Fruit de trois années de travail et surtout d’une vie universitaire passée à étudier les populations insulaires du Pacifique, le présent ouvrage de Nicholas Thomas ne peut laisser les lecteurs indifférents, qu’ils soient ou non familiers de cette région. Cet espace maritime doit ici être envisagé comme une « mer d’îles », pour reprendre la terminologie d’Epeli HauʻofaFootnote 1, dont la perspective du livre se revendique. En restituant reliefs et couleurs aux espaces océaniens et en donnant chair à l’histoire des populations qui les parcourent, l’auteur s’attache à complexifier ou plutôt à épaissir l’histoire du Pacifique durant un long xixe siècle (fin xviiie-début xxe siècle). Pour ce faire, il rompt radicalement avec les conceptions européocentriques ayant longtemps relégué le Pacifique à des confins anhistoriques. Le regard porté sur les Océaniens déconstruit avec la même force l’imaginaire exotique et raciste hérité de ce xixe siècle et (encore) projeté sur eux.
N. Thomas n’est ni le premier ni le seul anthropologue à se positionner épistémologiquement pour une prise en compte de la profondeur historique des populations insulaires. Comme le rappelle la préface d’Éric Wittersheim, cet ouvrage s’inscrit dans une filiation, un « projet intellectuel » : celui de la Research School of Pacific Studies de l’Australian National University (Canberra) à partir des années 1980, dont il constitue « l’aboutissement » (p. 12). S’il n’est aujourd’hui plus d’anthropologue faisant l’économie d’une analyse historiquement circonstanciée de son objet d’étude, cet ouvrage, en ce qu’il vise à produire une histoire connectée de l’ensemble de la région sur une période couvrant environ 150 ans, manifeste une ambition à part.
N. Thomas compte démontrer l’intensité des mouvements des Océaniens dans le temps et l’espace, ce qui, selon lui, permet un profond renouvellement du regard sur la diversité des interactions à partir des grandes explorations du xviiie siècle, qu’il s’agisse de celles entre insulaires et Blancs, entre insulaires eux-mêmes, ou simplement entre Blancs écumant ces rivages. Il s’intéresse ainsi à l’ancienneté et à la pluralité de ces mouvements, qu’il s’agisse de déplacements d’îles en continents (et inversement) ou de changements politiques, sociaux, culturels, environnementaux – comme il l’illustre à travers l’exemple frappant de Rapa Nui (Île de Pâques), dont les antagonismes socio-politiques sont une conséquence de la pression anthropologique sur l’environnement.
Il discute d’ailleurs le terme « autochtone » en vertu de son argumentaire principal, à savoir le caractère historiquement extra-local des populations océaniennes. Son introduction est à ce titre en partie consacrée à la description des grandes migrations préhistoriques, dont « l’amplitude et la rapidité […] n’ont aucun équivalent dans l’histoire du monde » (p. 38). Il se démarque ainsi d’une position répandue chez les chercheurs visant à se concentrer sur l’agentivité et les résistances des populations insulaires, car, affirme-t-il, cela confine philosophiquement les Océaniens à une forme de cohérence culturelle et d’immobilités géographique et historique.
Le résultat de cette démarche est saisissant : le lecteur est convié à un périple aux quatre coins du monde, embarquant tour à tour aux côtés d’insulaires curieux, mus par l’appel du large, désireux de prendre part aux échanges induits par l’arrivée de gens issus d’un ailleurs inconnu (exotique ?), de beachcombers (marins qui, après un naufrage, s’installent, volontairement ou non, pour une durée variable et survivent grâce au petit commerce et, surtout, aux liens noués avec les populations autochtones) sillonnant les plages et servant souvent d’intermédiaires, de missionnaires européens et de teachers (missionnaires océaniens) dont la tâche d’évangélisation se heurte justement aux contingences humaines et sociales qu’ils peinent à déchiffrer. La force de la démonstration réside en la capacité de N. Thomas d’entrer dans cette histoire par de multiples analyses microsociologiques, privilégiant une approche par le bas des dizaines d’êtres humains, tous clairement identifiés, qui interagissent dans le contexte bien particulier du xixe siècle.
L’ouvrage se découpe en deux parties autour de ce que N. Thomas dénomme un « tournant » qui fait basculer la région au milieu du xixe siècle. Ainsi, la première partie est consacrée à la période de ferveur évangélisatrice et de ses ambitions (chap. 1 et 4), de l’intensification des contacts auparavant sporadiques, d’échanges de biens (chap. 2 et 3), principalement en Polynésie – du dernier tiers du xviiie siècle jusque dans les années 1850. La seconde partie s’intéresse à la période suivante, marquée par les prétentions impérialistes des États et des entreprises privées (chap. 6 à 10) visant à maîtriser l’ensemble de la région, où « [r]ien ne fut plus jamais pareil » (p. 62) dans la vie des insulaires. L’ouvrage se clôt au début du xxe siècle, caractérisé par l’affermissement de l’ordre colonial.
L’agencement des chapitres suit, surtout, « la progression irrégulière du contact et du commerce dans l’océan » (p. 67). Au-delà de cette partition chronologique quelque peu artificielle, l’histoire que N. Thomas nous donne à voir regorge d’un fracas et d’un bouillonnement d’une grande violence. Aux incompréhensions succèdent les échauffourées, aux échauffourées les expéditions punitives, puis les épidémies, les mouvements forcés de populations entières pour leur exploitation dans les plantations du Queensland, aux Fidji ou au Pérou.
