1. Une critique, deux enjeux
Dans l'introduction à son second recueil d'articles publié en 2002, intitulé Moral Dilemmas, Philippa Foot affirme que, si elle a changé au moins trois fois d'opinion quant au problème de savoir s'il est rationnel d'agir vertueusement quand cela va à l'encontre de notre intérêt ou de la satisfaction de nos désirs, elle se réjouit en revanche de s’être toujours opposée, d'une part, au subjectivisme dominant en métaéthique et, d'autre part, à l'utilitarisme qui prévaut en éthique normativeFootnote 1. La critique par Foot des doctrines métaéthiques subjectivistes que sont l’émotivisme, le prescriptivisme et l'expressivisme court depuis son article de 1958–1959 intitulé «Moral Beliefs»Footnote 2 jusqu’à l'introduction et une partie du premier chapitre de son livre Le Bien naturel (Natural Goodness), paru en 2001Footnote 3. Cependant, l'objet de cet article est de revenir sur la deuxième constante de son œuvre que Foot met de l'avant dans cette introduction, à savoir sa ferme opposition à l'utilitarisme. La critique footienne de l'utilitarisme s'exprime principalement dans deux articles substantiels datant de 1985 — «Utilitarianism and the Virtues»Footnote 4 et «Morality, Action and Outcome»Footnote 5, qui constituent respectivement les chapitres quatre et six de Moral Dilemmas — et dans la seconde moitié du chapitre trois du Bien naturel, qui a pour titre «Transition vers les êtres humains»Footnote 6.
Philippa Foot, dans son œuvre, définit toujours l'utilitarisme comme un cas particulier de conséquentialisme : l'utilitariste est un conséquentialiste pour qui une action est bonne, moralement correcte (right), si et seulement si elle produit au moins autant d'utilité, c'est-à-dire de bien-être (welfare), que n'importe quelle autre action disponible au moment d'agir. Le welfarisme étant la position selon laquelle le meilleur état de choses est celui qui contient le plus d'utilité, alors l'utilitarisme est un conséquentialisme welfariste et l'expression «utilitarisme welfariste» est un pléonasme. Les critiques de Foot prennent comme cible par défaut la position utilitariste, même si elles portent en réalité sur toutes les formes de conséquentialisme. En effet, ce qui pose problème dans l'utilitarisme, selon elle, c'est bien son conséquentialisme et non sa théorie de la valeurFootnote 7.
Philippa Foot fait donc avant tout une critique du «conséquentialisme», c'est-à-dire une critique de cette théorie éthique normative qui soutient que la bonté morale (rightness) d'une action dépend de la promotion d'un «bon résultat» ou d'un «bon état de choses» («a good outcome», «a good state of affairs»)Footnote 8. L'utilitarisme, en tant qu'il est une espèce de conséquentialisme, peut donc être qualifié de «moralité du résultat» (outcome morality), au sens où la moralité aurait d'abord à voir avec la production de quelque choseFootnote 9. Remarquons qu'en centrant sa discussion sur l'aspect conséquentialiste de l'utilitarisme, la philosophe britannique prend immédiatement ses distances vis-à-vis des débats internes entre conséquentialistes, pour qui les questions de la définition de la valeur intrinsèque à promouvoir par nos actions et de la méthode à adopter pour juger de la bonté des états de choses produits sont évidemment primordialesFootnote 10.
Si, pour Philippa Foot, décider si l'on doit être ou non utilitariste est d'une importance normative crucialeFootnote 11 — pour le philosophe, mais aussi pour quiconque est soucieux de bien agir —, la critique qu'elle adresse à l'utilitarisme ne se situe néanmoins pas tout à fait sur le même plan dans les articles de 1985, d'une part, et dans le chapitre trois du Bien naturel de 2001, d'autre part. L'enjeu, dans les années 1980, est en quelque sorte de remettre les prétentions de l'utilitarisme à leur juste place pour leur faire perdre une part de leur pouvoir d'attraction. En revanche, dans l'ouvrage de 2001, l'objectif est davantage défensif, puisqu'il s'agit pour elle d'y déjouer une objection capitale à propos de la force des promesses et de l'obligation de fidélité à un moment argumentatif décisif du Bien naturel.
Expliquer le rapport qu'entretient Philippa Foot avec la tradition utilitariste nous permettra de parvenir à une meilleure interprétation de son œuvre tardive, et ce, au moins à double titre : d'une part parce qu'une telle confrontation met bien en lumière sa position normative complexe et, nous verrons en quel sens, pluraliste, qui n'est en rien réductible à une éthique normative dite de la vertu; d'autre part parce que l'argumentation des articles de 1985 sur l'utilitarisme ne pouvait pas être totalement satisfaisante sans les apports théoriques du livre de 2001.
2. L'emprise de l'utilitarisme : une approche généalogique
Dans les articles de 1985, il s'agit avant tout pour Philippa Foot de s'interroger sur l'emprise qu'exerce l'utilitarisme sur la pensée morale contemporaine. La philosophe s'appuie alors sur le constat de Thomas M. Scanlon qui, en 1982, ouvre son article «Contractualisme et utilitarisme» de cette façon :
L'utilitarisme occupe une place décisive dans la philosophie morale de notre époque. Ce n'est pas la doctrine que la plupart des gens défendent, et, assurément, rares sont ceux qui revendiquent la conformité à l'utilitarisme dans leurs actes. Mais une portion beaucoup plus importante de la population se sent obligée de recourir à cette opinion lorsqu'ils tentent de donner un compte rendu théorique de leurs convictions moralesFootnote 12.
Philippa Foot reprend entièrement à son compte ce constat :
Il est remarquable de constater à quel point l'utilitarisme a tendance à hanter même ceux d'entre nous qui n'y croient pas. Tout se passe comme si nous devions sentir pour toujours que cette doctrine doit être vraie, bien que nous insistions sur le fait qu'elle est fausseFootnote 13.
