Depuis le début du 21e s., les recherches concernant Antioche sur l'Oronte se sont multipliées. La parution simultanée en 2021 des deux ouvrages ici recensés témoigne de cette vitalité. Andrea U. De Giorgi et Asa Eger proposent une synthèse de l'histoire de la cité de sa fondation à nos jours, soit vingt-trois siècles, Kristina M. Neumann une étude d'histoire monétaire sur une période de sept siècles et demi, de 300 av. J.-C. à 450 ap. J.-C.
Une histoire monétaire d'Antioche
Le livre de Neumann (N.) est issu d'une thèse soutenue en 2015 à l'Université de Cincinnati, considérablement remaniée. L'objectif est d’étudier la place d'Antioche dans le monde séleucide puis romain à partir d'une étude statistique et cartographique des différents monnayages (civique, provincial et impérial) produits à Antioche. À cette fin N. a réalisé un énorme travail de collecte et de traitement de données, dont témoignent les trois appendices (307–52), consacrés respectivement à la technique de l'analyse exploratoire des données, aux publications de monnaies de fouilles exploitées et enfin aux trésors comportant des monnaies frappées à Antioche.Footnote 1 N. a aussi pu s'appuyer sur une tradition ancienne et dynamique d’études numismatiques concernant Antioche ou plus généralement la Syrie, dont rend compte la bibliographie. Après une introduction et un premier chapitre méthodologique (1–42), l'ouvrage est organisé de façon chronologique. Chaque chapitre comporte des développements sur l'histoire politique et culturelle de la cité, généralement bien informés et fondés sur une ample bibliographie, mais c'est dans l’étude numismatique que réside l'originalité de l'ouvrage et son véritable apport. Pour chaque période, N. étudie de façon méthodique, en appuyant ses démonstrations sur des diagrammes et des cartes, la production, puis la diffusion, des diverses catégories de monnaies, distinguées par l'autorité émettrice et le matériau.
Le premier chapitre est consacré aux commencements impériaux (“Imperial Beginnings”) et couvre les années 300–129 av. J.-C. Durant cette période Antioche est le siège d'un atelier monétaire royal et peut être définie avant tout comme un centre impérial séleucide: “an imperial center of and for the Seleucids” (93). Cependant elle émet brièvement un monnayage civique sous le règne de Séleucos Ier (54). Au milieu du 2e s. av. J.-C., les monnaies des “peuples frères” frappées à Séleucie et le monnayage dit “quasi municipal,” portant à la fois le portrait du souverain à l'avers et l'ethnique de la cité au revers, témoignent de l’émergence d'un sentiment d'appartenance proprement civique ou du moins de l'affirmation d'une distinction entre le pouvoir séleucide et la cité en tant que telle (65–66).
Le chapitre suivant, intitulé “Imperial Transitions,” est consacré à la fin de la monarchie séleucide et aux débuts de la province romaine de Syrie (129–31 av. J.-C.). Le monnayage royal de bronze cesse en 94/3 av. J.-C. et Antioche commence à battre sa propre monnaie, plus tardivement que les autres cités, à partir de 92/1 av. J.-C. (107). À propos de l'usage du titre de métropole (110), N. n'a pas pu prendre en compte la pénétrante contribution de Kent Rigsby.Footnote 2 Monnaies royales et monnaies civiques ont des distributions distinctes, et la fin de l’époque séleucide correspond fort logiquement à une rétraction de la distribution du monnayage royal (125–44). L'occupation de la Syrie par Tigrane commence selon la chronologie traditionnelle en 87 ou 83 av. J.-C., mais Oliver Hoover a proposé, avec des arguments sérieux, une datation plus tardive, en 74–73 av. J.-C.Footnote 3 Malheureusement, bien qu'elle cite l'article de Hoover, N. ne prend pas réellement en compte cette hypothèse chronologique et ne la discute pas (111–13). C'est fort dommage car les conséquences de l'occupation de la Syrie par Tigrane n'ont pas été les mêmes si elle n'a duré que cinq ans, et non 15 ans ou davantage, avant le repli de 69 av. J.-C. Quoi qu'il en soit, c'est sur des monnaies d'argent portant au droit le portrait de Tigrane – des monnaies royales, donc, et non civiques – que la Tychè d'Antioche est représentée pour la première fois (112–13). Après une interruption en 69 av. J.-C., les frappes civiques de bronze reprennent vers 63 av. J.-C. Commence alors aussi un monnayage d'argent portant au droit le portrait de Philippe Philadelphe; d'après N., ce monnayage est essentiellement civique (111–19, 133).
La période augustéenne et le Haut Empire (31 av. J.-C.–192 ap. J.-C.) sont traités sous le titre “Provincial Negotiations.” Un monnayage de bronze civique à usage interne se maintient à un très faible niveau de production (152–59). N. consacre deux pages au monnayage dit “archiératique” et au culte impérial (166–67), ce qui est peu compte tenu de la complexité des questions soulevées. Sur les monnaies archiératiques, la légende au datif attribuant à Auguste le titre de “grand-prêtre” (archiereus) ne peut-elle rappeler son rôle de pontifex maximus au sein de la religion publique romaine plutôt qu'une éventuelle grande prêtrise qu'il aurait assumée dans le cadre antiochéen ou provincial? À partir de l’époque augustéenne est frappé à Antioche un monnayage dit “provincial” en argent (tétradrachmes) et en bronze, dont N. souligne le statut ambigu (171–72). Le règne de Néron marque un tournant dans les quantités émises: c'est alors que les autorités romaines décident de faire d'Antioche un centre de production de monnaie à l’échelle provinciale (176–80).