L’auteur a le sens du détail et s’efforce de ne délaisser aucun archipel : il décrit précisément des instants, des journées, des visages, des paysages, des gestes, des interactions et des altercations. De cette méthode attentive au micro émerge la complexité d’une histoire à un niveau macro. On y voit les liens qui se tissent, on croise des personnes sur un bateau, puis, quelques années plus tard, sur un autre, à l’image de ce couple d’aristocrates Palu et Fatafehi en villégiature à Sydney que l’on aperçoit aussi à Tahiti et dans leur île d’origine, aux Tonga – un index des noms aurait d’ailleurs été utile, tant sont foisonnantes ces destinées individuelles, tout comme le référencement des cartes permettant de situer les archipels. On comprend l’hétérogénéité des situations et des peuples, la fabrique des représentations des uns sur les autres (chap. 5), mais aussi les expériences partagées collectivement par les insulaires sur cette période, au premier rang desquelles la violence de l’interaction coloniale.
N. Thomas s’efforce d’éclaircir l’hétérogénéité de ces interactions en les mettant non seulement en perspective grâce à la présentation systématique du contexte sociopolitique insulaire dans lequel elles s’inscrivent, mais aussi en dépassant la vision binaire et polarisante colons/colonisés. Les équipages des bateaux, à cet égard, étaient cosmopolites et les rapports intrinsèquement multiculturels. Ceux des capitaines Lockerby et Dillon aux Fidji étaient par exemple composés de Tahitiens, de Bengalais, de Chinois et probablement d’Africains-Américains. Ainsi, N. Thomas dépeint de la manière la plus pédagogique possible, sans sacrifier pour autant à la complexité des organisations sociales océaniennes, la signification que pouvaient prendre ces interactions pour les insulaires, qui avaient leurs propres agendas politiques, leurs propres alliances et conflits. Les Européens, dans ce contexte, sont la plupart du temps repoussés, marginalisés, ignorés ou instrumentalisés dans ce qui forme les échiquiers politiques locaux. De ces descriptions apparaît une région en ébullition permanente, faite de résistances, de curiosité et de mépris mutuels, d’innovations culturelles, en bref, d’imprévisibilité – dans le sens antonymique d’une évolution historique téléologique.
Pour ce qui est des sources utilisées afin de réaliser une telle somme, N. Thomas s’appuie à la fois sur les travaux de ses confrères, notamment de l’Australian National University (tels Roger Keesing, Dorothy Shineberg, Deryck Scarr ou Bronwen Douglas, pour n’en citer que quelques-uns dont les œuvres sont devenues des classiques), et se saisit de sources matérielles et iconographiques primaires autres que les sources écrites européennes. En prêtant attention à la matérialité de l’espace, des objets, des noms, ces dernières sont néanmoins revisitées. L’auteur fait ainsi un parallèle intéressant entre les généalogies et mythes des insulaires et ceux des marins européens vis-à-vis des grandes figures d’explorateurs qu’ils exaltent – comme James Cook, dont Jules Dumont d’Urville se dit « être hanté ». N. Thomas pose ainsi un regard novateur non seulement sur l’histoire des Océaniens – terme d’ailleurs choisi par l’éditeur pour le titre du livre et à peine utilisé dans l’ouvrage où est privilégié celui d’insulaires –, mais aussi sur les Européens et leurs écrits, ce qui donne une histoire globale et cosmopolite du Pacifique, en lien avec le monde et ses ports.
Les sources primaires, d’une grande richesse, sont souvent visibles dans l’ouvrage grâce à des illustrations choisies minutieusement. Elles permettent de mieux saisir le propos ainsi que les représentations que se faisaient, de part et d’autre, ces populations sur ces « Autres » qu’elles côtoyaient désormais. Certaines sont impressionnantes, comme cette cape hawaiienne d’un demi-million de plumes dont on peut admirer une reproduction (p. 143) – qui lui rend toutefois peu justice en raison de l’impression en noir et blanc –, ou encore cet exemplaire fascinant de bambou gravé kanak (p. 300) représentant les épisodes d’un combat indigène et une scène associée à la colonisation. Ces sources témoignent aussi de la vaste connaissance des cultures matérielles des populations océaniennes de l’auteur.
Les limites du livre, parfaitement identifiées par N. Thomas et dont il fait part à plusieurs reprises, sont de l’ordre des regrets, avec cette frustration typique de l’historien travaillant sur des sociétés révolues et de surcroît colonisées : celle de ne pouvoir accéder aux pensées et sentiments des insulaires, aux échanges, aux représentations, aux émotions, en somme, celle de ne pouvoir ethnographier de visu les relations anthropologiques qui se nouèrent entre ces humains du xixe siècle. Pourtant, le lecteur entrevoit, grâce à cette pétulante galerie de portraits donnant corps au Pacifique, une autre histoire, peut-être pas « à parts égalesFootnote 2 » – l’auteur n’y prétend d’ailleurs pas –, mais une histoire permettant la refonte d’un imaginaire, moins colonial, celui-là.