La question que pose Philippa Foot est donc de savoir comment il se fait que l'utilitarisme et les autres formes de conséquentialisme conservent leur pouvoir d'attraction même sur ceux qui n'y croient pas, voire sur ceux qui s'y opposent farouchement et qui ont de bons arguments à lui opposer. Comment est-il possible que nous pensions que l'utilitarisme est faux tout en sentant obscurément qu'il devrait être vrai, tel un scrupule dont on ne parviendrait pas à se débarrasser? Cette question guide dès lors la stratégie principale que la philosophe adopte dans ses articles de 1985 et qui est une stratégie généalogique. En effet, plutôt que d'opposer frontalement à l'utilitarisme un argument anti-utilitariste sur un point précis ou encore de proposer une théorie normative d'ensemble alternative, comme le fait Thomas M. Scanlon avec sa théorie contractualiste, Philippa Foot se donne avant tout pour tâche de mettre au jour l'origine de ce pouvoir d'attraction sur les esprits que possède l'utilitarisme.
Cette emprise est par exemple à l’œuvre lorsque la majorité des philosophes de la morale contemporains se sentent contraints de donner des arguments en faveur de l'idée de sens commun selon laquelle les êtres humains peuvent être autorisés à poursuivre leurs fins, sans qu'elles soient forcément celles qui produisent le plus de bien dans l'univers. Par exemple, Samuel Scheffler, dans un ouvrage publié pour la première fois en 1982 et intitulé The Rejection of Consequentialism, défend ce qu'il appelle la «prérogative de l'agent» (agent-centered prerogative) contre cet aspect impartialiste de l'utilitarisme. Il y affirme que les êtres humains sont des «centres indépendants d'agentivité et de désir»Footnote 14 et que, par conséquent, il leur est permis de poursuivre des fins qui ne promeuvent pas nécessairement le bien du plus grand nombre : c'est leur droit en quelque sorte à la partialité qui doit être protégé. Nier une telle permission à négliger, sous certaines conditions, le bien-être du plus grand nombre mettrait en danger l'intégrité personnelle et l'autonomie des agentsFootnote 15. Cependant, prendre le temps, comme le fait Scheffler, d'argumenter en faveur de ce droit à la partialité, comme si celui-ci n’était pas évident, est peut-être le signe qu'il a déjà trop accordé à l'utilitarismeFootnote 16. Foot écrit ainsi au sujet de l'argument de Scheffler en faveur des prérogatives de l'agent :
Ce qui est, peut-être, le plus étrange dans [ses] arguments et chez tous ceux qui raisonnent de manière similaire est le fait qu'ils considèrent que ces arguments sont nécessaires. C'est à cela que l'on reconnaît à quel point, et de façon problématique, la pensée de la plupart des philosophes de la morale contemporains est devenue conséquentialisteFootnote 17.
Ce pouvoir d'attraction se manifeste aussi, et de façon plus importante encore, dans le fait que la plupart des opposants à l'utilitarisme ne cessent de se sentir contraints de débattre ou de rendre des comptes à l'utilitarisme en ce qui concerne la question de savoir si une action peut être non pas requise, ni même permise, mais interdite alors qu'elle est celle qui produit les meilleures conséquences, par exemple tuer à l'hôpital un patient innocent pour en sauver cinq autres grâce à un sérum fabriqué à partir de son cadavreFootnote 18. Tout se passe alors comme si la charge de la preuve incombait nécessairement aux anti-conséquentialistes et qu'il fallait forcément accepter de répondre à ce genre de questions. Or, selon Foot,
[…] là où les non-conséquentialistes se trompent généralement, c'est en acceptant de répondre à des questions de leurs adversaires telles que : «Peut-il être jamais correct [right] d'agir de telle sorte qu'on ne produise pas le meilleur état de choses qui est à notre portéeFootnote 19?»
S'il ne faut pas toujours accepter de répondre à une telle question, c'est, selon Foot, parce qu'il n'est pas sûr qu'il y ait «des meilleurs et des pires états de choses» dans le sens requis par les utilitaristesFootnote 20. Pour le dire autrement, accepter de toujours répondre à cette question, c'est présupposer que nous aurions une compréhension immédiate, sans besoin d'explications supplémentaires, de l'expression «meilleur état de choses» (tout court), ce qui en réalité, pour Foot, n'est pas le casFootnote 21. Dans son article de 1985, «Utilitarianism and the Virtues», elle analyse en effet l'expression «le meilleur état de choses» («the best state of affairs») telle qu'elle est utilisée par les utilitaristes quand ils affirment que la bonté d'une action dépend de la bonté des états de choses qu'elle produit. Philippa Foot reformule cette proposition fondatrice de l'utilitarisme dans Le Bien naturel :
Comme toutes les formes de conséquentialisme, l'utilitarisme a en effet pour fondement une proposition qui, d'une manière ou d'une autre, lie l'excellence de l'action à l'excellence des états de choses Footnote 22.
Une telle caractérisation de l'utilitarisme constitue donc une constante dans l’œuvre de Foot, sur laquelle elle ne revient pas : selon elle, en 1985 comme en 2001, être utilitariste, c'est affirmer d'une manière ou d'une autre que l'action moralement bonne, qui donc doit être accomplie, est celle dont l'agent peut raisonnablement prévoir qu'elle produira le meilleur état de choses absolument parlant, bonté de l’état de choses qui est définie en termes de bien-être. Comment d'ailleurs pourrait-il être correct [right] et rationnel de préférer un pire à un meilleur état de choses? Tel est bien ce qui rend la théorie utilitariste dans une certaine mesure irrésistible : bien agir, n'est-ce pas faire le bien et faire le bien, n'est-ce pas produire le meilleur état de choses possible, absolument parlantFootnote 23? Si cela signifie seulement que les hommes doivent toujours agir aussi bien qu'ils le peuvent, alors on ne peut qu’être d'accord avec un tel truismeFootnote 24. Mais l'utilitarisme ne se contente justement pas de ce truisme et affirme, de façon cette fois substantielle, que l'on ne peut pas bien agir si l'on ne produit pas le meilleur état de choses à notre disposition.
