Introduction
Cette note de politiques et de pratiques met de l’avant des analyses et des recommandations basées sur une compréhension des parcours de vie intersectionnels des personnes âgées immigrantes (Ferrer, Grenier, Brotman, & Koehn, Reference Ferrer, Grenier, Brotman and Koehn2017). Ferrer et al. définissent l’intersectionnalité comme étant
une perspective qui permet de renforcer la capacité à désamorcer les racines structurelles des expériences de marginalisation. S’inspirant des ‘études de race critique’ (critical race studies), l’intersectionnalité met l’accent sur l’importance d’examiner les systèmes de domination multiples et imbriqués qui façonnent et structurent la vie des gens (Hill Collins, Reference Collins2000), par l’analyse de l’interaction entre les catégories et les processus de différenciation sociale (comme l’âge, la ‘race’, la classe, l’orientation sexuelle) et les systèmes de domination plus larges. (Ferrer et al., Reference Ferrer, Brotman and Grenier2017, 12, notre traduction)
Au cours de leur existence, les personnes âgées immigrantes ont fait preuve de force et de résilience face à des épreuves variées, comme la pandémie de COVID-19 l’a bien démontré. Évidemment, l’importance centrale du processus d’immigration dans la vie des individus s’applique autant aux personnes ayant immigré comme jeunes adultes que pour celles qui sont arrivées récemment. Pensons également à celles qui sont venues au Canada à titre d’immigrants indépendants, de réfugiés, de travailleurs temporaires, d’aides familiaux résidents permanents ou encore parrainées par un membre de la famille.
Malgré la richesse de notre histoire en matière d’immigration, très peu de données sont disponibles sur les impacts de ces parcours de mobilité géographique, sociale et économique sur les membres vieillissants de nos communautés (Brotman, Ferrer, & Koehn, Reference Brotman, Ferrer and Koehn2020), tout particulièrement pendant des périodes de crise sanitaire et sociale. La plupart des projets de recherche – souvent quantitatifs – portant sur les personnes âgées immigrantes ont tendance à regrouper des personnes en fonction de la région dont elles sont originaires ou de la langue maternelle. Bien que le pays d’origine et la langue soient des variables sociologiques fondamentales à analyser, une vision limitée à ces deux variables laisse peu de place à d’autres caractéristiques, tout aussi importantes pour comprendre l’expérience du vieillissement. Soulignons ici le genre, la situation familiale, la citoyenneté, la religion, les relations sociales, le type d’emploi et le revenu, les rôles familiaux, le type de logement occupé, la taille du ménage et autres éléments relatifs aux conditions matérielles d’existence (Holman & Walker, Reference Holman and Walker2020). Réfléchir à partir de l’identité, du vécu et des expériences propres aux personnes âgées immigrantes pourrait permettre d’élaborer des politiques, des programmes et des services qui soient culturellement adaptés, accessibles, inclusifs et non discriminatoires (Brotman, Koehn, & Ferrer, Reference Brotman, Koehn and Ferrer2017).
Nous savons qu’ici et ailleurs, le fardeau des conséquences dramatiques de la pandémie (infections, décès, perte de revenus) est porté de manière disproportionnée par les personnes âgées, les communautés racisées et immigrantes en situation de pauvreté, ainsi que les personnes autochtones (Cleveland, Hanley, Jaimes, & Wolofsky, Reference Cleveland, Hanley, Jaimes and Wolofsky2020). Les processus de racialisation changent en fonction du temps et des aires géographiques; ainsi plusieurs communautés montréalaises peuvent être considérées comme étant racisées, sans être immigrantes (nées à l’extérieur du Canada). L’inverse est aussi possible, soit que certaines personnes immigrantes ne fassent pas l’objet de processus de racialisation, en fonction de leur origine ethnoculturelle et/ou de leur phénotype. La plupart des statistiques disponibles concernent les personnes âgées immigrantes (nées à l’extérieur du Canada), invisibilisant du coup les personnes âgées racialisées non immigrantes. Nous avons tenté de contourner cette confusion en employant, lorsque possible, les deux termes. La COVID-19 a justement montré les impacts délétères des mesures d’austérité mises en place par les gouvernements des dernières décennies. La négligence des conditions de vie dans les institutions de soins de longue durée, l’offre limitée de soins à domicile et d’autres services de première ligne ainsi que le manque criant de logements abordables représentent depuis longtemps des problèmes tangibles pour plusieurs personnes âgées, particulièrement celles qui appartiennent à des communautés marginalisées. Les situations de précarité, de même que les inégalités sociales qui s’accumulent tout au long du parcours de vie des individus désavantagés, ont un effet direct sur l’exposition aux risques sanitaires, en limitant notamment la capacité des acteurs de maintenir des mesures de distanciation physique, au domicile ou au travail. Les inégalités sociales constituent également un déterminant de la santé important, en augmentant, entre autres, la prévalence de maladies chroniques. Toutefois, à ce jour, les politiques publiques québécoises n’ont toujours pas pris de front les réalités et les besoins des personnes âgées vulnérables immigrantes et racisées, et ce dans la plupart des secteurs d’intervention du réseau de la santé et des services sociaux (Brotman, Simard, & Delgado, Reference Brotman, Simard and Delgado2020).
