe siècle dans l’espace asiatiqueFootnote 1. La première pandémie, que l’historiographie qualifie de « peste de Justinien » (du nom de l’empereur de Constantinople qui régnait alors), a frappé l’Orient méditerranéen au milieu du vie siècle avant de se propager vers l’ouest, sans doute de manière plus étendue qu’on ne le pensait dans les années 1960-1970, même si la recherche s’affronte encore sur ses conséquences démographiques, économiques, sociales ou encore politiquesFootnote 2. Découvreur du bacille de la peste à Hong Kong en 1894 lors de la troisième pandémie, Alexandre Yersin l’identifie alors avec l’agent pathogène responsable des épidémies médiévale et moderne. Dans le cours du xxe siècle, les questions soulevées à propos de l’épidémisation de la peste (puce du rat, puce de l’homme ?)Footnote 3 et les comparaisons effectuées entre les données issues de l’archéologie et de sources historiques avec les analyses scientifiques provenant de la peste contemporaine ont poussé, à partir des années 1980, des biologistes et des historiens à remettre en cause le diagnostic rétrospectif proposé par A. YersinFootnote 4. Grâce aux découvertes scientifiques récentes qui ont permis d’établir un arbre phylogénétique des différentes souches de la bactérieFootnote 5, l’on peut affirmer que les trois pandémies sont clairement apparentées ; ces recherches interdisciplinaires ont également conduit à réexaminer les voies et modes de propagation de l’épidémie et sa chronologie, tout en suscitant des interrogations toujours ouvertes sur ses origines, son épidémiologie, son expansion ou sa disparition en Europe au xviiie siècleFootnote 6.
À rebours d’une démarche qui consiste à faire des lectures historiques du passé un instrument utile pour penser le présentFootnote 7, l’expérience actuelle me paraît offrir l’occasion de reconsidérer les réponses des médecins du monde occidental face à la peste du Moyen Âge tardif, bien documentée. Si aujourd’hui les États, les experts et une partie de l’opinion s’interrogent sur l’efficacité vaccinale, l’apparition de variants, la survenue de nouvelles « vagues » et sur la persistance épidémique, il faut se rappeler l’inquiétude face à la propagation de la Covid-19, la sidération face aux mesures de confinement prises quasiment à l’échelle planétaire et l’impatience devant l’impuissance médicale vis-à-vis d’un virus inconnu. Ces réactions évolutives, suscitées au printemps 2020, s’inscrivent dans des temporalités où se croisent, sans nécessairement se recouper, les temps de la maladie, de la science, de la politique et de l’économie. À une autre échelle, ces temporalités ont aussi joué un rôle au Moyen Âge : l’expérience vécue de la peste a modifié au fur et à mesure les perceptions, les réactions et, également, les connaissances médicales des contemporainsFootnote 8. Or l’historiographie traite généralement comme un même ensemble ce siècle et demi de pandémie. Souvent construite à l’aune des connaissances actuelles, elle discrédite toute intervention médicale en raison de l’incompréhension des mécanismes de propagation qui rend les praticiens impuissants. Fondée sur quelques textes rédigés au moment de l’hécatombe, parfois féroces envers une communauté dont on attend alors – comme en 2020 – des réponses immédiates et efficacesFootnote 9, elle se montre particulièrement critique à l’égard des savoirs médicaux et de leurs détenteurs, soulignant l’inanité de leurs soins, leur lâcheté quand ce n’est pas leur esprit de lucreFootnote 10.
Tandis que l’épidémie du milieu du xive siècle surpasse de très loin, par ses conséquences démographiques, les autres pathologies parasitaires, infectieuses et endémiques affectant régulièrement les sociétés occidentalesFootnote 11 (puisque, selon les auteurs, entre le tiers et plus de la moitié des populations occidentales a alors disparuFootnote 12), les médecins, loin de rester silencieux, ont pourtant répondu par une profusion inégalée de textes consacrés à une maladie perçue comme nouvelle. Le souvenir de la peste du haut Moyen Âge s’est à cette époque en grande partie perdu et les pestilences dont parlent les auteurs de l’Antiquité, notamment Thucydide pour Athènes et Galien pour la peste dite « antonine », quoique parfois cités par certains médiévaux, n’ont, selon ces derniers, rien à voir avec la maladie à laquelle ils doivent faire faceFootnote 13. Dénigrée pour répéter les principes nosologiques hérités de l’Antiquité et du monde arabo-islamique qui font de la peste une pathologie causée par une corruption de l’air, cette littérature est souvent écartée par les historiens et historiennes lorsqu’il s’agit d’étudier la gestion de l’épidémie, au prétexte que seules les autorités publiques en auraient compris, par l’observation et le bon sens, le principe de contagion. En effet, depuis les études pionnières dans le domaine de l’histoire de la santé publique de Carlo Mario CipollaFootnote 14, la médecine et ses praticiens ont souvent vu leur rôle minoré face au défi de la pesteFootnote 15. Pourtant, c’est oublier le statut intellectuel et social reconnu depuis le xiiie siècle, tout particulièrement dans les espaces méridionaux, mais aussi là où l’Université est puissante, comme à Paris, à une nouvelle élite lettrée issue des bancs de cette institution et formée à un savoir renouvelé par les traductions latines d’œuvres philosophiques et médicales de langues grecque et arabe. Au contact des autorités laïques ou ecclésiastiques qui les emploient (comme professeurs, médecins au service de la cité, d’un roi ou d’un prince), ces praticiens savants représentent une large part des auteurs de l’abondante production sur la peste.
Cette littérature a toutefois retenu l’attention des historiens et historiennes des sciences dès la fin du xixe siècle. Après les premières éditions proposées par Émile RébouisFootnote 16 et Joseph Michon, Karl Sudhoff publiait, entre 1910 et 1925, presque 300 textes d’ampleur très variable et d’origines géographiques diverses dans les Archiv für Geschichte der Medizin. Ils constituent encore la principale matrice des études sur l’écriture médicale en temps de peste pour le monde occidental. Les travaux pionniers de Dorothea Waley Singer et d’Anna Montgomery Campbell (auxquels il convient d’ajouter les éclairages ponctuels de Lynn Thorndike)Footnote 17, avant la Seconde Guerre mondiale, n’ont été renouvelés qu’à la fin du xxe siècle par Melissa P. Chase, Jon Arrizabalaga, Samuel K. Cohn et Joël Coste, et très récemment par John AberthFootnote 18.
Surprenant par son nombre, cet ensemble de textes constitue l’une des productions médicales médiévales les plus considérables en langues latine – encore majoritaire – et vulgaires. Il se caractérise par une certaine diversité, aussi bien en termes de longueur que de genres. Les formes brèves, qui se contentent de consigner recettes et préparations médicales, côtoient des productions de plus ou moins vaste ampleur, de quelques feuillets dans un manuscrit à de véritables traités, ces derniers se faisant de plus en plus fréquents au cours de la période. Ces écrits empruntent leur modèle à des typologies discursives alors en vogue : d’une part, les régimes de santé, de l’autre les conseils thérapeutiques. Les régimes, rédigés par des praticiens souvent connus, proposent à leurs lecteurs une hygiène de vie fondée sur la juste régulation d’un ensemble de paramètres appelés « choses non naturelles »Footnote 19 et censée permettre la conservation de la santé. Ces facteurs d’ordre physiologique, psychologique et liés à l’environnement forment ce que la médecine médiévale appelle diététiqueFootnote 20. Éléments indispensables à la vie, ils peuvent toutefois, lorsqu’ils ne sont pas adaptés à la complexion individuelle, causer son déséquilibre et engendrer une maladie. Souvent constitués d’un ensemble de chapitres qui énumèrent le bon usage de chacune de ces choses non naturelles, les régimes servent de modèle à la première partie des traités sur la peste qui proposent une diététique thérapeutique. Ces ouvrages consacrés à l’épidémie s’appuient aussi sur un autre genre médical, né en Italie dans la seconde moitié du xiiie siècle et qualifié de conseil, à l’image de son pendant dans le domaine juridique. Il s’agit de prescriptions individuelles qui permettent à un praticien, souvent de renom, de traiter un cas thérapeutique spécifique en réponse à la demande d’un confrère en difficulté ou d’un patient qui souhaite disposer d’un avis autoriséFootnote 21. Ces consilia correspondent au versant curatif des régimes : après la description du cas à traiter, ils fournissent une diète adaptée et un traitement pharmacologique.
À partir de ces genres discursifs, la littérature consacrée à la peste offre une grande quantité de textes dont les évidentes répétitions ont jusqu’à peu découragé une étude globale. Pour l’essentiel en effet, les recherches se sont surtout concentrées sur les premières œuvres rédigées au milieu du xive siècleFootnote 22, les plus tardives n’étant abordées qu’à travers une approche thématique et par le biais d’éditionsFootnote 23. Si elle n’a pas donné lieu à des controverses semblables à celles qui virent le jour au xixe siècle à propos de la nature et de l’épidémiologie du choléra, cette littérature n’en livre pas moins des réflexions et des observations singulières, fruits de l’expérience répétée de l’épidémie. Elle n’exprime pas toujours une pensée unique, comme le remarquait déjà M. P. Chase en 1985 en examinant un ensemble de traités montpelliérains. Prenant en compte les œuvres rédigées entre 1347 et 1450 dans le monde occidental et les quelques textes issus de l’espace arabo-islamique, les travaux de J. Aberth renforcent cette impression. En étudiant les causes, les signes, la prévention et les soins préconisés dans ces traités, celui-ci est parvenu à dégager des points de vue tantôt proches, tantôt divergents, sans qu’il ne se dessine toujours une chronologie très claire de ces évolutions, car elles demeurent dans l’ensemble difficiles à retracer. L’approche s’inscrit dans une lecture internaliste, attentive aux infinies variations que ces textes révèlent. Confrontant – tel que l’avait fait S. K. Cohn dans le but de démontrer que l’épidémie médiévale n’était pas la peste – les propos des auteurs médiévaux aux données issues de la 3e pandémie (fin xixe-xxe siècle), J. Aberth s’efforce d’identifier les formes et manifestations de la peste médiévaleFootnote 24. Les textes patiemment examinés ne sont toutefois qu’indirectement corrélés aux contextes culturels, sociaux et politiques qui ne sont pourtant pas sans influencer leurs conditions de rédaction et leurs contenus, dans la mesure où cette littérature répond avant tout à un double défi : l’un d’ordre intellectuel, puisque la peste interroge les principes étiologiques des maladies épidémiques ; l’autre d’ordre sanitaire en ce qu’elle bouleverse les équilibres démographiques et met en danger la survie des sociétés.
