C’est un plaisir pour un historien de commenter l’ouvrage de Denis Cogneau : il est de ces économistes qui prennent l’histoire au sérieux. Il est aussi de ceux qui mettent l’accent sur le politique quand ils s’intéressent à « l’économie politique ». Pour lui, en effet, l’économie ne suit pas une logique interne, séparée des autres dimensions de l’histoire. Il ne suffit pas, selon cette perspective, de désigner l’empire ou le colonialisme comme des facteurs qui détermineraient la politique économique. La question est plutôt de penser la spécificité des politiques d’un État – ses actions militaires et politiques, sa décision d’octroyer des ressources là plutôt qu’ailleurs – et les conséquences, à long terme, de rapports asymétriques entre une puissance impériale et les sociétés colonisées, toujours pris dans le contexte des interactions et des conflits avec d’autres entités politiques à travers le monde.
L’un des atouts de l’ouvrage réside dans les comparaisons effectuées entre les différentes régions de l’empire français, qui montrent que l’histoire économique de l’empire n’est pas seulement celle des actions du gouvernement ou des capitalistes français, mais qu’elle est aussi celle des structures des sociétés indigènes. Le cas du Vietnam, avec le rôle joué par les Vietnamiens et les Chinois dans l’économie et l’administration, est particulièrement révélateur de ce constat. Cette conception de la multiplicité des contextes permet à D. Cogneau de développer une argumentation nuancée sur la signification de l’impérialisme pour la France et ses ex-colonies, sans tomber dans une vision déterministe de la situation coloniale.
Pour quelqu’un de ma génération, la proposition de D. Cogneau revêt une signification particulière. J’ai commencé mes études supérieures en Histoire africaine en 1969. À cette époque, l’histoire économique de l’Afrique était très peu développée, mais un débat existait déjà sur les rapports entre capitalisme et empire. Sur l’Afrique, on trouvait, par exemple, les ouvrages de Jean Suret-CanaleFootnote 1 . Pour celui-ci, capitalisme et État colonial étaient inséparables ; cette alliance constituait une clef explicative du mouvement de l’histoire des peuples colonisés. En 1973, le livre d’A. G. Hopkins, An Economic History of West Africa, fut comme un coup de tonnerre dans le milieu des historiens et des historiennes sur l’Afrique, du moins anglophoneFootnote 2 . Selon lui, toute l’interprétation de l’histoire africaine, des économies d’autosubsistance à travers la traite des esclaves jusqu’aux indépendances, se fondait sur le concept de la rationalité économique. On était loin de la vieille Afrique des habitudes éternelles. A. G. Hopkins s’appuyait sur les dernières recherches de l’époque et sur l’idée universaliste d’une économie de marché afin d’avancer des explications plausibles sur les structures et les actions économiques de chaque phase de l’histoire africaine.
L’histoire économique de l’Afrique est maintenant beaucoup plus développéeFootnote 3 , mais la question des rapports entre empire et capitalisme reste d’actualité. Les empires existent depuis longtemps. Le capitalisme, beaucoup moins, en tout cas si l’on suit la définition ironique de Karl Marx : un système dans lequel le travailleur est libéré de toute contrainte directe et libéré de toute possibilité de vivre sauf à travers le travail salarié. Historiennes et historiens travaillent désormais à repenser le capitalisme dans le contexte des recherches récentes sur les diverses régions du mondeFootnote 4 . Le livre de Kenneth Pomeranz paru en 2000, Une grande divergence, reprend, dans une version sophistiquée, la fameuse thèse d’Eric Williams de 1944 : le capitalisme s’est construit grâce à la traite des esclaves africains et à l’exploitation esclavagiste dans les plantations sucrières des Caraïbes. Si K. Pomeranz ne fait pas de la traite la source principale du capital – ce n’en était qu’une parmi d’autres –, il insiste sur le fait que l’essor capitaliste industriel de l’Angleterre – par comparaison avec la Chine – était lié à l’exploitation des terres d’autrui – en Amérique – et de la force de travail d’autrui – les esclaves africains. Cette externalisation donnait aux industriels la possibilité de ravitailler leurs ouvriers sans être contraints d’employer les ressources agricoles et les travailleurs de la métropole. Au sucre succéda le coton, toujours cultivé sur les terres américaines avec la force de travail originaire d’AfriqueFootnote 5 .