Dans cette note de politiques et de pratiques, nous fournirons d’abord quelques données sociodémographiques récentes sur les personnes âgées immigrantes à Montréal, puis nous traiterons plus précisément de sous-thématiques ciblées – soit la question des soins de santé, de l’accès aux services sociaux et de la qualité de vie, de la proche-aidance, de l’emploi et du logement et du transport – directement liées à l’impact de la COVID-19 sur les personnes âgées immigrantes. Avant de conclure, l’article proposera quelques recommandations de changements à apporter sur le plan des politiques et de la pratique, dans l’optique de garantir l’inclusion sociale des personnes âgées immigrantes et de leurs proches dans les prochaines décennies. Étudier les conditions de vie des personnes âgées immigrantes, qui peuvent cumuler plusieurs types d’exclusion sociale en raison du racisme systémique, notamment, peut donc nous renseigner sur des mesures pouvant bénéficier à toutes les personnes vieillissantes.
Caractéristiques sociodémographiques des personnes âgées immigrantes à Montréal
Récemment, la Direction régionale de la santé publique de Montréal et la Table de concertation des aînés de l’Île de Montréal (DRSP et TCAIM, 2019a) ont publié un portrait sociodémographique des personnes âgées immigrantes (nées à l’extérieur du Canada) au sein de la région socio-sanitaire de Montréal (RSS de Montréal) qui rassemble toutes les municipalités de l’Île de Montréal, y compris la Ville de Montréal (les chiffres sont issus du recensement fédéral de 2016). Comme elles ne concernent que l’Île de Montréal, ces données n’incluent pas Laval, Longueuil ou Brossard, d’importantes municipalités péri-urbaines où s’installent et vieillissent en effet des proportions non négligeables de personnes vieillissantes immigrantes. En premier lieu, notons que plus du deux cinquièmes des personnes âgées de 65 ans et plus vivant à Montréal sont nées à l’extérieur du Canada, soit 44 % (DRSP et TCAIM, 2019a). Les personnes âgées immigrantes se sont rendues au Canada dans le cadre de différents programmes et catégories d’immigration – notamment les catégories « économique » et « indépendante » – les programmes de parrainage familial et de super visas, les programmes pour les travailleurs étrangers temporaires, les aides familiaux résidants, ainsi que les demandeurs d’asile. D’autres se sont retrouvées sans statut (« sans papiers ») au Canada après avoir perdu leur statut d’immigration original. Cela dit, la très grande majorité des personnes âgées immigrantes ont vieilli sur place, 96 % d’entre elles étant arrivées avant 2006 (DRSP et TCAIM, 2019a). Qui plus est, la grande majorité des immigrants qui sont arrivés à Montréal en tant qu’adultes âgés (65 ans et plus) l’ont fait via le programme de regroupement familial – bien que ce programme ne représentait que 6.4 % de tous les immigrants arrivés au Canada en 2019 (Immigration, Refugees and Citizenship Canada, 2019) – et les personnes de 65 ans et plus seulement 2,5 % de l’ensemble des immigrants (Statista, 2020). Notons qu’il est extrêmement difficile d’immigrer de manière indépendante après l’âge de 40 ans, compte tenu du système de pointage qui avantage fortement les jeunes travailleurs (les travailleurs de 18–35 ans reçoivent 12 points vers la sélection comme immigrant, avec les points baissant par 1 chaque année jusqu’à 0 points à partir de l’âge de 47 ans [Gouvernement du Canada, 2021]).
