Si le titre n’évoque pas l’espace colonisé, et qu’il faut lire le sous-titre pour se retrouver en Algérie durant plus d’un siècle depuis les années 1830, la question abordée par l’ouvrage est bien celle d’un accès et d’un usage inégaux à un service public. Approche argumentée relevant des subaltern studies, il s’agit là d’une histoire sociale qui nous permet de comprendre ce que fut la société algérienne avant les prémisses de la décolonisation. Avec une parfaite maîtrise de ce que l’anthropologue Jeanne Favret-Saada dénomme « la complexité des rapports qui s’étaient institués pendant plus d’un siècle entre le dominant et le dominéFootnote 1 », Annick Lacroix écrit l’histoire d’une administration publique française, les Postes, télégraphes et téléphones (PTT), qui fut sans comparaison avec celle des protectorats riverains, voire du continent. Il s’agit d’une histoire au croisement de l’étude de l’État et de la société, dans ce cas un État colonial où se côtoyaient souvent, de manière conflictuelle, plusieurs populations. Le livre est préfacé par Omar Carlier, un des grands noms de l’histoire du Maghreb dont l’autrice souligne que « [l]es lecteurs remarqueront que l’ouvrage s’appuie aussi sur les jalons [qu’il a] posés le long des routes algériennes » (p. 7). Le préfacier, quant à lui, n’hésite pas à écrire : « […] voici un grand livre » (p. 9), et l’on ne peut que lui donner raison.
La chronologie qui régit l’ouvrage, scindé en deux parties, révèle le poids de la métropole, dont les usages administratifs sont à la fois des outils et des facteurs de son influence, et auquel s’ajoute, au tournant du siècle, l’inscription dans la durée. Moment de tâtonnement, les trois premières décennies de la période coloniale prenaient en compte la situation locale, quand coexistaient diligences et relais des caravansérails. Alors que le télégraphe était, comme le service postal, un instrument assez confus, à la fois civil et militaire, signe de modernité mais aussi technique de sécurité, l’ensemble des réseaux mettaient en rapport les trois départements algériens instaurés en 1848, entre eux comme avec la métropole ainsi qu’avec, plus tard, la Tunisie et le Maroc.
Après les militaires, qui, sauf au Sahara, se désengagèrent et auxquels se substitua peu à peu une organisation civile, les populations originaires d’Europe, surtout les commerçants et les colons, en furent les principaux usagers. La modernisation des réseaux, à la fin du Second Empire et au début de la Troisième République, peut dès lors permettre d’évoquer un « prolongement de la métropole » (titre du deuxième chapitre, suivi d’un point d’interrogation), les colonisateurs voyant là un effet de leur mission civilisatrice, d’autant que les premières lignes téléphoniques étaient alors installées. Les différentes réformes et innovations de la métropole, des règlements aux cartes postales, étaient ainsi vite transférées outre-Méditerranée.
Par une loi de 1900, l’Algérie a acquis son autonomie financière. Tout ne se décidait plus à Paris, et initiatives comme revendications émanaient dès lors de notables locaux, municipalités et chambres de commerce, même si certains représentants de la métropole demeuraient actifs. Cela permit notamment l’édition de timbres spécifiques et la prise en charge du déficit du service algérien des PTT. Les moyens de transport (chemins de fer – de la Compagnie PLM notamment –, réseau routier, infrastructure portuaire et maritime) restèrent néanmoins prioritaires dans le programme de grands travaux de 1907, qui n’accordait qu’à peine plus d’un centième de ses fonds aux postes, télégraphes et téléphones. C’est aussi par l’appropriation d’objets inhabituels, comme les enveloppes ou les timbres, que les nouvelles pratiques de communication, qui n’éliminèrent pas les précédentes, se sont diffusées. Ce fut principalement vrai des usagers d’origine européenne, tandis que les ruraux et les plus pauvres, qui en avaient un moindre usage et accès, furent, comme en métropole, laissés à l’écart – d’autant plus, bien sûr, lorsqu’il s’agissait des populations colonisées.
Dans l’entre-deux-guerres chevaux et méharis, et même piétons et traction humaine de charrettes coexistaient pour les services postaux avec le télégraphe et le téléphone qui permettaient un contact immédiat. Ce fut toutefois aussi le moment de la motorisation du courrier et du recul de l’usage des chevaux, de manière différenciée selon les départements : particulièrement marquée dans l’Algérois, cette évolution le fut dans une moindre mesure dans l’Oranais et plus rarement dans le milieu plus montagneux du Constantinois. Les réseaux de communications s’étendirent alors vers le sud sans éviter les campagnes tandis que des moyens conséquents (centraux téléphoniques automatiques, gigantesques câbles souterrains) étaient en usage. A. Lacroix relativise cependant les effets du progrès alors mis en avant en soulignant l’importance des pannes dans le Sud, la saturation des câbles sous-marins, et remarque que certains télégrammes envoyés de France métropolitaine arrivaient dix fois plus vite à Buenos Aires qu’à Alger.
Impossible de comprendre l’institution sans s’intéresser à ceux (et, dans une moindre mesure, à celles) qui y travaillaient, le terme de « grande famille » utilisé pour les employés des PTT (comme pour d’autres groupes professionnels) ne reflétant que mal la réalité de profils dissemblables et de parcours divers, remarque A. Lacroix, qui hésite à classer ces « petits fonctionnaires », selon l’expression de Michel Crozier, parmi les cols blancs ou les cols bleus. L’autrice souligne l’importance de la hiérarchie au travail en expliquant prudemment qu’au-delà de la situation coloniale, d’autres facteurs de domination existaient, tels que la classe sociale et le genre. Elle évoque ainsi les sous-agents trieurs assignés à des tâches « toujours plus spécialisées et répétitives » (p. 272).
