La Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma (L.R.Q. S-32.1), adoptée en 1987, établit un régime juridique spécifique de rapports collectifs de travail pour les artistes œuvrant dans ces domaines. Ce régime permet à une association regroupant la majorité des artistes travaillant dans un secteur d’activité d’une des industries visées d’obtenir une reconnaissance légale pour devenir l’unique représentante des artistes du secteur en question (article 18 de la loi S-32.1). Cette reconnaissance légale a pour conséquence, entre autres, de mener à des ententes collectives conclues entre l’association bénéficiant de la reconnaissance légale et des producteurs menant des activités de production dans le secteur en cause (article 27 de la loi S-32.1). Ces ententes collectives établissent des normes minimales d’engagement. En principe, les producteurs ayant conclu les ententes (ou les producteurs membres d’associations de producteurs ayant conclu de telles ententes) ne peuvent y déroger et doivent offrir au minimum les conditions établies dans ces ententes (article 27 de la loi S-32.1). Ils ont toutefois la possibilité d’offrir des conditions plus avantageuses aux artistes, sur une base de négociation individuelle (article 8 de la loi S-32.1). En outre, les artistes ont la liberté d’adhérer à une association d’artistes (article 7 de la loi S-32.1) et les règlements de l’association ne doivent contenir aucune disposition ayant pour effet d’empêcher cette adhésion ou de la maintenir injustement (article 11 de la loi S-32.1). Face aux avantages perçus de la protection offerte par l’adhésion à une association, les artistes peuvent donc choisir d’y appartenir, à condition de remplir les exigences professionnelles pour y adhérer, tel que prévu par les règlements de l’association en question (article 10 de la loi S-32.1). Or, dans les faits, ce n’est pas parce qu’un artiste a adhéré à une association qu’il va toujours trouver du travail dans le cadre de contrats d’engagement respectant les ententes collectives en vigueur. Il est possible que du travail lui soit offert en dehors de ces ententes collectives, soit par un producteur qui n’est pas lié par une entente collective, soit par un producteur qui y est lié, mais qui choisit de ne pas respecter l’entente en question. Dans le cas des artistes interprètes, l’association qui les représente, l’Union des artistesFootnote 1, qualifie ce travail de « travail au noir ».
Dans la première partie du texte, j’explique le problème soulevé par le travail effectué par des artistes interprètes en dehors des règles prévues par les ententes collectives applicables. En établissant le contexte de ce travail qualifié de « travail au noir », je mets en lumière l’importance de la solidarité entre les membres de l’association d’artistes. Une fois ce cadre défini, je décris une certaine limite, de la forme discursive, utilisée précédemment lors de la rédaction de ma thèse doctorale, pour rendre compte des résultats de mon analyse des données recueillies lors d’entretiens avec des artistes interprètes. J’expose ensuite la méthodologie de la recherche inspirée par les arts et en quoi elle permet de pallier la limite constatée précédemment quant à la présentation de la dimension émotive relevant du vécu des artistes, en lien avec leur sentiment de solidarité. Dans la seconde partie du texte, je tente, par conséquent, de rendre compte de l’ambivalence impalpable, mais bien présente, de la solidarité que les artistes ressentent envers leur association. Je le fais en présentant ce résultat de recherche dans un format inédit, soit un monologue de théâtre documentaire créé à partir de différents extraits des entretiens en question.
I. L’offre de travail « au noir » et la solidarité des artistes interprètes
En septembre 2019, l’Union des artistes adoptait une modification à ses règlements généraux imposant une nouvelle obligation à ses membres. Ce nouvel alinéa de l’article 21 des règlements prévoit que
(l)es membres ne sollicitent ou ne recrutent jamais d’artistes pour des productions qui ne sont pas en règle avec l’UDA. Par conséquent, ils s’abstiennent de publier, d’annoncer ou de relayer toute information relative à l’embauche d’artistes pour de telles productions, et ce, sur quelque plate-forme de communication que ce soit.Footnote 2
Cette modification visait à rappeler aux membres leur nécessaire solidarité vis-à-vis de leur association et de leurs collègues membres de l’UDA. L’adoption d’une telle mesure était une réaction à un comportement observé chez des membres de l’UDA et décrié par d’autres membres ainsi que par les administrateurs de l’UDA, soit l’habitude prise par plusieurs membres de diffuser sur différentes plates-formes numériques les offres de contrat par des producteurs hors du cadre des ententes collectives normalement applicables.
Par ailleurs, cette modification était adoptée dans un contexte où le nombre de productions hors du cadre des ententes collectives conclues avec les associations de producteurs (ou avec des producteurs seuls) était perçu à la hausseFootnote 3. Cette augmentation probable s’inscrit dans une période marquée par une numérisation accrue qui influence le travail et ses modes d’organisation, et met une pression sur les cadres juridiques en place régissant les institutions de travail (Howcroft et Taylor Reference Howcroft2014).
Dans le cas des productions effectuées en dehors du cadre des ententes collectives, cette numérisation peut jouer à deux niveaux. D’une part, les plates-formes numériques, notamment les réseaux sociaux, facilitent le partage d’information concernant les offres de travail, tant celles visant la rétention des services d’un artiste professionnel dans le cadre d’un contrat respectant les ententes collectives applicables que celles faisant fi des ententes en question. En théorie, les artistes auraient donc accès plus facilement à un plus grand nombre d’offres. En pratique, les offres concernant un travail qui serait effectué en vertu de contrats respectant les ententes collectives (qualifié de travail « union » ou « sous juridiction ») sont rarement accessibles à tous de cette manière. D’abord, lorsque la voie de l’audition est choisie pour remplir le rôle, ces offres font plutôt l’objet d’un filtre, car elles sont acheminées par des listes d’envoi privilégiées directement aux agences artistiques, lesquelles sont tenues de ne pas les partager publiquement. Ensuite, de plus en plus de rôles sont attribués sans même qu’une audition soit passée, aucun mécanisme d’audition obligatoire n’étant en place. Les rôles sont alors attribués en fonction de la notoriété des artistes à qui on les confie suite aux pressions des diffuseurs pour s’assurer des « têtes d’affiche » qui attireront le public (Pilon-Larose Reference Pilon-Larose2017b). Ainsi, ce sont surtout des offres de travail « hors juridiction » qui sont diffusées par ces canaux et qui bénéficient de la facilité de diffusion offerte par les plates-formes numériques.