En raison de l’évolution des priorités gouvernementales, l’immigration des parents et grands-parents par regroupement familial (parrainage) a récemment augmenté après un ralentissement de plusieurs années (Statistiques Canada, 2016). Entre 2015 et 2019, le nombre de personnes entrant par cette voie a augmenté de 15 489 à 22 011 (Immigration, Refugees and Citizenship Canada, 2019). Le parrainage des parents et grands-parents permet aux individus de venir au Canada comme résidents permanents et de bénéficier de presque tous les mêmes droits sociaux, mais demande au garant de subvenir aux besoins financiers de la personne parrainée durant 20 ans (10 ans au Québec); durant cette période, ils ne peuvent pas accéder ni à la Sécurité de vieillesse ni à l’aide sociale, créant une dépendance qui se prête, dans les pires des cas, à la maltraitance ou l’exploitation financière (Gal & Hanley, Reference Gal, Hanley and Baffoe2012). Cependant, en 2019, une liste d’attente de 43 666 personnes additionnelles voulant rejoindre leurs enfants ou petits-enfants au Canada était toujours active dans le cadre de ce programme. Au lieu d’augmenter le nombre de personnes parrainées par année, le gouvernement a plutôt décidé d’élargir et de mettre l’accent sur le programme dit de « super visa » pour parents et grands-parents, soit un visa prolongé de visiteur à entrées multiples, qui permet à la personne de rester au Canada pendant un maximum de deux ans avant d’être obligée de quitter le pays. Ainsi, le « super visa » a une durée de 10 ans, de sorte que la personne âgée peut aller et venir sur une période de 10 ans sans avoir besoin de faire une nouvelle demande, tant que certaines conditions restent inchangées, telles que la preuve d’un revenu annuel suffisant de la part de la famille qui parraine la personne et la preuve d’une souscription à une assurance maladie privée (Ferrer, Reference Ferrer2015). Des critères plus stricts balisent le super visa en comparaison avec les autres visas de visiteurs. Des recherches ont montré que les personnes âgées racisées sont surreprésentées parmi les demandeurs nécessitant un visa de voyage, mais sous-représentées parmi les personnes acceptées (OCASI, 2012).
En ce qui concerne les pratiques linguistiques, 14 % de tous les immigrants âgés de 65 ans et plus ne parlent ni français ni anglais (DRSP et TCAIM, 2019a) à Montréal. Le taux de connaissance de l’anglais ou du français diminue avec l’âge : 27 % des personnes de 85 ans et plus ne parlant aucune de ces deux langues (DRSP et TCAIM, 2019a). Qui plus est, 44 % des personnes arrivées en 2006 ou plus tard ne parlent ni l’anglais ni le français (DRSP et TCAIM, 2019a). Du côté des indicateurs socio-économiques, il est également fondamental de comprendre la distribution de la précarité économique chez les personnes âgées immigrantes. En effet, les personnes âgées nées à l’extérieur du Canada affichent le revenu annuel le plus faible par rapport à l’ensemble des personnes âgées de 65 ans et plus, ainsi qu’en comparaison avec les immigrants de tous âges confondus. Selon un autre portrait sociodémographique publié conjointement par la DRSP et la TCAIM (2019b) sur la question du logement, un peu plus de 27 % de toutes les personnes âgées montréalaises consacraient plus de 30 % de leurs revenus au logement, soit le taux d’effort maximal au-delà duquel on considère généralement qu’un ménage vit un problème d’abordabilité (Simard, Reference Simard2019). La situation est encore plus difficile pour certains d’entre eux : 22 % des immigrants récents et 24 % des résidents non permanents dépensent plus de 50 % de leur revenu pour le logement (DRSP et TCAIM, 2019c). À titre de comparaison, seuls 7,5 % de tous les adultes âgés à Montréal dépensent plus de 50 % de leurs revenus pour le logement (DRSP et TCAIM, 2019c).
Pour terminer, toujours à Montréal, 27 % des personnes âgées immigrantes vivent seules (DRSP et TCAIM, 2019c) et ont été identifiées comme étant à haut risque d’isolement social et de solitude, ce qui peut susciter des inquiétudes quant à leur santé et leur bien-être mental et/ou physique. Il faut savoir que les femmes âgées immigrantes vivent plus souvent seules que les hommes âgés immigrants. Le Conseil national des aînés a déclaré que les immigrants âgés présentent un risque important d’isolement social, en particulier les immigrants récents et les réfugiés (Gouvernement du Canada, 2014). Par contre, selon une étude publiée en 2016, le taux d’immigrants âgés vivant avec leur famille dans des foyers multigénérationnels est plus élevé que celui des personnes âgées nées au Canada, soit 29 % contre 11 % (Battams, Reference Battams2017; Tian, Reference Tian2016). Toutefois, soulignons que le taux de cohabitation intergénérationnelle chez les immigrants augmente année après année (Statistique Canada, 2019). Enfin, dans une étude publiée par l’Appui Montréal (Reference Montreal2013), on apprend que 32 % des proches aidants de personnes âgées à Montréal étaient des immigrants, une donnée qui n’a pas été mise à jour depuis. Ce bref portrait sociodémographique ne pourrait nous renseigner à lui seul sur les multiples situations et expériences vécues par les personnes âgées immigrantes, un groupe social somme toute assez hétérogène. Néanmoins, si la plupart des personnes âgées immigrantes montréalaises ont vieilli sur place, au Canada, et ont pu bénéficier d’une certaine mobilité sociale leur permettant de garder la précarité à distance, celles qui sont arrivées depuis 2006 sont plus vulnérables aux plans économique, social et résidentiel (Simard, Reference Simard2021).
