1. IntroductionFootnote 1
Les règles d’octroi de la citoyenneté ont pratiquement été figées au Canada après l’adoption de la Loi sur la citoyenneté en 1977. Il faut attendre l’arrivée au pouvoir du Parti conservateur de Stephen Harper en 2006 pour qu’une série de modifications aux règles de la citoyenneté soient instaurées, dont la majorité touche directement au processus de naturalisationFootnote 2. Pensons ici à la publication en 2009 d’un nouveau guide d’étude pour les postulants à la citoyenneté canadienne intitulé Découvrir le Canada : Les droits et responsabilités liés à la citoyenneté ; à l’élaboration d’un nouvel examen de citoyenneté en 2010 et aux changements procéduraux apportés aux cérémonies de citoyenneté en 2011 ; à la mise en place de règles plus strictes visant à contrer l’obtention frauduleuse de la citoyenneté canadienne en 2010, 2011 et 2012 de même qu’au resserrement des critères linguistiques pour les candidats à la citoyenneté en 2012.
Les modifications susmentionnées sont pour la plupart de nature réglementaire ou politique : bien qu’elles aient des effets réels sur les candidats à la naturalisation, elles n’impliquent pas en soi de changements législatifs. Tout récemment par contre, soit le 6 février 2014, le gouvernement canadien a soumis à la Chambre le projet de loi C-24, Loi renforçant la citoyenneté canadienne, un projet de loi qui, selon nous, reprend et formalise au niveau législatif un grand nombre des changements bureaucratiques introduits dans les années précédentes.
Le projet de loi C-24 propose notamment d’allonger d’une année le délai d’attente avant de pouvoir déposer une demande de naturalisation (passant ainsi de trois à quatre ans). On y trouve également des propositions visant à s’assurer de la présence physique réelle au pays des postulants à la citoyenneté, de même que des exigences plus strictes en matière d’habiletés linguistiques. Les résidents permanents engagés dans les forces armées canadiennes verraient quant à eux leur temps d’attente réduit d’un an par rapport aux autres candidats si le projet de loi venait à être acceptéFootnote 3.
Ces différents changements ont suscité des réactions pour le moins diverses chez les universitaires qui ont tenté de les interpréter. L’un des questionnements les plus vifs concerne l’évaluation de la teneur de ces changements à l’aune de la norme qui prévalait jusque-là en matière de gestion de la citoyenneté canadienne. Comme nous allons le détailler plus loin, si, pour certains, il y a lieu de s’inquiéter d’un bouleversement dans la manière de gérer la citoyenneté et son octroi au Canada, d’autres n’y voient pas vraiment de changements substantiels face à la norme canadienne.
La question de la naturalisation est pour le moins intéressante et pertinente. Après tout, le Canada peut se vanter d’avoir un des taux de naturalisation les plus élevés au mondeFootnote 4. Conséquemment, dans cet article, nous tenterons de répondre à la question suivante : Comment interpréter cette récente série de modifications aux règles de naturalisation ? Devons-nous y voir une tentative de redéfinir les critères d’adhésion à la citoyenneté, voire une rupture avec le régime de naturalisation qui a prévalu au Canada dans la décennie avant l’arrivée du Parti conservateur en 2006 ?
Pour répondre à ces interrogations, nous proposons une démarche en deux temps. D’abord, à l’aide d’un cadre théorique et d’une revue des écrits, nous allons démontrer que le processus de naturalisation canadien s’inscrivait dans les années 1990 (avant l’élection des Conservateurs) dans un régime de type « libéral », selon la typologie élaborée par James HampshireFootnote 5. Par contre, l’étude des changements récents permet difficilement d’être aussi affirmatif et il y a tout lieu de se demander si l’on doit envisager un déplacement d’un processus de naturalisation de type libéral, vers un processus de type « nationaliste ».
Dans un deuxième temps, nous allons réaliser une analyse de documents primaires de nature gouvernementale (communiqués, discours, compte-rendu des débats à la Chambre des communes, etc.), qui serviront à la reconstruction factuelle et itérative des différents changements susmentionnés.
Nos résultats suggèrent qu’il est difficile de conclure à un véritable « changement de régime » en matière de gestion de l’octroi de la citoyenneté depuis l’arrivée du Parti conservateur au pouvoir, étant donné la portée réelle de la majorité de ces changements. Comparativement à ce qui se passe ailleurs, l’accès à la citoyenneté canadienne demeure toujours relativement libéral pour les postulants à la citoyenneté. Toutefois, la présence d’un discours de plus en plus identitaire et protecteur face à une façon spécifique d’être Canadien témoigne très certainement d’une nouvelle rhétorique symbolique, forte et normative, autour de la citoyenneté canadienne, qui correspond à ce que Hampshire appelle une définition « nationaliste » de la naturalisation.
2. La naturalisation entre libéralisme et nationalisme
Si plusieurs définitions peuvent être accolées à la notion de citoyenneté, dans sa perspective légale, elle renvoie à un statut basé sur la relation entretenue entre un individu et un État, relation qui implique des droits et des devoirs spécifiques pour chaque partieFootnote 6. On conçoit généralement deux modes d’acquisition de la citoyenneté : une première automatique, garantie à la naissance par des modalités définies par les États, une seconde non-automatique, qui passe par un processus de « naturalisation »Footnote 7.