D’autre part, l’explosion des nouvelles technologies et du contenu numérique augmente le nombre d’occasions de créer des productions visant un circuit « fermé », c’est-à-dire qui n’est pas voué à une large diffusion au sein du public mais plutôt à une diffusion limitée à un petit public déterminé d’avance par l’entreprise et détenant un accès privé au contenu en question. Ces productions n’étant pas accessibles à tous, il devient impossible de contrôler a posteriori leur contenu afin de vérifier si les artistes qui y ont participé sont membres de l’UDA ou non. Ainsi, alors qu’il existait auparavant une certaine limite naturelle créée par la peur de se faire prendre et d’être « reconnu », ce qui restreignait le champ des productions hors juridiction, particulièrement dans le secteur de la voix (parce que plus difficile à contrôler), il est dorénavant plus tentant pour les artistes d’y participer, non seulement dans le secteur de la voix, mais également pour le travail d’interprétation avec image lorsque c’est un circuit fermé qui est visé, même si cela se fait hors juridiction.
Or, dans tous les cas, la multiplication des occasions d’effectuer du travail « au noir » se solde par une pression sur l’association et les artistes en cause. L’efficacité des ententes collectives conclues par l’UDA est remise en question chaque fois qu’une production parvient à voir le jour hors du cadre de ces ententes. Cette modification soulève la question de la solidarité des artistes envers leurs collègues et leur association professionnelle reconnue. Loin d’être anodine, la solidarité dont il est question est en réalité une des conditions nécessaires à la mise en place et au maintien du régime encadrant les relations de travail des artistes, dont les pourtours sont établis par la LSA (Choko Reference Choko2015), comme c’est le cas pour les travailleurs d’autres industries. Comme le résumait Harry Arthurs : « sans la solidarité syndicale, la législation établissant la négociation collective devient impraticable » (Arthurs Reference Arthurs2011, 20, traduction de l’auteure).
Reconnu comme « essentiel au fondement émotionnel et symbolique du syndicalisme » (Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, p. 337), l’esprit de solidarité permet la cohésion entre les membres de l’association. Or, la solidarité implique une relation dont la finalité est à la fois individuelle et collective : « l’intérêt individuel se combine à l’intérêt collectif ou commun pour créer une relation morale unique » (Scholz Reference Scholz2008, 43, traduction de l’auteure). Cette relation entraîne l’individu à vouloir soutenir moralement le groupe.
Nancy Fraser identifie trois types de fondements sur lesquels se base la solidarité, soit de manière unique soit en se combinant : les fondements subjectifs, objectifs et communicatifs (Fraser Reference Fraser2009). Les fondements de type subjectif fondent la solidarité sur un sens d’affinité et de similitude, un sens d’une identité commune, un sens qui se construit en opposition à un tiers exclu qui ne partage pas la même identité (Fraser Reference Fraser2009). Le fait de reconnaître un statut professionnel aux artistes dont l’appartenance à l’une ou l’autre des associations en place est fonction de leur pratique professionnelle est de nature à encourager le sens de l’identité professionnelle commune.
Les fondements objectifs, tels que la conscience cognitive d’une interdépendance occasionnelle ou d’une vulnérabilité mutuelle, entraînent plutôt une solidarité fondée sur une communauté d’intérêts (Fraser Reference Fraser2009). L’idée de la communauté d’intérêts comme étant au cœur de la solidarité syndicale a maintes fois été exprimée (Bich Reference Bich2000, Brunelle Reference Brunelle2002). À ce titre, la représentation collective visant à améliorer les conditions socio-économiques des artistes membres de l’association est évidemment rattachée à ce fondement de la solidarité.
Enfin, les fondements de type communicatifs mènent à une solidarité basée sur une pratique politique commune, par exemple la participation à une prise de position publique commune en matière de politique ou encore la participation conjointe au sein des structures de prise de décision (Fraser Reference Fraser2009, 150). À ce point de vue, la solidarité s’exprime plutôt à travers la participation des associations à certains débats publics, par exemple au sujet de la place des femmes dans les industries culturelles (Coles Reference Coles2016).
Lorsque le sentiment de solidarité est remis en question, le soutien que l’individu souhaite apporter au collectif peut se trouver diminué. Si l’individu ne se sent plus représenté adéquatement au sein de l’association, s’il apparaît que l’intérêt individuel ne coïncide plus avec l’intérêt du groupe, si le sens d’une identité commune se perd, bref si l’un ou l’autre des fondements à la base de la solidarité est touché, la volonté de soutien risque d’en être ébranlée. Éventuellement, la désolidarisation qui en résulte entraîne l’affaiblissement du groupe et l’érosion des acquis collectifs (Brunelle Reference Brunelle2002).
Ainsi, lorsque l’artiste membre de l’UDA a l’occasion d’effectuer du travail qui n’est pas offert dans le cadre d’un contrat, son intérêt individuel à court terme (accepter le contrat sans exiger que le producteur l’engage en respectant les ententes collectives en place) se trouve en opposition avec l’intérêt collectif (exiger que le producteur se conforme aux ententes collectives ou refuser le contrat). Pour ceux dont le pouvoir de négociation individuel n’est pas grand (parce qu’ils ne sont pas en demande, ne bénéficient pas de notoriété, n’ont pas la chance d’être vus régulièrement en audition), le dilemme est encore plus important. Le risque de perdre un contrat, alors que les occasions de travail sont rares, pèse davantage dans la balance.