Répercussions de la COVID-19 sur personnes âgées immigrantes et leurs proches
Avant de débuter cette section, il est important de souligner que la plupart des défis et réalités sociales qui seront illustrés ici précédaient de loin la pandémie. Par contre, tel que spécifié dans l’introduction, ceux-ci ont été considérablement exacerbés par celle-ci. Nous décrirons donc ces problèmes sociaux sous-jacents tout en spécifiant, le plus souvent possible, comment la pandémie les a renforcés.
Santé, services sociaux et qualité de vie
En ce qui concerne la santé, les travaux de recherche ont depuis longtemps mis en évidence les répercussions des inégalités sociales sur la santé et le bien-être des personnes âgées racisées et immigrantes (Kobayashi & Prus, Reference Kobayashi and Prus2012). La pauvreté et le stress, endémiques parmi les populations minorisées, contribuent à des taux de morbidité et de mortalité plus élevés (Arasteh, Reference Arasteh2020). Qui plus est, des problèmes importants relatifs aux conditions matérielles d’existence – tels que le manque d’accès à un logement abordable et sécuritaire, des conditions de logement où peuvent s’immiscer le surpeuplement et l’insalubrité, le manque d’accès à une alimentation saine et l’incapacité de payer des frais d’assurance, de médicaments et de traitements médicaux – peuvent effectivement contribuer à une dégradation de l’état de santé.
Il ne faut pas manquer de souligner le fait que l’éducation acquise dans d’autres parties du monde n’est pas habituellement reconnue par les employeurs et le gouvernement canadiens, ce qui limite fortement la mobilité socioéconomique des personnes immigrantes. Cette réalité oblige les immigrants à occuper des emplois mal payés, trop souvent dangereux, et à cumuler plusieurs emplois ou à travailler de longues heures (ou les deux) pour joindre les deux bouts (Ferrer, Brotman, & Koehn, Reference Ferrer, Brotman and Koehn2022).
La littérature scientifique en gériatrie évoque le concept de « vieillissement précoce » pour décrire le processus de prévalence accrue de comorbidités et la surmortalité au sein des communautés vieillissantes marginalisées, y compris les communautés d’immigrants. En fait, les facteurs de protection qui produisent ce qu’il est convenu d’appeler « l’effet de l’immigrant en bonne santé » se dissipent sur une période de 20 ans environ, en raison de la précarité des conditions de vie et de travail, du stress lié à la vie avec des actes quotidiens de racisme et de discrimination, de la non-reconnaissance de l’éducation et de l’affaiblissement des liens avec la famille élargie et la communauté en raison de la migration (Kwak, Reference Kwak2018). Cet effet de protection initial des populations immigrantes fraîchement arrivées au Canada s’explique par le processus de sélection : les personnes en bonne santé sont considérées comme étant « plus désirables » pour l’immigration dans le cadre du système actuel d’application. Nous savons que, dans le contexte de la COVID-19, les conditions de santé préexistantes sont un facteur important dans l’augmentation du risque de conséquences négatives et de complications liées à ce type de coronavirus.
L’isolement social et le manque de soutien peuvent augmenter les conséquences négatives sur la santé et le bien-être, de surcroît en situation de crise sanitaire ou climatique (Klinenberg, Reference Klinenberg2001). Vivre seul-e peut entraîner un retard dans la recherche d’aide, une préoccupation cruciale dans le contexte de la COVID-19, alors qu’il est essentiel de recevoir un diagnostic et, si nécessaire, un traitement rapide. Si personne n’est en mesure de surveiller une personne âgée isolée, celle-ci risque de souffrir plus longtemps, jusqu’à ce que les symptômes aggravés exigent une intervention d’urgence, pouvant potentiellement mener à un décès ou des séquelles durables. Pour les immigrants, l’isolement social est exacerbé par la perte des réseaux sociaux, due aux perturbations familiales et communautaires résultant de l’immigration. En effet, les personnes âgées qui ont immigré au Canada et laissé derrière elles des relations familiales continuent de compter sur ces relations, soit par téléphone, soit en se rendant dans leur pays d’origine (lorsque possible financièrement) (Walsh & Näre, Reference Walsh and Näre2016). Les relations transnationales sont importantes pour de nombreuses personnes âgées, qui retournent au pays d’origine pour rendre visite à leurs amis et à leur famille, afin de maintenir leurs relations, en particulier pendant les mois d’hiver (Ferrer, Brotman, & Grenier, Reference Ferrer, Brotman and Grenier2017). Comme nous le savons, pendant la pandémie de la COVID-19, les voyages sont devenus impossibles ou du moins très compliqués, coupant de nombreuses personnes âgées immigrantes de ces réseaux.