Un chapitre intitulé “Imperial Creations” couvre une période relativement brève (moins d'un siècle: 192–284 ap. J.-C.), mais caractérisée par une activité monétaire intense et diversifiée. Sous Pescennius Niger l'atelier d'Antioche est utilisé pour frapper des monnaies impériales (deniers d'argent, aurei) et à partir du milieu du 3e s. ap. J.-C. Antioche est l'un des principaux fournisseurs de l’État en monnaie (212, 218–19). Après une interruption de la frappe de bronzes provinciaux et civiques de 180 à 211 ap. J.-C., les émissions de monnaies provinciales reprennent sous Caracalla, et celles de monnaies civiques sous Élagabal. D'après N., il se produirait une fusion du monnayage civique et du monnayage provincial de bronze, dont l'aire de diffusion se réduirait dans le même temps (230–46). Elle s'interroge sur l'autorité (civique ou impériale) responsable de l’émission des tétradrachmes (246–52). Quoi qu'il en soit, la fin des monnayages civique et provincial intervient à Antioche comme dans le reste de l'empire entre 250 et 260 ap. J.-C.
Un dernier chapitre est consacré aux années 284–450 ap. J.-C. Antioche fait désormais partie d'un vaste réseau de fabrication de monnaie impériale, au sein duquel elle joue un rôle essentiel. La production est très importante, et une quinzaine d'ateliers devaient être actifs dans la cité (268). Les monnaies frappées à Antioche circulent préférentiellement dans le diocèse d'Orient mais aussi dans l'ensemble de l'empire. Quelques pages sont consacrées à un monnayage exceptionnel représentant au droit la Tychè d'Antioche, désignée en latin comme son genius, et au revers Apollon (287–89).Footnote 4 Malgré le titre, l’étude s'arrête en réalité à la fin du 4e s. ap. J.-C.
Un lecteur francophone – ou au courant de la bibliographie – ne peut manquer d’être surpris en constatant que N. identifie la nouveauté de son projet, à rebours des “récits traditionnels” (148), dans l'attention qu'elle porte aux relations entre pouvoir central et pouvoirs civiques: ces relations sont au cœur de l'ouvrage fondateur et déjà ancien de Paul Petit,Footnote 5 apparemment inconnu de N., et des contributions parues en 2004 dans les actes du colloque “Antioche de Syrie. Histoire, images et traces de la ville antique”Footnote 6 sous la plume de Laurianne Sève (Martinez-Sève), Agnès Bérenger-Badel et Bernadette Cabouret, qui figurent pourtant bien dans la bibliographie. En outre, les remarques sur la notion de “capitale” (145) sont moins profondes qu'elles ne le paraissent: contrairement à ce que N. semble penser (115, 120), le fait d’être la résidence habituelle du gouverneur d'une province (c'est-à-dire la “capitale provinciale”) n'entraîne pour une cité ni abolition ni même évolution de ses institutions civiques. De même, il n'y a aucune contradiction entre l’émission exceptionnelle d'un monnayage civique correspondant aux attentes du pouvoir central ou d'un de ses représentants et la capacité du peuple ou des élites civiques à manifester un avis, voire une opposition, à ce même pouvoir, et il n'y a pas lieu de s'en étonner (289). Le choix de la borne chronologique basse de l’étude paraît peu heureux. La date de 450, qui figure dans le titre, ne correspond à aucune rupture particulière dans l'histoire d'Antioche. Il aurait été préférable de prolonger l'enquête au moins jusqu'au début du règne de Justinien. On aurait souhaité, en effet, savoir ce que pense N. de la chronologie du changement de nom d'Antioche en Théoupolis, telle qu'elle se reflète dans le monnayage.Footnote 7 Enfin, une réflexion sur la place de l'activité monétaire dans l'espace urbain, la société et la mémoire d'Antioche aurait été bienvenue et aurait contribué à enrichir le propos. On signalera ici quelques pistes: le récit par Jean Malalas d'une révolte des “monétaires” d'Antioche sous le règne d'Aurélien,Footnote 8 la mention par le même Malalas de la reconstruction par Dioclétien d'une Moneta détruite par un tremblement de terre,Footnote 9 la tentative de Julien de faire entrer dans la curie d'Antioche “les plus riches de ceux qui fabriquent la monnaie.”Footnote 10
Quoi qu'il en soit, l'ouvrage montre bien tout ce que les analyses quantitatives et les cartes de répartition peuvent apporter non seulement à l'histoire économique, mais aussi à l'histoire politique, et il fournit de précieux éléments d'informations et de réflexion sur l'histoire d'Antioche sous le Haut Empire, mal documentée par ailleurs. On retiendra en particulier l'importance des décisions prises sous le règne de Néron. On peut même se demander si ce n'est pas la montée en puissance, à la suite de ces décisions, des capacités de production monétaire d'Antioche qui a permis à Vespasien d'en faire avec profit son atelier monétaire en 69 ap. J.-C., y faisant frapper pour la première fois un monnayage impérial (163). Ce type de monnayage est frappé pour la deuxième fois à Antioche dans un contexte politique identique, à savoir l'usurpation de Pescennius Niger, et Septime Sévère ne fait que prolonger l'initiative de son compétiteur. Au-delà de cet épisode, l’étude de N. démontre bien l'importance croissante d'Antioche dans l'empire et pour l'empire tout au long du 3e s. ap. J.-C.