Thomas Scanlon, en accord avec Philippa Foot, ajoute que, pour les utilitaristes, des actions peuvent faire partie des états de choses qu'il faut promouvoir :
Ce qui caractérise les conceptions téléologiques [de la valeur], ce ne sont pas les composants des états de choses qu'elles considèrent comme contribuant à leur valeur intrinsèque (qu'elles y incluent des actions ou uniquement leurs conséquences), mais plutôt l'idée selon laquelle ce sont uniquement les états de choses qui ont de la valeur. Par conséquent, si les actions ont une valeur intrinsèque, c'est en tant que composantes d’états de choses — en tant que choses qui arrivent [occur], et qu'il est bon (ou mal) de faire arriverFootnote 25.
Cependant, y a-t-il des «pires états de choses» et des «meilleurs états de choses» absolument parlant? Autrement dit, à quelles conditions s'exprimer ainsi a-t-il un sens? Des jugements tels que «ceci est un bon état de choses» ou «c'est une bonne chose que cela arrive» sont d'abord employés en faisant référence à ceux à qui cette situation ou cette chose justement bénéficie d'une manière ou d'une autre : l’évaluation des états de choses est donc en premier lieu relative. Si on le spécifie, ce «bon état de choses» perd immédiatement son aspect impersonnel : le fait que les léopards courent vite est une bonne chose pour les léopards et sûrement une mauvaise chose pour les gazelles, par exempleFootnote 26. En quoi pourrait-ce être un bon (ou un mauvais) état de choses en soi que les léopards courent vite? Quel serait ce point de vue de nulle part qui permettrait une telle évaluation non relative?
Il existerait donc une tension entre la revendication d'objectivité et d'impersonnalité contenue dans l'expression «bon état de choses» tout court, sous-entendu «en soi», telle que les utilitaristes veulent l'employer, et le fait qu'un état de choses ne semble d'abord n’être bon qu’à, ou pour quelque chose, qu'il faut à tout prix spécifier pour donner un sens à l'expression dans chaque situation. L'utilitariste répondra qu'une telle tension n'existe pas quand il est question de morale : une action est moralement bonne justement si elle permet de produire le meilleur état de choses absolument parlant, ce qui serait d'ailleurs la spécificité de l’évaluation morale par rapport à d'autres formes d’évaluation, par exemple techniques. Dans la théorie utilitariste, il serait donc toujours question de bons ou de mauvais états de choses d'un point de vue moral, une telle qualification protégeant ces évaluations de toute forme de relativisme. Cependant, est-il suffisant d'ajouter la clause «d'un point de vue moral» pour se sortir de la difficulté? Une telle solution ne présuppose-t-elle pas justement ce qui est en débat entre les utilitaristes et leurs adversaires : à savoir, ce qu'est un point de vue moral (à la différence d'un point de vue technique, esthétique, mondain, juridique, politique, etc.)Footnote 27?
Que serait donc un bon état de choses d'un «point de vue moral»? Même si, pour Foot, l'ajout d'une telle clause ne résout rien et sert davantage à masquer les difficultés, il n'est pas question pour elle de nier l'existence de la moralité comme domaine de la normativité humaine. Il est par exemple tout à fait légitime d'affirmer que c'est une bonne chose tout court que tel désastre ait été évité et que des vies aient pu être sauvéesFootnote 28. Ces vies sauvées peuvent être considérées comme un bon état de choses tout court, et, dans ce genre de situation, cette expression a indéniablement un sens. Pourquoi s'agit-il d'un état de choses qui peut être évalué comme «bon» tout court et non pas comme bon pour ceci ou pour cela? Parce qu'il est évalué ainsi par une personne bienveillante, c'est-à-dire depuis le point de vue de quelqu'un qui est capable de se réjouir que du bien arrive aux autres. Cela signifie que le point de vue moral n'est pas un point de vue de nulle part.
En effet, vouloir et faire en sorte qu'une situation bénéficie à un ou plusieurs individus, par exemple lors de l’évitement d'un désastre, c'est faire preuve d'une vertu particulière, à savoir la vertu de bienveillance, puisque la fin propre de la bienveillance est le bien des autres. Vouloir et faire en sorte que les meilleurs états de choses arrivent aux autres, c'est être bienveillant, et vouloir cela pour le plus grand monde, soi-même inclus comme un parmi tant d'autres, c'est faire preuve d'une bienveillance généralisée à toute l'humanité. Avec la vertu de bienveillance, Philippa Foot fait donc une place à l'expression «bon état de choses d'un point de vue moral». On peut tirer deux leçons de ce geste qui permet de donner un sens à cette expression.