L’analyse proposée ici portera sur la littérature produite dans le monde occidental en écartant volontairement les textes en langues arabe et hébraïque. Elle visera moins l’examen détaillé des contenusFootnote 25 que la manière dont des médecins, engagés dans la société de leur temps, répondent à un enjeu majeur et revendiquent un statut d’expert sur les questions de santé, à des échelles tant individuelles que collectives. Il s’agira aussi de saisir comment l’expérience répétée de l’épidémie nourrit la construction d’une légitimité vis-à-vis des confrères, des patients et des autorités. Cette réflexion s’inscrit dans les recherches que je mène depuis de nombreuses années sur les rapports entre médecins et patients, entre savoirs médicaux et enjeux sociaux, c’est-à-dire sur la manière dont la production savante et plus largement les praticiens répondent à des demandes en matière de soins et de santéFootnote 26.
Principaux témoignages des positions médicales de l’époque, ces productions textuelles manifestent une tentative sans précédent d’objectivation d’une maladie dont les médecins reconnaissent très vite la terrible mortalité et le caractère endémique. Adressées principalement à un public profane en attente de conseils, elles rendent compte d’un effort étiologique, thérapeutique et préventif inédit, et manifestent le souci constant de satisfaire à des impératifs de santé individuelle et collective.
Objectiver la maladie : la littérature médicale en temps de peste
Face à une maladie qui ravage le monde occidental, met au défi sa science et en question son expertiseFootnote 27, les praticiens répondent par une prolifération de textes de longueur variée. Rédigés dans des lieux réputés de l’enseignement médical (Pérouse, Naples, Paris, Montpellier, Lérida), les premiers écrits, contemporains de l’arrivée de la peste en 1347-1348, sont composés dans l’urgence épidémique. Leur nombre, presque une vingtaine, surprend au regard du silence relatif des autres sources : la documentation administrative et, plus largement, les écrits pragmatiques et littéraires contemporains manquent souvent ou sont peu diserts sur la maladie. Certains auteurs anticipent même l’apparition du fléau, à l’image du Catalan Jacme d’Agramont qui écrit avant l’arrivée de la peste à Lérida, à laquelle il succombera le 24 avril 1348. À Reims, Pierre de Damouzy achève son Tractatus de epidemia le 16 août, tandis que la maladie qui dévaste Paris n’a pas encore atteint la ChampagneFootnote 28. Loin de se tarir, cette production s’amplifie au gré des recrudescences épidémiques et se poursuit à l’époque moderneFootnote 29, fruit de la réflexion aussi bien des élites universitaires que de praticiens urbains, d’auteurs renommés que de plumes anonymes.
Comme Chiara Crisciani l’a montré, la pratique du conseil a donné lieu à un genre discursif par lequel la communauté médicale exprime, d’une part, son autorité et son savoir et justifie, d’autre part, son rôle dans la sociétéFootnote 30. Elle contribue en outre à l’affirmation d’une profession en tant qu’élite diplômée et autorisée à exercer depuis le xiiie siècleFootnote 31. Empruntant sa forme et une partie de son contenu à des genres établis de la littérature médicale (régimes et conseils), ces écrits sur la peste se distinguent toutefois par leur focalisation exclusive sur la maladie. Cet effort d’objectivation est une nouveauté dans les productions médiévales ; en effet, les pathologies sont généralement étudiées dans des ouvrages encyclopédiques portant le titre générique de practicae, où elles sont classées en fonction de l’organe ou partie du corps léséFootnote 32. Dédier un traité à un seul sujet, qui plus est à une affection, là où la monographie est réservée aux instruments du diagnostic (urine, pouls) ou aux veninsFootnote 33, témoigne de la place à part que la peste occupe ; celle-ci est entendue comme une maladie particulière, au sens où elle surpasse par sa malignité tout ce que l’on a pu entendre ou lire dans les livres, comme le déclare très tôt le Pérugin Gentile da Foligno dans un premier conseil rédigé au printemps et adressé au collège des médecins de GênesFootnote 34, puis dans un autre, resté inachevé à sa mort en juin 1348 et peut-être rédigé avec l’appui de ses collègues de Pérouse :
[…] de mémoire d’homme, il n’est jamais survenu aucune pestilence aussi extraordinaire que ne l’est la pestilence qu’il y a aujourd’hui, qui semble être venue en Italie des régions méridionales et occidentales, en commençant par l’Occident. Car la fameuse épidémie de la cité de Crannon ou celles que décrivent Thucydide ou Galien, ou Avenzoar, ne semblent pas comparables, en termes de malignité, à la pestilence qui en ce moment nous envahitFootnote 35.
D’autres après lui, forts de l’expérience des recrudescences de peste, insistent sur le caractère inédit et singulier de l’épidémie par rapport à celles connues des autorités médicales ; elle s’en démarque par sa létalité, sa durée et son caractère universel dans la mesure où elle semble n’épargner aucune partie du monde. Ainsi, en 1365, Jean de Bourgogne peut-il écrire :
J’ose dire non pour jeter l’opprobre sur les auteurs antiques, mais parce que la longue expérience me l’a montré, que les maîtres du temps présent, où qu’ils soient, ont une expérience dans les maladies pestilentielles et épidémiques qui vaut mieux que tout l’art de la médecine qui descend d’Hippocrate, car aucun [de ces auteurs] ne vit en son temps régner une épidémie si fort, si ce n’est Hippocrate qui la vit régner dans la cité de Craton […]. Ils ne virent donc point d’épidémie aussi générale ni aussi longue, ni ne s’enquirent ni ne firent l’expérience de soins si longs ni mis à l’épreuve par une si longue expérienceFootnote 36.
En 1363, le médecin des papes Guy de Chauliac déclare que les épidémies de peste du temps d’Hippocrate, de Galien ou encore de Grégoire le Grand n’ont touché que certaines régions et ont été pour partie guérissables, tandis que celle qu’il a vécue à deux reprises à Avignon affecte l’ensemble du monde et s’avère irrémédiablement fataleFootnote 37. Quelques années plus tard, en 1373, le Montpelliérain Jean Jacme observe que « la pestilence nous envahit plus fréquemment qu’elle ne le faisait chez les Anciens de sorte que peu d’entre eux, du fait [du peu] d’expérience qu’ils en ont, pourront en dire peu de chosesFootnote 38 ». Et c’est bien cette maladie récurrente dont Raymond Chalmel, praticien de la cour pontificale, rappelle les divers épisodes advenus sous le pontificat de Clément VI en 1348, de Grégoire XI en 1373 ou encore à l’heure où il écrit son De peste, en 1382, sous Clément VIIFootnote 39. Au début du xve siècle, Heinrich Lamme, un médecin de Lübeck formé à Montpellier, déclare que « maintenant, quasiment chaque année ou au plus tous les trois ou quatre ans, arrive chez nous la pestilence, par laquelle la population est diminuée et la terre dépeupléeFootnote 40 ».
Quoique pensée comme singulière en raison de ses effets catastrophiques, la pathologie n’en est pas moins qualifiée de pestilence, peste, épidémie, fièvre ou maladie pestilentielle de manière souvent indifférenciéeFootnote 41. Elle est perçue comme relevant d’un ensemble nosologique connu, celui des fièvres dont on rappellera qu’elles sont alors considérées comme des pathologies à part entière, dues à un excès de chaleur extérieur qui pénètre dans le cœur et se répand dans le corps sans affecter un organe en particulierFootnote 42. Elle relève plus spécifiquement de la catégorie des « fièvres pestilentielles », que le Canon d’Avicenne, texte majeur de l’enseignement universitaire, distingue des autres fièvres par son origine – un air corrompu non seulement dans ses qualités premières, mais aussi dans toute sa substance – et par son caractère létalFootnote 43. Dans la pensée de Galien, autre autorité médicale au Moyen Âge, le nombre de morts différencie la pestilence de l’épidémie qui toutes deux affectent un même territoire :
Certaines maladies frappent beaucoup de gens en un seul temps, maladies qui lorsqu’elles se révèlent fatales, sont nommées pestilences, tandis que si elles s’avèrent plus modérées, on les désigne par une autre appellation, en les appelant épidémiques, de sorte que la maladie épidémique est une maladie qui se répand en un temps dans une contrée, tandis que la pestilence est une épidémie fataleFootnote 44.
Dans les décennies qui précèdent la survenue de la peste, l’usage de ces termes est à la fois limité et plus flou, comme l’a montré Joël Chandelier. Interchangeables, ils peuvent donner lieu à des définitions surprenantes pour le lecteur actuel. Dans le passage sur les fièvres pestilentielles du commentaire qu’il consacre au Canon en 1345, Gentile da Foligno écrit : « Si pestilence et épidémie renvoient à des maladies générales causées par l’air et touchant de nombreux individus dans un même espace, la pestilence renvoie à des pathologies différentes, tandis qu’épidémie désigne une seule et même maladieFootnote 45. » Cette imprécision se retrouve encore dans le conseil qu’il envoie à ses collègues génoisFootnote 46, mais aussi, de nombreuses années plus tard, dans le court « Moyen pour se préserver de l’attaque épidémique ou pestilentielle » (Modus preservandi se ab incursu epidemie seu pestilentie), proposé, après 1423, par un praticien de Vienne, Jacob de Stockstal, au monastère de MelkFootnote 47. En 1407, le professeur de Prague Sigismond Albicus parlait dans ses traités « des pestes » et autres « maladies pestifères » ou encore des « fièvres pestilentielles »Footnote 48.