Certains problèmes de santé et de qualité de vie chez les populations âgées immigrantes découlent directement des critères qui sont utilisés dans le processus d’immigration. Tel qu’évoqué plus tôt, le plus notable est le programme de parrainage ou de super visa qui oblige la famille de parrainage à payer de sa poche l’assurance-maladie et autres services de santé pendant une période de 10 ans (Ferrer, Reference Ferrer2015). Par ailleurs, l’accès aux services de santé des personnes âgées sans papiers est très problématique. Nous constatons effectivement une augmentation du nombre de ces personnes dans la société canadienne et elles n’ont peu ou pas du tout accès à des soins de santé abordables (Ridde et al., Reference Ridde, Aho, Ndao, Benoit, Hanley and Lagrange2020). Par ailleurs, les services d’interprétation ou de traduction posent problème depuis des décennies, en particulier dans les hôpitaux, les soins à domicile et les institutions de soins de longue durée. Ils ne sont, en général, utilisés qu’en dernier recours. Dans la grande majorité des cas, ce sont plutôt les familles qui sont appelées à jouer le rôle d’interprètes, mais il arrive également que des bénévoles de la communauté s’en chargent eux-mêmes. Toutefois, en raison des mesures de distanciation physique qui empêchent la famille ou les bénévoles d’entrer sur certains sites, du redéploiement ou de la surcharge de travail du personnel multilingue et la circulation restreinte entre les zones chaudes et froides, nous constatons qu’il y a davantage d’immigrants âgés ne parlant ni anglais ni français qui se retrouvent dans des situations où ils sont incapables de communiquer avec le personnel. Cette fracture linguistique s’exprime également dans la campagne de vaccination, alors que le gouvernement du Québec avoue avoir du mal à rejoindre les personnes âgées allophones (Crête, Reference Crête2021).
Enfin, le racisme et la discrimination au sein même du système de la santé et des services sociaux sont des problèmes qui, bien sûr, précèdent de loin la pandémie de COVID-19, mais dont les répercussions se sont aggravées pendant la crise sanitaire (Chatters, Taylor, & Taylor, Reference Chatters, Taylor and Taylor2020). Pensons notamment à l’exclusion, au manque d’attention aux obstacles dans l’accès aux soins et au manque de développement de services et de protocoles culturellement adaptés. Ces problèmes peuvent entraîner une méfiance des immigrants âgés à l’égard du système de santé en général et ainsi contribuer à retarder la recherche d’aide, en tant que stratégie de protection contre la discrimination et la stigmatisation. Malgré ces constats, connus depuis longtemps, les divers paliers de gouvernement tardent à agir. En effet, comment améliorer la santé des populations âgées immigrantes sans améliorer leurs conditions matérielles d’existence ? Cet angle mort perdure.
Emploi
De nombreux immigrants et leurs proches vivent dans la pauvreté et doivent donc, en vieillissant, continuer à contribuer à la survie économique de leur famille élargie, ici et ailleurs. Ils contribuent autant à l’échelle locale que transnationale, en travaillant souvent sur le marché secondaire de l’emploi et sous la table, où les salaires sont bas et où le droit du travail est rarement appliqué. Ainsi, la pandémie met en évidence non seulement les questions de santé, mais aussi celles des inégalités liées au marché du travail. Nous devons considérer la perte d’un emploi sans recours à l’assurance-emploi comme un problème qui contribue aux troubles financiers, en particulier pour les immigrants âgés et leurs familles (Ferrer, Lee, & Khan, Reference Ferrer, Lee and Khan2020). Il est également important de mentionner qu’il y a une forte représentation des immigrants dans les soins de santé de première ligne, tant dans le secteur public que privé. Cela comprend le personnel de soutien à la personne, le personnel infirmier et de soutien dans les soins aigus, les établissements de soins de longue durée et de soins à domicile, ainsi que le travail domestique privé, où les personnes âgées sont également susceptibles d’être exposées à la COVID-19. De nombreuses personnes âgées immigrantes continuent ainsi de travailler ou retournent sur le marché du travail après leur retraite afin de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. De plus, il semble que le retour au foyer de travailleurs exposés en milieu de travail expliquerait une bonne partie de la surreprésentation de cas de COVID dans les quartiers désavantagés (Cleveland, Hanley, Jaimes, & Wolofsky, Reference Cleveland, Hanley, Jaimes and Wolofsky2020). L’inéligibilité de travailleurs précaires aux prestations publiques ou des difficultés d’accès empêchent certains travailleurs âgés de se retirer du travail lors d’exposition à la COVID ou maladie. La santé et la sécurité au travail, les normes du travail (incluant la rémunération et autres conditions de travail) et l’accès aux bénéfices gouvernementaux liés à la COVID (ex. prestations liées au travail) des personnes âgées immigrantes représentent des questions urgentes de politiques publiques et concernent directement la santé publique, puisque ces éléments modulent leurs rapports et leur exposition à divers risques sanitaires. Une véritable Stratégie nationale des aînés, au gouvernement fédéral, pourrait-elle permettre de mettre fin à ces formes d’exclusion économique ?