Tout d'abord, il semble que la notion de «meilleur état de choses (tout court)», c'est-à-dire d’état de chose qui rend une action moralement bonne (right) lorsqu'elle le produit, ne puisse pas servir de critère extérieur pour fonder la morale comme le souhaiteraient les conséquentialistes puisque, comme on vient de le voir, meilleur état de choses tout court signifie meilleur état de choses d'un point de vue moral et donc appartient déjà à la sphère de la moralité : on s'en sert quand il s'agit de parler de la fin d'une action bienveillante. Cette expression ne peut pas fonder la morale de l'extérieur puisqu'elle se trouve à l'intérieur de la moraleFootnote 29 : celui qui considère que c'est une bonne chose que telle catastrophe ait pu être évitée et que des vies aient pu être sauvées le juge indépendamment de ses désirs et de ses intérêts personnels justement depuis sa perspective d'agent charitable et bienveillantFootnote 30. L'opération discutable des conséquentialistes se trouve donc dans ce mouvement illégitime qui fait passer pour un critère extérieur à la sphère de la moralité ce qui n'a un sens qu’à l’intérieur de cette sphère. Précisons qu'il ne s'agit pas pour Philippa Foot d'affirmer que le bien-être, qui dans la théorie welfariste rend un état de choses bon, se définit en termes moraux, puisqu'au contraire c'est bien la bienveillance qui se définit en termes de bien-être : est bienveillant celui qui a pour fin le bien-être d'autrui. Ce que Foot veut dire, c'est que cette fin qui est de maximiser le bien-être est une fin qui se trouve déjà à l'intérieur de la moralité et ne constitue pas un standard extérieur grâce auquel toute action morale en général doit être jugée. Il ne s'agit donc pas pour Foot d'affirmer une priorité conceptuelle, logique ou ontologique de la bienveillance sur le bien-être ou sur les bonnes conséquences en généralFootnote 31.
Deuxièmement, ce geste d'intégration de l'expression «bon état de choses» à l'intérieur de la moralité, et plus précisément à l'intérieur d'une théorie des vertus, permet de comprendre pourquoi nous avons l'impression trompeuse qu'une action ne peut être bonne ou juste que si elle produit un bon état de choses. Cela se produit parce que nous adoptons exclusivement le point de vue de l'agent bienveillant sans prendre en compte les autres vertus pour lesquelles la fin n'est pas de maximiser les bons états de chosesFootnote 32. Or, quand ce n'est pas de bienveillance qu'il s'agit, mais de justice, alors cette notion de «meilleur état de choses» disparaît. Il n'y a pas à se demander si l'acte injuste de ne pas rembourser sa dette conduira à un meilleur état de choses, car ce n'est pas la fin suprême de la vertu de justice que de faire en sorte que de bonnes choses arrivent aux autres, mais bien plutôt qu’à chacun soit rendu son dû.
Faire la généalogie d'un phénomène ne consiste pas tant à en montrer l'origine qu’à l'intégrer dans un cadre plus général qui l'englobe et en rend raison, pour faire de ce phénomène un simple cas particulier. Dès lors, montrer qu'en réalité cette question de la maximisation des bons états de choses n'est légitime que dans certains cas, par exemple s'il faut agir de façon bienveillante, doit suffire à désamorcer ce pouvoir d'attraction. Ainsi, dans ces articles de 1985, la critique de l'utilitarisme est-elle paradigmatique de la méthode grammaticale d'investigation employée par Foot, qui se contente de considérations sur les cadres de pensée (frameworks), par exemple en situant l'expression ordinaire «bon état de choses» à sa juste place. Philippa Foot revient sur sa méthode dans le Bien naturel, lorsqu'elle précise dans une note :
Il ne s'agit pas pour moi de me débarrasser d'une expression courante [«meilleur état de choses»]; je veux seulement lui assigner sa place correcte dans l'ensemble du schéma conceptuel. De même qu'un architecte doit savoir faire la différence entre un pilier qui ne soutient qu'une arche intérieure et un pilier porteur du bâtiment entier, de même un philosophe doit-il faire attention à ne pas exagérer l'importance structurelle accordée à des expressions d'usage courantFootnote 33.
3. Repenser la rationalité pratique à l'aune des paradoxes déontologiques
Néanmoins, ces seules considérations grammaticales sur les cadres de pensée — qui se concentrent sur l'usage d'une expression — peuvent-elles suffire à convaincre l'adversaire conséquentialiste? Philippa Foot, en affirmant que la bonté d'une action n'est pas nécessairement liée à la promotion d'un bon état de choses, semble défendre l'existence de prohibitions morales absolues. Dans ce cadre il n'est pas, par exemple, moralement permis, et encore moins requis, de tuer en connaissance de cause un innocent, quand bien même un tel meurtre empêcherait le meurtre de vingt autres innocents. Promouvoir un bon état de choses — par exemple un état de choses où il y aurait le moins de meurtres d'innocents possible — n'a de sens que lorsqu'il s'agit de la vertu de la bienveillance. Or l'interdiction de tuer en connaissance de cause un innocent concerne avant toutes choses la justice, qui vient restreindre le champ d'action de la bienveillance : on ne peut pas agir de façon bienveillante si notre acte est injusteFootnote 34.
Ce cas de figure problématique est par exemple celui de l'expérience de pensée de «Jim et les Indiens» imaginée par Bernard Williams :
Jim arrive sur la Grand-Place d'une petite ville d'Amérique du Sud. À un mur sont ligotés une vingtaine d'Indiens […]. Après avoir longtemps questionné Jim, qui lui dit être arrivé là par accident au cours d'une expédition botanique, le capitaine lui explique que les Indiens qu'il voit ont été sélectionnés au hasard parmi les habitants qui ont récemment protesté à plusieurs reprises contre le gouvernement, et qu'ils sont sur le point d’être tués […]. Le capitaine est heureux de lui offrir un privilège d'hôte : celui de tuer lui-même un de ces Indiens. Si Jim accepte, alors, pour marquer l’événement, les autres Indiens auront la vie sauve. Évidemment[,] si Jim refuse, il n'y aura alors pas d’événement spécial, et Pedro ici présent exécutera ce qu'il s'apprêtait à faire lorsque Jim est arrivé : il les tuera tous. Que doit-il faire? À ce dilemme, il me semble que l'utilitarisme répond que Jim devrait tuer l'IndienFootnote 35.