Dans le contexte où de tels contrats offerts en dehors des cadres établis par les ententes collectives se multiplient, l’UDA se doit donc d’agir. La difficulté réside toutefois dans la capacité de l’association d’imposer le cadre collectif dont elle bénéficie en théorie en vertu de la loi. D’abord, avant même la mise en place d’une entente collective, un premier défi se pose pour l’association. On assiste à la fois à une croissance du nombre de productions indépendantesFootnote 4 (Fortier Reference Fortier2019) et à une hausse des productions multimédias (Fragata, Gosselin et Desjardins 2018). Enfin, sans que les statistiques soient précisées, on reconnaît également que « les nouvelles technologies et notamment leur appropriation par les créateurs professionnels ou amateurs génèrent une hyper offre, car cela ajoute des contenus audiovisuels distincts à la diffusion des produits conventionnels » (Marceau Reference Marceau2014, 26). Ces producteurs indépendants ne sont pas nécessairement au courant de l’existence d’ententes collectives régissant le milieu ni désireux de les appliquer. En effet, le travail hors union profite davantage aux producteurs et, éventuellement aux diffuseurs qui achètent le produit du producteur, puisqu’il permet de produire à un moindre coût (soit directement par le non respect des normes minimales ou indirectement en évitant certaines contraintes administratives liées à l’application de l’entente). Dans ce contexte, cela entraîne pour l’association la nécessité d’amorcer la négociation avec ces producteurs. Si l’association bénéficie de l’obligation de négocier créée en vertu de l’article 30 de la LSA, encore faut-il qu’elle soit au courant de l’existence du producteur en question. Or, en l’absence de mécanisme automatique d’inscription ou d’appartenance à un regroupement, il lui est difficile de connaître tous les producteurs actifs, surtout lorsqu’ils sont émergents.
Ensuite, alors même qu’une entente collective existe entre les parties (c’est-à-dire soit que le producteur en question est membre d’une association de producteurs qui aurait conclu une entente avec l’UDA ou encore qu’il n’est pas membre, mais a accepté de s’engager à appliquer une entente existante), il faut encore que l’association puisse mobiliser les ressources nécessaires pour en surveiller l’application. À moins d’être prévenue par les membres des productions hors juridiction, elle doit passer par une surveillance des réseaux sociaux pour identifier les productions projetées qui s’affichent comme telles.
Les moyens d’action de l’association ne se limitent toutefois pas à ce qu’elle peut faire dans ses rapports avec les producteurs et les associations de producteurs. En effet, pour faire face aux difficultés soulevées, l’UDA s’est également dotée de règles de fonctionnement imposant à ses propres membres des lignes de conduite vouées à faire respecter sa juridiction et l’application des ententes. Traditionnellement, ces règles dites de « solidarité » (Blanchette Reference Blanchette1999, Auer Reference Auer2012) et établies dès la fin des années 1930, visaient à permettre la reconnaissance de l’association et l’augmentation de son champ de juridiction en l’absence de cadre légal assurant une telle reconnaissance. L’idée était de faire pression sur les producteurs pour qu’ils acceptent d’établir des conditions de travail avec l’association dès lors qu’ils souhaitaient retenir les services d’un artiste par ailleurs membre de l’association. Ces règles de solidarité ont été maintenues tout au long de l’histoire de l’association et font encore partie des Règlements généraux auxquels se soumettent en principe les membres par leur adhésion. Le non-respect de ces règlements par un membre ouvre la porte à des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’à son expulsion de l’association (article 24 et annexe 5 des Règlements généraux).
C’est dans cette lignée de règles de solidarité « imposées » que s’inscrit la modification aux Règlements généraux à l’article 21, alors qu’un manquement à cette règle peut également mener à des sanctions disciplinaires (article 24.1.7 des Règlements généraux). Ces sanctions vont de la simple amende à la suspension de l’adhésion et, dans les cas les plus graves, à l’exclusion complète de l’association. Cette voie coercitive est complétée par une voie privilégiant la coopération dans laquelle s’inscrit l’initiative des formulaires d’autodéclaration et de la ligne téléphonique spéciale mise en place dans les dernières années, comme mentionné précédemment.
Or, en réponse aux questions concernant leurs conditions de travail, leur accès au travail, leur adhésion à une association et le rôle de leur association quant à ces aspects de leur pratique professionnelle, les artistes se montrent ambivalents quant à leur sentiment de solidarité à l’égard de leur association. Cette constatation ressort des entretiens effectués dans le cadre de la recherche ayant mené à ma thèse doctorale (les précisions quant au nombre d’entretiens effectués en 2012-2013 et au profil des participants pour les artistes comédiens – la recherche initiale visant également les artistes réalisateurs avec lesquels une dizaine d’entretiens ont été effectués et ne figurant pas dans la liste fournie pour le présent texte – se trouvent en annexe I du présent texte). Cette recherche visait à mettre en lumière l’effectivité de la loi S-32.1, en montrant comment et à quelles conditions la promotion de l’autonomie collective des artistes, à travers cette loi, favorisait un travail décent pour ces derniers (Choko Reference Choko2015). Cependant, le cadre théorique et méthodologique utilisé pour cette recherche n’a pas permis d’en rendre compte pleinement. Il m’est apparu difficile d’exprimer et de faire état d’un « sentiment » et de « l’ambivalence ressentie » dans le cadre d’une recherche juridique en raison du caractère insaisissable et flou de ce dont j’avais été témoin à ce sujet au fil des entretiens. Comment contrôler la validité de quelque chose d’aussi subjectif (de Sardan Reference de Sardan2000, Proulx Reference Proulx2019), tant au niveau de ce qui a été exprimé par les artistes durant les entretiens, qu’au niveau de mon interprétation des données recueillies, lors de l’analyse des résultats, alors que la question de l’ambivalence n’a jamais été mentionnée explicitement par qui que ce soit et qu’une telle conclusion est le fruit de mon interprétation du récit de chacun des artistes ayant participé aux entretiens? Bien que j’aie tenté de rendre compte, à travers mon analyse, de cette ambivalence, j’ai constaté une certaine limite à ce que je parvenais à traduire en « résultats de recherche organisés » lors de ma rédaction.