Famille et proche-aidance
La question de la famille, des proches et plus généralement de la solidarité familiale est également importante à considérer. Les grands-parents représentent une ressource importante pour le système familial et s’occupent souvent des petits-enfants. Avec les fermetures d’écoles, le rôle des personnes âgées immigrantes dans la garde d’enfants s’est accru. La transmission intergénérationnelle de la COVID-19 est une préoccupation pour les personnes âgées et les personnes souffrant de maladies chroniques. En point de presse, les représentants du gouvernement du Québec ont répété à maintes reprises que la garde d’enfants par les grands-parents âgés de 65 ans et plus était proscrite. Bien que logique au plan strictement sanitaire, ces consignes n’ont pas de sens pour les ménages intergénérationnels. Des préjugés racistes et classistes, de même qu’un manque de compréhension des problèmes concrets auxquels sont confrontées les familles d’immigrants, se cachent derrière de telles déclarations, qui masquent les inégalités économiques. Il leur est donc impossible de compter sur d’autres formes de garde d’enfants que celle qu’offrent les grands-parents, lorsque les deux parents travaillent et le font pendant de longues heures, plus souvent qu’autrement sur le marché secondaire du travail (Kadowaki et al., Reference Kadowaki, Simard, Brotman, Koehn, Ferrer and Raymond2020). Ayant moins souvent la possibilité de travailler de chez soi, faire le choix de se retirer du travail pour garder les enfants représente, pour de nombreux parents immigrants, un risque de perdre son emploi et d’aggraver sa situation économique à long terme.
En outre, pour de nombreux ménages multigénérationnels, l’espace manque pour s’isoler les uns des autres. Près d’un tiers des immigrants âgés vivent dans des ménages familiaux multigénérationnels et cette proportion augmente de manière constante (Statistique Canada, 2019). Étant donné la prévalence élevée de la pauvreté et la rareté des logements, beaucoup doivent partager des espaces dans de petits appartements. Il existe peu d’unités de logement à bas prix suffisamment grandes pour permettre aux familles de cohabiter en toute sécurité, dans un contexte pandémique, surtout au cœur de la crise du logement qui frappe présentement Montréal (Simard, Reference Simard2019). Il est très important de rappeler que le système de santé en général présuppose, souvent de manière automatique, la présence de membres de la famille pleinement disponibles pour s’occuper des personnes âgées (Montayre, Neville, Clair, Holroyd, & Adams, Reference Montayre, Neville, Clair, Holroyd and Adams2019). On présume ainsi que les familles des minorités ethnoculturelles prennent soin des leurs – en suivant par exemple la « norme de piété filiale » – et que le système public n’a pas à leur fournir des services complets, puisque les personnes âgées seraient prises en charge par leurs enfants et leurs petits-enfants. Or, des recherches ont mis en évidence les pressions économiques et sociales qui pèsent sur ces familles et limitent leur capacité à s’occuper de leurs membres vieillissants. Elles ont également démontré que la résistance à l’obtention de services officiels repose davantage sur des préoccupations concernant l’exposition à la discrimination que sur un simple choix personnel favorisant les soins familiaux aux services formels (Lee, Reference Lee2020).