Williams ne se risque pas dans ce texte à dire ce que Jim devrait faire, mais se contente d'affirmer que, pour l'utilitariste, il n'existe pas de prohibitions absolues, et donc pas de dilemmes moraux véritables. Pour les anti-conséquentialistes, comme Foot, la prohibition absolue du meurtre dans une telle situation n'empêche pas ipso facto la comparaison des mérites du respect de l'interdit du meurtre, d'une part, et de la promotion d'un certain état de choses, à savoir celui où vingt autres meurtres ne seraient pas commis, d'autre part. Des dilemmes moraux authentiques existent, selon Foot, qui sont justement dus à de telles comparaisons : il n'est pas question de ne pas se soucier des conséquences du respect de certaines prohibitionsFootnote 36. Cependant, un tel interdit absolu du meurtre — cela vaudrait aussi pour la torture — fait qu'il est à l'avance impossible de qualifier l'action d'empêcher vingt autres meurtres grâce à un seul meurtre de moralement bonne ou de devoir moral, contrairement à ce que l'utilitariste pourrait affirmer dans le cas de «Jim et les Indiens» selon Bernard WilliamsFootnote 37.
Pour les anti-conséquentialistes, Jim aurait, d'un point de vue motivationnel, une «raison (d'agir) déontologique» de ne pas tuer l'indien, au sens où il aurait une raison de ne pas accomplir une action qui pourtant conduirait à un «meilleur état de choses». En outre, Jim se trouve confronté à une telle «contrainte déontologique» car existerait, pour reprendre une expression forgée par Samuel Scheffler dans son livre de 1982, une «restriction centrée sur l'agent» (agent-centered restriction) qui est inviolable : autrui possède un droit à ne pas être assassiné. Une telle restriction conserverait toute sa force quand bien même la violer minimiserait le nombre de violations totales de cette même restrictionFootnote 38.
Thomas Nagel soulève toutefois le problème formel suivant au sujet des raisons ou contraintes déontologiques, qui selon lui constitue un véritable défi théorique que l'anti-conséquentialiste se doit de résoudre :
L'une des raisons pour lesquelles nous résistons aux contraintes déontologiques est que leur forme nous laisse perplexe, à la différence des autres raisons que nous avons examinées. Nous pouvons comprendre de quelle façon des raisons autonomes peuvent dériver de projets et de préoccupations spécifiques de l'agent et nous pouvons comprendre de quelle façon des raisons neutres pourraient dériver des intérêts des autres en nous donnant à chacun une raison de les prendre en compte. Mais comment peut-il y avoir des raisons relatives de respecter les revendications des autres? Comment peut-il y avoir une raison de ne pas tordre le bras de quelqu'un qui ne soit pas également une raison d'empêcher que son bras soit tordu par quelqu'un d'autre Footnote 39?
Nous pourrions, pour problématiser davantage, compléter l'exemple de Nagel en imaginant que ne pas tordre le bras de cette personne aura pour conséquence que non seulement ce bras soit tordu par quelqu'un d'autre, mais que des bras supplémentaires soient tordus, ce qui rapprocherait ce cas de «Jim et les Indiens», en moins tragique. Ajoutons que, dans le lexique de Nagel, les raisons déontologiques sont relatives à l'agent, c'est-à-dire que la relation qu'entretient l'agent avec le résultat de l'action accomplie pour cette raison est essentielle et n'est pas en rapport avec la promotion d'une valeur impersonnelle, c'est-à-dire non relative à l'agent. La raison qu'a l'agent de ne pas accomplir une certaine action ne s'applique pas telle quelle aux autres agents. Toutefois, ces raisons déontologiques relatives à l'agent dépendent essentiellement des revendications des autres — de leurs droits — et donc ne sont pas optionnelles : autrement dit, elles sont catégoriques. Ce sont ces deux aspects combinés, à savoir la relativité et la catégoricité des raisons déontologiques, qui laissent perplexe Nagel.
Comment ma raison d'agir déontologique de ne pas tordre le bras de quelqu'un — qui repose sur le droit de cette personne à ce qu'on ne lui cause pas de tort arbitraire — peut-elle ne pas être fondée sur le fait qu'un monde où les êtres humains ne subissent pas de tels torts arbitraires est, absolument parlant, un meilleur état de choses qu'un monde où ces torts sont subis? Scanlon reformule le problème de façon éclairante :
Comment peut-il exister une raison de ne pas faire advenir quelque chose [not to bring something about] qui ne soit pas fondée sur le caractère mauvais de son advenue [the badness of its happening], et qui ne soit pas également une raison d'empêcher son advenue par un autre agent ou par les forces de la natureFootnote 40?
Nagel tente de répondre à ce défi en affirmant que l’état de choses dont fait partie l'action de tordre le bras de quelqu'un qui n'a rien demandé possède, pour l'agent, une valeur intrinsèque négative qui prend le pas sur la valeur intrinsèque positive de l’état de choses où le plus petit nombre possible de bras sont arbitrairement tordusFootnote 41. À cette solution, Scanlon préfère rétorquer que «de nombreuses raisons pesant sur une action n'ont pas à voir avec le caractère désirable des résultats, mais plutôt avec le caractère éligible ou non éligible d'une variété d'autres raisonsFootnote 42». Cette solution, si elle ne repose pas sur une conception téléologique de la valeurFootnote 43, nécessite en revanche que l'on reconnaisse la plausibilité de son contractualisme selon lequel une action est moralement mauvaise si et seulement si son accomplissement, dans ces circonstances données, serait interdit par n'importe quel ensemble de principes que personne ne pourrait raisonnablement rejeter, sur la base d'un accord libre et informéFootnote 44.