Si les vocables d’épidémie, pestilence, fièvres pestilentielles et pestes sont encore employés indistinctement par une grande partie des auteurs, certains s’efforcent néanmoins de différencier la maladie nouvelle des autres fièvres pestilentielles dans des essais, certes incomplets, de définition et de classement nosologique. L’un des points discriminants réside dans la présence constatée sur le corps d’excroissances. Tandis que dans les années 1370 le Montpelliérain Jean de Tournemire distingue fièvres pestilentielles et « maladies pestilencielles », caractérisées par la présence d’apostumes (sortes d’abcès qui suppurent)Footnote 49, son confrère Raymond Chalmel, quelques années plus tard, dissocie d’un côté les fièvres avec ou sans abcès, de celles qui, précédées de l’apparition d’un bubon, ne sont qu’un simple accident, conséquence d’une autre causeFootnote 50. L’existence de ces abcès est aussi perçue comme la manifestation d’une matière venimeuse dans le corps et conduit à appréhender la peste comme un empoisonnementFootnote 51. Celui-ci n’est désormais plus associé, comme au début de l’épidémie, à l’action des Juifs ou d’hommes malveillants – tel que, par exemple, le laissaient entendre en 1348 Jacme d’Agramont et Alphonse de Cordoue, un auteur de Montpellier –, mais à une cause naturelle : une substance putride, en soi mortelleFootnote 52. Dans le prolongement d’une littérature médicale dédiée aux poisonsFootnote 53, engagée à la fin du xiiie siècle, l’idée d’un venin responsable de la peste, déjà présente dans les conseils de Gentile da Foligno, s’affirme tout au long des xive et xve siècles. Cette conception fait de l’air, non seulement altéré dans ses qualités premières (c’est-à-dire dans sa complexion naturelle chaude et humide) mais corrompu dans toute sa substance, l’origine d’un empoisonnement général qui se répand universellement. C’est la raison pour laquelle le Pavesan Antonio Guaineri associe peste et venins dans une sorte de traité double (De peste et venenis) adressé au duc de Milan Filippo Maria Visconti vers 1435. C’est aussi pourquoi plusieurs auteurs en viennent à proposer une nette distinction entre la pestilence (entendue au sens de maladie générale) et la peste en tant qu’« humeur corrompue ou vénéneuse enfermée dans le corps humain, rassemblée dans certaines glandes, voire les constituantFootnote 54 », selon la définition du Bisontin Theobaldus Loneti en 1427, ou comme « maladie engendrée dans le corps humain », selon les mots de l’astrologue et médecin bolonais Girolamo Manfredi à la fin du siècleFootnote 55.
Les signes corporels (signa), en particulier l’apparition de ces abcès, ne servent pas seulement, du point de vue de l’étiologie et de la nosologie, à distinguer la peste et ses causes d’autres pathologies épidémiques. Ils jouent également un rôle en matière de diagnostic, quoiqu’il n’existe dans ces textes ni nomenclature unique ni description précise de ces excroissances corporelles aux noms variés : anthrax, apostema, bubo, carbunculis, gibbus, glandula, herisipela, tumor ou simples morbillus ou pustulis. La confusion du vocabulaire s’explique en partie par le fait que leur traitement relève non du travail du médecin mais de celui du chirurgien ; de telles précisions n’ont donc guère vocation à se trouver dans des textes dont la fonction principale est de proposer des conseils préventifs et thérapeutiques à des patientsFootnote 56. Dans son Conseil pour éviter la peste, daté de 1398 et adressé au duc de Milan Gian Galeazzo Visconti, Pietro da Tossignano est l’un des premiers et des rares à tenter de différencier l’anthrax (dont il retrace les transformations), le charbon et le bubon, faisant de l’apostume une catégorie générique plus largeFootnote 57. L’imprécision qui caractérise dans l’ensemble cette littérature témoigne des difficultés que rencontrent les praticiens à faire coïncider le discours des autorités avec leur propre expérience. Malgré les définitions et distinctions proposées par Avicenne, et à un degré moindre par Galien et par Alî ibn-al-Abbâs al-Majûsî, il demeure difficile de s’y retrouverFootnote 58. L’extrême variété de vocables utilisés rend compte soit d’un certain désarroi, soit tout simplement de l’inutilité de telles précisions. Comme le déclare le chirurgien Henri de Mondeville au début du xive siècle, ce qui compte est de « savoir si un apostume est gênant, grave ou mortel et de le traiter comme il convientFootnote 59 ». S’il apparaît sous l’aisselle, ajoute Heinrich Rybinitz, au début des années 1370, c’est un mauvais signe qui fréquemment annonce la mortFootnote 60.
Aussi l’expérience clinique est-elle essentielle : c’est elle qui permet de faire de l’apparition d’un abcès mortel le signe de la peste (« signum pestiferum ») ou son « drapeau » (« vexillum pestilencie »), pour reprendre l’expression de Heinrich Lamme dans un traité rédigé en 1411 : « Selon moi, les apostumes ne sont pas, dit-il, la maladie en soi, mais la conséquence de la maladie et, pour le médecin, les signes démontrant la maladieFootnote 61. » Mais plus que la poussée d’un bubon parfois difficile à identifier, c’est sa localisation à certains endroits spécifiques du corps qui autorise le diagnostic et renforce la théorie de l’empoisonnement. Apparu à l’aisselle, à l’aine ou derrière les oreilles, à proximité des émonctoires, il sert à évacuer la matière putride en provenance des organes principaux les plus proches (le cœur, le foie ou le cerveau) que drainent les ganglions et les canaux lymphatiques. Sa position, par ailleurs, indique la veine à saigner. Nombre d’auteurs recommandent d’agir très vite, dès les premières sensations de douleur ou de brûlureFootnote 62. Ce signe récognitif de la peste est parfois associé à d’autres, à l’image de ce qu’écrit l’auteur anonyme d’un court texte organisé sous forme de questions et daté du milieu du xive siècle. Pour identifier cette « pestilencia epydimia », celui-ci évoque différents symptômes (sinthomata) : fièvre lente, douleur au côté ou à la poitrine, toux et crachat de sang ou de liquide aqueux très rouge ou jaune, respiration essoufflée, brève et traînanteFootnote 63. Quelquefois, les excroissances ne sont pas visibles, ce qui pousse, en 1348, le professeur napolitain Giovanni della Penna à distinguer ceux qui, souffrant d’apostumes à l’intérieur, à la poitrine ou au poumon, crachent du sang et meurent rapidement de ceux qui ont des anthrax, des érysipèles et des ganglions sur le corpsFootnote 64. L’absence de tumeur visible peut même conduire, selon Jean Jacme, à une erreur de diagnostic lorsque les médecins ne voient pas, malgré la fièvre continue, que le patient est sur le point de mourirFootnote 65.
Rares sont, dans l’ensemble, les énumérations de tous les signes permettant de diagnostiquer la maladieFootnote 66. Si certains auteurs se répandent sur ses causes, à l’image du Compendium des maîtres-régents de la faculté parisienne, rédigé en octobre 1348 et qui s’étend longuement sur les facteurs astrologiques pour expliquer son apparition et anticiper un possible retourFootnote 67, les textes brefs privilégient une approche concrète, tournée vers les moyens de combattre le mal, au détriment d’aspects plus spéculatifs et diagnostiques. Pour trouver une réflexion approfondie sur ce qui pourrait se rapprocher, quoique de manière lointaine, d’un tableau clinique, il faut se tourner vers des ouvrages plus longs qui s’adressent à des confrères ou à des étudiants. On connaît la description, maintes fois citée, de Guy de Chauliac dans son traité de chirurgie qui repose sur l’expérience vécue ; on y voit évoqué ce qui peut s’apparenter aux deux principales formes de la maladie, en fonction de la durée du mal (respectivement trois et cinq jours) et de signes distincts : des crachements de sang d’un côté, des apostumes et des anthrax de l’autre, à chaque fois accompagnés d’une fièvre continueFootnote 68. Les signes distinctifs de ces maladies épidémiques sont aussi mentionnés dans les commentaires à la première fen du livre IV du Canon Footnote 69, à l’image de celui du Montpelliérain Bernard Alberti, au milieu du xive siècle, sans que l’on sache s’il fait référence à la peste en particulierFootnote 70. Dans les conseils et régimes de peste, il faut plutôt attendre le début du xve siècle et la rédaction d’ouvrages de grande ampleur pour les voir cités, à l’image du Collectorium maius du médecin du roi Wenceslas IV de Bohême, Sigismond Albicus, rédigé en 1407, qui débute par l’énumération générale des « signes de fièvres pestilentielles » : parmi ceux « qui démontrent »Footnote 71, parce qu’annonciateurs de la maladie, sont évoqués pêle-mêle une haleine fétide, des douleurs de tête, l’anxiété, l’insomnie, le manque d’appétit, des yeux qui pleurent sans le vouloir, des vomissements, la sueur ou encore le fait de dormir les yeux ouverts. Quatre ans plus tard, Heinrich Lamme déclare que « les apostumes et les pustules sont très fréquents chez nous en temps pestilentiel et que les autres signes significatifs d’une multiplication des humeurs sont le gonflement du visage et des viscères, des difficultés à respirer et de la fatigueFootnote 72 ». Il ajoute que les corps des malades sont généralement rendus raides par les matières vénéneuses attirées par le cœur, de sorte qu’ils tremblent et se rigidifient, et que leurs extrémités se refroidissent ; surviennent des vomissements ou des écoulements de bile jaune, de la fièvre et, de manière concomitante, des bubons, localisés surtout aux émonctoires. Certains tombent dans un état léthargique, d’autres au contraire ne peuvent dormir, sont agités et délirent. Une vingtaine d’années plus tard, Antonio Guaineri parle de chaleur intense qui brûle intérieurement le patient, de respiration amplifiée, de « vertu prostrée » (la force vitale), de pouls irrégulier, de troubles psychiques (aliénation, fureur), d’absence de sommeil, de teint et d’yeux jaunes, de langue noire, de sensation d’amertume ou de salinité dans la bouche, signes assortis d’une soif intense et de vomissementsFootnote 73. Dans un régime prophylactique des années 1440, le médecin des marquis de Ferrare Michel Savonarole se montre attentif à la temporalité de la maladie : il évoque la faiblesse du patient qui, dès les deux premiers jours, perd toute vigueur dans ses membres, dont la langue se dessèche, qui vomit et a une haleine fétide tandis qu’apparaissent et disparaissent des macules rouges sur son corps ; sa respiration se fait hachée, il souffre de douleurs de tête, de manque d’appétit et de sommeil, et respire difficilement. Puis, dans certains cas, surviennent des glandes et des charbons : dès lors, le doute n’est plus permisFootnote 74.