Comme en métropole, une réelle conscience de classe et de plus fortes capacités de mobilisation ont pu être constatées sur les grands sites que sont les principales villes, mais étaient moins évidentes pour les facteurs et employés des petites localités. Dans certains villages « où la totalité de la population est arabe », des agences postales étaient tenues par des gérants maîtrisant le français et l’arabe : « Concentrés dans les régions où la présence européenne est faible, ces dispositifs ont aussi l’avantage de peser moins lourd sur le budget de l’Algérie » (p. 329). L’administration n’en recrutait pas moins beaucoup d’auxiliaires, qui ne bénéficiaient pas du statut appréciable qui garantissait notamment la pérennité de l’emploi. Les réformes de l’après-guerre et des années 1930, parfois à peine esquissées, échouèrent ou n’eurent que des conséquences marginales. Les « indigènes » non naturalisés avaient certes accès à tous les emplois après une loi de 1919, mais l’on remarque que la plupart « des candidats aux origines modestes [s’étaient] déjà éloignés du monde paysan » (p. 396), et il fallut attendre une ordonnance du Comité français de libération nationale, en mars 1944, pour que les désormais « Français musulmans » puissent conserver leur statut personnel tout en ayant théoriquement accès à tous les emplois civils et militaires.
Autres acteurs du service postal, les usagers présentaient en Algérie, par leur diversité, des caractères différents de ceux de la métropole. Si des monuments prestigieux marquent encore sa place dans les villes, comme la Grande Poste d’Alger de style néo-mauresque édifiée en 1910, le prix de ses services était loin d’être négligeable pour les plus pauvres et le coût des installations et des dispositifs freinaient les velléités d’expansion. Par la diffusion de l’écrit pour les échanges, réduisant ainsi le recours à des religieux, la poste modifiait l’usage et la perception des pratiques scripturaires de la population musulmane.
Pas d’histoire sans archives, et l’une des difficultés de l’histoire de l’Algérie est bien l’éparpillement et les difficultés d’accès aux sources. C’est à cette gageure qu’a été confrontée A. Lacroix. Elle a fait preuve d’un réel talent pour pouvoir, de part et d’autre de la Méditerranée, trouver les traces des postes et télécommunication de l’Algérie coloniale. Les seize pages de présentation de ses sources doivent être lues avec attention. L’autrice a ainsi eu la chance, due surtout à son savoir-faire, d’accéder aux archives en Algérie, soit les Archives nationales (avec les versements du ministère des Postes et Télécommunications, du Gouvernement général, des Territoires du Sud, de la Chambre de commerce d’Alger), les archives des wilayas d’Alger, de Constantine et d’Oran, ainsi que celles de la grande poste de Constantine. En France, ce sont bien sûr les Archives nationales d’outre-mer et les sites de la région parisienne des Archives nationales, le Service historique de la Défense, la Bibliothèque nationale de France et plusieurs fonds privés, notamment les documents fédéraux de l’Institut d’histoire sociale de la CGT, qui ont été consultés (pour toutes ces sources nous est livré, aux pages 411-419, un inventaire précis et précieux pour le chercheur). Signalons aussi, indiqué dans les remerciements, le soutien du Comité pour l’histoire de la Poste, qui n’a pas été négligeable ; il rend compte de la vocation de ces associations qui suscitent, encouragent et aident des recherches sur leurs propres institutions.
Le texte fait le point avec rigueur sur de nombreux éléments. Faute de pouvoir tous les citer, contentons-nous d’évoquer les pages consacrées aux effets de la Grande Guerre sur le personnel, lorsque « la mobilisation désorganise tous les échelons de l’administration algérienne des PTT » (p. 269) et que certaines distributions sont suspendues tandis que les horaires d’ouverture des bureaux se trouvent réduits. Sur une période élargie, si les réseaux de communications étaient plus denses au nord de l’Algérie, où se trouvent les principales villes et où vivaient la plupart des « Européens », ils n’en furent pas moins un instrument de la colonisation, notamment pour le contrôle du territoire – d’où le maillage, certes moins fort, du Sahara, mais aussi des régions rebelles.
Par l’usage de sources dispersées et pour certaines d’un accès peu aisé, cet ouvrage est un modèle qui peut inspirer bien au-delà du cas très spécifique de l’Algérie, seule colonie française de peuplement au statut administratif fort proche de celui de la métropole. Issu d’une thèse dirigée par Olivier Wieviorka et Raphaëlle Branche et soutenue en 2014, le livre constitue un apport de choix à l’histoire de l’Algérie, à celle de l’administration coloniale comme à celle d’une société qui reste encore à mieux comprendre tout au long des xixe et xxe siècles. Complétée par une démographie historique toujours fécondeFootnote 2, une histoire sociale des groupes sociaux algériens sur un temps long nous plongerait dans une réalité au jour le jour. Pour ne prendre que l’exemple de l’enseignement et de l’instruction, il pourrait s’agir d’une monographie du lycée d’Alger (auquel ont été donnés les noms de Bugeaud, puis d’Abd-el-Kader), où Albert Camus fut l’élève de Fernand Braudel, et une histoire du corps des instituteurs, sans oublier les institutrices, qui nous permettrait notamment de mieux comprendre Mouloud Feraoun et Louis Germain. Pour cela, l’ouvrage d’A. Lacroix est exemplaire et, souhaitons-le, précurseur.