La naturalisation implique un engagement volontaire de la personne qui souhaite acquérir la citoyenneté d’un pays donné. Elle doit obligatoirement passer par un processus d’obtention de la citoyenneté dont les étapes sont définies par chaque État. C’est donc l’État qui, dans un cas comme dans l’autre, décide des modalités d’octroi automatique ou non-automatique de la citoyenneté, et qui délivre ce statut aux personnes qui remplissent—ou vont remplir—toutes les conditions nécessairesFootnote 8.
HampshireFootnote 9 propose de comprendre la naturalisation selon deux courants de pensée : le libéralisme et le nationalisme. Sa typologie repose sur l’évaluation de quatre critères : la durée obligatoire de la résidence dans le pays d’accueil avant de pouvoir accéder à la naturalisation, la vérification des habiletés de communication dans la (les) langue (s) officielle (s), l’autorisation du cumul de citoyennetés et la présence et la teneur de tests de connaissances de type civique ou culturel.
Dans la conception libérale minimaliste, inspirée de la philosophie de John Rawls, on insiste avant tout sur la question du respect des libertés individuelles et des droits. Les partisans de ce courant favorisent une période de résidence minimale dans le pays avant de pouvoir accéder à la citoyenneté, ne voient aucune objection au cumul des citoyennetés et se montrent généralement sceptiques, voire opposés, quant à l’imposition de tests de connaissances pour les postulants à la citoyenneté. Ils sont plus divisés sur la question des habiletés de communication dans la langue officielle, parce que certains avancent qu’une maîtrise de la langue facilite l’intégration dans le pays d’accueil, mais les exigences en la matière sont moins importantes que celles réclamées par les tenants de l’autre courant. En résumé, la citoyenneté y est vue comme une suite logique et quasi-automatique à l’immigrationFootnote 10.
À l’inverse, le courant nationaliste avance que l’État moderne repose sur le partage d’une identité nationale. Pour devenir citoyen, il faut démontrer son adhésion à l’idéologie nationale, qui comprend la langue, l’histoire et la culture. Cela implique selon Hampshire la maîtrise de la langue officielle, une connaissance civique, historique et culturelle de la société majoritaire, et un certain degré d’acculturation. Bref, il faut que le candidat à la naturalisation développe une connaissance fine de la société qui l’accueille pour en faire partie, et il doit en outre se plier aux principes et aux valeurs qui sont déterminants pour cette société.
Depuis la fin des années 1990, dans les sociétés occidentales, nous assistons au renforcement des politiques d’accès à la nationalité dans une perspective qui veut encourager, voire forcer, « l’intégration civique » des immigrants. En Europe, certains auteurs ont dépeint cette tendance comme une « re-nationalisation » de la citoyennetéFootnote 11. Toutefois, jusqu’au début des années 2000, les politiques du Canada en matière de citoyenneté ne sont pas encore conformes à cette tendance internationale. Au contraire, selon Elke WinterFootnote 12, à la fin des années 1990, on assiste au Canada à une consolidation du multiculturalisme comme discours unificateur pancanadien. En effet, à la suite du référendum de 1995 sur l’indépendance de la province de Québec et à l’appui de la majorité des membres des communautés culturelles pour le camp du Non, une bonne partie de la population canadienne (surtout anglophone) considère alors les membres des minorités culturelles comme des alliés dans la lutte contre le morcellement du pays et l’indépendance du Québec.
Une telle ouverture face au multiculturalisme se traduit également dans les politiques et règlements en matière d’octroi de la citoyenneté, qui permettent un accès relativement facile à la citoyenneté canadienne. D’après Irene BloemraadFootnote 13, la période comprise entre 1971 et 2001 en est une faste pour la naturalisation canadienne, alors que le taux de naturalisation est en augmentation constante au pays. Si le grand nombre d’immigrants admis par année et les caractéristiques personnelles et sociodémographiques des immigrants expliquent cette tendance en partie, le taux de naturalisation s’explique aussi par des facteurs comme l’accessibilité à la citoyenneté, l’analyse des coûts et bénéfices liés à la naturalisation pour le nouveau citoyen et surtout, les politiques d’immigration et de citoyenneté de l’État et leur propension à encourager activement l’incorporation politique des immigrantsFootnote 14.
Alors que l’on instaure dans les années 1990 le premier test de citoyenneté écrit et standardisé, les politiques en place consolident la vision d’une naturalisation de type libéral, puisque la naturalisation est envisagée comme un moyen d’encourager l’intégration des immigrants au sein de la société canadienneFootnote 15. Selon Raymond BlakeFootnote 16, le guide d’étude qui accompagne la mise en place du test de citoyenneté standardisé promeut une vision libérale de l’appartenance nationale. On y trouve un plaidoyer en faveur du multiculturalisme, de même qu’envers la diversité et la primauté des droits individuels.