Ces éléments de diagnostic, plus fréquents et plus complets dans la littérature du xve siècle, résultent assurément d’une expérience répétée qui permet de distinguer les signes certains de ceux qui le sont moins mais pourraient être annonciateurs de la maladie. On repère ici une dynamique similaire à celle qui prévaut dans les traités sur la lèpre, à savoir la présence accrue de chapitres consacrés aux signes qui permettent de diagnostiquer la pathologie. Comme le remarquait Luke Demaitre, ces évolutions sont contemporaines du rôle nouveau que jouent les praticiens dans les tribunaux en charge de détecter les lépreuxFootnote 75. Dans le cas de la peste, elles sont peut-être aussi liées aux mesures de contrôle sanitaire qui visent à lutter contre l’expansion de l’épidémie. Le caractère contagieux de la maladie rend nécessaire, en effet, d’identifier au plus tôt tout contaminé afin de pourvoir à son isolement et à la protection de ses proches comme de la cité.
Contagion ou infection ?
En dépit des traits spécifiques qui se dégagent à la lecture de ces textes, l’imprécision du vocabulaire utilisé et l’étiologie souvent donnée à la maladie (un air corrompu) ont conduit les historiens à opposer le point de vue des praticiens à celui des autorités publiques sur la maladie. Seules les secondes auraient été conscientes, assez tôt, de son caractère contagieux justifiant les mesures d’isolement (enfermement ou éloignement des malades, mises en quarantaine), décisions empiriques fondées sur des observations, destinées à empêcher la propagation de l’épidémieFootnote 76. Restés prisonniers de modèles étiologiques anciens, les praticiens n’auraient pas été en mesure de saisir les mécanismes de transmission de la maladieFootnote 77.
L’opposition est toutefois forcée. D’une part, il ne faut pas exagérer la pertinence du diagnostic porté par les autorités publiques : la peste n’est véritablement contagieuse, au sens actuel, que dans sa forme pulmonaire, la seule à proprement parler interhumaine. D’autre part, les solutions administratives préconisées ne reflètent pas une capacité d’adaptation révolutionnaire : outre qu’elles sont aussi motivées par l’idée d’empêcher toute putréfaction de l’air par des matières ou des odeurs putrides, elles sont surtout les héritières d’une tradition de police des marchés qui relève de l’hygiène. Ainsi, lorsqu’en mars 1348, tandis que la peste sévit dans la cité, la législation florentine prévoit de porter hors de la ville « les choses et les corps putrides et corrompus »Footnote 78 par lesquels sont générées « corruption et infection de l’air », elle se fait l’écho des statuts de 1325Footnote 79. En effet, loin d’être totalement nouvelles, ces décisions s’appuient sur les mesures prises en la matière, notamment dans l’espace italien, depuis la seconde moitié du xiiie siècle, touchant aussi bien le ravitaillement des villes et la qualité des denrées vendues que l’approvisionnement en eau, l’évacuation des déchets et le contrôle des métiers considérés comme « polluants », susceptibles d’infecter l’air et l’eauFootnote 80. Quant aux dispositifs coercitifs qui prennent la forme de cordons sanitaires, d’interdictions de mobilité et d’enfermement, ils ne sont pas contraires à l’idée défendue par les médecins d’une contamination par voie aérienne et, au demeurant, sont loin d’être partout appliqués et de manière cohérente : si à Pistoia et à Florence les cités sont fermées, dès le printemps 1348, à qui vient de villes où la peste fait rage, comme Pise ou Gênes, Venise est interdite à toute personne venant de l’extérieur. D’autres communes, comme Orvieto, ne prennent aucune décision de ce type. Il faut attendre les années 1370 pour que soit mis en place un premier cordon sanitaire à Reggio d’Émilie, puis des mesures d’enfermement des malades en quarantaine à Dubrovnik ainsi qu’à Milan à la fin du siècle, avant la création d’hôpitaux spécialisés au xve siècleFootnote 81. Loin d’être systématique et généralisée, puisqu’il faut, selon les lieux, attendre parfois le xvie siècle pour les voir appliquer, l’adoption de telles décisions, là où elles ont été prises, a de plus été progressive, sans doute en raison de l’opposition des populations et des difficultés à les mettre en œuvre, faute de personnel et de moyensFootnote 82.
Plus profondément, il est erroné d’opposer terme à terme observation empirique de la contagiosité interhumaine et théorie de l’empoisonnement de l’air, héritée des savoirs grecs et des traités de langue arabe. Si le mot latin de contagio apparaît effectivement dans les sources pragmatiques produites par les administrations concernéesFootnote 83, les médecins l’emploient également, et ce depuis les écrits galéniques, puisque certaines pathologies comme la variole, la rougeole, la phtisie, la rage ou la lèpre sont considérées comme transmissibles par contactFootnote 84. La peste l’est tout autant aux yeux d’une partie du corps médical, ce dès 1348. Dans son dernier texte, Gentile da Foligno dit avoir trouvé la cause particulière et immédiate de la maladie à la suite d’expériences difficiles, sur lesquelles il ne fournit cependant aucune précision : s’est-il livré lui-même ou a-t-il participé à des autopsies pratiquées par des chirurgiens ? En tout cas, selon lui et ses confrères, la pathologie naît de matières qui sont secrétées autour du cœur et du poumon, rendues vénéneuses non par des qualités premières dont le degré de chaleur et d’humidité serait excessif, mais par une propriété venimeuse, transmise par expiration et inspiration de l’air, de sorte que « l’infection se fait par contagion non seulement d’homme en homme, mais de terre en terreFootnote 85 ». Le terme de contagio se retrouve sous la plume de plusieurs autres médecins, comme celle du Milanais Cardone de Spanzotis en 1378 qui qualifie l’épidémie de maladie contagieuse (morbus contagiosus)Footnote 86, et devient fréquent dans les écrits du xve siècle.
Tel que l’emploient les praticiens ou les autorités publiques médiévales, le mot a une acception plus large que le sens qu’il recouvre depuis la découverte des agents microbiens. Comme l’ont montré plusieurs travaux d’historiens de la médecine antique ou médiévale, il désigne des contacts qui passent autant par le toucher que par le regard, par l’exhalaison de gouttelettes que par la respiration des patients qui corrompent l’air : le vocable contagio recouvre aussi bien une contamination à distance que par contact directFootnote 87. C’est ce que soulignent les maîtres parisiens dans leur Compendium, lorsqu’ils mettent en garde les assistants susceptibles d’être infectés par l’inspiration de l’air corrompu et vénéneux expiré par les malades. Pour qu’il y ait contagion, encore faut-il qu’un individu soit prêt à recevoir la matière putride, soit en raison d’une disposition naturelle spécifique (comme la présence dans le corps d’humeurs superflues, par exemple), soit en vertu du pouvoir de l’imagination qui fait ressentir à quelqu’un les mêmes maux que ceux dont souffre le malade qu’il a vuFootnote 88.
En se méprenant sur la terminologie, le risque est grand d’importer des débats anachroniques et, en particulier, la controverse cristallisée au xixe siècle autour de la transmission du choléra. Ces querelles opposent alors aux partisans d’une pathologie contagieuse ceux qui pensent la maladie comme infectieuse et critiquent l’utilité de l’isolement et des quarantainesFootnote 89. Pour les médecins médiévaux, ce débat n’a en fait pas lieu d’être : la peste est infectieuse et contagieuse, en vertu du sens que ces mots revêtent alorsFootnote 90. C’est ce que déclare par exemple à la fin du xive siècle un professeur de Prague, Henri de Brême, dans son ouvrage sur les pronostics de pestilences selon Galien, Avicenne et Hippocrate :
La pestilence est une maladie très contagieuse et infectieuse et mobile qui se promène d’homme en homme, d’animal en animal parce qu’en vertu de la chose, un pestiféré dans une maison peut infecter toute la maison et cette maison infecter cinq maisons d’une ville, ces cinq maisons peuvent infecter toute une terre ou une région, comme nous le voyons par expérienceFootnote 91.
Pour la plupart des auteurs, suivant la distinction établie par Avicenne à propos des fièvres pestilentielles, l’épidémie résulte en effet d’un faisceau de causes hiérarchisées et liées entre elles, des plus lointaines et universelles (l’influence de corps célestes, telle une conjonction astrale responsable d’une putréfaction de l’air qui expliquerait son caractère pandémiqueFootnote 92) aux plus proches et particulières, matérielles et terrestres, comme les exhalaisons issues des marais ou d’eaux stagnantes, de choses souillées transportées par les vents, de cadavres ou de la respiration des malades par exempleFootnote 93. Pour expliquer qu’une partie des sujets soit affectée par la maladie, les auteurs, depuis l’Antiquité, prennent aussi en compte des sortes de prédispositions des corps, à savoir les caractéristiques physiologiques, le régime de vie, voire quelque disposition astrale qui favoriseraient la contamination. L’infection de l’air, au sens médiéval de corruption, quelle qu’en soit l’origine, qui fait naître la maladie et permet sa propagation, ne s’oppose donc pas à la contamination par l’homme, par ses exhalaisons, les pores de sa peau, ou encore par ses effets personnels, dans une acception large de la contagion. Toutes deux se complètent, la première agissant comme cause première et agent pathogène, la seconde comme facteur de transmission. C’est ce que résume Pietro da Tossignano, lorsqu’il énumère quatre causes principales de propagation de l’épidémie : l’air corrompu, les lieux infectés, la disposition naturelle d’un individu (à être contaminé) et le contact avec un malade. Il ajoute que si parmi des prisonniers ou des moines l’un vient à être atteint, les autres sont disposés à l’être du fait de leur proximitéFootnote 94 : une définition des clusters, si l’on peut dire, avant la lettre.