Or l'analyse grammaticale de Philippa Foot que nous avons présentée plus haut, qui rend patent le fait que la comparaison entre différents états de choses n'est ouverte à l'agent que si les exigences de la vertu de bienveillance n'entrent pas en conflit avec celles de la vertu de justice — par exemple s'il s'agit de choisir entre sauver de la même manière un groupe de cinq personnes ou un groupe de dix personnes qui font naufrageFootnote 45 —, transforme le défi de Nagel au sujet des raisons déontologiques en un faux problème et rend par conséquent les solutions sophistiquées de Nagel et Scanlon moins utilesFootnote 46.
Cependant, la défense par Foot de prohibitions morales absolues — par exemple celle qui enjoint de ne pas tuer un innocent, même pour empêcher un plus grand nombre de meurtres d'innocents — semble se trouver confrontée au dit paradoxe des restrictions centrées sur l'agent. En effet, comme le demande Samuel Scheffler à deux reprises dans un texte entièrement consacré à une discussion serrée des thèses de Foot sur l'utilitarisme :
Comment peut-il être rationnel d'interdire l'accomplissement d'une action moralement condamnable qui aura pour effet de minimiser le nombre total d'accomplissements d'actions pareillement condamnables et qui n'aura pas d'autres conséquences moralement pertinentes? Comment la minimisation d'une conduite moralement condamnable peut-elle elle-même être inacceptableFootnote 47?
Scheffler ajoute, à juste titre, qu'une simple réponse grammaticale de la part de Foot, à la manière de celle qu'elle a pu faire à propos de la comparaison des états de choses, ne suffit pas : «le défenseur des restrictions centrées sur l'agent aura du mal à dire qu'il n'y a aucun sens à affirmer que dans certaines circonstances une règle morale sera violée plusieurs fois, à moins que je ne la viole une fois», écrit-ilFootnote 48. Fort heureusement pour Foot, Scheffler propose de lui-même une solution au problème qu'il soulève. Si ces restrictions sont paradoxales pour un conséquentialiste, ce n'est pas parce qu'il commet une erreur de catégorie, mais parce que la théorie éthique qu'il défend dépend, en son cœur, d'une conception intégralement maximisatrice de la rationalité (maximising rationality)Footnote 49. Si, lorsque l'on a le choix entre deux options, être rationnel consiste à toujours choisir l'option qui nous permet de réaliser le but (goal) qui nous paraît désirable, toutes choses égales par ailleurs, alors les restrictions centrées sur l'agent semble en effet problématiques : dans le cas de «Jim et les Indiens», choisir de ne pas tuer l'unique indien serait irrationnel, car le choix de cette option empêcherait Jim de voir se réaliser le but pour lequel justement il se refuse à tuer l'indien, à savoir que la règle qui prône l'interdit du meurtre soit le plus souvent possible respectée.
Dissiper le paradoxe des restrictions centrées sur l'agent nécessite donc de montrer que si la rationalité maximisatrice existe bien, elle ne constitue pas le tout de la rationalité humaine. Comme l’écrit Philippa Foot, «il y a différentes manières d'agir contre la raisonFootnote 50», et nous ne sommes pas justifiés à privilégier une manière de le faire au dépend de toutes les autres. Autrement dit, lesdites «contraintes déontologiques», du type de celle qu'impose une promesse sur l'agent, ne sont irrationnelles que du point de vue de celui qui a décidé à l'avance de restreindre la rationalité pratique à la maximisation de la valeur. Cependant, pourquoi le fardeau de la preuve incomberait-il nécessairement à celui qui ne partage pas cette conception maximisatrice de la rationalité pratique?
Ainsi, cette dernière objection — plutôt constructive — qu'a faite dès 1985 Samuel Scheffler à l'encontre de l'anti-utilitarisme de Foot fut, nous en faisons du moins l'hypothèse, en partie à l'origine du revirement de la philosophe britannique dans son approche de la rationalité pratique. Insister sur ce point est d'autant plus important que le lien de causalité entre l'anti-utilitarisme initial de Foot, d'une part, et d'autre part sa redéfinition originale de la rationalité pratique à partir des années 1980 — qui a abouti à la publication du Bien naturel en 2001 — a été peu mis en avant dans la littérature secondaire sur le sujetFootnote 51. Il n'est pas dans notre propos de présenter ni de défendre cette conception pluraliste de la rationalité pratique qui est celle de Foot dans Le Bien naturel. Néanmoins, le fait que Foot ait dû, pour dissiper le paradoxe des restrictions sur l'agent, reprendre à nouveaux frais, et sur un nouveau terrain, la question de la rationalité pratique est le signe qu'une prise de position normative face à l'utilitarisme ne peut pas faire l’économie d'un travail sur la rationalité. Enfin, ce travail sur la rationalité pratique est aussi à l'arrière-plan de la réponse de Foot à la conception utilitariste de l'obligation des promesses dans Le Bien naturel.
4. Les «schémas de normativité naturelle» à l’épreuve de la promesse
Lorsqu'il est question de la critique de l'utilitarisme dans Le Bien naturel, plus précisément dans la seconde moitié du chapitre trois, l'enjeu n'est plus le même : l'objectif pour Philippa Foot n'est plus de s'attaquer à l'utilitarisme pour lui-même, mais de désamorcer une objection utilitariste que l'on pourrait lui faire à propos de la façon dont elle rend compte de la force morale des promesses. Pour la philosophe britannique, qui suit sur ce point Elizabeth Anscombe, les promesses et les obligations qu'elles engendrent tirent leur force morale du fait que la pratique qui consiste à faire des promesses et à les tenir joue le rôle d'un instrument sans lequel un certain bien humain ne pourrait pas être atteint. Quel est ce bien humain dans le cas de la promesse? Il s'agit de la capacité qui consiste à pouvoir faire faire quelque chose à quelqu'un sans utiliser la force physique, l'obéissance ou la manipulation psychologique et affective. En effet, cette capacité est une nécessité pour la vie humaine, qui est une vie sociale faite de dépendances mutuelles. Pouvoir faire faire quelque chose à quelqu'un sans le manipuler est donc ce bien humain qui donne sa raison d’être à la pratique de la promesse.