En effet, la transcription textuelle des entretiens organisés selon les différents thèmes analysés lors de la présentation des résultats ne permet pas de bien témoigner des hésitations au sein d’un même discours. En sélectionnant les extraits des entretiens les plus représentatifs ou les mieux articulés pour appuyer l’interprétation des résultats avancée pour une section en particulier, le risque est de perdre la globalité du propos de chaque artiste. Le va-et-vient dans la pensée et les émotions au cœur du récit sont pour ainsi dire évacués au gré de la dissection analytique du propos. De plus, bien que les verbatim aient été retranscrits de manière à représenter fidèlement le mode d’expression de chaque participant, par exemple en conservant les tics de langage, les fautes, les contractions, etc., le tout justement pour essayer de traduire le mieux possible l’état d’esprit de la personne lorsqu’elle répondait aux questions, il a été plus difficile de rendre compte de l’évolution des émotions au gré des sujets abordés lors de chaque entretien. Certains extraits, de manière ponctuelle, permettaient de saisir correctement comment l’artiste réagissait à un sujet précis. Cependant, le flot global de cette ambivalence face aux bienfaits et aux inconvénients et à la frustration qui s’ensuivait s’est en grande partie perdu.
Le passage du temps m’a permis de prendre un certain recul. Cela m’a amenée à comprendre la perte que représentait cette absence dans la présentation des résultats de la recherche initiale et à chercher une voie pour le mettre en lumière. En outre, le moment pour tenter de représenter cette ambivalence face au sentiment de solidarité en replongeant dans les données recueillies au moment des entretiens effectués pour ma recherche doctorale, semble opportun. En effet, l’écart entre les revenus ne cesse de se creuser parmi les artistes. La classe moyenne des artistes interprètes est en train de fondre : la majorité d’entre eux voient leurs revenus baisser. En 2016, près de 5 000 membres avaient des revenus inférieurs à 30 000 $ (en excluant des statistiques les 2 500 membres qui n’avaient aucun revenu lié à des contrats UDA). À l’opposé, un groupe très restreint d’artistes interprètes occupent le haut de l’échelle, avec un revenu annuel supérieur à 100 000 $ (un peu plus de 300 membres). Enfin, seulement 717 membres se trouvaient dans la tranche intermédiaire, avec des revenus entre 30 000 $ et 99 000 $ (Pilon-Larose Reference Pilon-Larose2017a). Cette situation inéquitable au sein d’un même groupe d’artistes, tous représentés par la même association peut soulever des inquiétudes quant au sentiment de solidarité permettant le regroupement pour les raisons exposées dans les paragraphes précédents.
Afin de revisiter l’expérience des artistes quant à leur sentiment de solidarité face à leurs collègues et à leur association, il m’apparaît donc nécessaire d’adopter une approche différente. Ce que je cherche à mettre en lumière est rattaché au monde de l’expérience subjective, du ressenti, du vécu, de l’émotion. Pour ce faire, une méthodologie issue de la recherche-création apparaît prometteuse. Au-delà des mésententes terminologiques et de la difficulté de définir ce qu’est la recherche-création en raison des approches hétérogènes englobées sous ce vocable (Paquin et Noury 2018), ce qui retient mon attention est le fait que la recherche basée sur les arts permet
d’explorer une problématique ou une question (…), mais au lieu de chercher à l’expliquer, ou de chercher des réponses, elle a le potentiel, de façon plus importante, de perturber, d’ouvrir, de provoquer ou de présenter le phénomène dans une forme disloquée. L’accent est porté sur un phénomène par un regard nouveau afin de le mettre à plat.
(ma traduction) (Savin-Baden et Wimpenny Reference Savin-Baden and Wimpenny2014, 28)En effet, comme le souligne Borgdorff, les pratiques artistiques sont mimétiques et expressives et, de par leur nature même, émotives « parce qu’elles parlent de notre vie psychologique et émotionnelle » (Borgdorff Reference Borgdorff2012, 45). Parmi les différentes approches en recherche-création, on retrouve ce qui est désigné en anglais comme « Arts-informed Inquiry », méthode qui consiste à utiliser une pratique artistique pour soit représenter des données recueillies, soit représenter une réponse à la situation à l’étude (Savin-Baden et Wimpenny Reference Savin-Baden and Wimpenny2014). Contrairement aux « Arts-based methods » qui concernent la production de l’art en soi, la recherche « inspirée » par les arts (ma traduction de « Arts-informed ») se fonde sur les arts à titre d’outils dans l’éducation, la recherche et la pratique (Whebi et al. 2017).
Pour arriver à faire ressentir cette même ambivalence quant à la solidarité, ce cri du cœur perçu au fil des entretiens sans jamais qu’il soit énoncé explicitement par les participants, la création d’un monologue de théâtre me semble appropriée. En effet, si l’objectif d’une recherche est de dépeindre les réalités crues des personnes qui font l’objet de la recherche, le médium du théâtre apparaît être le choix le plus compatible pour partager nos résultats et nos réflexions (Saldaña Reference Saldaña2011). Le texte dramatique ne cherchera donc pas à présenter « la vérité » (scientifique), mais plutôt à présenter une fiction qui fasse ressentir au spectateur le ressenti-vécu des artistes objets de la recherche.
Par ailleurs, dans la création d’un texte de théâtre documentaire, il y a plusieurs options quant à la manière de représenter les données recueillies. Une de ces options est de développer une trame dramatique originale basée ou inspirée sur du matériel brut. Comme l’explique Saldaña, un personnage de composition peut être créé lorsque plusieurs entrevues avec différents participants réfèrent à des thèmes ou des histoires similaires. Ce faisant, le personnage est une création fictive qui représente tout de même les réalités collectives des sources originales (Saldaña Reference Saldaña2011, p. 17). Le monologue créé reprend cette idée en mettant en scène une seule artiste lors de sa rencontre avec des représentants de l’administration de l’UDA.