L'ouvrage de Kristina Neumann constitue donc une contribution novatrice et stimulante à la recherche sur l'histoire d'Antioche. Ce panorama d'histoire monétaire – et d'une histoire monétaire que l'on pourrait qualifier de “totale” – force l'admiration, et il ne sera plus possible désormais d’écrire et de périodiser l'histoire d'Antioche sans en tenir compte.
Antioche dans la longue duréeFootnote 11
Andrea De Giorgi et Asa Eger se sont déjà fait connaître par plusieurs publications concernant Antioche.Footnote 12 L'originalité de ce nouveau livre à quatre mains réside dans le choix d'une temporalité longue dépassant la coupure traditionnelle de 1268, souvent considérée à tort comme marquant la fin de la ville alors qu'il ne s'agit que de sa conquête par le sultan mamelouk Baybars.
Vingt-trois siècles d'histoire
Le plan de l'ouvrage est chronologique. Après l'introduction, les quatre premiers chapitres sont consacrés à l'Antiquité, découpée en quatre périodes: de la fondation de la ville à la création de la province romaine de Syrie (303–64 av. J.-C.); de 64 av. J.-C. à la fin du Haut Empire, marquée par la mort de Commode en 192 ap. J.-C.; du début de la période sévérienne au tremblement de terre de 458; puis la fin de l'Antiquité, de 458 à 638. Les chapitres suivants sont consacrés respectivement au début de la période islamique (638–969 ap. J.-C.), au duché byzantin (969–1084 ap. J.-C.),Footnote 13 à l’“interlude” seldjoukide (1084–1098 ap. J.-C.), aux périodes croisée (1098–1268 ap. J.-C.), mamelouke (1268–1516 ap. J.-C.) et ottomane (1516–1918 ap. J.-C.), et enfin aux années 1920 à 2020. Le titre de certains chapitres est trompeur: celui du chapitre 2, portant sur les années 64 av. J.-C.–192 ap. J.-C., “Orientis apex pulcher,” est emprunté à Ammien Marcellin, auteur du 4e s. ap. J.-C.; le chapitre 3 devrait porter sur les années 192 à 458, mais la première moitié du 5e s. est en réalité omise et le récit s'arrête à la fin du 4e s.; le chapitre 4, consacré aux années 458 à 638, est intitulé “Theoupolis,” mais ce nom n'est conféré officiellement à la cité qu’à partir de 528 ap. J.-C., comme le signalent dûment les auteurs (203).Footnote 14 Enfin le dernier chapitre, contrairement à ce qu'il promet, se clôt en 1939. Deux appendices sont consacrés l'un à la méthodologie employée pour la cartographie des remparts, l'autre à la description d'Antioche par Evliya Çelebi (1609–1657 ap. J.-C.), dont on est heureux de trouver ici une traduction. L'ouvrage est enrichi de 171 illustrations en noir et blanc et complété par un index des lieux et un index des personnages.
L'histoire d'Antioche débute par sa fondation, mais comme les auteurs le rappellent avec raison, la ville n'a pas été fondée dans un espace vide. La région était densément occupée et urbanisée dès la fin de l’Âge du Bronze et à l’Âge du Fer, et en rapport d’échanges avec le monde égéen aux 8e–7e s. av. J.-C. C'est fort juste, mais il faudrait davantage souligner que la période perse (6e–4e s. av. J.-C.) est mal connue et mal identifiée, et s'interroger sur cette lacune. Plus près du moment même de la fondation de la ville, le rôle d'Antigone Monophtalmos dans l'histoire de la région est insuffisamment pris en compte.Footnote 15
L'apport le plus évident de l'ouvrage est de proposer un récit de l'histoire de la ville au-delà de la fin de l'Antiquité, avec une attention portée aussi bien à l'histoire événementielle et politique qu’à des sources telles que les actes de waqf (418–21, 431–33), ainsi qu'aux vestiges archéologiques et à la culture matérielle. La première période islamique (638–969 ap. J.-C.) est ainsi caractérisée par l'importance du remploi et une vitalité économique dont témoignent céramiques et monnaies et que ne contredit pas la transformation d'espaces publics en espaces d'activités économiques, ni la reconversion en espaces agricoles des secteurs devenu périphériques par rapport à un noyau urbain resserré. La contraction de l'espace urbain vers le sud de la ville se poursuit à l’époque byzantine, mais c'est bien dans le secteur de l’île (donc plutôt au nord-ouest de la ville) que l'on trouve la plus grande concentration de monnaies séleucides. Après la période croisée, la période mamelouke correspond à une déprise urbaine. La ville compte cependant six à huit mosquées, quatre hammams, trois cents feux. Le développement urbain reprend à l’époque ottomane. L'inventaire, au fil du livre, des séismes et de leurs conséquences est un outil précieux pour la mise en perspective du tremblement de terre qui a frappé la ville le 6 février 2023. Cette approche sur la longue durée permet aussi aux auteurs de mettre en évidence l'apport de témoignages de voyageurs encore trop peu exploités (ex.: 189, note 221). On ne peut que saluer cette ouverture chronologique.
Un autre intérêt du livre est de donner accès à une documentation en partie inédite, issue de travaux récents ou en cours. Ces travaux sont pour une part des travaux de terrain: nouveau relevé des enceintes successives de la ville (88 et passim), prospection germano-turque effectuée en 2004 à 2009 en vue de la réalisation d'une carte archéologique, et prospection de la vallée de l'Amuq (Amuq Valley Project) pour les environs immédiats de la ville (269). Il s'agit aussi d'entreprises d'archéologie archivistique et de relecture des données produites par l'expédition organisée sous l’égide de l'Université de Princeton, active sur le site de 1932 à 1939.Footnote 16 Les auteurs prennent en compte les démonstrations conduites par Alan Stahl à partir des monnaies (41–42, 119 note 68, 160 et passim) et livrent les premiers résultats des travaux qu'ils dirigent sur le secteur 17-OFootnote 17 et de leur exploitation des archives de fouilles, particulièrement fructueuse pour la période médiévale (259–68; 305–8, 318–22, 391–92, 424–27).