Logement
La gentrification joue un rôle dans le risque accru pour la santé et le bien-être des immigrants âgés (Simard, Reference Simard2021). En raison de ce phénomène, les personnes âgées peuvent être contraintes de quitter leur appartement à bas prix et de trouver un logement à un prix raisonnable, loin des ressources et du soutien de la communauté qui leur sont familiers et spécifiques sur le plan culturel (Rúa, Reference Rúa2017). Ainsi, la gentrification a un effet direct sur la capacité des personnes âgées immigrantes à vieillir sur place, en se traduisant par des hausses de loyer abusives, des expulsions (légales ou non) ainsi que du harcèlement. L’offre de logements abordables s’est réduite rapidement, notamment dans le quartier Parc-Extension, où les conversions d’unités locatives privées en copropriétés sont monnaie courante. Les transformations commerciales en lien avec la gentrification ont également un impact direct sur la capacité des personnes âgées immigrantes à socialiser et à subvenir à leurs besoins alimentaires, notamment. De plus, on constate un manque de connaissances par rapport au droit au logement, laissant plusieurs personnes vulnérables à l’exploitation et à la maltraitance, surtout si elles vivent seules. Dans certains secteurs, les petits propriétaires immigrants âgés ont du mal à suivre les hausses de taxe de la Ville de Montréal. Qui plus est, les logements sociaux et abordables existants ont trop souvent grand besoin d’être réparés et il y a très peu d’adaptations pour les personnes handicapées. Or, que faire en situation de crise du logement à Vancouver, Toronto ou Montréal ? Ainsi, bien que les problèmes liés au logement précèdent la COVID-19, la pandémie augmente les risques associés à cette problématique. Plusieurs organisations du secteur public et du communautaire ne sont pas encore bien outillées pour travailler avec la population âgée immigrante et manquent de financement pour le faire.
Quelques recommandations
Avant de conclure cet article, nous croyons important de présenter quelques recommandations, spécifiques aux thématiques abordées dans la section précédente, qui visent à améliorer l’inclusion sociale des personnes âgées immigrantes et de leurs proches au Canada, en contexte de pandémie.
Premièrement, les différents paliers de gouvernement doivent augmenter sensiblement le soutien financier direct aux personnes âgées immigrantes et à leurs proches, en bonifiant notamment le Supplément de revenu garanti et en l’indexant au coût de la vie et à l’inflation. Le montant des compensations financières accordées aux personnes âgées ne suffit à personne, et encore moins à celles qui vivent dans la pauvreté, souvent aggravée par la pandémie. Par ailleurs, les autorités de santé publique doivent fournir gratuitement ou à très faible coût des équipements de protection individuelle (particulièrement des masques procéduraux). Cette mesure est fondamentale, surtout si l’on tient compte des ménages multigénérationnels, pour réduire l’exposition aux risques amenés par d’autres membres de la famille, ainsi que pour s’occuper des personnes âgées immigrantes qui œuvrent dans le travail domestique et sur le marché du travail secondaire. Finalement, un service de répit devrait aussi être offert aux proches aidants âgés qui sont débordés à cause des réductions de services à domicile ou la fermeture de centres de jour en raison de la COVID-19.
En deuxième lieu, dans le cadre du système de soins de santé public, les institutions de soins doivent embaucher davantage de personnes aptes à effectuer des accompagnements culturellement adaptés dans les diverses institutions et services, de traducteurs et d’interprètes pour aider les immigrants âgés à accéder aux ressources. Il faut notamment fournir des informations sur les mesures visant à réduire les risques dans plusieurs langues et utiliser différents médias, comme la radio et la télévision, pour atteindre les personnes peu alphabétisées. L’Alliance des communautés culturelles pour l’égalité dans la santé et les services sociaux (ACCÉSSS) fait partie des organisations qui ont collaboré avec le gouvernement pour l’élaboration de documents en plusieurs langues (ACCÉSSS, 2020). Dans le domaine des communications, les différents paliers de gouvernement doivent également fournir des informations et des conseils par téléphone dans plusieurs langues.
De plus, les agences de santé publique doivent inclure les immigrants âgés et leurs ménages intergénérationnels aux personnes prioritaires pour la campagne de vaccination. Aussi, la priorité doit aux membres de la famille qui s’occupent de ceux qui résident dans des institutions de soins de longue durée pour la vaccination, en particulier les conjoints plus âgés. Comme société, nous devons apporter un soutien accru aux grands-parents aidants, et ne pas nous contenter de leur donner l’ordre de ne pas garder les enfants, car la réalité est beaucoup plus complexe. Il s’agit notamment d’offrir de l’équipement de protection individuelle et de créer des programmes de garde d’enfants et de répit pour les parents devant travailler à l’extérieur de la maison lors de fermetures d’écoles. Finalement, les organismes, organisations philanthropiques et gouvernements doivent accroître la disponibilité de tablettes numériques gratuites ou à bas prix et faciliter l’accès à internet dans tous les types d’habitations collectives afin de lutter contre l’isolement social et de faciliter l’interprétation lorsque cela est possible.