La remarque d'Elizabeth Anscombe, sur laquelle Philippa Foot s'appuie dans ce troisième chapitre du Bien naturel, sous-entend que le pouvoir — physique, politique, symbolique — n'est justement pas partout dans la vie sociale, c'est-à-dire dans les relations entre les hommes, qui sont des animaux rationnels qui dépendent les uns des autres. Elizabeth Anscombe résume son idée principale dans la phrase suivante :
Eh bien, faire faire à autrui des choses sans l'usage de la force physique est une nécessité pour la vie humaine, et ce, bien au-delà de ce qui peut être assuré par ces autres moyens [i.e. la manipulation et l'autorité]Footnote 52.
C'est donc bien pour Philippa Foot à partir d'un besoin spécifique des êtres humains, dont la vie est faite d'incapacités et de dépendances mutuelles, que l'on peut faire dériver l'obligation de tenir parole, c'est-à-dire expliquer pourquoi il est mal de rompre une promesse dans les cas où c'est effectivement mal de la rompre. La structure de l’évaluation des actions humaines se calque donc bien sur ces schémas de normativité naturelle («patterns of natural normativity») mis au jour par Philippa Foot dans le chapitre deux du Bien naturel. L'exemple de la promesse lui permet justement de mettre en avant la continuité de fonctionnement entre l’évaluation des plantes et des animaux non humains d'une part et l’évaluation des actions humaines d'autre part, au sens où, pour elle, les adjectifs «bon» (good) et «mauvais» (bad) ne changent pas de sens, qu'on les utilise pour qualifier les racines d'un chêne ou qu'on les emploie pour qualifier la volonté d'un hommeFootnote 53.
Cependant, la position utilitariste affirme quant à elle, et sans surprise, que nous devons tenir nos promesses uniquement lorsqu'une telle action permet de produire le «meilleur état de choses». Ainsi, pour l'utilitarisme, s'il est mal de rompre sa promesse, c'est parce qu'une telle action ne permet pas de produire les «meilleures conséquences» ou le «meilleur état de choses», et non pas en raison d'un quelconque fait concernant la vie humaine. Dès lors, pour l'utilitariste, il pourrait être tout à fait rationnel — et donc naturel — de ne pas tenir sa promesse, d'une part si agir ainsi est dans notre intérêt ou satisfait notre désir, et d'autre part si cela ne risque en aucun cas de nuire à celui à qui on a fait cette promesse ou à un tiers. Dans un tel cas de figure, le promettant (promisor) qui rompt sa promesse bénéficie d'une telle action, et le destinataire de la promesse (promisee) n'en pâtit pas, alors que si le promettant avait tenu sa promesse, il aurait pâti d'une telle action et le destinataire de la promesse n'en aurait pas bénéficié. D'après ce calcul utilitariste, ne pas tenir sa parole semble plus rationnel, et donc plus naturel pour l'homme, qui est un être rationnel : «dans ce cas, on pourrait objecter que, dans les rares cas où une promesse pourrait être trahie sans causer le moindre dommage ou le moindre désagrément pour quiconque, cette promesse serait dépourvue de poids moral»Footnote 54.
Il est possible d'imaginer un autre exemple où tenir sa promesse, dans une situation donnée, aurait pour conséquence que davantage de promesses soient rompues sans justification valable. Dans un tel cas de figure, l'utilitarisme affirmerait que nous nous retrouvons à nouveau face à une restriction centrée sur l'agent qui est paradoxaleFootnote 55, preuve que l'obligation des promesses ne vaut que si elle maximise un bon état de choses. Cette conception utilitariste de la promesse défait le lien entre l'action vertueuse, ici l'action juste et fidèle qui consiste à tenir parole même si on ne risque rien à ne pas le faire, et ce qui est naturel et nécessaire pour l'homme en tant qu'individu et en tant qu'espèce. On voit alors que l'enjeu est de taille pour Philippa Foot puisque cela va à l'encontre de l'une des thèses principales du Bien naturel, celle selon laquelle les vertus sont nécessaires aux êtres humains comme des racines profondes et robustes sont nécessaires aux chênes. Foot doit donc répondre à cette objection.
Foot part d'un exemple de promesse tenue qu'elle trouve dans les mémoires de Pierre Kropotkine. Kropotkine y raconte une anecdote à propos de Nikolaï Mikloukho-Maklaï (1846–1888), un ethnologue et biologiste ukraino-russe, auteur du Papou blanc Footnote 56, disciple d'Ernst Haeckel et que Kropotkine aurait rencontré en 1867. Maklaï, selon Kropotkine, avait pour principe d’être toujours loyal envers les peuples qu'il étudiait et de ne jamais les tromper, même dans un but scientifique. Il fut envoyé par la société russe de géographie sur une partie inconnue de la Nouvelle-Guinée et voyageait sur la presqu’île de Malacca lorsqu'il fut tenté de photographier son guide malaisien endormi, malgré la promesse qu'il lui avait faite de ne jamais le prendre en photographie. Le guide croyait que quelque chose de lui disparaîtrait à jamais une fois photographié. Finalement, Maklaï tînt parole et ne prit pas la photographie.
Philippa Foot choisit soigneusement cet exemple parce que la rupture d'une telle promesse serait un cas de «faute pure», c'est-à-dire de faute sans dommage causé à autrui («bare wronging»), et plus précisément de «rupture de promesse sans dommage causé» («harmless breach of promise»), pour reprendre des expressions employées par le philosophe britannique contemporain David Owens dans plusieurs articles consacrés à la promesseFootnote 57. En effet, comme y insiste Foot elle-même, Maklaï, en rompant sa promesse de ne pas prendre de photographie, ne causerait strictement aucun dommage à son guide.