Cela dit, il faut malheureusement signaler un certain nombre de défauts concernant aussi bien le contenu que la méthode. C'est dans un esprit de coopération et avec la volonté de contribuer à un effort collectif de construction du savoir que les lignes suivantes ont été écrites. Le point de vue est celui d'une spécialiste de l'histoire de l'Antiquité, et les remarques qui suivent concernent pour la plupart les premiers chapitres.
Les sources et leur usage
On a signalé plus haut l'intérêt du recours aux sources archivistiques. On regrette cependant parfois l'imprécision des références qui les rend inutilisables. À propos des traces d'extraction lapidaire identifiées à Daphné (29; cf. 62, note 63), la référence au Field Report de 1932 est insuffisante (il manque le numéro de page) et je n'y ai retrouvé aucune mention de ces traces. Les auteurs font aussi état d'observations concernant la localisation du sanctuaire d'Apollon (169) avec un renvoi très général aux notes de fouilles (187, note 198: “Excavations Notes, Antioch Archive: Daphne”), qui ne permet pas de retrouver l'origine des informations. Il en est de même pour la localisation du théâtre (119, note 53) avec un renvoi à l'Excavation Diary, sans numéro de page. C'est d'autant plus gênant que lorsque l'on est en mesure de se reporter à ces sources archivistiques, on se rend compte qu'elles ont pu être mal comprises ou mal interprétées. Ainsi, les auteurs signalent la découverte en 1932, dans le secteur 5-O, c'est-à-dire au nord de l’île formée par un bras de l'Oronte, d'un fragment de rempart dont ils fournissent une photographie (38, fig. 1.10),Footnote 18 et qu'ils datent de l’époque hellénistique: “A system of defenses strengthened the fabric of the royal enclave: in their flurry of activities, the Princeton excavations of 1932 identified in sector 5-O, an area that now lies right under the modern course of the Orontes, a short stretch of dry-laid ashlar block wall of rather impressive proportions” (37–38). Il s'agit d'une information capitale pour la datation de l'occupation de cette partie de la ville. En effet, s'il est assuré que dans l'Antiquité tardive, l’île, désignée comme la “ville neuve,” est en partie occupée par le quartier palatial,Footnote 19 il est possible que le palais royal hellénistique ait déjà été implanté dans ce secteur, mais les textes ne permettent aucune certitude: c'est dire l'importance de la documentation archéologique sur ce point. Le chercheur intéressé qui veut en savoir plus risque cependant la déception. La photographie fournie, sans références, est en réalité la photographie originale de la figure 52 du Field Report 1933, intercalée entre les pages portant les figures 52 et 53. En outre l'indication du secteur 5-O renvoie au système de coordonnées couvrant l'ensemble du site et le découpant en carrés de 200 m de côté, qui n'a été mis en place qu’à partir de 1934 (Field Report 1934, 22). Le texte du Field Report 1933 (et non 1932) localise le vestige photographié à 23 m au nord de l'extrémité nord, incurvée, de l'hippodrome (Field Report 1933, 16–17). Un coup d’œil sur un plan permet de constater que cette partie de l'hippodrome se trouve dans les carrés 7-N/O, ce qui conduit à replacer le “fragment de rempart,” non dans le carré 5-O, mais au sud de ce dernier. Par ailleurs, il existe dans les archives un relevé d'un fragment architectural repéré dans le lit de l'Oronte (ANT_DR 0036, “5-O, Wall in the Orontes River, plan”), interprété par Gunnar Brands comme le vestige d'un pont.Footnote 20 Les auteurs semblent avoir confondu deux entités archéologiques distinctes. La prochaine publication de la carte archéologique du site mettra tout cela au clair, mais pour l'instant, c'est au lecteur qu'il est demandé beaucoup d'efforts. Le fragment de mur en grand appareil visible sur la photographie est-il bien un fragment de rempart? Rien n'est moins sûr et les fouilleurs de 1933 n'ont pas envisagé cette hypothèse.