De même, Mireille PaquetFootnote 17 rappelle que la mise en place d’un test de citoyenneté standardisé, qui remplace les rencontres avec un juge de citoyenneté, répond surtout à des impératifs de diminution des coûts et des délais. Le rôle du test est essentiellement symbolique : les questions sont simples et les réponses se trouvent dans un guide d’étude qui est envoyé à tous les postulants. Son instauration en 1996 demeure donc avant tout une décision technique plus qu’idéologique. Les taux élevés de réussite au test confirment d’ailleurs l’accessibilité de la mesure. Andrew GriffithFootnote 18 maintient d’ailleurs que le gouvernement canadien s’est longtemps fait une fierté du fait que 96 pour cent des postulants à la citoyenneté canadienne devenaient effectivement citoyens canadiens.
Le changement de garde au Parlement, avec l’arrivée au pouvoir des conservateurs de Stephen Harper en 2006, semble apporter un vent nouveau en matière de citoyenneté et de naturalisation. Les transformations débutent alors que le gouvernement est élu de façon minoritaire (à deux reprises, en 2006 puis en 2008), et se poursuivent alors qu’il obtient la majorité des sièges au Parlement en mai 2011. Les nouvelles règles s’inscrivent dans un « Plan d’action » présenté par Citoyenneté et Immigration Canada en 2009–2010, le Plan d’action pour la citoyenneté (PAC), qui vise à « valoriser la citoyenneté canadienne » en instaurant diverses mesures dont les objectifs sont d’accroître le sentiment de fierté accordé à la citoyenneté, et de faire prendre conscience à la population canadienne (et aux postulants à la citoyenneté) de l’importance de la citoyennetéFootnote 19.
Déjà, les premiers gestes du gouvernement conservateur en matière de gestion de la citoyenneté ont été interprétés avec suspicion par certains observateurs. On pense ici aux modifications apportées à la Loi sur la citoyenneté, modifications qui permettent que les « Canadiens dépossédés de leur citoyenneté », les « Lost Canadians », se voient finalement attribuer la citoyenneté canadienne. Ces personnes, souvent des sujets britanniques ou des enfants nés de femmes non naturalisées ayant perdu leur mari canadien pendant la guerre, s’étaient vu priver de leur droit à la citoyenneté canadienne par la naissance en raison des effets d’une législation désuète. Or, en analysant les tenants et aboutissants de cette loi, Lois HarderFootnote 20 avance que les raisonnements justifiant l’attribution de la citoyenneté aux « Lost Canadians » sont fondés sur des représentations sociales de la parenté biologique et de la blanchitude. De même, en comparant les deux clauses de la nouvelle loi, dont une « rapatrie » et redonne la citoyenneté aux « Lost Canadians » alors que l’autre limite la transmission de la citoyenneté à la première génération née à l’extérieur du pays, il semble que le gouvernement use d’une logique à deux vitesses dans la manière dont il traite les « Lost Canadians » d’un côté et ceux qu’il nomme les « citizens of convenience » (citoyens de complaisance) de l’autreFootnote 21.
En passant en revue tous les changements apportés aux régimes d’immigration et d’intégration et d’octroi de la citoyenneté entre 2006 et 2012, Naomi Alboim et Karen CohlFootnote 22 constatent de leur côté la volonté, de la part du gouvernement conservateur, de réduire de manière radicale l’accessibilité à la citoyenneté canadienne. Elles font valoir que les immigrants du Canada ont traditionnellement été envisagés comme des « citoyens en devenir », car ils pouvaient s’attendre à obtenir la citoyenneté relativement rapidement après les trois ans de résidence permanente obligatoire. L’accès à la citoyenneté n’était en somme qu’une formalité, un pas de plus vers l’incorporation des immigrants à la société canadienne. Les changements récents portés à la politique canadienne de citoyenneté rendraient l’accès à la naturalisation « beaucoup plus difficile »Footnote 23. Ainsi, pour Alboim et CohlFootnote 24, l’engagement mutuel consenti entre les postulants à la citoyenneté et les instances du pays d’accueil, envisagé comme un contrat social entre la communauté nationale et les immigrants, semble être mis à mal par la politique actuelle du gouvernement fédéral.
En se penchant sur l’interprétation du contenu du nouveau guide de citoyenneté Découvrir le Canada, BlakeFootnote 25 confirme la thèse d’Alboim et Cohl. L’auteur constate un changement radical entre ce que propose le nouveau guide et la tradition canadienne en matière de multiculturalisme. Blake avance que le gouvernement conservateur propose en fait une ré-articulation de l’héritage national canadien, basée sur des valeurs conservatrices comme la loyauté, le travail, la tradition et la stabilité sociale.
Cette analyse est toutefois contredite par Adam ChapnickFootnote 26, qui réfute l’idée que les mesures adoptées par le gouvernement Harper bouleverseraient les anciennes conceptions de la citoyenneté et de l’image nationale. Selon lui, considérer le nouveau guide de citoyenneté comme « une étape importante vers le changement d’image de marque du Canada, celui-ci étant de plus en plus représenté comme un pays conservateur »Footnote 27, relèverait de l’« exagération profonde »Footnote 28. En prenant le guide de la citoyenneté à titre d’exemple, il semble légitime de parler d’une relative continuité politique en matière de naturalisation. Effectivement, Elke Winter et Marie-Michèle SauvageauFootnote 29 constatent que le nouveau guide est plutôt bien reçu dans la sphère publique, et ce, tant dans la presse anglo-canadienne que franco-québécoise. Il semble en effet que les changements apportés ne semblent pas véritablement susciter de remous importants, du moins pas ceux auxquels on serait tenté de s’attendre dans le cas d’un « changement de régime ».