Cette conception de la contagio explique aussi que les médecins préconisent d’empêcher tout contact avec les pestiférés. C’est même par cette injonction que commence le court régime de Jean Le Lièvre, maître-régent à la faculté de médecine de Paris, écrit au début du xve siècle : « En premier lieu, il faut éviter avec le plus grand soin la concentration de personnes infectées et même le lieu où sont mortes les victimes de l’épidémieFootnote 95. » Un texte anonyme recommande de fuir le tumulte des hommes et des contaminés, et de ne pas trop se mouvoirFootnote 96. Ces injonctions, lisibles dès les premiers temps de l’épidémie, se répètent d’un ouvrage à l’autre : en 1348, Giovanni della Penna déconseille les discussions avec des individus venus de régions manifestement infectées et plus encore avec des malades. Il déclare « suspectes les réunions de personnes » et invite « à les éviter ou du moins à les abréger »Footnote 97. À la même date, l’auteur montpelliérain d’un traité anonyme suggère d’éviter le regard et l’haleine des pestiférés. Le Florentin Tommaso del Garbo, quelques années plus tard, exhorte à ne pas multiplier les contacts : « Quand règne la pestilence, l’homme doit se garder de fréquenter beaucoup de gens, parce qu’il peut y en avoir parmi eux qui sont infectés et qui peuvent corrompre les autresFootnote 98. » La crainte de la foule et des contacts potentiels avec des pestiférés se conjugue à la méfiance vis-à-vis de lieux où la promiscuité est de mise. Les églises et les bains publics sont particulièrement visés, car « la peste est contagieuse »Footnote 99. L’auteur d’un régime adressé à un ecclésiastique souligne en particulier le rôle des étuves : « Les bains, notamment collectifs, sont à éviter car la contagiosité se diffuse plus facilement dans un bain d’un individu à un autre, lorsque les pores (de la peau) y sont bien ouverts, les cœurs plus chauds et l’air plus infectieux à cause de la chaleur qui s’extrait plus fort de n’importe quel corpsFootnote 100. » Si la corruption de l’air reste parfois invoquée, les médecins, notamment au xve siècle, ne s’y attardent pas et insistent plutôt sur les causes matérielles, particulières et immédiates, au premier rang desquelles la matière putride générée dans le cœur des malades qui rend si dangereux leur contact. Cette focalisation s’explique aisément : le médecin ne peut guère agir sur les causes plus éloignées, à commencer par les conjonctions astrales ! S’il veut être utile, il doit concentrer son intervention sur la disposition des individus et sur les régimes de vie. En définitive, les notions de contagion et d’infection, loin d’être antinomiques dans la perception d’une maladie qui se propage aussi bien par voie respiratoire que par contact, rendent nécessaires tant la purification de l’air que l’évitement des malades. Les mesures préconisées visent à répondre aux préoccupations des individus et des autorités soucieuses de se protéger de la contamination.
Répondre à une demande sociale
Les travaux consacrés aux mesures prises contre la peste ont souvent sous-estimé la participation des praticiens à l’établissement des normes de santé publique et réduit leurs réponses à de simples discours, sans portée concrèteFootnote 101. À vouloir séparer décisions politiques et recommandations médicales, on oublie toutefois que ces dernières sont avant tout le fruit d’une demande de conseils et d’expertise qui émane aussi bien de la sphère publique que d’individus, qu’ils soient profanes ou membres de la communauté des soignants. Dans le domaine italien notamment, cette attente s’explique par la place qu’occupent, dès le xiiie siècle, l’élite universitaire et les médecins communaux rétribuésFootnote 102, dont on escompte non seulement qu’ils prennent soin des populations, mais aussi qu’ils délivrent des conseils : le contrat que Venise proposait au célèbre Florentin Taddeo Alderotti en 1293 ne prévoyait-il pas que si « quelque épidémie survenait en ville, le médecin soit tenu de proposer un écrit qui serait diffusé auprès des habitants sur ce dont ils devaient s’abstenir et ce qu’ils devaient utiliserFootnote 103 » ? Plus largement, les nombreux régimes et prescriptions individuelles rédigés à la demande des élites sociales avant 1347 reflètent la place occupée par les praticiens dans l’espace urbain.
Rien d’étonnant alors à ce que ces derniers soient sollicités pour faire face à un événement inédit et brutal, devenu ensuite récurrent. Les traités contre la peste répondent à cette urgence sanitaire. En octobre 1348, c’est sur la sollicitation du roi Philippe VI que les maîtres de l’université de Paris rédigent un Compendium, comme ils s’en expliquent dans le prologue :
Nous tous et chacun de nous, maîtres du collège de la Faculté des médecins de Paris, incités par la requête du très illustre prince, notre seigneur sérénissime Philippe [VI], roi de France, et désireux d’œuvrer en vue de l’utilité publique, nous nous proposons d’exposer en un court abrégé les causes de l’épidémie, tant universelles et lointaines que particulières et proches, ainsi que les remèdes les plus utiles à la santé, autant que la nature de ce sujet se prête à la compréhension humaine, en usant des dires des plus illustres philosophes anciens, comme des avis les plus sûrs des savants modernes, tant astronomes que médecinsFootnote 104.
En 1384, au moment d’une recrudescence épidémique, le Padouan Giovanni Dondi, praticien du duc Gian Galeazzo Visconti, écrit son Mode de vie en période pestilentielle à la « demande et requête de l’évêque de PavieFootnote 105 ». Il en va de même pour Blasius Barcinonensis, en 1406, qui dit avoir été poussé à écrire avec d’autres collègues par Martin Ier, roi d’AragonFootnote 106. Cette littérature exprime autant l’utilité sociale que revendiquent les médecins que celle qui leur est reconnue par ceux qui s’adressent à eux, à commencer par les responsables politiques. À travers ces derniers, c’est aussi le souci des populations qui se manifeste. Lorsqu’au printemps, Jacme d’Agramont propose son régime aux consuls de Lérida, la ville où il exerce, il entend rendre, par son travail, les bienfaits dont il a pu profiter et œuvrer pour le bien de la population :
Comme je suis natif de cette ville [de Lérida] et que je reçois constamment et que j’ai reçu divers honneurs et grands bénéfices de toute la ville et de ses notables, je veux rendre quelque service et sauver des dommages la cité et ses notables, et empêcher même tous les hommes et les femmes de tomber malades en temps de peste. C’est pourquoi j’ai décidé de préparer le traité suivant que je vous présente, honorables échevins et conseillers de la ville de Lérida, ainsi qu’à tous ceux qui représentent la ville. […] Et comme ledit traité, comme déjà exprimé ci-dessus, est préparé pour le bien commun et public, plaise à vous, messeigneurs, de le donner à quiconque voudra en faire une copieFootnote 107.
« Mû par le véritable amour et la charité », il dit agir « pour l’utilité commune » et au profit du peuple, en incitant les autorités de la cité à diffuser ses recommandations. Quant à Gentile, il déclare répondre aux questions des Pérugins et proposer des médications pour les pauvres tandis que Heinrich Rybinitz, après l’épidémie de 1371, s’adresse à ses concitadins de Varsovie pour distinguer les apostumes curables de ceux qui ne le sont pasFootnote 108. En novembre 1382, le Florentin Franceschino da Collignano dit écrire « par amour, affection et charité envers ses concitoyens et ses amisFootnote 109 ». En 1405, un auteur anonyme apostrophe les recteurs d’Erfurt pour qu’ils diffusent ses propos à ceux qui s’inquiètent de la pesteFootnote 110. Le souci de santé publique (exprimé par les notions de « conservation de la santé », de « conservation de la cité » ou encore de « santé des hommes ») s’affiche aussi dans le choix d’écrire en langues vulgaires. Si la majorité des textes est rédigée en latin, conformément à l’usage dans la communauté médicale, certains auteurs souhaitent rendre leurs conseils accessibles à un public étranger à la discipline. La nouvelle maladie participe ainsi d’une vernacularisation des savoirs, qui n’est certes pas nouvelle, mais que la peste renforceFootnote 111. Dès 1348, Jacme d’Agramont s’exprime en catalan et, l’année suivante, cinq médecins de Strasbourg rédigent un régime en allemandFootnote 112. Tommaso del Garbo, soucieux du « bien et de la santé des hommes qui habitent la cité de Florence », écrit en toscan alors que le premier médecin de Charles V, Gervais Chrétien, compose une courte Collation en françaisFootnote 113. Au xve siècle, Michel Savonarole s’adresse au marquis de Ferrare et aux habitants de la ville dans leur langue tandis que Girolamo Manfredi déclare traduire en latin pour les lettrés le traité qu’il a d’abord écrit en vernaculaire pour les ignorants, afin d’aider ceux qui ne peuvent ni fuir ni s’éloigner de l’air pestifèreFootnote 114. Quand ils ne sont pas d’emblée rédigés en langues vulgaires, certains textes sont traduits, à l’image du Compendium des maîtres parisiens mis en français ou de l’ouvrage de Jean de Bourgogne, dont circulent différentes versions remaniées, en anglais, en français, en hébreu et en néerlandaisFootnote 115.
Ce souci de diffuser des conseils faciles à lire se manifeste aussi par le choix d’un style simple et d’une écriture à la portée des lecteurs. Cette sobriété est d’ailleurs réclamée par les destinataires de ces œuvres, comme le laisse entendre le Siennois Mariano di ser Iacopo : il a été prié par Giovanni Bandini, un juriste de ses amis, de noter clairement et brièvement ses remèdes contre la peste, rédigés en toscanFootnote 116. Volontiers didactiques, ces textes sont parfois composés sous forme de règles, voire accompagnés de procédés mnémotechniques qui facilitent la mémorisation. Selon Michel Savonarole, « cinq sont les choses qui commencent par F et qu’on doit fuir en temps de peste : faim, fatigue, fruits, femmes, haleine [flatus] ; et cinq sont celles par lesquelles on s’en défend qui commencent aussi par F, à savoir : phlébotomie, feu, fuite, friction, flux ; par flux il faut entendre la juste évacuationFootnote 117 ». En s’efforçant de rendre accessibles ces conseils, en facilitant leur compréhension et leur application, les auteurs font du lecteur, pour reprendre les mots de Jean de Bourgogne, « son propre médecin, le conservateur, le directeur et le guide [de sa santé]Footnote 118 ».