En ce qui concerne les sources littéraires, on regrette trop souvent l'absence d'une réflexion sur la chronologie des textes, la nature de leur apport et leurs auteurs. À propos de l’étiologie mythologique du nom de l'Amanus, les auteurs renvoient à Tzetzes, auteur du 12e s., sans signaler que cette étiologie est déjà présente au 4e s. ap. J.-C. dans l’Éloge d'Antioche de Libanius (59, note 18).Footnote 21 La description d'un incendie sous le règne d'Antonin le Pieux est extrapolée à partir d'une simple mention dans l’Histoire Auguste, dont on connaît le peu de fiabilité (110). Les auteurs qualifient Jean Chrysostome d’“évêque d'Antioche” (28), alors qu'il n'y était que prêtre. Au chapitre 4, consacré aux années 458–638 ap. J.-C., figure un développement sur le patronage des communautés rurales fondé sur le témoignage du discours 47 de Libanius (193–4 cf. 228, notes 9–10), qui concerne la fin du 4e s. ap. J.-C., donc la période précédente. Évagre “le Scolastique” (scholastikos), est qualifié de “theologian” (140), peut-être par confusion avec Évagre le Pontique, puis de “scholar,” ce qui est pour le moins trompeur (208).Footnote 22 La méthode d'approche de la Chronographie de Malalas (6e s. ap. J.-C.) est à revoir.Footnote 23 On se laisse prendre au piège d'une entreprise de falsification historique en datant de l’époque flavienne le toponyme “Chérubins” (98).Footnote 24 On ne peut pas non plus s'appuyer aveuglément sur ce texte pour reconstituer le décor statuaire de la cité à l’époque hellénistique (25, 35, 52): l'inventaire des statues érigées lors de la fondation de la cité, marqué par des anachronismes patents, s'inscrit dans un récit aux sources composites et dont la mise au point définitive ne peut pas être antérieure au début de l'Antiquité tardive, et s'il peut faire référence à des monuments réels, rien ne prouve qu'ils remontent tous à la période séleucide;Footnote 25 Marion Meyer a montré que la statue de Tyché date plus probablement du règne d'Antiochos Ier que de celui de son père;Footnote 26 en revanche l'analyse précise du contexte historique de la fin de la monarchie séleucide et du récit qu'en fait Malalas donne du crédit au récit du transfert à Rome de deux statues en 63 av. J.-C.Footnote 27 Bref, chaque indication de la Chronographie doit faire l'objet d'une étude minutieuse afin d’être correctement exploitée. On ne peut donc pas se contenter de paraphraser les descriptions des programmes édilitaires attribués à Jules César (80), Agrippa et Hérode (84–85) ou Tibère (89), ou encore Probe (136), pour décrire l’évolution de la ville ou évoquer de façon générale les “empire-sponsored projects” (116). L'usage insuffisamment critique de Malalas a des conséquences jusque dans les chapitres traitant des périodes postérieures. À propos de la période du duché byzantin, les auteurs soulignent avec raison le caractère fantasmagorique de la description arabe d'Antioche transmise par le manuscrit Vaticanus Arabicus 286. On ne peut pas les suivre, toutefois, lorsqu'ils écrivent que la mention de talismans est anachronique sous prétexte que ces talismans auraient joué un rôle important dans le paysage urbain aux époques séleucide et romaine, mais peut-être pas plus tard: “talismans…which we know were important parts of the Seleucid and Roman cityscape but not necessarily later” (286). Au contraire la Chronographie de Malalas, au 6e s., est le premier texte à mentionner la présence de talismans monumentaux à Antioche et c'est très probablement Malalas qui commet un anachronisme en faisant remonter leur origine à la période hellénistique ou au Haut Empire. De fait, certains d'entre eux sont attribués à Apollonius de Tyane,Footnote 28 or si le personnage a bien existé et si sa figure est célébrée dès la période impériale, comme en témoigne la biographie de Philostrate, ce n'est qu’à partir de l'Antiquité tardive qu'il est considéré comme un faiseur de talismans et cet aspect devient prépondérant à la période médiévale, dans les mondes byzantin et arabe où la figure d'Apollonius joue un rôle éminent.Footnote 29 Malalas, lorsqu'il évoque les talismans antiochéens, ne consigne pas des traditions anciennes et en quelque sorte fossilisées: il est plutôt un jalon dans une évolution qui va se poursuivre aux périodes ultérieures.
L'interprétation de détail des textes comporte aussi des erreurs. Ainsi, les auteurs évoquent une porte urbaine qui serait désignée “à l’époque de l'empereur Jovien” comme la Porte (du) Philonaute: “near the gate that in the days of the emperor Jovian was referred to as the Philonauta Gate” (33). Or cette porte n'est mentionnée que par Malalas, en une seule occasion, dans le cadre du récit de l'extension des remparts qu'il attribue à Théodose Ier,Footnote 30 et elle n'a aucun rapport avec l'empereur Jovien.
La documentation épigraphique n'est pas mieux traitée. À propos de la fondation et des cultes de Daphné, les auteurs font référence à l'inscription Waddington 2713 (30; cf. 62, note 70). La plupart des inscriptions figurant dans le vénérable recueil de William Henry Waddington, paru en 1870, ont été rééditées et ce sont ces éditions modernes qu'il convient de citer. Il s'agit dans ce cas précis de l'importante inscription datée de 189 av. J.-C. qui constitue la première attestation de sanctuaires à Daphné, rééditée par Charles Bradford Welles,Footnote 31 dont le texte est reproduit dans les Inscriptions grecques et latines de la Syrie (IGLS III.2.992).Footnote 32 Deux autres inscriptions sont alléguées comme des documents sur l'organisation interne de la cité et la preuve de son caractère démocratique (40; cf. 64, notes 109–10). L'une d'entre elles est un projet de décret de la cité de Téos accordant l'isopolitie aux citoyens d'Antioche, Séleucie de Piérie et Laodicée-sur-mer:Footnote 33 elle implique l'existence de corps civiques pour ces trois cités (ce qui est une tautologie), mais ne dit rien de leur organisation interne. La seconde, passée dans le commerce et achetée à Antakya, concerne en réalité Séleucie de Piérie et ne donne aucune information sur Antioche.Footnote 34 L'inscription des stathmouchoi (aubergistes?) Megas, Jean et Anthoussa, tracée sur mosaïque, est datée du début du 4e s. ap. J.-C. par les auteurs (160). Pourtant Glanville Downey, dans l’édition princeps de cette inscription, la seule citée par les auteurs, propose sur critères paléographiques une datation au 6e s. ap. J.-C.,Footnote 35 reprise avec un point d'interrogation dans les IGLS (III.1.770). Doro Levi critique cette datation et classe la mosaïque parmi celles qu'il date des années 450–475 ap. J.-C.Footnote 36 Les auteurs ne disent pas sur quoi ils se fondent pour proposer une date plus haute.