Mais de quoi dépendait l’accès aux terres américaines et au travail africain pour les capitalistes français et britanniques ? Pour le garantir, il était nécessaire de protéger les plantations des autres empires et les propriétaires contre une révolte d’esclaves. Il fallait donc une structure politique capable de projeter sa puissance à distance – en un mot, un empireFootnote 6 . Le complexe militaro-fiscalo-impérial se révélait essentiel, l’Angleterre étant un empire parmi d’autres – la France, l’Autriche, le Portugal, etc. En outre, les capitalistes britanniques avaient besoin d’établir des rapports avec des entités politiques africaines, dans plusieurs cas d’envergure impériale. Les empires africains existaient en dehors des systèmes impériaux européens, et l’interaction asymétrique entre des systèmes qui fonctionnaient différemment constituait un aspect essentiel, et néfaste, de la traite. La dimension inter-impériale est fondamentale pour comprendre cette histoire.
L’empire français est en effet un empire parmi d’autres. Son histoire est longue, avec de nombreux détours. Au xix e siècle, comme le montre David Todd, la notion d’impérialisme informel n’était pas limitée à l’empire britannique. La France suivait un modèle similaireFootnote 7 . Les entreprises françaises trouvaient des marchés et des matières premières à travers le monde, souvent avec le concours du gouvernement pour négocier des accords avec les autres États ou effectuer une démonstration de force si besoin. Pourquoi un tel système, capable de diriger des ressources primaires vers la France ou l’Angleterre et d’ouvrir des marchés pour des produits industriels, ne perdure-t-il pas au-delà du milieu du xix e siècle ? D’un point de vue purement économique, cela n’a rien d’évident. Mais d’un point de vue politique, et inter-impérial, la ruée vers l’Afrique (ainsi que vers l’Asie du Sud-Est) est compréhensible. Il s’agit là d’une colonisation par préemptionFootnote 8 . Quand l’Allemagne figurait avec la France et la Grande-Bretagne aux rangs des premières puissances industrielles, le grand danger consistait en ce qu’une puissance étende sa mainmise sur les ressources d’une partie du monde. Petit à petit, pendant cette période d’impérialisme informel, les pouvoirs avaient tissé des liens avec les chefs d’entités politiques en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie. Chaque contact privilégié ouvrait à une puissance européenne une possibilité d’expansion : une alliance politique, un protectorat, des concessions foncières ou minières. Dès qu’une puissance européenne prenait une initiative, les autres se voyaient obligées de suivre, avec pour résultat la partition de l’ensemble du continent africain en moins de 25 ans.
C’est dans ce contexte que se développe « l’empire bon marché », concept clef de l’ouvrage de D. Cogneau. Il importait à la France que ni la Grande-Bretagne ni l’Allemagne n’établissent un monopole dans une quelconque région du monde. Dès lors que la France avait assuré ses bases en Afrique occidentale et équatoriale et en Asie du Sud-Est, il ne lui paraissait pas essentiel de faire grand-chose de ces territoires. Si la mise en valeur à bas coût était possible, tant mieux. Si l’investissement privé suivait, tant mieux. Dans les faits, le bilan d’investissement et le bilan en termes de développement économique de la plupart des colonies françaises sont restés médiocres jusqu’aux années 1950. Il arrivait que l’on donne à des entreprises privées – par exemple, en Afrique-Équatoriale française – des concessions afin qu’elles gouvernent et exploitent des régions entières, avec des résultats désastreux pour les populations concernées et peu brillants pour l’économie françaiseFootnote 9 . Il était aussi possible de compter sur l’initiative d’acteurs indigènes pour développer des cultures d’exportation – les arachides au Sénégal, les produits palmiers au Dahomey, plus tard le cacao en Côte d’Ivoire – avec un investissement minimal dans l’infrastructure. Durant les années 1920, le gouvernement français rejeta les propositions des hauts administrateurs coloniaux d’investir des fonds métropolitains dans un projet de mise en valeur systématique de l’Afrique.
Il semblait alors important de ne pas trop solliciter le contribuable national. Grâce à une fine analyse des budgets civils et militaires, D. Cogneau montre que la France (comme le Royaume-Uni) parvint à gérer un empire en faisant en sorte que chaque colonie paie ses dépenses selon ses propres moyens, à l’exception partielle des dépenses militaires. Toutefois, même la force coercitive dépendait du recrutement de soldats et policiers indigènes, souvent envoyés de colonie en colonie. Cette doctrine eut des conséquences variables – d’où l’utilité de la méthode comparatiste de cet ouvrage –, dont beaucoup dépendaient des rapports que nouait l’État colonial avec une diversité d’acteurs. En Afrique-Occidentale française, par exemple, la culture des arachides était organisée par des Africains via une confrérie musulmane, capable de protéger les paysans sur leurs terres. Comme D. Cogneau l’explique, ce que les Britanniques appelaient « gouvernement indirect » (indirect rule) était aussi une pratique française. En effet, des liens de natures très variables se nouaient entre les administrateurs français et des membres des élites locales – en mesure de collecter les impôts et de mobiliser les travailleursFootnote 10 .