Dans l'exemple de Maklaï, tel que raconté par Kropotkine, tout incite à ce que Maklaï, d'un point de vue utilitariste, rompe sa promesse : en la rompant, il ne cause pas de dommage au destinataire de la promesse et bénéficie d'une telle action; l'action est en outre dans son intérêt propre, voire dans l'intérêt de toute la communauté scientifique; enfin, elle satisfait un désir de sa part, puisque Kropotkine présente Maklaï comme «terriblement tenté» de prendre cette photographie. Ces trois facteurs réunis donnent, semble-t-il, une bonne raison à Maklaï de prendre la photographie, puisqu'une telle action produira un «meilleur état de choses» que de ne pas la prendre. À l'inverse, Maklaï, en tenant malgré tout sa promesse, ferait preuve d'irrationalité pratique et d'une sorte de fétichisme de la règle selon laquelle il faut toujours et sans exception aucune tenir ses promesses. Un agent fait preuve de fétichisme de la règle — comportement également appelé «culte de la règle» (rule worship) — lorsqu'il s'obstine à vouloir agir conformément à une règle alors qu'enfreindre cette règle, de toute évidence, maximiserait l'utilité, c'est-à-dire le bien-être du plus grand nombre.
Cependant, demande Foot, est-il si sûr que Maklaï ait fait preuve d'irrationalité pratique et de fétichisme de la règle en tenant sa promesse envers son guide? Le cas de la promesse de Maklaï est un cas qui concerne la vertu de justice, et plus précisément de fidélité à la parole donnée. Or, ce qui compte avant tout quand il est question de justice, ce n'est pas de faire le plus de bien possible aux autres et le moins de mal possible, comme c'est le cas lorsqu'il est question de bienveillance, mais de rendre à chacun son dûFootnote 58, «chacun» étant dans cette situation le promettant et le bénéficiaire de la promesse et le «dû» la chose promise. Maklaï, en tenant malgré tout sa promesse envers son guide, n'agit en aucun cas pour le bien de son guide, mais dans le but de lui rendre ce qui lui est dû.
À l'argumentation de Philippa Foot, nous pouvons ajouter cette considération complémentaire. Certes, une société où le savoir anthropologique, comme celui de Maklaï, progresse pour le bien des êtres humains est meilleure qu'une société où ce n'est pas le cas. Cependant, pour que la connaissance anthropologique augmente dans une telle société, il faut d'abord que les hommes puissent se faire faire des choses sans contrainte et puissent se faire confiance. En effet, que vaudrait la découverte scientifique de la vérité acquise par la trahison et le mensonge? C'est aussi cette hiérarchie des fins, que l'on peut appeler ordre des biens, qui fonde la rationalité de l'acte de Maklaï lorsqu'il s'abstient de photographier son guide endormiFootnote 59.
5. L’évaluation des actions humaines : un composé de fins et de règles
On comprend alors en quoi la promesse est un instrument qui permet de créer une obligation que l'absence de dommage causé n'annule pas, tel un atout au tarot, dont on se sert pour «couper» sur le calcul des couleurs. Le guide malaisien, en faisant promettre Maklaï, lui fait faire — ou plutôt lui fait ne pas faire — quelque chose qu'il n'aurait pas pu lui faire faire autrement, justement grâce à cette création d'une obligation que l'absence de dommage causé n'annule pas. Comme l’écrit Philippa Foot :
Quand on fait une promesse, on utilise une sorte spéciale d'instrument inventé par les hommes pour mieux conduire leurs vies. Cet instrument crée une obligation qui, sans être absolue, contient dans sa nature une obligation qui n'est pas annulée par l'absence de dommage causéFootnote 60.
Prenons garde néanmoins à ne pas commettre le contresens inverse. En effet, s'il faut respecter la plupart du temps cette obligation de tenir parole lorsque l'on a promis, et ne pas immédiatement mettre dans la balance le dommage ou l'absence de dommage causé, ou le bénéfice escompté pour soi et autrui, ce n'est pas parce que les obligations promissives auraient dans toutes les situations une valeur sacrée ou absolue, comme le précise Foot elle-même dans la citation. Penser cela reviendrait à commettre la même erreur que les utilitaristes, pour qui le calcul du bien ou du mal causé a une valeur privilégiée. Les questions de justice sont certes, comme on l'a vu, peut-être plus importantes que les questions de bienveillance et de prudence, mais cela ne signifie pas que la justice constitue le tout de la moralité ou qu'elle doive en être le paradigme.
Ainsi, la conception de Philippa Foot, que l'on pourrait qualifier de pluraliste, consiste à affirmer que dans le cas de la promesse, c'est bien la question de l'obligation qui prend le pas sur la question des conséquences; c'est d'ailleurs à cela que sert la promesse, même si dans d'autres situations, dans d'autres aspects de la vie humaine, la question des bonnes conséquences sera peut-être la plus importante. Ce pluralisme, selon elle, caractérise justement notre moralité actuelle, qui est un composé de fins et de règles («the “mixed” aim-and-rule morality that we actually seem to have»)Footnote 61. Sur ce point, la position de Foot se situe donc à l'opposé de toute forme de révisionnisme moral, puisqu'il s'agit bien plutôt pour elle de fournir une bonne description philosophique de la morale de notre temps, c'est-à-dire une description qui n'est pas trop déformée par l'emprise théorique de l'utilitarisme.
Remerciements
Je remercie Pierre Goldstein ainsi que les deux évaluateurs anonymes de la revue Dialogue pour leur aide dans l'amélioration de ce texte.