Les publications archéologiques, elles aussi, ont parfois été lues trop rapidement. Les auteurs ne prêtent ainsi pas garde au fait que les dates fournies par Jean Lassus dans sa “biographie” de la rue à portiques sont pour l'essentiel tirées des textes (103 et passim).Footnote 37
L’écriture de l'histoire
L'absence d'attention critique portée tant aux sources qu’à la documentation s'accompagne de l'usage immodéré d'expressions signalant l'incertitude ou l'hypothèse. Par exemple, dans le développement consacré au règne d'Antiochos IV Épiphane (42–43), les auteurs brodent à plaisir sur une extension urbaine attribuée à ce roi par Strabon (16.2.4) et Malalas (8.21, 10.8), désignée du nom d’Épiphania d'après Malalas, puis évoquent une “synagogue des Maccabées” – sans réellement discuter les travaux récents contestant l'existence même de cette dernière,Footnote 38 qu'ils connaissent pourtant –, et enfin un monument rupestre désigné d'après Malalas comme le Charonion,Footnote 39 en enchaînant les hypothèses arbitraires et les extrapolations, et en multipliant les modalisateurs comme likely, may…be, presumably, it is safe to contend, it cannot be excluded, probably, are said to, is believed, perhaps. Que peut-on en retirer? L'usage de telles expressions est certes parfois indispensable, mais il ne doit pas dispenser de la recherche, sinon de vérité, du moins d'exactitude et de précision. C'est l'objectif de la critique des sources: distinguer ce que l'on peut considérer comme certain de ce qui n'est que vraisemblable, ou tout juste possible, voire assurément faux. Sans cet effort élémentaire, à quoi sert d’écrire l'histoire?
Le récit historique est encore fragilisé par une certaine méconnaissance du contexte historique et culturel. Les auteurs veulent voir dans les représentations de la Ktisis (“fondation”) personnifiée sur des mosaïques de l'Antiquité tardive une référence à la fondation de Séleucos, qui aurait ainsi marqué la culture visuelle de la cité (32), en oubliant que ce type de représentation est loin d’être spécifiquement antiochéen.Footnote 40 Ils attribuent à Zénobie, qu'ils font reine d'un royaume de Palmyre fantasmatique, les faits d'armes de son mari Odainath (134),Footnote 41 et n'hésitent pas à écrire qu'en 578–582 ap. J.-C. les Arabes sont impliqués pour la première fois dans les affaires politiques depuis les jours de Pompée (217).Footnote 42 Dans une perspective plus épistémologique que proprement historique, il faut également signaler que le plan restitué de Karl Otfried Müller, publié en 1839, ne peut pas être assimilé aux croquis ou relevés réalisés par les voyageurs de l’époque ottomane (440) car précisément Müller ne s'est jamais rendu sur le site.
L'accumulation d'erreurs rend l'ouvrage en partie inutilisable. On se contentera ici de deux exemples, concernant le judaïsme à Daphné et Antioche.
Les auteurs soulignent l'importance de la communauté juive, à Daphné précisément, dès l’époque hellénistique, en s'appuyant sur trois éléments: la mention par Jean Chrysostome, au 4e s. ap. J.-C. d'une “synagogue de Matrona,” la présence de références à Antioche et Daphné dans la littérature talmudique et enfin le récit par Malalas de la construction par Vespasien d'un théâtre à l'emplacement d'une synagogue (28–29). Or la nature même du lieu mentionné par Chrysostome n'est pas aisée à déterminer. Le prêtre l’évoque trois fois, comme un gouffre (τὸ βάραθρον, ὃ δὴ καλοῦσι Ματρώνης: “le gouffre que l'on appelle ‘de Matrona’”),Footnote 43 comme une grotte (τὸ τῆς Ματρώνης λεγόμενον σπήλαιον: “la grotte dite de Matrona”)Footnote 44 ou par une expression très vague, qui pourrait servir à désigner un domaine – τὰ Ματρώνης, “les (biens? lieux?) de Matrona.”Footnote 45 Certes, le contexte d'apparition de ces trois expressions montre qu'aux yeux de Chrysostome la fréquentation de ce lieu est une pratique judaïsante, assimilable à la fréquentation d'une synagogue ou au respect du sabbat ou des jours de jeûne. Toutefois il signale aussi qu'on y pratique l'incubation, ce qui n'est pas une pratique synagogale attestée, et il assimile également ce “gouffre” à l'antre corycien de Cilicie, qu'il désigne comme “la (grotte) de Kronos,” ce qui renvoie au mythe du conflit entre Zeus et Kronos et à un tout autre univers religieux. L'identification de ce lieu à une synagogue est donc pour le moins difficile. En outre, le nom même de Matrona est d'origine latine, et sa diffusion, bien attestée au Proche-Orient dans l'Antiquité tardive, ne saurait être antérieure à la période romaine. Rien ne permet donc de dater l'antre de Matrona de la période hellénistique. De même, le Talmud est une production littéraire de l'Antiquité tardive, et Samuel Krauss, qui a mis en évidence l'importance et l'intérêt des traditions relatives à Antioche et Daphné, montre bien qu'il s'agit de traditions inventées, sans rapport avec une réalité passée.Footnote 46 Enfin, dans la Chronographie, la mention de la destruction par Vespasien d'une synagogue pour la remplacer par un théâtre (9. 45) fait écho à une intervention similaire censée s’être produite à CésaréeFootnote 47 et prend sens une fois mise en relation avec le récit de la destruction d'une synagogue intervenue au début du 6e s. ap. J.-C. (16. 6): l'attribution de tels actes à Vespasien légitime les destructions de l'Antiquité tardive, dans un contexte où l'antijudaïsme croît alors que les synagogues sont toujours en principe protégées par le pouvoir impérial. Comme à son habitude, Malalas réinvente le passé en fonction du présent, tout en ancrant son récit dans des réalités topographiques concrètes. Il y avait bien en effet un théâtre à Daphné, mais comme l'indiquent les auteurs, l’étude de ses vestiges montre que sa construction doit probablement dater de l’époque d'Hadrien (124, note 173). Rien de tout cela ne nous dit quoi que ce soit sur la présence du judaïsme à Daphné à la période hellénistique.