Cette volonté d’intelligibilité s’est-elle traduite par une diffusion accrue de ces écrits ? La profusion et la diversité des textes font qu’il n’existe pas d’étude d’ensemble de la tradition manuscrite. À défaut de réponse globale, quelques conclusions peuvent être déduites de la langue utilisée, de la longueur et de la diffusion des œuvres ou encore de la réputation de leurs auteurs. Si les traités écrits ou traduits en langues vulgaires visent un lectorat profane et les chirurgiens et barbiers, peu familiers du latin, les autres sont composés à destination du clergé et de la communauté des confrèresFootnote 119. Au début du xvie siècle, le praticien de Nuremberg Hartmann Schedel, auteur d’un conseil pour l’évêque de Eichstätt, possédait plusieurs traités de peste dans sa bibliothèqueFootnote 120. Gervais Chrétien, lui, disposait notamment d’une très belle copie de la version en français du régime de Jean de BourgogneFootnote 121. On constate aussi la fréquence de courts régimes, recettes et préparations contre la peste, transcrits dans des manuscrits médicaux à consonance pratique qui rassemblent conseils thérapeutiques, instruments de diagnostic ou encore préceptes diététiquesFootnote 122 ; anonymes ou non, de la main du copiste ou ajoutés par le propriétaire du livre sur une page blanche, ils témoignent d’une forte présence de la peste dans les préoccupations médicales. Parfois, ils forment un ensemble thématique comme les textes rassemblés dans les manuscrits lat. 7106 et nal. 3035 de la Bibliothèque nationale de FranceFootnote 123. Enfin, la réputation des auteurs joue sans doute un rôle dans le succès des œuvres. Alors que le régime de Jacme d’Agramont est connu par un unique exemplaire, les conseils de Gentile da Foligno, lus et cités par des confrères, sont diffusés dans les collections manuscrites de ses consilia et leurs éditions successives. De même, le Compendium des maîtres parisiens connaît une fortune manuscrite et donne aussi lieu à des traductions-adaptations en français qui témoignent de son succèsFootnote 124. Quant au De peste d’Antonio Guaineri, il jouit encore au xvie siècle d’une belle reconnaissance, attestée par la quinzaine de copies conservées et la dizaine d’éditions de ses œuvres complètes, entre 1481 et 1534Footnote 125. À la fin du xve siècle, l’imprimerie remplace en partie le codex : le régime de Lluís Alcanyís, rédigé lors d’un retour de la peste à Valence en 1489-1490, est ainsi le premier à être publié en catalan ; trois éditions ont vu le jour avant que ce médecin réputé, accusé de judaïsme par le tribunal de l’Inquisition, ne soit brûléFootnote 126.
Loin d’être saturé à la fin du xve siècle, le marché de l’écrit, à l’échelle européenne, accueille donc les copies de textes anciens et les premières éditions, des traductions et de nouveaux auteurs. Cet ensemble exprime une demande sociale de conseils préventifs et de soins curatifs et, en 1348 comme à la fin du Moyen Âge et au-delà, on attend du médecin qu’il propose recommandations et prescriptions thérapeutiques. Sollicité par ses proches relations, le Florentin Antonio Benivieni rédige successivement trois copies autographes de son De peste pour son ami et protecteur Laurent de Médicis, pour Francesco Sassetti, directeur de la banque Médicis, et pour l’humaniste et homme politique Donato Acciaiuoli. Composée pour des confrères afin de les aider dans leur pratique, ou adressée à des lecteurs profanes, cette littérature prolifique et variée témoigne de la place qu’occupe la peste dans les préoccupations du temps. Par exemple, dans ses ricordi, le marchand florentin Giovanni di Pagolo Morelli (1371-1444) ne manque pas de transcrire des préparations contra pestem et recommande à son fils de prendre conseil auprès « de médecins fiables qui connaissent [s]a natureFootnote 127 ».
Ces ouvrages, fortement individualisés, ne sont pas exempts de préoccupations collectives, d’autant que les conseils prodigués entrent souvent en résonance avec certaines des mesures prises par les autorités, comme John Henderson l’a déjà soulignéFootnote 128. Ainsi est-ce non seulement par nécessité chrétienne mais sans doute aussi sanitaire qu’on décide à Avignon, au printemps 1348, en plein épisode épidémique, d’enterrer au plus vite les cadavres qui s’accumulent, tout comme à Pistoia en mai, car les corps exhalent des vapeurs susceptibles de putréfier l’airFootnote 129. De même, l’interdiction des marchés, des processions, des rassemblements là où ils sont attestés ; les feux odoriférants dans les rues , l’aération et le nettoyage des maisons des pestiférés ; la décision de brûler leurs affaires et de les isoler font écho aux recommandations médicalesFootnote 130. Ces dernières insistent effectivement sur la nécessaire purification de l’air des villes et des maisons où vivent les personnes infectées (car l’atmosphère et les objets sont imprégnés par ce venin) ; elles réclament aussi que les malades soient séparés des personnes saines et que toute promiscuité soit évitéeFootnote 131. Quant à l’exhortation à fuir les pensées tristes et à garder une humeur joyeuse, bénéfique à la santé, qu’on voit régulièrement mentionnée dans les régimes de temps de peste – et que Boccace met en pratique dans le Décaméron Footnote 132 –, elle trouve une expression concrète aussi bien dans l’interdiction, à Pistoia, de sonner les cloches lors des enterrements pour ne pas susciter l’effroi parmi les malades et la population en raison de leur fréquence, que dans l’interdiction, décidée à Venise la même année, de porter des vêtements sombres et de se couvrir la tête de voiles foncés parce qu’ils provoquent affliction et terreurFootnote 133. Si rien ne permet d’affirmer une influence directe des praticiens dans ces décisions (car le contrôle des expressions publiques du chagrin, par exemple, est ancienFootnote 134), il ne faut pour autant pas déconnecter réponses médicales et politiques. Gentile conseillait du reste aux responsables de Pérouse de discuter avec des médecins afin de disposer la cité en fonction de leurs recommandationsFootnote 135. Et les nombreux textes contre la peste, adressés aux ducs de Milan aux xive et xve siècles et conservés dans leur bibliothèque, entrent en résonance avec les décisions, souvent innovantes à défaut d’être toujours suivies d’effets, prises en LombardieFootnote 136.
Cette proximité constatée entre décisions publiques et recommandations médicales se prolonge aussi par l’intervention de praticiens sur le terrain épidémique. Si, conformément aux conseils qu’ils délivrent, l’irruption de la peste a pu susciter la fuite de certains médecinsFootnote 137 – ce que déplore encore Michel Savonarole au milieu du xve siècle dans la mesure où leur départ laisse le champ libre aux « pires empiriques », soit les charlatansFootnote 138 –, ce ne fut sans doute pas l’attitude la plus courante, d’autant que seuls les plus fortunés pouvaient se le permettre. La difficulté à trouver des praticiens pousse les villes à leur offrir des contrats et des salaires attractifsFootnote 139 : à Pavie, ils sont chargés de visiter deux ou trois fois par jour les malades contre un versement mensuel de 30 florins. Cette pénurie est sans doute moins la conséquence d’un départ massif que du nombre de décès affectant la communauté. Gentile y a succombé pour avoir été « trop sollicité par les malades », rapporte son disciple FrancescoFootnote 140. La recherche de praticiens à laquelle se livrent les cités prouve au contraire que malgré leur impuissance à guérir tous les malades, leur présence est néanmoins jugée nécessaire, et l’on s’efforce d’empêcher leur départFootnote 141.
Les traces documentaires de leur action sur le terrain épidémique sont toutefois éparses. Le journal que tient le médecin lucquois Jacopo di Coluccino en 1473 constitue un rare témoignage pris sur le vif. Parmi les noms des malades qu’il visite deux fois par jour, il rapporte avoir soigné de la peste une certaine Filippa, « non pour l’argent mais par amour, jour et nuit, six à huit fois par jour, et cela a duré quatre jours ». Il poursuit : « Elle est morte du pire type de cette pestilence, du mal le plus contagieux, c’est-à-dire avec crachement de sang »Footnote 142. Les sources notariées de Bologne, étudiées par Shona Kelly Wray, attestent la présence de médecins, chirurgiens et barbiers auprès de malades, comme témoins de leurs dispositions testamentairesFootnote 143. L’action des premiers ne se limite toutefois pas au soin des seconds sur le plan médical, voire juridique : rapidement leur est aussi confiée la tâche d’établir le diagnostic de la maladie. Déjà pratiquées en Italie et en Provence dans le cadre judiciaireFootnote 144, des autopsies sont décidées par les autorités d’Avignon, de Florence et de Pérouse pour comprendre la maladieFootnote 145. Ailleurs, et en particulier à Milan à la fin du xive siècle, les médecins de la ville sont chargés, aux côtés des responsables des paroisses, d’identifier les pestiférés. Alors que la cité et le duché font face à un grave épisode épidémique, le pouvoir ducal nomme un commissaire à la santé et fait embaucher de nouveaux praticiens, non seulement pour soigner les habitants et intervenir dans les lieux d’isolement, mais aussi pour détecter les cas suspects. À partir du milieu du xve siècle, des correspondances, des listes quotidiennes de malades et de décès ainsi que des nécrologes témoignent de leurs actions au jour le jour : le médecin et le chirurgien employés par l’office de santé, aux côtés des autres praticiens urbains, mènent l’enquête, livrent le nom de leurs patients et des défunts et proposent leur diagnostic. À la figure du soignant que véhicule la littérature contre la peste se substitue ici l’agent au service de l’autorité, en charge d’identifier les pestiférés qui seront isolés chez eux ou hors de la citéFootnote 146. Les jugements de lèpre ont déjà ouvert la voie, en faisant appel à l’expertise médicaleFootnote 147. La peste renforce et accélère ce recours. Pour autant, compte tenu d’une documentation souvent lacunaire ailleurs, voire inexistante, l’exemple milanais demeure exceptionnelFootnote 148.