En Afrique du Nord, le gouvernement entreprit une conquête très violente de l’Algérie et se tourna vers des colons pour mettre en valeur le pays, instaurant un colonat d’origine pan-méditerranéenne et non spécifiquement français. Comme dans les autres empires, les colons étaient des intermédiaires à double tranchant : dépendants du pouvoir colonisateur, liés nécessairement au marché, mais aussi capables de s’organiser en fonction de leurs propres intérêts. L’aptitude des colons d’Algérie à nouer des liens avec des membres de la classe politique française (et avec des militaires) eut des conséquences douloureuses, contrairement à la Côte d’Ivoire où la place des colons resta marginale, d’autant plus avec l’essor de la production de cacao des cultivateurs africains après la Seconde Guerre mondiale. Au Maroc, les rapports du gouvernement français avec la monarchie chérifienne et les grandes familles marocaines étaient complexes, mais suffisamment souples pour permettre à la fois une sortie du protectorat en 1956 et la continuité de la production agricole liée aux marchés européens.
Le Vietnam joue un rôle important dans le livre de D. Cogneau. Le pays se détache nettement quand on le compare à la médiocrité des résultats économiques de l’empire français. La raison est plutôt à voir du côté vietnamien que du côté français : une production agricole, surtout en ce qui concerne le riz et l’hévéa, menée par de grands propriétaires vietnamiens, une classe de mandarins formés à la gestion administrative et, en bas de l’échelle, une classe exploitée par les élites vietnamiennes, chinoises et françaises. Cette classe fournissait la main-d’œuvre pour l’agriculture et pour l’économie minière. Elle était aussi au fondement d’une politique anticoloniale et anticapitaliste qui débuta relativement tôt au Vietnam.
Les leçons que D. Cogneau tire de ces comparaisons sont importantes, et elles me font penser à une observation faite par un gouverneur français en 1954, que je trouvai au cours de mes recherches : selon lui, la stratégie des capitalistes français en Afrique était « de gagner beaucoup en produisant peuFootnote 11 ». On n’est pas loin de la conclusion de D. Cogneau selon laquelle l’action de la France « a renforcé quelques entreprises, enrichi certains chanceux, et permis de bonnes carrièresFootnote 12 ».
Le point fort de ce livre n’est pas seulement la richesse des données statistiques sur les budgets des unités d’administration coloniale, sur les exportations et les importations, sur les investissements, à savoir le fruit d’années de travail individuel et collectif. C’est aussi sa dimension narrative. Comme historien, je note avec un certain plaisir l’absence de régressions dans le texte. L’accent n’est pas mis sur les corrélations, mais sur des séquences, sur l’évolution à travers le temps (ce que les politistes américains appellent la « dépendance au chemin emprunté », ou path dependence), du fait de la priorité donnée à la politique.
J’ai déjà relevé que la conquête de l’Afrique par les puissances européennes ne correspondait à aucune nécessité économique ; elle répondait plutôt à une logique inter-impériale. On peut dire de même de la décolonisation, un processus tout aussi rapide. Tous les pays européens sont sortis perdants de la Seconde Guerre mondiale. Rappelons les infrastructures et les usines bombardées, les dettes énormes envers les États-Unis, l’épuisement des populations. Si les chefs de gouvernement ne craignaient plus les actions monopolistiques des autres États dans l’Outre-mer, la France comme le Royaume-Uni avaient plus que jamais besoin de leur empire – qui représentait quasiment la seule source de produits exportables et échangeables contre des devises –, alors qu’ils manquaient de moyens pour contrôler les populations coloniales. Les États penchaient dès lors à la fois vers une politique de développement et une politique de cooptation des élites dans les colonies. D. Cogneau montre que les dépenses civiles et militaires grimpèrent après la guerre à un niveau jamais atteint auparavant. Mais le processus était incontrôlable. L’influence des colons, en Algérie française comme au Kenya et en Rhodésie du Sud britannique, posait un obstacle à cette politique. Plus important encore, l’activisme accru des mouvements politiques et sociaux africains déclencha une spirale de revendications – pour des salaires, des prestations et des services sociaux égaux à ceux des Européens dans les colonies. Les pouvoirs coloniaux se trouvaient piégés entre la médiocrité de leur bilan économique et les coûts élevés du personnel nécessaire à leur projet de développement. Ce fut dans les colonies où la structure de classes était la plus hiérarchisée – le Vietnam – ou dans les territoires où les colons étaient les plus enracinés, comme en Algérie, que le processus s’avéra davantage violent. Tel que D. Cogneau l’explique pour l’Algérie, la fin des empires n’a suivi ni une victoire militaire des militants ni un destin économique ; elle est le fruit d’un processus politique compliqué, aux niveaux territoriaux, impérial et global. La France, avec les autres pays riches, est enfin arrivée à ce que D. Cogneau appelle un « impérialisme informel postcolonial », un écho de l’impérialisme du xix e siècleFootnote 13 .