L'hypothèse de la localisation d'un quartier juif (“a Jewish enclave”) au sud de la ville d'Antioche (167), dans le quartier des Kerateai (orthographié Keiratai), repose quant à elle sur des bases si fragiles qu'elle ne peut être retenue: d'une part le présupposé que l'existence d'une synagogue implique celle d'un “quartier juif,” ce qui est loin d’être démontré, d'autre part l'adhésion au mythe d'origine proposé par Malalas pour l’église du Kerateion, dite aussi des Maccabées, selon lequel cette église serait une ancienne synagogue.Footnote 48
Ce n'est pas à dire qu'il n'y avait pas de Judéens ou de Juifs à Antioche et Daphné, ou qu'ils n’étaient pas organisés en communauté ou n'avaient aucune visibilité dans l'espace. Mais il faut chercher d'autres sources pour en écrire l'histoire.
Représenter l’évolution de l'espace urbain
Les deux auteurs sont des archéologues de terrain, sensibles aux réalité concrètes de l'espace urbain. De fait, une originalité de l'ouvrage est de proposer des plans restitués d'Antioche aux différentes époques de son histoire, en 10 figures réparties dans les différents chapitres du livre. Cette démarche représente un progrès considérable par rapport à celle de Donald N. Wilber et Glanville Downey dont le “plan restitué” devenu canonique confond toutes les périodes de l'Antiquité.Footnote 49 Il faut remercier les auteurs d'avoir tenu à produire ces plans et les considérer avec d'autant plus d'attention et de sérieux qu'ils seront probablement souvent reproduits et utilisés.
La figure 1.9 (36) a pour légende: “Antioch and its fortifications. Highlighted are the early perimeter and a possible location for Epiphaneia.” Elle présente une image de la ville hellénistique sensiblement différente de celle qu'a fait prévaloir Downey. Alors que ce dernier situe la fondation de Séleucos entre le fleuve et le tracé de la rue principale, et suppose une enceinte longeant cette rue et la laissant à l'extérieur de la ville, la voie est bien figurée d'emblée, dans ce nouveau plan, à l'intérieur des “Early Seleucid Walls.” De fait, comme le signale Lassus, “dès le IIe s. avant notre ère, on trouve des constructions des deux côtés de la voie.”Footnote 50 La limite sud de la ville, déduite à partir de l'analyse des textes et de la topographie de la vieille ville, est hypothétique. Le tracé oriental du rempart anticipe celui du rempart de Justinien. Le plus nouveau est le positionnement de la limite occidentale sur les reliefs qui dominent Antioche, à l'intérieur du rempart de Justinien. Cette restitution comme celle des limites de l'extension attribuée à Antiochos IV Épiphane se fondent sur de nouvelles observations de terrain, dont la publication est vivement attendue.
La figure 2.11 (87), intitulée “Roman Antioch,” inclut la localisation des différents vestiges architecturaux fouillés. Elle présente l'enveloppe urbaine du Haut Empire (“rempart de Tibère”) identique à ce qu'elle était déjà après l'extension d'Antiochos IV, et montre aussi par anticipation l'enceinte théodosienne. La localisation de l’“aqueduc de Cossutius” est erronée: la portion d'aqueduc ainsi désignée se trouve au nord et non au sud du lit du Parménios.Footnote 51 La localisation de la “porte Tauriane” est hypothétique (cf. 356) et la “porte des Chérubins” ne portait certainement pas ce nom avant l'Antiquité tardive (cf. supra et note 24).
La figure 3.23 (176) représente la ville après l'extension du rempart par Théodose II. Dans le texte, les développements concernant cette extension (175 et 187, note 174) sont marqués par une certaine confusion, qui reflète celle des sources, bien démêlées pourtant par Downey dès 1941.Footnote 52 Sur ces trois plans, l’île est représentée sans enceinte, alors que les témoignages de Libanius et de Théodoret indiquent qu'au IVe s. elle était fortifiée.Footnote 53 Il est vrai qu'aucune trace archéologique du rempart n'a été retrouvée.
La figure 4.7 (212) présente la ville après les travaux de Justinien. Elle a désormais pris ses contours définitifs, avec une enceinte réduite au nord-est et à l'ouest. Le tracé proposé s'appuie sur les données du terrain et n'est pas contestable, sauf en ce qui concerne la limite sud, qui ne correspond pas à la limite sud de l'enceinte théodosienne, mais se trouve repoussée deux îlots plus au nord, sans justification (peut-être à partir d'observations de terrain encore inédites?). Inexplicablement, la “porte des Chérubins,” qui est un vestige du rempart du Haut Empire intégré à l'espace urbain lors de l'extension théodosienne,Footnote 54 se trouve à l'extérieur du rempart de Justinien, ce qui est strictement impossible. Tout aussi inexplicablement, le bras de l'Oronte au nord de l’île a disparu.