En outre, lors de l’écriture du texte dramatique, la volonté de toucher le spectateur, de l’émouvoir d’une manière préméditée doit guider les choix d’écriture. Comme le souligne Sandelowski et al. « (l)e style doit servir l’intention » (Sandelowski et al. Reference Sandelowski, Trimble and Julie Barroso2006, traduction de l’auteure). Il est donc nécessaire de garder cette considération en tête lors de l’écriture, afin de trouver le juste équilibre entre cet objectif dramatique et celui de représenter fidèlement les réalités dépeintes. Aussi, le monologue sort le personnage du contexte de l’entretien de recherche (dans lequel les personnes réelles se trouvaient au moment d’exprimer leurs propos). Il le plonge plutôt dans une situation dans laquelle les enjeux sont plus intenses, tout en étant de nature à provoquer les propos en question.
Après avoir relu les retranscriptions et identifié les passages les plus pertinents, j’ai réécouté les entretiens des artistes auteurs des passages en question. Cela m’a permis de me replonger dans leur réalité, telle que livrée à l’origine, de vive voix, avec tous les silences, les hésitations, les intonations dans leur voix. Puis, après m’être imprégnée de ces récits, j’ai sélectionné les deux artistes dont les propos et les réactions étaient les plus élaborés et éloquents à ce sujet. Je suis alors repartie de la retranscription de ces deux entretiens pour créer le monologue du personnage principal. J’ai fusionné leurs récits, modifié l’ordre de présentation, réuni des idées et retiré certains extraits non pertinents pour le sujet. Ensuite, j’ai fait une nouvelle écoute pour comparer les entretiens originaux avec le monologue afin de m’assurer de sa fidélité au vécu ainsi traduit. Cela m’a permis d’ajouter des didascalies dans le texte pour préciser l’état d’esprit du personnage au gré de son monologue, au moment où il s’exprime. Enfin, j’ai repris les passages pertinents des autres artistes et ai ajouté quelques lignes lorsque ce qui était exprimé à travers ces passages dans les entretiens n’avait pas trouvé écho dans le monologue créé. Ce procédé permet de rester fidèle à l’expression verbatim des entretiens tout en augmentant les enjeux dramatiques, permettant ainsi de toucher le spectateur.
Enfin, pour conclure cette première partie, il est utile de reconnaître clairement une dernière dimension de la recherche effectuée et du choix d’une méthodologie de recherche-création. Il s’agit de la dimension liée à un agenda de conscience sociale. En principe, la recherche-création englobe l’ensemble du processus de recherche, dès la collecte de données (Dubois Reference Dubois2018). Dans le cas de la fiction ethnographique, cette dimension de conscience sociale peut être particulièrement recherchée (Saldaña Reference Saldaña2011). Bien que dans le cas du présent texte, je me tourne vers la méthodologie basée sur les arts uniquement au moment de la représentation des données recueillies, cette dimension est tout de même présente. En effet, l’intention du gouvernement de revoir le régime élaboré par la LSA, annoncée le 9 décembre 2019 (Bourgault-Côté Reference Bourgault-Côté2019), n’est pas totalement étrangère à ma volonté de proposer maintenant ce monologue dramatique.
II. De solidaire à solitaire?Footnote 5
(Un monologue de théâtre documentaire)
Mme Forget est assise au centre de la première rangée des bancs des spectateurs. Les autres spectateurs assis dans la salle incarnent, auprès de la comédienne interprétant Mme Forget, les membres de la direction de l’Union des artistes. Annabelle se présente face aux spectateurs, et s’adresse directement à eux, brisant ainsi le 4e mur. Convoquée devant eux, Annabelle s’approche, hésitante et nerveuse. Elle prend place derrière la table qui leur fait face, mal à l’aise. Mme Forget lui fait signe de s’asseoir. Annabelle regarde le siège derrière elle, mais reste debout.
ANNABELLE : J’vais rester debout. Si ça vous dérange pas… J’serai pas ici longtemps de toute façon. Ben, ça dépend de vous aussi là, mais… j’veux dire… De toute façon, je préfère rester debout. Ok?
Mme FORGET : Comme vous voulez…
ANNABELLE : (Annabelle n’écoute pas vraiment Mme Forget et poursuit sur sa lancée) J’suis trop stressée pour m’asseoir. Scusez-moi, mais j’suis pas vraiment habituée à ce genre d’affaires là. C’est pas tous les jours que je me fais convoquer aussi officiellement. Sérieux! C’était-tu nécessaire de prendre ce ton là? C’t’un peu intimidant. Bon en même temps, j’apprécie que ce soit juste vous que je rencontre. J’veux dire, j’ai compris dans votre lettre que ça aurait pu être devant un comité de discipline… ben, si j’ai bien compris là. Parce que vous dites dedans que j’ai « contrevenu à mon éthique professionnelle » selon ce qui est prévu dans les Règlements généraux de l’union. Que j’avais pas le droit d’accepter de travailler sans contrat de l’union pour de la voix dans une pub de Mauve FM. Pis qu’en plus, j’ai posté sur ma page Facebook une annonce pour un casting de rôle de femme pour un projet non union. Wow! Pis que selon les règlements, vous pourriez m’imposer une sanction… faque je réalise ben que c’est mieux d’être juste devant vous. Mais je suis quand même stressée… (silence) Sauf que je vais vous dire, chu ben contente que ça arrive! Ouais, ben contente! Parce que ça fait un moment que je me dis au fond que si je me fais pogner, ben ce sera juste une bonne occasion de me retrouver devant vous, pis de vous dire ce que j’en pense!