La méthode comparatiste de D. Cogneau montre que les différences entre régions colonisées ont engendré des différences au moment des décolonisations. Les rapprochements qu’il met en avant concernent surtout les territoires (colonies, protectorats, régions), pour la période coloniale, et les États nationaux, pour la période postcoloniale. On peut pousser plus loin la comparaison. La question n’est pas seulement celle des possibilités et des contraintes au niveau des territoires, elle est aussi celle des fragmentations à l’intérieur de chaque pays, entre villes et campagnes, et plus profondément encore entre catégories sociales : entre les héritiers des élites coloniales et la masse pauvre des villes ; entre les propriétaires des exploitations agricoles liées aux marchés d’exportation et les paysans et travailleurs agricoles.
La colonisation bon marché favorisait cette fragmentation, dont les origines remontent loin. En Afrique, la traite, depuis le xv e siècle, consistait en un système d’échange d’un produit spécifique – l’être humain – contre d’autres produits tels que les tissus et les armes à feu notamment, destinés aux élites de certaines entités politiques, au détriment des autres communautés de la région. La colonisation a fondé son médiocre système économique sur l’exportation de produits issus de régions particulières – l’arachide du Sénégal, le cacao de la Côte d’Ivoire – contre des produits industriels venus d’Europe. Le pétrole en Algérie a remplacé d’autres produits, comme le vin, mais la logique reste la même. Ce qui manquait en Afrique, c’étaient surtout des connexions à l’intérieur du continent. Cela apparaît avec évidence sur le plan des chemins de fer, construits pendant la colonisation comme un mécanisme d’extraction et de drainage, et non de connexionFootnote 14 .
Afin d’étudier la fragmentation et ses conséquences, il faut pénétrer dans chaque territoire et analyser la façon dont les stratégies politiques et l’emplacement des infrastructures privilégièrent certaines régions et produisirent des inégalités extrêmes à travers l’espace et entre les différentes couches sociales. L’enclavement de certains pays comme le Mali ou le Niger, souligné par D. Cogneau, constitue un aspect important de cette question, mais les inégalités existent aussi à d’autres niveaux.
Qu’en est-il des rapports entre empire colonial et capitalisme et quelles sont les conséquences actuelles de ces rapports ? D’un point de vue marxiste, on peut s’étonner que le capitalisme colonial en Afrique n’ait pas exploité davantage les travailleurs africains. Le colonisateur se contentait de permettre à la grande majorité des Africains de vivre dans des structures variées et pas systématiquement refaites pour extraire sélectivement la force du travail, souvent pour des périodes limitées, ou certains produits agricoles d’exportation. Aujourd’hui, beaucoup d’Africains tentent de venir en Europe, à leurs risques et périls, et demandent en effet : « exploitez-nous ». Or, le capitalisme post-impérial se montre incapable de tirer pleinement profit de cette main-d’œuvre, en Afrique comme en Europe. La misère et la précarité d’une partie importante de la population africaine deviennent l’objet d’une politique hostile à l’immigration plutôt qu’un moyen de créer de la plus-value. Pourquoi un tel gaspillage de cette force de travail potentielle pendant et après la période coloniale ? D’un autre point de vue, celui de l’économie de marché, on peut signaler la faiblesse du processus d’optimisation associé, en théorie, aux marchés.
Nous en revenons à l’argument de D. Cogneau, à sa conception d’une économie politique qui met l’accent sur le politique. L’empire était bon marché pour certains intérêts particuliers à l’intérieur de l’économie française et, du fait de la minimisation des coûts, pour le Français imposable. Le principe de l’empire bon marché consistait à demander aux colonisés de payer les frais de leur propre subordination. Pour la grande majorité des Français de la métropole, ni les coûts ni les bénéfices ne furent particulièrement importants. Pour les colonisés, en Afrique, en Asie, aux Antilles ou dans le Pacifique, l’empire français fut en revanche très loin d’être bon marché.