L’expérience de la peste
Parfois qualifiée de littérature immobileFootnote 149, la production médicale sur la peste n’a évidemment pas connu de rupture épistémologique majeure au cours de la période, pas plus qu’elle n’a livré l’examen de cas comme on en trouve des exemples nombreux à partir de l’époque moderneFootnote 150. Pourtant, il ne faut peut-être pas attendre la crise des années 1575-1578, comme le suggérait S. K. Cohn, pour trouver dans ces écrits ce qu’il qualifie de « creuset d’une nouvelle vague de littérature sur la peste et d’analyses médicalesFootnote 151 ». Les épisodes survenus aux xive et xve siècles ont déjà constitué un terrain favorable à l’observation dont ces textes rendent compte.
La peste, à la différence des autres épidémies, participe des phénomènes irréguliers et singuliers qui suscitent l’attention des médecins aux derniers siècles du Moyen Âge. Dès lors, comme C. Crisciani et Danielle Jacquart l’ont déjà soulignéFootnote 152, les tentatives d’explications ne reposent plus seulement sur le commentaire aux autorités médicales enseignées à l’Université – conformément à la tradition scolastique –, mais de plus en plus sur l’observation qui fait croire en un possible progrès dans l’art de guérir. Jean de Bourgogne ne rappelle-t-il pas qu’« on dit, et c’est vrai, que l’expérience fait l’art [médical]Footnote 153 » ? La peste est perçue comme un élément de rupture entre le savoir issu des autorités du passé et l’apprentissage par l’expérience. Sans doute y a-t-il toutefois aussi quelque prétention à évoquer la supériorité des modernes comme le fait Blasius Barcinonensis, lorsqu’au début du xve siècle il critique le manque d’informations utiles dans les textes des Anciens ou les difficultés terminologiques rencontrées, et leur oppose ses quarante années d’expérience passées à Toulouse, Montpellier et en Sicile. S’il recourt tout de même à ces ouvrages pour rédiger le sien, il constate aussi l’insuffisance des autorités pour traiter d’une pathologie nouvelle dont certaines caractéristiques ne manquent pas de susciter l’interrogation des médecins, qu’il s’agisse de sa saisonnalité ou de ses effets différentiels selon les individus. Dans un court texte, rédigé dans le dernier tiers du xve siècle, un certain maître Marcus Johannis de Sienne pose une série de questions fondées sur l’observation : pourquoi, dans une cité, les hommes meurent-ils de la peste, tandis que dans une autre, fort proche et à la même période, personne ne décède, comme cela a pu être constaté à Sienne ? Pourquoi là où l’air est très bon, on souffre plus vite de la maladie qu’ailleurs, comme cela a été le cas à Bologne, Florence, Pérouse, tandis que personne ne mourait dans les lieux maritimes ? Pourquoi certains de ceux qui s’approchent des pestiférés meurent-ils tandis que d’autres non, etc.Footnote 154 ?
Issues de l’expérience de terrain, ces questions témoignent aussi de changements de perceptions vis-à-vis de maladies considérées comme létales. Alors que les médecins médiévaux, comme l’a montré D. Jacquart, rechignent parfois à statuer sur l’incurabilité du mal parce qu’ils font face à des pathologies dont les signes et les causes sont souvent multiples et prêtent à confusionFootnote 155, la peste oblige à un effort diagnostique : malgré des signa communs à d’autres maladies infectieuses qui rendent son identification compliquée (Girolamo Mandredi la qualifie de « perfide et trompeuse »), sa fulgurance et sa contagiosité reconnue, au sens médiéval du terme, nécessitent sa détection rapide. Les praticiens milanais sont ainsi sommés de fournir quotidiennement la liste des défunts et des pestiférés au pouvoir ducal, en dépit de leurs doutes diagnostiques ; la présence d’un bubon clairement localisé apparaît comme l’élément le plus sûr pour identifier le mal. Mais la peur de la contamination, seule, n’explique pas l’effort de détection et la sollicitude des médecins envers les malades. Comme le constate un brin fataliste le Montpelliérain Jean de Tournemire, les maladies pestilentielles « seront, sont et ont étéFootnote 156 ». L’installation durable de la maladie dans le paysage sanitaire d’un côté, la possibilité de survie observée au gré de ses retours endémiques de l’autre conduisent à envisager de possibles thérapies et donc le traitement des patients, même si la tâche est ardue.
À l’égal de la lèpre, la peste a donc contribué à modifier le comportement des soignants, poussant à une prise en charge des malades la plus rapide possibleFootnote 157. Si certains, comme évoqué plus haut, n’hésitent pas à fuir, tel le Siennois Ugo Benzi quittant Pavie pour Plaisance avec ses confrères universitaires sur injonction ducaleFootnote 158, d’autres, tel Guy de Chauliac, y renoncent par « peur de l’infamie » ; sans doute faut-il lire dans cette formule à la fois la demande impérieuse des patients, le souci de l’honneur et la responsabilité du médecin attaché au service des malades. Dès le printemps 1348, des conseils préventifs et curatifs apparaissent sous la plume des premiers auteurs. S’il met en garde ses confrères génois contre le danger de s’approcher et de converser avec les malades à cause de la vapeur vénéneuse qui émane d’eux, Gentile da Foligno n’en recommande pas moins de les prendre en charge et de « veiller à ce que ceux qui s’occupent des malades puissent rester en sécurité afin que ceux qui tombent malades du fait de la malignité de l’air ne soient pas abandonnés, et laissés misérablement comme les bêtes sauvages ont l’habitude de le faireFootnote 159 ». Il préconise aux praticiens de se laver fréquemment les mains et le visage avec une eau vinaigrée, d’allumer un feu entre eux et le patient, et de placer ce dernier en hauteur, de façon à ce que ses exhalaisons n’atteignent pas son visiteur. S’il dit ne pas donner de conseils à ses confrères (sous prétexte qu’ils sauront bien quoi faire), Tommaso del Garbo n’en délivre pas moins des directives aux « notaires, confesseurs, parents et médecins qui rendent visite aux victimes de la pestilenceFootnote 160 ». Ces recommandations reposent souvent sur l’expérience personnelle. Jean Jacme évoque comment, grâce à « un morceau de pain, une éponge ou un linge trempé dans du vinaigre porté à sa bouche et son nez il a pu échapper à la peste » tandis qu’il allait « de maison en maison pour soigner les malades à cause de la pauvreté » et que ses confrères ne pensaient pas qu’il puisse survivre. Il suggère aux « physiciens, lorsqu’ils doivent traiter des patients, de se tenir éloignés d’eux et leur visage tourné vers la fenêtre »Footnote 161. Un contemporain anonyme conseille d’aérer la chambre du malade avant d’y entrer, d’y faire des fumigations et de ne pas examiner ce dernier en s’approchant trop près. Au début du xve siècle, un texte copié dans un manuscrit conservé à Florence compile 16 règles brèves à observer lorsqu’on visite un pestiféréFootnote 162.
Aux côtés de ces conseils consacrés à l’assistance aux malades et à la protection des soignants, la littérature de peste rend compte d’un triple effort que résume un texte anonyme : Que faire ? Comment se protéger ? Comment se soigner ? Pour le dire autrement, comment vivre en période épidémique grâce à des régimes de temps de peste, comment s’en prémunir en agissant notamment sur les dispositions particulières des individus, et quels procédés thérapeutiques utiliser pour tenter de guérir les patientsFootnote 163 ? La prévention, très présente dans les premiers textes, ne disparaît jamais de la production médicale, même si elle le dispute à des parties proprement thérapeutiques. Elle est encore à l’honneur dans un conseil entièrement prophylactique rédigé dans le premier tiers du xve siècle par Ugo Benzi qui se veut bref et, autant que possible, utile. L’injonction initiale de fuite vers des lieux sains est suivie d’un régime qui énumère, de manière classique, les composantes « non naturelles » avant de s’achever par des médecines conservativesFootnote 164.
D’un opuscule à l’autre, la répétition est souvent de mise. Jugées de manière négative par l’historiographie, ces redites reflètent surtout l’ample circulation d’un grand nombre de ces textes, dont les préceptes considérés les plus utiles sont reproduitsFootnote 165. Ces discours s’appuient et se nourrissent aussi d’un recours à l’expérience qui renforce l’idée qu’après l’hécatombe des années 1347-1353, il est possible de combattre la maladie, d’y échapper ou d’en réchapper, comme l’a fait Guy de Chauliac. Il importe alors d’agir sur ce que le médecin peut changer, à savoir non pas sur les facteurs lointains, responsables de l’épidémie, mais sur les causes proches qui touchent au régime de vie, aux habitudes et à tout ce qui peut prédisposer un individu à être infecté. Il s’agit aussi de proposer des instruments thérapeutiques. Cette attitude volontariste atteste les changements de comportements où s’opposent, d’un côté, ceux que le médecin des papes accuse « d’en faire peu ou presque rien, de sorte que pratiquement tous les malades mouraientFootnote 166 » et, de l’autre, ceux qui s’efforcent de trouver des solutions. Ces derniers sont peut-être aussi poussés à le faire sous la menace d’empiriques qui profitent de la situation pour prodiguer leurs soinsFootnote 167. Si cette conduite manifeste la volonté de se démarquer de charlatans, elle témoigne aussi d’un réel souhait des médecins et de leur clientèle de ne pas subir la peste comme une fatalité à laquelle on ne peut échapper. De ce souci thérapeutique rend compte la profusion de recettes qui émaillent nombre de manuscrits. Quoique la peste reste une pathologie mortelle, il apparaît désormais possible de tenter d’en guérir : la mortalité différentielle, remarquée lors des retours successifs de la peste noire, ou encore la moindre létalité de certaines phases ont pu être perçues comme l’effet bénéfique des recommandations médicales ou, à tout le moins, comme l’espoir d’une possible survie.