Bref, si nous pouvons conclure que dans les années 1990, la naturalisation au Canada découle d’une conception libérale—pour reprendre la conceptualisation de HampshireFootnote 30—, il n’y a pas d’unanimité parmi les commentateurs sur la manière dont il faut interpréter les changements récents. Ceci nous mène conséquemment à reformuler notre question de recherche de la manière suivante: À la lumière de ces constats, la naturalisation au Canada au début du vingt-et-unième siècle, reste-elle relativement libérale ou tourne-t-elle, comme dans beaucoup de pays d’Europe, à la re-nationalisation ?
3. Démarche méthodologique
Pour répondre à notre question de recherche, nous proposons de faire une analyse des événements récents dans une démarche de type process tracing. La méthode du process tracing permet de s’intéresser à la chaîne d’événements causaux expliquant un phénomène. On y établit que la linéarité temporelle des variables indépendantes est directement tributaire de la causalité finale, soit la variable dépendanteFootnote 31. Dans sa version plus exploratrice, cette méthode permet de se concentrer sur une forme plus simple de causalité, soit la reconstruction de la linéarité, qui tente d’élucider la chaîne d’éléments qui caractérise un événement.
Notre démarche sera interprétative, dans le sens où nous allons nous intéresser non seulement à ce qui est arrivé, mais aussi à comment les choses sont arrivéesFootnote 32. Plus précisément, nous chercherons à établir si la suite des changements dont nous avons fait état plus tôt nous permet de conclure à un glissement d’un régime de naturalisation de type libéral vers un régime de naturalisation de type nationaliste.
Pour ce faire, nous allons examiner des documents primaires émanant du gouvernement dans lesquels les différents changements sont annoncés, présentés, analysés ou justifiés. Il s’agit des textes de projets de loi ; des communiqués de presse rédigés par le gouvernement canadien via le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration (Citoyenneté et Immigration Canada, CIC) ; des avis, lois et règlements publiés dans la Gazette du Canada ; des compte-rendu des débats de la Chambre des communes et des discussions du Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration ; et des directives opérationnelles ministérielles de CIC entre 2009 et 2013.
Suivant Pascal VenessonFootnote 33, nous allons nous intéresser aux contextes et, en faisant une analyse de discours, aux raisons données par les acteurs principaux pour expliquer leurs gestes. Comme l’a très bien démontré Audrey MacklinFootnote 34, il semble en effet que le discours précède ou est souvent garant de changements législatifs souvent substantiels. L’utilisation de certains termes ou expressions, ou encore, la disparition de ceux-ci, la façon de « cadrer » certaines problématiques ou certaines catégories de personnes dans le discours politique seraient associées au bout d’un certain temps à un changement comportemental de l’État, qui se traduit bien souvent dans la législation. C’est ce que Macklin démontre dans son analyse de la disparition progressive du terme « réfugié » dans le discours, qui s’accompagne d’une légitimation dans les lois de la disparition de cette catégorie (et de tous les services et droits que cette catégorie implique) dans la réalité. Il y a donc lieu de s’intéresser dès maintenant à la question du discours, alors que des changements législatifs se produisent sous nos yeux.
4. Analyse
4.1. Un nouveau guide d’études et un nouvel examen de citoyenneté
En novembre 2009, le ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme, Jason KenneyFootnote 35, lance un nouveau guide d’étude de la citoyenneté canadienne, destiné aux résidents permanents qui souhaitent passer l’examen pour devenir citoyens canadiens. Ce nouveau guide, intitulé Découvrir le Canada : Les droits et responsabilités liés à la citoyenneté, est non seulement plus long que son prédécesseur, mais il contient en outre un langage beaucoup plus prescriptif et normatif, insistant sur l’importance de respecter les « valeurs canadiennes ». On y insiste davantage sur l’histoire canadienne, et notamment sur l’histoire militaire et la place de la monarchie britannique au CanadaFootnote 36.
La première raison invoquée par le ministre pour justifier la mise en place d’un nouveau guide est de faire en sorte que les nouveaux Canadiens puissent être en mesure de « mieux comprendre les valeurs, les symboles, les institutions et l’histoire du Canada »Footnote 37. Selon les dires du ministre, le nouveau guide répond mieux aux objectifs associés à un tel document, soit d’offrir une information substantielle aux nouveaux citoyens sur l’histoire, les traditions et les valeurs de leur pays d’accueil.
En sus des modifications apportées au nouveau guide d’étude de la citoyenneté canadienne, un nouvel examen de citoyenneté, conséquent avec les nouveaux contenus du guide, entre en vigueur le 15 mars 2010. Tout comme la version précédente du test, le nouvel examen contient vingt questions à choix multiples auxquelles le demandeur doit répondre en trente minutes. Toutefois, le seuil de réussite passe de 60 pour cent à 75 pour centFootnote 38, et la formulation des questions est plus complexe et plus nuancéeFootnote 39.