(Un temps… une hésitation, puis Annabelle se lance, très émotive)
L’Union c’est cool là, mais pour ceux qui gagnent bien leur vie. Sinon… pour les autres, l’Union, ça sert à rien. Ça nous empêche juste de travailler. C’est quoi le ratio de gens qui gagnent bien leur vie à l’Union? Ça marche pas. J’trouve que ça marche pas. J’comprends pas comment vous fonctionnez. Vos priorités. Est-ce que vous réalisez que votre monde, y veulent juste travailler. TRA-VA-ILLER! Vous autres, on dirait que vous êtes juste sur les salaires. Vous voulez vous assurer que votre monde va être bien payé. Ben oui. C’est beau. C’est ben beau les salaires, mais en premier, faut commencer par le nombre de jobs qu’on peut avoir. Présentement j’ai comme l’impression qu’il y a seulement 10 % ou 10 à 15 % des gens de l’Union qui travaillent, qui font que ça, qui sont capables de pouvoir en vivre. Pour les autres là, comme moi, pis là je parle de ceux qui font 20 000 $ et moins là… Pour eux, il faudrait plus regarder ce qu’on pourrait faire pour les faire travailler plus. Plutôt que de leur donner un salaire adéquat. Je sais pas moi, faudrait que dans une entente, qu’il y ait des auditions, obligatoires. Faut qu’il y ait un roulement. Pour que tout le monde puisse travailler, parce que je veux dire on s’entend, là c’est toujours le 10 % qui travaillent tout le temps, tout le temps. Pourquoi vous pouvez pas ouvrir les auditions? Hein, je vous parle même pas d’obtenir les contrats, là, juste : d’être vue! Il faut le permettre, sinon ça devient hermétique puis je veux dire c’est du copinage. Pis là, on est obligé de passer notre temps à faire du PR, pousser ici, aller voir un tel, envoyer un courriel à tel agent, pis en même temps faire attention pour pas qu’y nous trouvent trop fatiguant. Sérieux. Nous, comme artiste, on devrait juste se concentrer sur se préparer pour les auditions. C’est ça notre travail. Puis ça devrait être plus facile. Vous pouvez pas vous en laver les mains pis dire que ça c’est pas votre rôle. Ça marche pas! Comment ça se fait que je peux pas auditionner à Montréal? Alors, non, non, au point de vue de… il devrait y avoir des ententes, des obligations, pas juste récolter. Je m’excuse, mais pour moi c’est comme vous récoltez de l’argent pour pouvoir vous payer pis par la suite wow je reçois un chèque des vacances d’été. C’est… non. Je m’en fous d’avoir des vacances d’été. Si il fallait que je décide entre deux choses, avoir des vacances ou plutôt un chèque de vacances, pis investir cet argent-là pour pouvoir me donner l’opportunité de pouvoir auditionner, ben c’est clair que je choisis les auditions. Alors, obligés. Qu’ils aient des auditions bordel, c’est juste ça qu’on demande. Je vous parle même pas de la job. Je parle des auditions… une opportunité, une vitrine.
Mme FORGET: (Sur un ton conciliant) C’est justement pour ça qu’on a mis sur pied un programme de formation continue.
ANNABELLE: Ben oui, je sais. Vous allez me dire que c’est pour ça que vous organisez la formation continue, pour nous aider à être prêt à travailler, à être le meilleur possible. À se faire voir. C’est vrai que c’est bien ce que vous faites pour ça. J’en ai même fait des formations. Sont bonnes. En général. Pis, je me fais toujours dire quand j’en fais que ça va bien, « Ok c’est beau. C’est bon ce que tu fais ». (Fière et positive) J’ai même eu un rôle un moment donné dans Inconscience parce que j’ai suivi un atelier, puis là la directrice de casting a dit : « Ah, écoute, ça fonctionne ». Bang, bang, j’ai eu un rôle. Paf, sans audition. Je l’ai eu. Faque ça veut dire que c’est possible, hein?
Mme FORGET: Je suis heureuse de vous entendre dire ça…
ANNABELLE: (La coupant) C’est juste que si t’es pas pris sous l’aile de quelqu’un, ben t’es foutue là. Pis quand tu travailles pas, ben y’en n’a pas de salaire… Pis à un moment donné, faut que l’argent rentre. Un peu bordel. Hein? (Annabelle reperd pied) À un moment donné, t’as pas le choix. J’veux dire des fois à court terme, c’est que t’as besoin d’un fonds de roulement… la bouffe, le loyer, l’école de ma fille… Puis je veux dire, là, je viens de perdre pour 10 000 $ de contrats parce que bon, on était supposé aller à Québec pendant tout l’été qui s’en vient. À partir de juin, j’étais supposée rentrer en répétition. On passait huit semaines à Québec avec Les temps maudits. Ç’a été annulé. À cause justement des problèmes entre les producteurs pis l’équipe artistique. Problème de communication. Ensuite j’étais en call back pour une pub, ils ont décidé à la dernière minute de changer le concept. Annulée. Pis je devais reprendre une pièce au Centre Arts vivants là au printemps, ça été reportée à l’année prochaine aussi. Alors moi, j’ai commencé mon année en disant, bon parfait y a ça qui rentre… bon c’était pas signé, c’est vrai, mais je veux dire, y m’avaient demandé ma disponibilité, de réserver mon temps. Ah ça oui. Faque dans ma tête, c’était… ça s’en venait. Pis là, bien là quand c’est arrivé ça, ça s’est passé en l’espace d’un mois où j’ai perdu ces contrats-là. Il faut que l’argent rentre. Moi, j’avais fait un budget. Là, je suis obligée de couper dans mes dépenses, énormément. Bien là, je vais prendre tout ce qui passe parce que j’ai besoin de me relever. T’as pas le choix. T’as pas le choix. Y a rien qui nous protège. Alors c’est ça, je suis obligée de le faire, je suis obligée d’accepter des affaires comme Mauve FM pis franchement, si vous comprenez pas ça, je sais pas quoi vous dire. Si j’accepte d’être sous-payée, ça reste mon problème… mais c’est sûr qu’à long terme, je le sais, c’est une roue qui tourne, pis on va être exploité… c’est sûr… Mais! T’es pas obligé d’être union pour bien payer, comme producteur. Y’en a qui paient bien pareil.