La figure 5.3 (249) présente l'Antioche des débuts de la période islamique, sans réels changements par rapport à l'Antioche de Justinien, si ce n'est que seuls y sont figurés les édifices où une occupation est attestée à cette période.
La citadelle, datée de la période byzantine, commence fort logiquement à apparaître sur les plans à partir du chapitre 6 (fig. 6.11). Les figures 6.11, 7.2 et 8.7 (313, 343, 366) ne diffèrent que par les édifices et les toponymes qui y sont reportés, en fonction des indications des sources et des attestations d'occupation pour chaque période. À l’époque croisée, le bras de l'Oronte séparant l’île du reste de la ville avait laissé la place à un terrain marécageux (palus) et n’était plus identifié comme un cours d'eau:Footnote 55 la présence de ce bras sur la figure 8.7 donne une fausse image de la ville.
Le plan d'Antioche à l’époque mamelouke marque une rupture (fig. 9.6, 425): le quadrillage antique a disparu, et un trait fort délimite l'agglomération, ramassée à l'extrême sud de la ville. Ce trait fort suggère la présence, sinon d'un rempart, du moins d'une démarcation, qui devait séparer, au nord, la zone urbanisée des espaces désormais ruraux de la ville antique (419). Au sud, cette limite se situe au-delà du rempart de Justinien, sans que l'on comprenne bien pourquoi. Sur cette figure comme sur la figure 10.2 (439), montrant Antioche à l’époque ottomane, le plan de l'agglomération semble être adapté du plan cadastral élaboré à l’époque du Mandat Français. On aurait aimé en savoir plus sur les conditions de production de ce plan, dont il n'est pas question dans le dernier chapitre.
Il est dommage de devoir formuler tant de critiques sur un ouvrage dont on pouvait s'attendre à ne dire que du bien et dont le projet lui-même était enthousiasmant. Bien plus que les auteurs eux-mêmes, ce sont peut-être des choix éditoriaux qui sont en cause. Une phase de relecture critique a manqué. Pourtant, parmi les amis et collègues des auteurs, en particulier parmi ceux qui participent aux projets collectifs qu'ils animent, et parmi les collaborateurs habituels et ponctuels des éditions Routledge, nombreux sont ceux qui auraient pu signaler tel ou tel point à revoir. En l’état l'ouvrage doit être déconseillé aux étudiants et au grand public. Il faut cependant reconnaître que les chapitres concernant les périodes postérieures à l'Antiquité, qui sont les plus neufs, sont très riches d'informations. D'ici quelques années, une réédition corrigée permettra aux auteurs de tirer parti de l'achèvement des travaux qu'ils sont en train de coordonner et de la publication des fouilles conduites sur le terrain par Hatice Pamir (Mustafa Kemal University, Antakya), qui renouvelleront les connaissances sur la ville antique et dont ils n'ont pu citer que des comptes rendus préliminaires.
Conclusions
La lecture croisée de ces deux ouvrages incite à une réflexion sur la périodisation. Quand on pratique l'histoire urbaine, c'est-à-dire une histoire de la ville et non une histoire dans la ville, il faut tenter de s'abstraire des périodisations politiques traditionnelles pour retrouver les rythmes propres de l'histoire de la ville concernée. Kristina Neumann a ainsi bien fait de renoncer à utiliser la date de la création de la province romaine de Syrie par Pompée comme une borne chronologique, puisqu'elle considère que durant les premières années de la province, les relations des Antiochéens avec les représentants du pouvoir de Rome ne sont guère différentes de celles qu'ils entretenaient avec les derniers rois séleucides. Comme elle le montre bien, la ville change progressivement de statut au sein de l'empire romain au 3e s. ap. J.-C.: elle devient progressivement un des principaux relais du pouvoir impérial. C'est dans la seconde moitié du siècle que l'on peut placer une scansion correspondant au passage d'un long Haut Empire, d'Auguste aux alentours de 250 ap. J.-C., à une première Antiquité tardive. Le choix d'Andrea De Giorgi et Asa Eger de fonder leur découpage en chapitres sur une périodisation politique ne met pas assez en valeur la rupture correspondant à la séquence destructrice des séismes de 526 et 528 et du raid perse de 540, suivie d'une reconstruction sur une surface réduite vers 550 ap. J.-C. La difficulté à distinguer archéologiquement les vestiges postérieurs au milieu du 6e s. ap. J.-C. de ceux du début de la période islamique est pourtant soulignée par les auteurs (250). Il aurait été plus avisé et plus stimulant de proposer un découpage négligeant la coupure de 638 ap. J.-C., ce qui aurait permis de donner toute leur importance aux débats concernant la datation et l'interprétation des évolutions de la rue principale. Où convient-il ensuite de placer une césure avant la prise de la ville par Baybars? Et entre 1268 ap. J.-C. et la période mandataire, à quel moment Antioche commence-t-elle à croître à nouveau, quand entre-t-elle dans la modernité? Les changements coïncident-ils avec le début de la période ottomane, ou sont-ils plus tardifs?Footnote 56 Il est clair en tout cas, autant pour les victimes que pour celles et ceux qui y ont assisté en témoins impuissants, parfois de très loin, que le tremblement de terre du 6 février 2023 a été un événement majeur qui marquera l'histoire de la ville, et qui constituera soit une rupture, soit comme en 526 ap. J.-C. le début d'une séquence de changements, mais en tout cas un point de repère entre deux époques.