L’accroissement du niveau de difficulté des questions à l’examen de citoyenneté se justifie par une volonté du gouvernement conservateur de rehausser la « valeur » de la citoyenneté canadienneFootnote 40. Il vise également à contrer les tentatives de « tricherie » dont fera état le ministre Kenney l’année suivante, lorsqu’il dénonce les anciens taux de réussite trop élevés de l’examen en place avant la réforme des conservateursFootnote 41.
4.2. Durcissement des règles en matière de résidence
Entre 2010 et 2011, le gouvernement conservateur va mettre en place, ou tenter de mettre en place, diverses mesures visant à mieux contrer l’obtention frauduleuse de la citoyenneté canadienne. Ainsi, le 10 juin 2010, le ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme dépose le projet de loi C-37, intitulé Loi renforçant la valeur de la citoyenneté canadienne Footnote 42. Le projet de loi concerne trois aspects, soit la simplification du processus de révocation de la citoyenneté, le durcissement des mesures contre les consultants en citoyenneté frauduleux et l’obligation pour les résidents permanents qui postulent pour la citoyenneté canadienne d’avoir été physiquement présents sur le sol canadien durant trois des quatre années précédentesFootnote 43.
Le ministre Kenney s’en prend dans un discours à ceux qui fournissent de fausses déclarations quant à leur présence au pays. « La fraude à l’égard de la citoyenneté devient une question grave. [. . .] Des responsables de mon ministère ont remarqué une tendance selon laquelle les mêmes adresses apparaissent des centaines de fois dans notre système dans le dossier des gens qui demandent la citoyenneté »Footnote 44. Le ministre Kenney explique l’importance du projet de loi en faisant valoir que la citoyenneté n’a pas qu’une composante utilitaire (avoir un passeport canadien), mais qu’elle a aussi une composante identitaire, qui permet de comprendre qui nous sommes et de saisir l’importance des responsabilités mutuelles qui unissent les Canadiens. Contourner les règles, c’est s’attaquer à la valeur de la citoyenneté pour le ministre : « Nous devons sévir contre cette fraude et nous attaquer à ceux qui cherchent à déprécier la citoyenneté canadienne »Footnote 45.
Malgré son dépôt en chambre, le projet de loi C-37 ne dépassera pas le stade de la première lecture. Toutefois, certaines dispositions de la lutte à la fraude semblent préoccuper suffisamment le gouvernement pour qu’il mette en place diverses actions qui vont dans le sens du projet. D’abord, la « ligne de dénonciation de la fraude en matière de citoyenneté », une ligne téléphonique régie par le Télécentre de CIC, est mise à la disposition des citoyens qui soupçonneraient un postulant à la citoyenneté de commettre une fraude ou de faire de fausses déclarationsFootnote 46.
Deuxièmement, et même si la loi actuelle ne prévoit pas de dispositions tout à fait claires à cet égardFootnote 47, des règles administratives sont mises en place de manière à contrôler la présence physique au Canada des candidats à la citoyenneté. Ainsi, en 2011, le ministre Kenney fait état d’enquêtes ayant conduit à l’identification de 6 500 étrangers ayant réclamé leur droit à la naturalisation sans avoir été véritablement présents au Canada. Il assure que son ministère agira de manière à punir ces personnes : « Évidemment, nous prenons l’action [sic] contre ces fraudeurs »Footnote 48. On apprendra toutefois en 2013 que seulement 286 personnes ont effectivement reçu un avis formel les informant de la possibilité que leur citoyenneté leur soit révoquée pour fraude, et que 90 pour cent de ces personnes ont contesté cette accusationFootnote 49.
En 2012, c’est cette fois-ci en amont que se portent les actions du gouvernement. Ainsi, dans un questionnaire de quatre pages, on demande à certainsFootnote 50 postulants de fournir à CIC des preuves matérielles qui démontrent leurs liens avec le Canada dans les quatre années ayant précédé la date de leur application pour la citoyenneté canadienneFootnote 51. Cette dernière disposition de nature administrative est d’ailleurs reprise sur le plan législatif par le projet de loi C-24, alors que l’on propose de modifier l’article 3 portant sur la résidence préalable au Canada avant l’octroi de la citoyenneté de façon à ce que soit reconnue uniquement comme étant valide la présence physiqueFootnote 52 au paysFootnote 53.
4.3. Changements apportés aux cérémonies de citoyenneté
Après avoir réussi l’examen de citoyenneté, les postulants à la citoyenneté canadienne sont invités à participer à une cérémonie de citoyenneté obligatoire, durant laquelle ils doivent prêter serment d’allégeance à la Reine du Canada. À compter de 2011, deux nouveaux règlements vont teinter le rituel.
Dans un premier temps, le gouvernement conservateur va modifier les conditions de pratique des cérémonies, en y encourageant la présence de membres présents ou passés des Forces armées canadiennesFootnote 54. Les membres des Forces armées canadiennes sont présentés comme des modèles à suivre en matière de valorisation de la citoyenneté canadienne et leur présence donne l’occasion de rappeler l’importance des droits et des responsabilités associés à l’obtention de la citoyennetéFootnote 55.