Mme FORGET: On le sait ça. C’est pour ça qu’on a décidé de donner l’occasion aux membres de travailler quand même au noir, pis d’utiliser ensuite le formulaire –
ANNABELLE: (La coupant à nouveau) Partez-moi pas sur votre autopatente! Bien oui, on va commencer à être délateur! Je l’ai lu votre message dans votre journal : « Bon bien oui, nous savons que vous voulez travailler et au noir des fois parce que les règlements sont plus souples ou quoi que ce soit, mais sachez qu’on vous comprend, mais il serait important par la suite, après avoir fini de travailler de nous envoyer un petit message pour nous dire quel producteur a fait cette production-là afin que nous puissions s’assurer que les prochaines fois, bien que vous ayez un contrat qui a de l’allure, avec tous les avantages sociaux qui viennent avec. » Voyons! Qu’est-ce qui va arriver? Ça va devenir une réglementation, pis là le producteur pourra pu nous faire travailler si y’a pas assez de moyens pour être union? C’est parce que si y a un producteur qui des fois dispose pas de tous les sous possibles pour pouvoir avoir un contrat UDA, bien puis qui veut… il a des contrats, bien un moment donné tu te dis, c’est un petit marché, puisque c’est toujours les mêmes personnes qui travaillent, bien quand tu peux être capable de travailler comme ça, bien tu continues à vivre de ton art puis tu continues à non seulement pouvoir vivre de ton art, mais faire le travail que tu aimes, mais aussi pouvoir continuer à t’améliorer parce que l’amélioration vient avec l’expérience, donc les contacts également aussi. Je parlais du copinage, ben c’était une affaire de réseautage. Pour moi c’est important parce que de cette façon-là tu peux travailler. Pis élargir ton réseau. Faque je le fais. Travail de voix. J’ai fait de la voix surimpression, pour des vidéos corporatifs, pour des annonces aussi, qui roulaient à l’interne. Toujours à l’interne, donc c’était pas toujours à diffusion très, très large. Alors c’est surtout du travail de voix que j’ai fait. Un vidéo aussi. Un vidéo corporatif que j’ai fait. C’est ça.
MME FORGET: Mais donc vous admettez que vous avez travaillé au noir à plus qu’une reprise?
ANNABELLE: (Révoltée) Oui! Je prends des contrats au noir. J’aime pas ça! J’aime pas ça dire : « Je travaille au noir ». Ça m’écœure! C’est parce que c’est pas ça. Ben c’est ça, mais c’est pas ça. J’veux travailler. Mais j’aime pas ça. Moralement, chu illégale. Je suis ILLÉGALE. Pis, j’en prends pas autant que je voudrais en prendre… parce que c’est au noir. Pis j’ai peur. La peur justement de me faire pogner. Surtout au point de vue Actra. Actra des fois, y vont vraiment envoyer des gens sur les plateaux de tournage par exemple… j’ai-tu le droit d’en faire non union en anglais? Non. Non, j’ai auditionné pour, mais j’ai pas tourné. Parce que l’Actra sont beaucoup plus rigides par rapport à ça. Si t’es pogné pour en faire, bien là tu perds ton statut. T’es mis sur la liste noire pendant un an ou en tout cas, pendant un bout de temps, pis c’est plus compliqué parce que t’as un dossier, blablabla… C’est ça. Alors c’est ça, toujours la peur. J’ai peur de vous autres! Alors que vous êtes censés me protéger. Pis y arrive ça là, comme aujourd’hui. Travail au noir. Au noir de vous autres, parce que c’est tout déclaré à l’impôt là. On s’entend? C’est au noir par rapport à vous.
Mme FORGET: (Essayant d’emprunter un ton pour calmer Annabelle) D’abord, l’ACTRA, moi, je peux rien vous dire là-dessus parce que nous, on n’a rien à voir avec eux.
ANNABELLE: Je le sais…
Mme FORGET: Par contre, pour nous, pour l’UDA je veux dire, pis c’est aussi vous ça, parce que vous êtes membre là, on doit faire respecter notre juridiction. Mais on essaie de le faire avec une certaine souplesse. Comme en vous rencontrant, au lieu de vous imposer tout de suite une sanction. Mais je dois vous rappeler que vous êtes pas obligée d’être membre.
ANNABELLE: Oui pis non. Je veux pas me faire sortir de l’Union. Faut être UDA pour travailler. Pour la pub. C’est plus payant. Pis ça fait moins amateur. Comme si t’étais… Ben c’est comme si t’avais un sceau là, c’est vraiment ça que ça fait. Hein? « J’ai le droit d’être comédienne »… Non, « pas j’ai le droit », mais t’as pas le choix de passer par là. Vous savez ce que je veux dire.
(Mme Forget opine de la tête. Annabelle réfléchit un moment, comme si elle prenait la mesure de ce qu’elle vient de dire, puis reprend le fil de ses idées, plus posée)
ANNABELLE : Ah pis c’est sûr que c’est plus facile de critiquer que de complimenter. Je suis consciente que l’Union des artistes a été bâtie pour pouvoir protéger les intérêts des comédiens, des comédiennes et ça, je suis très heureuse de ça. Je suis très… On vous doit une fière chandelle par rapport à ça. Par exemple, c’est quelque chose que j’apprécie que le call back soit payé, rémunéré. Bravo! Pis ça, c’est parce qu’il y a eu beaucoup de gens qui sont double cartes Actra-UDA, qui vous ont dit, bien là, que Actra on est payé tout de suite au deuxième call. Pis là, vous avez fait ce qu’il fallait. Ça, je trouve ça bien parce qu’il y avait un petit peu d’abus aussi. Hein? Le fait aussi d’être payé si t’attends plus qu’une demi-heure parce que là aussi j’ai vu de l’abus. Un réal ou un assistant réal qui prend son temps pis qui éternise son heure de dîner. J’ai vu un de mes collègues, d’ailleurs on en reparle encore, faire une scène parce qu’il y a eu une heure de retard. Les gens reviennent dîner un petit peu paf pis, mon ami y’a fait une scène épique. Pis ça je veux dire, c’est grâce aux règlements, qui sont entrés pis je suis heureuse qui soit là ce règlement-là pour nous protéger. Au théâtre aussi. Ben vous avez amélioré aussi le sort. Je veux dire le fait qu’avant il fallait fournir 110 heures au contrat pour les répétitions, mais que maintenant on est payé. À un taux horaire. Ça