En général, en matière d’emploi, les gouvernements doivent se pencher sur les droits des travailleurs âgés, en accordant une attention particulière au marché du travail secondaire et au travail domestique où travaillent de nombreux immigrants âgés. Il faut notamment veiller à améliorer la rémunération, les conditions de travail, l’accès aux prestations pour le remplacement des revenus en raison d’infection ou effets économiques de la COVID-19, et le respect des règles de santé et de sécurité au travail (Ferrer et al., Reference Ferrer, Brotman and Koehn2022). Le gouvernement fédéral doit également envisager d’améliorer le processus et la rapidité avec lesquels les personnes obtiennent le statut de résident permanent. Les garants vivant des difficultés économiques dues à la COVID-19 ont peu d’options pour de l’aide à subvenir à leurs familles intergénérationnelles. Le fédéral doit aussi arrêter de dévier les familles voulant parrainer leurs parents et grands-parents vers le « super visa ». La précarité de ce statut, l’exclusion de l’assurance maladie provinciale et la dépendance économique (sans même la possibilité de travailler pour les parents et grands-parents, si jamais ils sont capables ou veulent le faire) crée une vulnérabilité pour la famille entière dans une situation de pandémie. Bien que le Québec ait garanti l’accès gratuit au dépistage, soins et vaccination COVID-19, ces familles vivent encore avec l’inquiétude qu’une hospitalisation pourrait engendrer une grosse facture et, possiblement, des problèmes avec leur statut d’immigration.
En matière de logement, les trois paliers de gouvernement doivent immédiatement réparer, remplacer et agrandir le parc actuel de logements sociaux. Les différentes institutions gestionnaires de logements sociaux et communautaires devraient supprimer les obstacles à l’accès des personnes handicapées et offrir des unités plus grandes afin que les familles intergénérationnelles puissent vivre en toute sécurité. Nous devons supprimer les obstacles qui empêchent les immigrants âgés récemment arrivés, temporaires ou parrainés, de demander un logement social. Finalement, les municipalités et agences de transport doivent fournir un accès sans obstacle aux transports en raison du déplacement des logements due à la gentrification. La question de la gentrification doit être abordée de manière plus globale afin de réduire le risque que les immigrants âgés soient chassés des quartiers qu’ils connaissent déjà. Enfin, nous devons nous attaquer concrètement au racisme et à d’autres formes de discrimination interdépendantes dans les politiques et programmes de plusieurs secteurs. Pour ce faire, la société civile canadienne doit d’abord reconnaître l’existence du racisme systémique et ensuite élaborer des plans pour y remédier. Les politiques et stratégies d’équité, de diversité et d’inclusion qui incluent une attention à l’immigration et à la discrimination raciale pendant la pandémie et bien au-delà sont nécessaires et constituent une préoccupation immédiate. Nous devons élaborer des stratégies concrètes afin de remédier au racisme et aux autres formes de discrimination dans les différents secteurs mentionnés précédemment. Une façon de commencer est d’inclure les immigrants âgés eux-mêmes, leurs proches et leurs communautés autour de la table de décision. Cette démarche pourrait permettre d’amorcer un processus d’engagement critique nécessaire pour qu’un changement systémique se produise.
Conclusion
Cet article se penchait sur les personnes âgées immigrantes et leurs proches, en exposant des dynamiques sociales et les conditions de vie qui, bien que préexistantes à la pandémie de COVID-19, ont été mises en lumière par cette dernière. Nous avons vu que les conséquences multiples de la pandémie sur les personnes âgées immigrantes – autant en ce qui concerne la santé, les services sociaux et la qualité de vie, l’emploi, la famille et la proche-aidance et le logement – précarisent davantage cette population. Les intersections entre les différentes oppressions systémiques, l’accès limité aux soins de santé, la présence accrue dans le marché secondaire de l’emploi ainsi que la proximité nécessaire avec les autres générations dans la famille exposent davantage les personnes âgées immigrantes aux risques sanitaires associés à la COVID-19. La solution passe par l’amélioration des conditions matérielles d’existence et de support destinées aux personnes âgées immigrantes et à leurs proches. En termes de limites, mentionnons que les analyses que nous avons déployées ici se sont nourries principalement d’un travail de recherche et de dialogue public s’étant déroulé avant la pandémie, ainsi que d’une veille documentaire et de conversations informelles avec des acteurs terrain depuis le début de cette dernière. Cet article n’est donc pas basé sur une collecte de données formelle ayant été menée pendant la crise sanitaire. Un travail d’analyse ultérieur sera effectué avec des données issues de la période pandémique.