Dans un deuxième temps, le gouvernement va réglementer les conditions d’assermentation des nouveaux citoyens pendant les cérémonies. À partir de décembre 2011, le règlement impose que toute personne qui se présente à une cérémonie pour y obtenir sa citoyenneté prête allégeance le visage découvert si elle souhaite obtenir son certificat de citoyenneté. L’objectif de cette mesure selon le ministre est d’assurer aux juges de citoyenneté que la personne prononce effectivement le serment. Kenney plaide en effet pour le caractère public du geste et de la nécessité que tous soient en mesure de comprendre et de voir l’allégeance qui est consentie par une personne à l’égard de sa nouvelle patrie. « Isoler et séparer un groupe de Canadiens ou permettre à ce groupe de nous cacher son visage pendant qu’il s’unit à notre communauté va à l’encontre de l’engagement du Canada en termes d’ouverture et de cohésion sociale »Footnote 56.
4.4. Les exigences linguistiques
Il est prévu dans l’alinéa 5 de la Loi sur la citoyenneté qu’une connaissance suffisante de l’une ou l’autre des deux langues officielles est obligatoire pour qu’une personne se voit octroyer la citoyenneté canadienneFootnote 57. Jusqu’en octobre 2012, les capacités linguistiques des postulants à la citoyenneté étaient vérifiées via l’examen de citoyenneté et par l’interaction avec un responsable de CIC. À partir du 1er novembre 2012, une pratique systématisée est instaurée qui requiert pour chaque demandeur le dépôt d’une preuve objective de compétence en français ou en anglaisFootnote 58. Cette preuve doit être envoyée au moment de déposer la demande de citoyenneté : il s’agit d’une condition nécessaire pour que le dossier du demandeur soit reçu et étudié.
Déjà en 2009, le ministre Kenney faisait part de ses préoccupations à l’égard des capacités linguistiques des nouveaux citoyens lors des débats parlementairesFootnote 59. Pour le ministre, la réussite de l’intégration des immigrants, et plus particulièrement leur intégration économique et sur le marché de l’emploi, passe par la maîtrise du français ou de l’anglais. Par ailleurs, le ministre souhaite combattre la constitution de « communautés parallèles »Footnote 60 où la culture d’origine est davantage présente que la culture canadienne : « J’ai rencontré certains nouveaux citoyens canadiens âgés entre 18 ans et 55 ans qui ne m’ont pas semblé parler ni français ni anglais. Selon moi, ça, c’est un problème »Footnote 61.
4.5. Proposition de loi en vue d’une « valorisation des Forces armées canadiennes »
En janvier 2013, un projet de loi privé proposant l’accélération de la procédure d’obtention de la citoyenneté pour les résidents permanents qui s’enrôlent dans l’armée canadienne est proposé en deuxième lecture au ParlementFootnote 62. Le projet de loi formule que le temps de résidence nécessaire pour l’obtention de la citoyenneté devra être réduit d’un an pour les résidents permanents qui signent un contrat d’au moins trois ans auprès des Forces canadiennes. Aussi, le projet de loi demande que soit modifié l’article 9 de la loi de façon à ce que toute personne ayant commis un « acte de guerre » contre l’armée canadienne se voit attribuer une demande de renonciation à la citoyenneté canadienne ou que soit retirée sa demande de citoyennetéFootnote 63.
Le projet de loi prend sa force véritable lorsque qu’il est repris par le ministre Kenney, qui suggère en mars 2013 que les personnes reconnues coupables de trahison et de terrorisme contre le Canada soient également sujettes à la disposition de la loi : « Les individus reconnus coupables d’un crime terroriste, au Canada ou à l’étranger, devraient à mon avis être réputés avoir répudié leur citoyenneté canadienne, en raison de leurs choix et de leurs actes »Footnote 64.
Pour faire valoir son projet de loi parmi la population canadienne, le gouvernement conservateur va jusqu’à commander un sondage en octobre 2012 qui vise à tester l’appui de la population quant à la mesure qui prévoit la révocation de la citoyenneté aux personnes reconnues coupables de terrorisme. Selon un article du National Post, huit personnes sur dix seraient en accord avec la mesureFootnote 65. Toutefois, les partis de l’opposition vont poser moult obstacles à l’adoption du projet de loi en état, reportant ainsi la décision sur son adoption à la session parlementaire d’automneFootnote 66, avant de mourir lors de la prorogation du Parlement en septembre 2013. Notons que les deux dispositions du projet de loi du député Devinder Shory se retrouvent toutefois dans le projet de loi C-24.
5. Discussion
Reste maintenant à déterminer si la suite des évènements témoigne d’un nouveau régime de la naturalisation au Canada, d’un déplacement de la compréhension de la naturalisation au Canada d’un régime davantage libéral minimaliste vers un régime davantage nationaliste. Avant de passer en revue nos constats, rappelons que le cadre théorique élaboré par HampshireFootnote 67 s’attarde sur quatre critères de l’accès à la citoyenneté par naturalisation, soit le cumul de citoyennetés, les tests de connaissance, la maîtrise de la langue officielle et la résidence obligatoire.