fait du bien. Parce que c’est pas parce que tu rentres en répétition que tu vas être payé là, tu sais c’était ridicule. Même chose pour le théâtre jeunesse, c’est pas parce que tu joues devant les enfants qu’il faut que tu sois moins payé, mais parce que c’est souvent des affaires scolaires, bien là ils vont dire : « ça coûte bien trop cher ». Bien oui, on a besoin de répétitions, décors, costumes, nanana… je veux dire… faut le faire quand même. Faque ça, c’est bien. C’est sûr que j’aurais peur de ce que ça pourrait être si y’avait pas d’Union. Parce que tout le monde pourrait faire n’importe quoi. Je peux comprendre ça aussi. Je crois qu’il faut être juste conscient que c’est un petit marché et qu’on peut pas demander de faire la même demande qu’ailleurs. C’est juste une réalité. Alors, si y avait plus d’Union pour protéger, y aurait de l’abus comme il y en a eu des années, avant que l’Union soit bâtie. Oui. Donc, il faut faire attention par rapport à ça. Je le sais. En même temps… Faut juste… une balance. Un équilibre. (Les pensées d’Annabelle recommencent à s’emballer et son rythme accélère) C’est précaire, mais il faut que ça s’ajuste. Puis des fois c’est un ajustement qui se fait quasi au jour le jour. Et puisque le syndicat c’est quelque chose de gros, c’est pas mal immuable, y a beaucoup d’inertie avant que ça s’ajuste parce qu’il faut rester à l’affût au point de vue des demandes du milieu. La réalité du milieu, la réalité du social, mais aussi la réalité de vos membres. Il faut rester à l’affût des informations là. Alors, c’est un équilibre. Pis pour l’instant, si je me fie à la quantité de productions non Union qu’il y a, de plus en plus, je crois qu’il y a décalage. Je vous le dis! Je crois qu’il y a un décalage. Y aura toujours du travail au noir, mais si y en a de plus en plus, c’est parce qu’il y a un décalage. Faut que vous en soyez conscients! Des fois, je trouve que pour des petites compagnies vous sclérosez la façon de faire, ce qui veut dire par exemple que la compagnie théâtrale qui a pas nécessairement beaucoup de moyens, doit faire des dépôts de garantie énorme avant de monter un projet puis souvent… ils ont pas les moyens. Moi, j’accepterais des conditions moindres pour pouvoir travailler. La pub, c’est surpayée.
Mme FORGET: Mais vous venez de dire que faut être membre pour faire de la pub…
ANNABELLE : (N’écoutant pas la remarque de Mme Forget et complètement emportée) Même chose au niveau de la voix, des affaires comme ça. Quand j’en pogne une, chu ben contente. Mais pour pouvoir travailler… Vous savez, c’est un jeu hein! C’est un équilibre à avoir entre les syndicats puis le patronat là je vais le dire. Des fois, je trouve que la balance est trop du côté du syndicat, ce qui fait que les demandes au producteur, bien c’est pas tous les producteurs qui ont les reins assez solides pour pouvoir accoter ce qui est demandé. Y’a des demandes qui sont rendues déraisonnables par rapport à la capacité du milieu… Alors y a beaucoup de choses qui se font non Union. Pis quand c’est des amis qui veulent nous proposer un projet. Franchement! Ou comme là, d’avoir posté sur Facebook. Sérieux? Ça fait quoi? C’était ça, pour une amie. Elle fait une mini production de théâtre. Y’est pas question de faire ça UDA. Ça va lui coûter plus cher toutes les cotisations que ce qu’elle va se mettre dans les poches. Pis c’est compliqué pour rien la paperasse. Du temps pour rien. J’vas vous le dire, là, j’fais la même affaire! Moi aussi, j’en ai fait des shows de même. Au début, tu veux pas. Tu fais ça Union. Pour ramasser tes crédits. Pour devenir membre. Mais là, à un moment donné, on finit par faire ça au noir. Parce que sinon, on arrive pas! Ça coûte trop cher! Sinon, tout ce qu’on fait, on le donne. Les associations-ci, les producteurs, à l’UDA, le pourcentage des comédiens… tsé, faque à un moment donné, on se dit : « D’la marde! ». Ah c’est compliqué. J’trouve que c’est ben compliqué l’Union. Donc, je suis obligée de regarder c’est quoi les règles, c’est quoi la façon de faire. Qu’est-ce qui se dégage du milieu et d’utiliser toutes les ressources par rapport à ces règles-là, donc j’utilise les règles pour arriver à mes fins. Des fois, il faut que tu piles sur ton orgueil. C’est beaucoup, beaucoup de… bien c’est ça, c’est beaucoup d’investissements. Beaucoup de PR, puis de… mais encore là, faut pas que tu pousses pour que les gens sachent ce que tu fais… puis c’est ça. Alors c’est… il faut être persévérant et il faut être aussi résiliant. Faque, oui, je fais des affaires pas union. Parce que je veux jouer. Je veux gagner ma vie en jouant! Pis on est tellement dans cette situation là. Je capote! Chu pas bien. C’est pas l’fun. J’aimerais juste ça avoir le droit. J’ai pas le droit de faire affaire avec telle compagnie parce que c’est pas Union…? Euh attendez minute là, c’est parce que vous m’engagez pas nulle part! Moi, faut que j’gagne ma vie. Je peux-tu avoir le droit? Pis que ce salaire là soit bon?
Mme FORGET : (S’impatientant) Ben il y a le formulaire d’autodéclaration…
ANNABELLE : (Rire jaune en réalisant que Mme Forget ne l’écoute qu’à moitié) Faque j’imagine que chu supposée de vous être reconnaissante de pas m’imposer quoique ce soit pour cette fois-ci. Pis que y’a rien d’autre à dire.
Mme FORGET : (Ton ferme) J’suis désolée, mais c’est le mieux qu’on puisse faire. Vous pouvez pas faire fi des règles de l’Union si vous voulez continuer à être membre. Pis notre rôle, c’est pas de vous représenter quand vous agissez comme productrice. C’est la même chose pour tout le monde.
ANNABELLE : Ben oui. C’est ça.
MME FORGET : Je comprends votre déception.
ANNABELLE : (Explosant) Non! (Puis se reprenant pour se contenir) Non. Chu pas déçue. J’suis frustrée. (Annabelle a de la difficulté à contenir ses larmes). C’est pas juste. C’est… c’est juste… pas juste!
FIN