La possibilité de guérir la peste nourrit le discours médical qui s’avère assez diversifié du côté des procédés thérapeutiques : on y propose un catalogue élargi de traitements, qui tous visent à évacuer la matière putride, seul gage d’une éventuelle guérisonFootnote 168. En 1382, le Florentin Niccolò da Burgo mentionne ainsi la saignée (la technique la plus anciennement citée et la plus répandue), mais aussi divers emplâtres destinés à faire suppurer les bubons ; il propose encore leur scarification ou l’apposition de sangsues, de ventouses ou de cautères, un dispositif moins prisé, sans oublier le recours à la thériaque, une préparation complexe, composée de nombreux ingrédients, réputée depuis Galien pour être efficace contre les poisonsFootnote 169. Quel que soit le procédé, il importe d’agir très vite, car le temps de la maladie est court. Jean de Bourgogne recommande par exemple de ne pas attendre plus de douze heures avant de pratiquer une saignée, à partir du moment où les bubons sont manifestes, parce que « ces maladies se déclarent rapidement et se terminent en peu de tempsFootnote 170 » ; plus d’un demi-siècle plus tard, Theobaldus Loneti se montre plus strict en préconisant d’intervenir moins de douze heures après les premières douleurs causées par ces excroissances, et ajoute qu’il sera très facile de soigner le malade tant que les « glandes » ne sont pas fenduesFootnote 171. Mais tous ne s’accordent pas sur les manières de procéder : un conseil anonyme de 1481 met ainsi en garde contre l’ouverture violente des apostumes avant leur maturation pour en faire sortir le sang infecté, car ce n’est pas la guérison mais plutôt la mort qui attend le patientFootnote 172.
Certaines propositions thérapeutiques ne suscitent donc pas l’adhésion de la communauté tout entière ni celle des patients, et peuvent même donner lieu à des controverses. Pour justifier telle ou telle position, il n’est alors pas rare que les auteurs recourent à des exemples précis tirés d’observations ou d’expériences personnelles. Blasius Barcinonensis évoque ainsi le traitement à pratiquer en l’absence d’abcès visible. Il soutient l’idée qu’il faut évacuer le venin hors du corps, là où d’autres utilisent des procédés répercussifs (qui ont pour effet de faire refluer vers l’intérieur les humeurs), sous peine sinon de renvoyer vers le cœur la matière putréfiée, surtout lorsqu’elle se situe à l’aisselle, et donc de conduire le patient à la mortFootnote 173. Il évoque aussi un épisode de sa jeunesse, passée à Toulouse. Étudiant la médecine, il fut témoin de la peste où périrent à ses dires 200 étudiants. Atteint lui-même par la maladie, c’est son maître, philosophe et valeureux médecin, appelé à l’aide, qui incisa, dit-il, avec succès le premier des bubons sur une profondeur et une largeur d’un doigt d’où sortirent un peu de sang et beaucoup d’eau couleur safran. Blaise se montre également hostile au procédé qui consiste à apposer immédiatement un cautère sur les abcès scarifiés, car cela empêche l’évacuation de la matière putride. Il recommande plutôt de laisser suppurer la plaie et de la refermer une fois la fièvre disparue. Si cette dernière ne cesse pas, il faut alors brûler la lésion, un procédé réservé toutefois aux patients audacieux, car « certains sont si insensés qu’ils tombent en syncope à la seule vue d’une saignée ». La thériaque, utilisée à des fins prophylactiques, peut aussi susciter des réserves. Alors qu’elle figure régulièrement dans les régimes contre la peste, son emploi systématique incite Heinrich Lamme à en limiter l’usage. Loin d’être profitable, elle peut au contraire, selon lui, se révéler un venin pour le patient et provoquer l’irruption d’une autre maladie, en plus de celle que le praticien est censé soigner. En trente ans de carrière, dit-il, il ne l’a prescrite qu’une dizaine de foisFootnote 174.
En matière de peste, l’expérience vécue et rapportée par l’écrit confère un surcroît de légitimité dans un concert de voix multiples. Elle témoigne du succès avéré de tel ou tel procédé. Pour souligner les vertus de la cautérisation, Antonio Guaineri évoque un cas d’automédication dont il a été témoin, celui d’un artisan de Chambéry utilisant des tenailles incandescentes pour brûler son propre bubon et échapper ainsi à la mortFootnote 175. En outre, la dimension très personnelle de certains épisodes, lorsque le médecin a lui-même appliqué tel ou tel dispositif, ou plus encore lorsqu’il a dans sa chair éprouvé la maladie et en a réchappé, dépasse les expériences cliniques plus classiques rapportées à la même époque dans d’autres traités de la pratique. Avoir vaincu une maladie mortelle non seulement renforce l’autorité du texte et de son rédacteur, mais aide aussi à convaincre le lecteur ou le confrère de recourir au même traitement dans un cas similaire. La valeur du court régime que Hartmann Schedel, alors étudiant à Padoue, copie à la suite d’un conseil de son maître Bartolomeo Santasofia réside dans le fait qu’il a été prescrit et expérimenté sur lui-même par un confrère de l’université, Stefano Dottori :
[Il] était infecté et il a pris rapidement soin de lui par ce régime, et non seulement il s’est relevé de la peste mais sa femme en a été libérée. Car en moins de quatre jours, lui à la tête du lit et son épouse au pied, tous deux malades de peste et gisant dans le lit avec une fièvre horrible et le signe détestable, il a écrit le régime et a été soigné par le mérite de tous les saints et il est en bonne santéFootnote 176.
Tandis qu’à l’orée des années 1360, Guy de Chauliac faisait brièvement référence aux six semaines de souffrances qu’il avait endurées, quelques décennies plus tard Theobaldus Loneti relate sa propre guérison survenue à Rome en 1424. Poussé par des confrères à prouver qu’il existe des moyens de venir en aide aux pestiférés, il érige son expérience en preuve incontestable devant un parterre de collègues bolonais plus que dubitatifs sur la possibilité de guérir une maladie si mortelle :
Alors que moi Theobaldus Loneti d’Aurigny dans le diocèse de Besançon, dans la province de Bourgogne, je me trouvais dans la cité de Bologne en Italie et qu’il y eut une altercation entre médecins à propos des maladies incurables comme la lèpre, la paralysie, la pestilence et de semblables, à la fin, ils voulaient conclure qu’aucun remède à la peste ne pouvait être trouvé […]. Moi seul, j’ai affirmé qu’on pouvait facilement employer plusieurs remèdes contre la peste étant donné que j’en ai vu de nombreux être appliqués en Savoie. […] Aussi, acquiesçant à leurs demandes, j’ai écrit à propos du moyen de porter secours à ceux [atteints] de maladie pestifère. […] Alors voici le remède que j’avais l’habitude d’appliquer et que je me suis appliqué à Rome […] lorsque je fus pestiféré, de la même manière que d’autres qui mouraient. Parce qu’en premier, je sentis une douleur à la tête et, comme d’autres j’eus ensuite de la fièvre, puis des douleurs aux reins, puis j’ai eu un pouls très indéterminé avec une urine très mortifère, et fus jugé presque mort par les docteurs en médecine, de sorte qu’il n’y avait pas d’espoir de salut, quoique je n’ai pas encore eu de glande douloureuse comme les autres qui mouraient. Et me voyant dans un état extrême […] j’ai eu recours à l’ultime remède suscrit […] et par la seule grâce de l’aide de Dieu, je fus libéréFootnote 177.
Contradictoire et polémique, ou simplement didactique et prescriptive, la littérature contre la peste manifeste l’évident souci de répondre à un problème de santé publique. Mise au défi par l’irruption d’une maladie nouvelle à la létalité foudroyante, la communauté médicale se voit sollicitée pour comprendre l’origine et les caractéristiques de l’épidémie, et proposer des moyens d’en réchapper. Au gré de l’expérience répétée de la peste, les conseils à teneur prophylactique, mais également thérapeutique, montrent non seulement que les praticiens ne renoncent pas à soigner une pathologie mortelle, mais qu’à leurs yeux, il est aussi nécessaire d’apprendre à vivre en temps de pandémie. À l’évidence, la teneur individuelle de ces régimes doit nécessairement composer avec la dimension collective de la santé en raison même du caractère épidémique du mal qui frappe les populations, de l’agent pathogène incriminé et des facteurs de transmission. Mais sont-ils pour autant à l’origine des mesures prises contre la peste ?
La question est difficile à trancher. Comme l’a encore récemment souligné Guy Gueltner, le souci d’hygiène publique que manifestent les autorités médiévales n’est ni un avatar de la modernité, ni même une conséquence de l’irruption de la pesteFootnote 178. À tout le moins dans les espaces méditerranéens, et ce dès le xiiie siècle, on trouve en effet la trace de régulation de certaines activités urbaines, considérées comme susceptibles d’infecter ou de corrompre l’air ou l’eau, des mesures et des dispositifs parfois pris au nom de la « santé des hommes » (salutas hominum). Toutefois, la question des acteurs et des vecteurs par lesquels a pu se diffuser auprès des autorités une culture de la prévention, qui les a poussés à mettre en œuvre ce que l’historien qualifie de « galénisme médiéval en actionFootnote 179 », reste ouverte.
Il paraît nécessaire de réintroduire au cœur de ces problématiques les praticiens, en particulier ceux formés aux savoirs hérités de l’Antiquité et du monde arabo-islamique, ainsi que leur production intellectuelle. Si les règles de vie et les préceptes d’hygiène (que diffusent régimes et conseils) manifestent un souci de soiFootnote 180 et la promotion de comportements personnels, ils entrent aussi en résonance avec une perception plus collective de la santé, ne serait-ce qu’à travers la régulation de certains des facteurs (comme la qualité de l’air ou de l’eau) qui ont une incidence sur l’hygiène des populations. Cette mutation s’est manifestement cristallisée avec l’arrivée, puis les retours périodiques de la peste – une « maladie générale », selon les concepts hippocratiques, qui frappe un grand nombre d’individus en même temps : en renforçant d’abord la conception d’une santé commune, celle des habitants d’un même lieu, directement mise en danger ; en donnant lieu, ensuite, à des pratiques savantes démultipliées, à une échelle jusqu’alors inégalée (aussi bien par le nombre de textes produits que par leur dimension européenne) ; en encourageant enfin les pratiques de prévention et le déploiement de mesures ou de dispositifs à visée prophylactique. S’ils n’ont pas été des acteurs directement impliqués dans les décisions promulguées au sein des cités et États occidentaux, les médecins n’en ont pas moins sensibilisé les autorités, par leurs discours et leurs conseils, à une nécessaire surveillance des conditions sanitaires. Tout en participant par leur savoir à la construction progressive, quoique non linéaire, d’une catégorie de santé publique, ils ont aussi œuvré à renforcer leur autorité et leur légitimité en tant qu’expertsFootnote 181.