Tout d’abord, nous devons souligner que l’autorisation de la double nationalité, qui est permise depuis 1977, n’est pas remise en cause par aucun des changements apportés aux politiques. Rien dans le discours ne laisse également présager qu’un changement dans ce sens est à prévoir. Par contre, tant au niveau discursif que dans les faits, nous avons vu que certaines des nouvelles mesures ont ou auraient pour conséquence de créer des citoyens de second ordre, ceux qui possèdent une autre citoyenneté que celle du Canada. En effet, comme le Canada est signataire de la Convention de Genève et de la Convention sur la réduction des cas d’apatridie, seules les personnes reconnues coupables d’actes terroristes possédant une citoyenneté autre que la citoyenneté canadienne se verraient révoquer leur citoyennetéFootnote 68. Les citoyens « uniquement » canadiens pourraient conserver leur citoyenneté puisque le retrait de cette dernière en ferait des apatrides au sens de la Convention. La mesure, qu’elle soit simplement discutée ou mise en application, crée nécessairement deux classes de citoyens : ceux qui sont « uniquement » canadiens et les autres.
Deuxièmement, malgré la difficulté accrue de l’examen de citoyenneté et l’accroissement du taux d’échec à ce dernierFootnote 69, il est important de considérer que le taux de naturalisation (qui a atteint 85,6 pour cent en 2011Footnote 70) n’a pas changé depuis la mise en place des changements. La question des examens de citoyenneté doit elle aussi être nuancée. En effet, bien que l’on ait observé des changements sur ce plan également, notamment du point de vue du resserrement de la note de passation (de 60 pour cent à 75 pour cent), le format et le contenu des questions de l’examen de la citoyenneté sont sensiblement restés les mêmes, et la procédure générale d’administration de l’examen, et notamment le moment où il est soumis aux postulants, n’a pas été modifiée.
L’examen de citoyenneté demeure aussi relativement libéral dans le sens qu’il aborde certains faits historiques, culturels et politiques (subjectivement choisis certes, mais néanmoins des faits) et ne cherche pas à vérifier les croyances et convictions intimes des postulants. Bien que des questions plus difficiles aient été implantées à plusieurs reprises, le gouvernement canadien a su corriger les taux d’échec trop élevés (autour de 30 pour cent) en révisant l’examenFootnote 71 et en offrant des possibilités de rattrapage dans les premiers mois de son implantationFootnote 72.
Bref, en général, le gouvernement ne se sert pas de l’examen pour contrôler l’immigration et la résidence permanente ou pour réduire les taux de naturalisation de façon importante. Par contre, le fait que le guide d’étude de la citoyenneté soit plus long et plus complexe, et qu’il utilise un langage plus pointu qu’auparavant, rend le processus d’obtention de la citoyenneté plus corsé. Le test de citoyenneté favorise nécessairement des immigrants avec un niveau d’éducation élevé et risque ultimement de défavoriser les personnes dont la maîtrise de l’anglais ou du français est un défi.
Une analyse similaire peut être émise à l’aune des changements apportés aux cérémonies de citoyenneté. Bien que ces changements demeurent plutôt anodins, on ne peut pas ignorer qu’accolés les uns aux autres, ils donnent l’impression que le gouvernement souhaite proposer une identité commune canadienne définie de manière plus stricte, excluant au passage certains rites (ou pratiques) culturels et religieux qui ne correspondraient pas à ceux de la majorité.
La division nous/eux est effectivement flagrante dans certains propos. Reprenons ici une citation du ministre Kenney à propos de la prestation du serment pendant les cérémonies de citoyenneté : « permettre à ce groupe de nous cacher son visage pendant qu’il s’unit à notre communauté va à l’encontre de l’engagement du Canada en termes d’ouverture et de cohésion sociale. [. . .] Si le Canada se doit être [sic] fidèle à notre histoire et à nos idéaux les plus importants [sic] nous ne pouvons tolérer deux classes de citoyen »Footnote 73. Les références au « nous » sont ici mises de l’avant de manière à trancher nettement avec les habitudes des « autres », ceux qui sont différents de nous.
Troisièmement, quant aux nouvelles exigences linguistiques, il faut reconnaître que la demande de preuves de capacités linguistiques n’a pas pour objectif d’empêcher définitivement la naturalisation. Ceci est d’autant plus vrai que des cours de base en français et en anglais continuent d’être offerts gratuitement par le gouvernement canadienFootnote 74. Telle qu’elle est libellée, la mesure répond à des impératifs économiques (économiser sur les coûts liés à la vérification de la maîtrise des langues et faciliter l’intégration économique des futurs citoyens)Footnote 75. Bref, elle semble être motivée par une pensée plus néolibérale que nationaliste.
Du même souffle, on ne peut ignorer que ces nouvelles preuves exigées aux demandeurs à la citoyenneté risquent de réduire les candidatures de certaines catégories de résidents permanents ou, à tout le moins, de ralentir leur processus d’acquisition de la citoyenneté. Un tel effet a notamment été constaté pour les tests de citoyenneté qui s’avèrent assez difficiles pour les membres de famille accompagnants, car ils possèdent souvent un niveau d’éducation moins élevé que le demandeur d’immigration principalFootnote 76.
De plus, au-delà de son caractère fonctionnel, une langue est également rattachée à des cultures et des histoires particulières. Il est difficile de nier, surtout au Canada, l’argument nationaliste qui sous-tend la démarche de vouloir renforcer les compétences langagières des futurs citoyens. Cette démarche peut aussi être associée à une volonté d’exiger une plus grande uniformité dans ce qui unit les Canadiens de toutes origines.
Enfin, du point de vue de la résidence obligatoire avant de pouvoir postuler pour la citoyenneté, il est important de souligner qu’une résidence obligatoire de trois ans (ou même de quatre ans, si le projet de loi C-24 est accepté) est une période d’attente relativement courte si on la compare avec ce qui prévaut ailleurs (cinq ans pour les États-Unis, douze ans pour la Suisse et une moyenne de sept ans pour l’EuropeFootnote 77). L’allongement « bureaucratique » (causé par des coupures budgétaires et une augmentation des exigences) de la période d’attente pour l’obtention de la citoyenneté (d’environ huit mois au début des années 2000 à vingt-quatre mois en 2014)Footnote 78, est toutefois à l’origine de torts souvent difficilement réparables pour une partie des postulants, notamment le découragement face à leur intégration dans la société d’accueil, qui peut se traduire par un report indéfini de l’apprentissage de l’une des langues officielles. Malheureusement, ceci peut nuire à court mais aussi à long terme à leur intégration économique et socialeFootnote 79.
De plus, la volonté de réglementer la présence physique au Canada afin de « protéger la citoyenneté » contre ceux qui « mentiraient » pour tenter de l’obtenirFootnote 80 est accompagnée d’un changement de discours qui baptise une partie des immigrants et futurs citoyens sous le vocable de « fraudeurs ». Les futurs immigrants et citoyens sont soupçonnés dans certains projets de loi et règlements d’user de consultants en immigration véreux pour parvenir à leurs fins, de mentir sur leur présence physique au pays par des moyens détournés et honteux, voire même d’accoucher au Canada afin d’avoir le loisir d’être parrainés un jour par leur enfant à naîtreFootnote 81. L’accent porté ainsi sur la lutte contre la fraude, justifié par un désir de valoriser et protéger l’intégrité de la citoyenneté canadienne, accentue les distinctions entre les « bons » Canadiens et les immigrants aux intentions malveillantes. Nous sortons ici par ces mesures du libéralisme et de ses conditions minimalistes nécessaires à l’acquisition de la citoyenneté. La construction de l’altérité à des fins de clôture sociale est clairement une caractéristique des régimes de tendance nationaliste.
6. Conclusion
Selon les résultats de cette étude nous n’assistons pas, pour le moment du moins, à un changement de régime de la naturalisation à proprement parler. Bien que l’accumulation des changements, de même que leur teneur de plus en plus stricte et « lourde » quant à la définition de la citoyenneté canadienne peuvent être pénibles pour certains individus, sur un plan factuel, il n’y a rien de radicalement nouveau dans la politique des conservateurs qui changerait de façon fondamentale les taux de la naturalisation et la manière dont le Canada gère la naturalisation.
Toutefois, nous observons des changements qui ne sont pas sans effets. Bien sûr, sur le plan strictement factuel, ils n’affecteront pas la majorité des postulants à la citoyenneté canadienne (comme dans le cas du questionnaire extensif sur la résidence) puisqu’ils n’introduisent en somme que des nuances dans la manière dont la citoyenneté est déjà gérée. Sur les plans idéologique et discursif, par contre, les effets des nouvelles règles sont déjà considérables. Selon nous, ils indiquent une redéfinition insidieuse du contrat social entre les « citoyens à devenir » et leur société dite « d’accueil ».
Bien que, dans les faits, le processus de la naturalisation au Canada n’ait que peu changé, une transition sémantique semble être en train de s’installer. L’accent mis sur la nécessité de « protéger » la citoyenneté canadienne des « fraudeurs » d’une part et, d’autre part, sur la nécessité de maîtriser la langue, de s’intégrer socio-économiquement et de connaître l’histoire de la majorité, laissent suggérer que la naturalisation est de plus en plus représentée comme un aboutissement du chemin d’intégration.
L’obtention de la citoyenneté canadienne est présentée comme un trophée pour certains immigrants « méritants ». Elle n’est plus le fait d’une étape dans l’intégration des immigrants permanents. En outre, le discours semble de plus en plus porté à opérer une distinction entre le « nous » et le « eux » : on y promeut la protection des acquis de la société majoritaire et on y fait valoir que ceux qui désirent obtenir la citoyenneté du pays doivent se conformer à certains standards en matière de comportements et de valeurs. Pour reprendre les termes de HampshireFootnote 82, une telle vision se rapproche davantage d’un pôle d’interprétation nationaliste de la naturalisation que du pôle libéral.
Nos résultats suggèrent aussi que le changement de ton dans le discours étatique n’est pas sans importance. Comme l’ont démontré les travaux de Macklin que nous avons cités plus tôt, le discours est souvent un signe précurseur de changements législatifs à venir. Le discours aide aussi à justifier et, de ce fait, à garantir la durabilité des loisFootnote 83. C’est ce que nous observons avec le projet de loi C-24 que l’on peut envisager, en quelque sorte, comme un aboutissement législatif de la série de changements réglementaires et discursifs que nous venons d’analyser. Il reste maintenant à voir si le changement idéologique et les modifications factuelles relativement modestes auxquels on assiste en ce moment ne sont que le prélude à des changements plus substantifs dans la manière dont le Canada va gérer dans un futur proche l’octroi de sa citoyenneté.